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Mart Steel Corporation (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance (T-597-71), le juge Walsh—Montréal, les 23, 24 et 25 octobre; le 19 novembre 1973; le 4 février 1974.
Responsabilité de la Couronne—Acier endommagé par de la rouille—La formation de la rouille est due à la poussière de grain provenant d'un élévateur voisin—La Couronne est responsable de la gestion de l'élévateur—Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, c. N-8, art. 3(6)—La responsabilité de la Couronne est engagée par une nuisan- ce—Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3(1)b).
La compagnie demanderesse s'occupe de l'achat et de la vente d'acier, à Montréal. De 1965 à 1970, l'acier était entreposé dans des terrains loués, situés près d'un élévateur du Conseil des ports nationaux. La demanderesse réclame des dommages-intérêts à la défenderesse pour les dégâts causés par la formation de rouille sur l'acier, résultant du dépôt de poussière de grain émanant d'ouvertures dans la galerie. L'action a été intentée contre la défenderesse à titre de mandant du Conseil des ports nationaux: Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, c. N-8, art. 3(2).
Arrêt: cette affaire relève du droit relatif aux nuisances dont les principes essentiels sont les mêmes en droit anglais et en droit français. Lorsqu'une personne, en exploitant ses biens, cause, même de bonne foi, un préjudice aux biens d'une autre personne, il est juste qu'elle soit la partie qui en pâtisse. La Couronne peut être tenue responsable d'une nuisance en vertu de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3(1)6).
La prescription invoquée en défense en vertu de l'article 4(4) de la Loi est mise en échec par les dispositions de l'article 4(5). Cependant, les réclamations de la demande- resse portant sur les dommages remontant à plus de deux années avant la date du commencement des procédures sont prescrites: articles 2224 et 2261 du Code civil de la province de Québec. Le total des dommages subis, calculé sur la base du coût du nettoyage de l'acier et des remises accordées aux clients pendant cette période de deux années, est fixé à $80,230, avec intérêt, et dépens.
ACTION. AVOCATS:
David Angus et Vincent Prager pour la demanderesse.
Robert Cousineau pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier et Robb, Montréal, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
LE JUGE WALSH—Ces procédures ont été engagées au nom de la Mart Steel & Metal Corporation, dont le nom devint par la suite Mart Steel Corporation, et une requête, visant à modifier en conséquence l'intitulé de la cause, fut accordée au début de l'audience. Une autre modification portant le montant des dommages- intérêts demandés de $57,208 à $96,328 fut autorisée. La demanderesse prétend que le fon- dement juridique de son action en dommages- intérêts est la nuisance. De juillet 1965 à sep- tembre 1970, la demanderesse a occupé des locaux loués consistant en un entrepôt, d'une superficie d'environ 8,000 pieds carrés, et une cour située derrière celui-ci, d'une superficie d'environ 4,000 pieds carrés. Ils se trouvent au 870, rue Mill à Montréal, près de la galerie utilisée au transport du grain par bande trans- porteuse. Le transport s'effectue de l'élévateur 5, appartenant au Conseil des ports natio- naux, dont la défenderesse est responsable, jus- qu'aux Ogilvie Flour Mills situés presqu'à l'au- tre extrémité de la galerie et, à l'occasion, jusqu'aux navires en chargement sur le canal, du côté opposé de la galerie. Une route et des voies de chemin de fer séparent la galerie de la propriété occupée par la demanderesse, située vers le sud à environ 100 pieds de la première. La demanderesse, dont l'entreprise consiste à acheter des charpentes métalliques à l'étranger et à des aciéries du pays, puis à les vendre à des entrepreneurs, entreposait cet acier, de formes et de modèles variés, en partie à l'intérieur mais surtout à l'extérieur, dans la cour de sa pro- priété ainsi que dans une cour louée située à environ 400 pieds vers l'est, étaient entrepo- sés les plus gros chargements. La demanderesse exploitait la même entreprise à une autre adresse, rue Roberval, d'où elle fut expropriée en mars 1965 et elle fut forcée de s'installer à ce nouvel emplacement, rue Mill, près de l'éléva- teur à grain et de la galerie. Elle remarqua peu après que l'acier était couvert d'une substance d'une teinte claire et brunâtre qui le faisait s'écailler et rouiller plus que d'habitude. Cette substance était difficile à enlever et il fallait la gratter et parfois même la décaper avant que l'acier ne soit dans un état acceptable pour la
livraison. Selon I. Sacks, président de la deman- deresse, une certaine formation de rouille est prévisible et admissible, mais il faudrait norma- lement deux ans pour que l'acier atteigne le degré de rouille qu'il atteint actuellement en trois ou quatre mois. Bien que leurs stocks soient renouvelés deux ou trois fois par an, certains articles de dimensions moins courantes pouvaient rester entreposés pendant huit mois. Bien que le grattage et le nettoyage de l'acier fussent en partie effectués par des employés permanents, il fut nécessaire aussi d'engager des ouvriers supplémentaires pour le faire. Ses employés lui ont signalé que cette substance pouvait provenir des galeries à grain et, au début de 1966, il téléphona au Conseil des ports nationaux on lui répondit que l'affaire serait examinée; mais en dépit d'appels répétés, per- sonne ne vint jusqu'à ce que finalement Edmund Kristoffy, ingénieur chargé de l'éléva- teur à grain, employé par le Conseil des ports nationaux, se rende sur les lieux, en mai ou juin 1968, et examine l'acier. Kristoffy ne fit aucun prélèvement de cette substance pour analyse, mais déclara qu'à son avis, sa couleur n'indi- quait pas à première vue qu'il s'agissait de pous- sière de grain, mais il ne nia pas qu'il pouvait y en avoir un peu. Il suggéra qu'il pouvait s'agir en partie d'une substance inorganique comme la poussière d'amiante provenant d'un navire qui, au moment de sa visite, déchargeait de l'amiante à une distance d'environ 350 pieds de l'autre côté du canal. Il témoigna qu'il n'avait pas eu connaissance de plaintes antérieures.
Au cours des deux années pendant lesquelles il adressa des plaintes, Sacks vit à plusieurs reprises de la poussière sortant des ouvertures dans la paroi latérale de la galerie, à tel point parfois que ses employés travaillant au chantier avaient des difficultés à respirer et avaient mal aux yeux. Enfin, le 8 mai 1968, après une vaine conversation téléphonique avec Lichtermote, du Conseil des ports nationaux, qui lui répondit que sa plainte n'était pas valable puisque la deman- deresse s'était installée récemment sur la pro- priété de la rue Mill et que les élévateurs à grain étaient à cet endroit et fonctionnaient de la même manière depuis 50 ans, Sacks envoya une lettre recommandée à S. C. Oppen, directeur adjoint du port, l'informant que la substance
éjectée de la galerie endommageait l'acier de la demanderesse et requérant une inspection afin d'évaluer les dommages. Le 27 juin 1968, Oppen répondit que l'affaire avait été examinée, que la poussière provenait fréquemment non seulement des élévateurs à grain, mais aussi de la manutention de marchandises en vrac sur le quai Bickerdike, qu'il en était ainsi depuis des années et qu'il était impossible d'y mettre fin complètement; enfin il ajouta qu'à son avis, rien ne démontrait que la poussière de grain endom- mageait l'acier et que, même s'il en était ainsi, le requérant aurait en avoir connaissance et le prévoir.
A la suite de cette lettre, Sacks se mit en relation avec la St. Lawrence Stevedoring Com pany qui déchargeait des navires sur le quai Bickerdike; Stanley Krul, employé par cette compagnie à cette époque, qui, auparavant, avait été employé pendant quatorze ans par la C. D. Howe Company en temps que directeur des quais et, en cette qualité, avait travaillé à la rénovation des galeries du Conseil des ports nationaux qu'il connaît donc bien, se rendit sur les lieux et examina la substance recouvrant l'acier. Il témoigna que, bien que la St. Law- rence Stevedoring Company manutentionnât des marchandises en vrac sur le quai Bicker- dike, on ne pouvait y décharger des matières pulvérulentes, comme des sulphates. Il affirma qu'en examinant la substance, il pouvait voir qu'il s'agissait de poussière de grain et suggéra de la faire analyser. L'acier avait été endom- magé par cette poussière; il pouvait voir des fuites dans la paroi latérale des galeries à grain et remarqua lui-même à différentes reprises de la poussière qui en sortait une fois par semaine ou toutes les deux semaines, pendant une heure à la fois. Au cours des sept années pendant lesquelles il avait travaillé dans les galeries, au service de la C. D. Howe Company, il a person- nellement vu des balayeurs ouvrir des orifices dans les parois latérales et balayer la poussière vers l'extérieur., mais il ne peut pas affirmer que c'était encore le cas en 1965 ou en 1966, puis- qu'il avait quitté la C. D. Howe Company à cette époque.
Après sa visite, Sacks appela le Service de Santé de la ville de Montréal ce qui entraîna la
visite de Marc Roberge, employé de la ville de Montréal, accompagné d'un certain Émilien Lalonde, le 12 juillet 1968. Il témoigna qu'il vit sur l'acier la poussière qui devait retenir l'humi- dité. Ce qu'ils virent correspondait aux photo- graphies qu'on leur avait montrées; il vit de la poussière provenant de la galerie, mais ce jour là, le vent ne l'emportait pas dans la direction de la propriété de la demanderesse. Il fit un rapport à la suite duquel, apparemment, la ville de Montréal communiqua par téléphone avec les fonctionnaires du Conseil des ports nationaux pour se plaindre de la nuisance produite par le nettoyage des galeries à grain et leur demander de prendre les mesures nécessaires pour y remé- dier. Comme Roberge l'a expliqué, c'était tout ce qu'ils pouvaient faire puisqu'ils n'avaient pas compétence sur la propriété du Conseil des ports nationaux. Roberge déclara que la sub stance qu'il vit provenir de la galerie le jour de sa visite, était éjectée par nuées intermittentes de poussière, mais il ne put se rappeler si elle sortait des fenêtres ou de trous dans les murs.
Sacks appela aussi les laboratoires Warnock Hersey qui prélevèrent quatre échantillons de la substance couvrant l'acier. Robert Bergeron, technicien en métallurgie, prit des échantillons de la rouille le 21 mai 1968. Il ne procéda pas à l'analyse qui fut effectuée par E. Nyman, chi- miste en chef de cette compagnie, qui, malheu- reusement, à cause d'une grave maladie, n'a pu témoigner. Cependant, son rapport, daté du 5 juillet 1968, fut déposé à titre de pièce et fut expliqué par Christopher Mapp, chef des servi ces de métallurgie et de chimie de la Warnock Hersey. Le rapport utilise l'expression [TRADUC- TION] «protéine considérée comme provenant de la farine», présumant apparemment que la substance en question était de la farine. L'utili- sation du mot «flour» a peut-être résulté d'une difficulté de langue. Bergeron qui est franco- phone utilisa le mot «farine» dans son sens général, qui inclut à la fois la poussière de grain et la farine à proprement parler, sans avoir l'intention de qualifier cette substance de farine par opposition à la poussière de grain, alors que Nyman, anglophone, traduisit le mot «farine» par «flour» et s'y réfère dans ce sens strict dans son analyse. D r Solomon Lipsett, expert-témoin de la demanderesse, a déposé que la farine et la
poussière de grain contiennent à peu près la même quantité de protéine; par la suite, après l'ajournement de l'affaire pour permettre à la défenderesse de faire procéder par un expert à l'analyse de la poussière de grain prélevée dans la galerie lors d'une visite de celle-ci par la Cour accompagnée des avocats des deux parties, la défenderesse indiqua qu'il n'était pas nécessaire d'appeler le témoin qui procéda à cette analyse car ses conclusions ne différaient pas substan- tiellement des chiffres présentées dans le rap port du D r Nyman. On ne peut donc conclure de manière scientifique que la substance couvrant l'acier était de la farine à proprement parler, plutôt que de la poussière de grain qui aurait pu provenir de la galerie de l'élévateur alors que la farine n'aurait pu en provenir.
Quelle que soit la substance, Bergeron con- vint avec Sacks que la corrosion de l'acier résulte de l'humidité et que le fait de couvrir l'acier entreposé dans la cour avec une bâche n'aurait rien arrangé car la bâche aurait eu ten- dance à retenir l'humidité. L'acier qui s'écaillait, ne pouvait être peint car la peinture se serait détachée très rapidement et cet acier, dans l'état il vit, était certainement invendable à un client, avant que la plus grande partie de la rouille soit enlevée. Sacks avait témoigné que les pièces d'acier, de dimensions et formes dif- férentes, étaient entreposées à divers endroits du chantier principal et dans la propriété louée et qu'on devait, souvent déplacer plusieurs arti cles à la fois, en fonction des commandes des clients; il aurait donc été pratiquement impossi ble de couvrir l'acier, parce qu'il aurait fallu déplacer quotidiennement les bâches qui auraient gelé en hiver et cessé d'être pliables. Il aurait coûté plus cher de les enlever et de les remettre que d'enlever la rouille de l'acier.
Le 17 juillet 1968, Sacks envoya au Service de Santé de la ville de Montréal une copie du rapport de la Warnock Hersey sur les quatre échantillons de rouille. Le 5 novembre 1968, la demanderesse envoya un avis de quatre-vingt- dix jours à la défenderesse l'informant de la demande de $57,208 de dommages-intérêts pour les dommages subis entre 1967 et 1968 et l'avi- sant que les procédures seraient engagées en temps utiles. Un certain nombre de photogra-
phies de l'acier et de la galerie ont été produites. Certaines furent prises récemment au cours de la préparation du procès, d'autres par Walter Sacks en avril et mai 1968 et quelques-unes par un photographe professionnel. Les plus impor- tantes sont les photos prises par Sacks en 1968, montrant de la poussière sortant effectivement en grande quantité de la galerie. Bien que, lors de son témoignage, il ait déclaré n'avoir jamais vraiment suivi la course de la poussière dans l'air jusqu'à ce qu'elle se dépose sur l'acier, il l'a souvent vue venir de la galerie et a vu la pous- sière sur l'acier.
Environ trois ouvriers étaient constamment chargés du nettoyage de l'acier entreposé sur le chantier et, lorsque la demanderesse déménagea enfin à un autre endroit, elle fut en mesure de les licencier et n'eut plus d'ennuis avec l'acier, se retrouvant dans la même situation qu'avant son déménagement rue Mill. Le nettoyage est un processus coûteux car il faut une grue pour soulever chaque pièce d'acier qui doit être grat- tée et éventuellement nettoyée avec une machine à décaper. Il faut alors la tourner afin de nettoyer les côtés car la poussière s'insinue entre les pièces d'acier de sorte qu'on en trouve sur les côtés comme sur le dessus; le nettoyage d'une seule pièce en acier exige donc parfois quatre manoeuvres de la grue. Il fallait nettoyer environ 15% de l'acier de cette manière.
Selon Sacks et d'autres témoins, dont l'expert D r Lipsett, la pluie ou la neige mélangées avec la poussière la faisait s'agglutiner et adhérer à l'acier et l'humidité ainsi retenue, au lieu de sécher, accélérait donc la formation de la rouille. Même si I. Sacks a déclaré ne pouvoir certifier qu'il voyait quotidiennement de la poussière provenant des galeries, il a remarqué, à la fin 1965 et certainement au début 1966, qu'il en sortait par les fentes de la paroi latérale en tôle ondulée et aussi par les fenêtres lors- qu'elles étaient ouvertes.
Les échantillons de grattures donnés au Dr Lipsett du Laboratoire J. T. Donald pour être analysés, après le début des procédures en 1970, sont des échantillons que Sacks affirme avoir prélevés en 1968. Le rapport du Dr Lip- sett, témoin expert, fut accepté en preuve comme s'il avait été lu et D r Lipsett témoigna.
Selon son rapport, la substance avait la struc ture cellulaire de fragments végétaux compor- tant de nombreux granules d'amidon et, d'après son apparence, consistait essentiellement en balles de grains. Il y avait une petite quantité de sulphate soluble dans l'eau mais pas de chlo- rure. Le rapport cite des manuels sur le sujet et précise:
[TRADUCTION] A notre avis, l'importante formation de rouille inhabituelle pourrait être imputée à un dépôt de balles ou de poudre fine d'origine végétale (probablement du grain) sur l'acier.
Dans son témoignage il indiqua qu'à son avis, le secteur était peu pollué par le soufre et que l'acier n'aurait donc pas subi une corrosion plus importante qu'ailleurs sans ce dépôt de pous- sière de grain. Ayant examiné les chiffres donnés dans le rapport sur l'analyse chimique effectuée par la Warnock Hersey, il affirma que la proportion de sulphate était dans des limites normales et la proportion de chlorure trop faible pour être le produit de la corrosion par eau salée. On calcule la proportion d'azote, puis on la multiplie par un certain facteur afin de déter- miner la proportion de protéine. L'azote ne pro- vient pas de l'acier lui-même ni de l'atmosphère, mais de la poussière de grain qui contient 12 à 14% de protéine. Il avait fait une analyse chimi- que de la substance présumée être du sulphate et avait trouvé qu'elle avait une teneur en cendre de 12.89% alors que la farine ordinaire en contient moins de la moitié de 1% et que la teneur en cendre de la poussière de grain est d'environ 5.6%; il en conclut que s'il y avait de la farine en tant que telle dans la substance, ce n'était qu'en très petite quantité. Il examina aussi les échantillons prélevés dans la galerie, le jour de l'inspection effectuée au cours du procès et déclara que l'échantillon qu'il avait analysé en 1970 correspondait à trois de ces échantillons. La substance pouvait couvrir une certaine distance, portée par le vent, mais il en faudrait une quantité importante, 668 livres à son avis, pour couvrir un secteur de 4,000 pieds carrés (la superficie approximative du chantier) d'une couche épaisse d'un vingtième de pouce.
Francesco Ricciotti, contremaître de chantier de la demanderesse, témoigna qu'il voyait fré- quemment de la poussière venant de la galerie de l'élévateur et qu'il invectivait les employés
de l'élévateur lorsqu'elle venait vers lui. Parfois, il y avait tellement de poussière venant de la galerie de l'élévateur qu'ils devaient mettre des mouchoirs sur leurs bouches. Il affirma qu'ils n'avaient jamais eu de problèmes semblables avec l'acier avant le déménagement rue Mill ou après que la demanderesse a quitté cet emplace ment. Bien qu'il ait vu parfois de la poussière provenant des fenêtres lorsqu'elles étaient ouvertes, pendant l'été, elle provenait la plupart du temps d'orifices dans la paroi latérale de la galerie, au niveau du plancher. Même s'il ne pouvait pas vraiment voir si quelqu'un balayait la poussière au dehors, il la voyait sortir.
Irving Weisberg, courtier en acier qui impor- tait de l'acier d'Europe et en vendait à la deman- deresse et à d'autres clients, rendait fréquem- ment visite au chantier comme à d'autres entrepôts d'acier situés en ville. Il remarqua la poussière sur l'acier, ce qu'il trouva très singu- lier, et prit quelques photographies de l'acier en juillet 1968. Il remarqua que la formation de rouille était importante et que l'acier était piqué et s'écaillait à tel point que, lorsqu'une poutre était légèrement frappée, des particules en tombaient.
Kristoffy, ingénieur de l'élévateur à grain, employé par le Conseil des ports nationaux, qui, comme nous l'avons déjà indiqué, fit une brève visite sur les lieux le 21 juin 1968, témoigna que, 85% du temps, les vents dominants vien- nent de l'ouest et qu'ils tendent donc à souffler dans la direction opposée aux locaux commer- ciaux de la demanderesse et en direction du canal. Il affirma aussi que la poussière de grain est légère et que les particules peuvent couvrir une distance de deux ou trois milles si la vitesse du vent est de 10 à 15 milles à l'heure. Il témoigna que la perte moyenne sur la bande transporteuse est d'environ trois dixièmes de livre sur 1,000 livres et expliqua que, théorique- ment, même si l'on transportait 10 millions de boisseaux sur la bande, il n'y aurait qu'un très mince dépôt de poussière si celle-ci était disper sée sur une surface de 50 acres par exemple. La propriété de la demanderesse occupait cepen- dant une superficie très inférieure à ce chiffre et, même s'il est possible que quelques particu- les soient transportées à une distance de deux
ou trois milles, il est raisonnable de supposer que la plus grande partie de la poussière tombe à proximité de l'élévateur et de la galerie, les retombées diminuant rapidement avec l'augmen- tation de la distance. Je ne pense pas que des calculs théoriques de cette nature, pas plus que les calculs théoriques similaires demandés au D r Lipsett qui a établi qu'il faudrait environ 668 livres de poussière pour former un dépôt de un vingtième de pouce sur la superficie de la pro- priété de la demanderesse, soient très utiles comparés a la preuve concrète présentée par les témoins concernant la présence d'une substance pulvérulente sur l'acier. L'analyse de la matière recueillie ne corrobore pas la théorie de Kris- toffy selon laquelle il pourrait s'agir de pous- sière d'amiante provenant d'un navire en déchargement de l'autre côté du canal le jour de sa visite, ou d'autres substances transportées par le vent dans un secteur industriel, et il est significatif qu'il n'ait pas essayé de prélever un peu de la substance qu'il vit sur l'acier le jour de sa visite pour la faire analyser par le Conseil des ports nationaux et établir ainsi le bien-fondé de son point de vue portant qu'il ne s'agissait pas seulement de poussière de grain.
Luigi DiCesare, qui était chargeur de la bande transporteuse, témoigna qu'il avait travaillé dans la galerie 5, trois ou quatre jours par mois pendant la période en cause. Deux ou trois ouvriers à la fois pouvaient s'occuper du net- toyage de la galerie, ce qui consistait à ramasser la poussière dessous la bande qu'on arrête à ce moment-là et à la charger sur la bande qui l'emporte jusqu'à un réservoir placé à son extré- mité. Il n'a jamais jeté la poussière par les fenêtres ou par les orifices se trouvant entre le plancher et les murs, mais a admis qu'au cours du balayage, une certaine quantité puisse être éjectée. Il portait un masque pendant le net- toyage et utilisait un racloir, une pelle ou un balai. La poussière atteignait une épaisseur de un ou deux pouces à certains endroits et même de trois ou quatre pouces sous la bande, mais cela pouvait représenter une accumulation d'un mois. Un autre témoin de la défense, Benny Carp, témoigna dans le même sens, disant qu'il n'avait jamais jeté de poussière par les fenêtres ou par les orifices et n'avait jamais vu quelqu'un le faire, admettant pourtant que, parfois, une
petite quantité de poussière pouvait être éjectée de cette manière. Roland Boulay témoigna que, normalement, les bandes fonctionnaient d'envi- ron 8h00 à 16h30 et que l'on procédait au nettoyage lorsqu'elles étaient arrêtées. Si, pour une raison quelconque, on arrêtait les bandes à 15h30, ils commençaient le nettoyage aussitôt. La poussière s'accumulait en particulier aux raccords, le grain passait d'une bande à une autre. On ne procédait à un nettoyage com- plet de la galerie qu'environ deux fois par an et, le reste du temps on ne nettoyait que la zone des bandes, et non entre elles et le mur. Emile Roy et Gerard Fiorelli témoignèrent aussi que le nettoyage n'avait pas lieu lorsque la bande fonc- tionnait, que la poussière n'était jamais éjectée par les fenêtres et qu'elle était récupérée dans un réservoir situé à l'extrémité de la bande.
Marcel Robitaille, le surveillant de l'élévateur 5, témoigna que seulement 3 à 5 navires par an utilisent _ cette partie du port pour charger du grain. La plus grande partie du grain est réser- vée à la consommation intérieure et sert à approvisionner, entre autres, la Ogilvie Flour, la Canada Malt et la Maple Leaf Milling. La gale- rie en cause mène aux locaux de la Ogilvie Flour qui consomme environ 10 millions de boisseaux par an, les livraisons étant ininterrom- pues, sauf peut-être deux ou trois jours par mois et une semaine environ pendant l'hiver lorsque la compagnie fait son inventaire. La Canada Malt reçoit aussi des livraisons une fois par mois environ. Tout le nettoyage est effectué après 16h30 excepté les jours la bande ne fonctionne pas parce qu'il n'y a pas eu de livrai- son. La poussière, ramassée lors du balayage, est mise sur la bande et recueillie dans les réservoirs situés à l'extrémité; on la vend $10 la tonne pour servir, une fois mélangée à d'autres produits, de nourriture pour le bétail. En 1972, on en a vendu 892,960 livres, dont environ 70,700 provenaient de la galerie de l'élévateur 5. Il admit cependant que, parfois, au cours des nettoyages partiels, deux ou trois fois par semaine, le grain est balayé vers le centre et n'est pas toujours chargé sur la bande qui doit le transporter jusqu'au réservoir. Il concéda qu'i- névitablement, un peu de poussière s'échappe de la galerie qui mesure 800 ou 1,000 pieds de
long. Même les 32 élévateurs de Thunder Bay ne sont pas hermétiques et laissent de la pous- sière s'échapper. Il faut ouvrir les fenêtres des galeries afin de voir les signaux des bateaux qu'on est en train de charger. Il concéda que les trous dans la paroi latérale de la galerie ne sont pas toujours réparés ou bouchés avec des chiffons.
Une visite des lieux effectuée par la Cour pendant le procès, en compagnie des représen- tants des deux parties et de leurs avocats fut très utile et a permis de faire une meilleure évaluation de la preuve donnée par divers témoins et de mieux situer l'élévateur à grain et la galerie par rapport aux anciens locaux com- merciaux de la demanderesse, rue Mill. La bande fonctionnait au moment de la visite de la galerie et il est évident que cette opération créait inévitablement une grande quantité de poussière, au point qu'il était désagréable et difficile de respirer dans la galerie. Il est tout à fait manifeste qu'il serait dangereux d'essayer de nettoyer la galerie, sauf de façon très limitée, lorsque la bande fonctionne. Il était tout aussi manifeste que la poussière s'accumule en grande quantité sur le plancher, souvent sur une épaisseur de deux à trois pouces, en particulier aux endroits le grain passe d'une bande à une autre. Il semble apparemment nécessaire de balayer et de nettoyer assez régulièrement et il est difficile d'admettre le témoignage de Boulay selon lequel le côté extérieur à la bande, du côté du mur, n'était nettoyé qu'une ou deux fois par an, car la poussière s'accumule de la même manière des deux côtés de la bande; à moins qu'on ne balaie le côté extérieur assez régulière- ment, l'accumulation serait plus grande à cet endroit que du côté intérieur à la bande se trouve le passage. Toutefois, le jour de la visite la poussière était moins épaisse dans la zone de passage. Rien n'empêche apparemment de balayer régulièrement le côté extérieur à la bande lorsque celle-ci ne fonctionne pas car il y a un espace suffisant pour travailler de ce côté-là, , si l'on passe d'abord par-dessus la bande. On pouvait voir un certain nombre de fentes à la jonction de la paroi métallique et du plancher ainsi que des ouvertures dans la paroi latérale à travers lesquelles il était possible de pelleter ou de balayer la poussière de grain;
cependant, le jour de l'inspection, certains d'en- tre eux au moins étaient bouchés avec des chif- fons. Dans l'ensemble la galerie semblait être relativement bien entretenue et la paroi latérale en assez bon état.
Même s'il est certainement normal, puisqu'on peut vendre la poussière de grain, de demander aux balayeurs de la mettre en tas, puis de la pelleter sur la bande alors à l'arrêt, pour la transporter jusqu'au réservoir situé à l'extrémité elle est recueillie, on peut comprendre aisé- ment qu'une certaine quantité de poussière de grain, sans doute relativement faible comparée à l'accumulation totale, soit balayée ou poussée vers l'extérieur à travers les fentes du côté, en particulier quand l'accumulation à certains endroits n'est pas suffisante pour que le balayeur se sente obligé de la rassembler et de la pelleter sur la bande. Bien qu'aucun des employés du Conseil des ports nationaux n'ait voulu admettre dans son témoignage que ceci se faisai-t� il-est-évident que-puisque la-galer-ie-a-une- longueur de 800 à 1,000 pieds et que seulement deux ou trois balayeurs travaillent en même temps, ces derniers travaillent fréquemment seuls, sans trop de surveillance. Ceci est appa- remment la seule explication raisonnable des nuées de poussière qu'un certain nombre de témoins dignes de foi ont vues de temps en temps sortir par les fentes de la paroi latérale de la galerie, ce qui fut corroboré au moins une fois par des photographies. En outre, il est évident qu'à cause de la quantité de poussière dans l'air, il est difficile de respirer dans la galerie et qu'on ouvre donc fréquemment les fenêtres lorsque des ouvriers y travaillent, en particulier en été, et qu'en raison des courants d'air, une certaine quantité de poussière peut sortir par ces fenê- tres, même s'il semble peu probable qu'elle ait été délibérément jetée à la pelle, comme la demanderesse le suggère.
On pouvait voir de la poussière de grain sur les terrains avoisinants, occupés auparavant par la demanderesse, et, en fait, un peu de grain, s'étant apparemment planté tout seul, y pous- sait. Le jour de la visite, à titre d'expérience, on a délibérément poussé de la poussière de grain à travers les trous de la paroi latérale ce qui produisit des nuées de poussière de grain visi-
bles de l'extérieur et semblables à celles que montrent les photographies produites comme pièces; je suis convaincu que, dans les cas le vent souffle vers la propriété de la demande- resse (même si ce n'est pas le vent le plus habituel), une partie de cette poussière de grain atteint cette propriété. Même s'il est difficile de concevoir que cette quantité suffisait à produire le dommage apparemment subi par l'acier de la demanderesse, il semble n'y avoir aucune autre explication raisonnable de l'origine de la pous- sière, qui s'est effectivement accumulée sur l'acier; il faut en outre se rappeler que la couche de poussière recouvrant l'acier et ayant causé la formation de rouille s'accumulait sur une période pouvant aller de trois à six mois, ou même un an. La demanderesse admit que seule- ment 15% de son acier devait être gratté; il peut donc s'agir de l'acier qui restait le plus long- temps sur le chantier et était le plus exposé à l'accumulation de poussière.
Cette demande doit nécessairement se fonder sur les dispositions de la Loi sur la responsabi- lité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38. L'arti- cle 3(1) de cette loi se lit comme suit:
3. (1) La Couronne est responsable des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier majeur et capable,
a) à l'égard d'un délit civil commis par un préposé de la Couronne, ou
b) à l'égard d'un manquement au devoir afférent à la propriété, l'occupation, la possession ou la garde d'un bien.
et la responsabilité encourue en vertu de l'arti- cle 3(1)a) dépend de l'applicabilité de l'article 4(2) qui se lit comme suit:
4. (2) On ne peut exercer de recours contre la Couronne, en vertu de l'alinéa 3(1)a), à l'égard d'un acte ou d'une omission d'un préposé de la Couronne, sauf si, indépendam- ment de la présente loi, l'acte ou l'omission eût donné ouverture à une poursuite en responsabilité délictuelle contre ce préposé ou sa succession.
La demanderesse s'appuie en partie sur ce qu'elle considère comme des actes manifestes de négligence, qu'il s'agisse d'actes ou d'omis- sions des préposés du Conseil des ports natio- naux pour lesquels la défenderesse est respon- sable et prétend que:
a) au cours du balayage, on a négligemment poussé de la poussière de grain par des ouver- tures de la paroi latérale de la galerie pour s'en débarrasser;
b) les responsables de la surveillance des employés ne l'ont pas efficacement empêché; et
c) les responsables de l'entretien de la galerie n'ont pas veillé à ce qu'on ne pratique pas d'ouvertures ou à ce qu'on les bouche après qu'on les a remarquées.
Toutefois, la preuve qu'en balayant, on a poussé la poussière de grain à travers les ouvertures est plus indirecte que directe (excepté la déposition de Krul qui affirma avoir vu des balayeurs pratiquer des ouvertures dans la paroi latérale et balayer la poussière au dehors, mais ce témoi- gnage se rapportait cependant à une époque antérieure à la période en cause); il n'y a pas non plus de preuve directe que les galeries n'ont pas été entretenues normalement et correcte- ment; en outre, on n'a pas déterminé quels préposés de la Couronne auraient pratiqué des ouvertures dans la paroi latérale de la galerie, poussé la poussière par ces ouvertures ou auraient omis de surveiller correctement les autres préposés qui le faisaient ou auraient omis d'entretenir correctement la galerie, ce qui rend plus difficile de conclure de la façon prévue au paragraphe 4(2) de la Loi, conclusion dont dépend l'application de l'article 3(1)a). La demande de dommages-intérêts doit donc se fonder principalement sur l'article 3(1)b) et relève du droit concernant les nuisances. Comme l'avocat de la demanderesse l'a fait remarquer, celui-ci va plus loin que le droit fondé sur la doctrine res ipsa loquitur qui ne fait que renverser la charge de la preuve et créer une présomption réfutable; en effet, si l'activité d'une entreprise sur une propriété cause un dommage à une propriété voisine, cette nui sance peut, dans certaines circonstances, faire l'objet d'une poursuite même si le propriétaire de l'entreprise démontre qu'il a pris toutes les mesures nécessaires pour l'éviter ou y mettre fin et qu'il n'a pu l'éliminer complètement. Il est donc nécessaire d'examiner la jurisprudence concernant le droit relatif aux nuisances et de déterminer s'il s'applique à la Couronne en
vertu des dispositions de la Loi sur la responsa- bilité de la Couronne.
Le droit relatif aux nuisances, fondé sur la maxime sic utero tuo ut alienum non laedas, est très ancien et il est possible de remonter jus- qu'au Case of the Thorns (1466), Y.B. 6 Ed. IV, 7a. pl. 18 qui décida que:
[TRADUCTION] En cas d'actes dommageables, le droit tient moins compte de l'intention de l'auteur que de la perte et du dommage subi par l'autre partie ... car si un individu, tout en agissant de manière conforme à la loi, cause pourtant un dommage à une autre personne, il devra en être tenu respon- sable, dans le cas il lui aurait été possible de l'éviter.
Le fait qu'il n'est possible d'éviter le dommage qu'en cessant l'activité elle-même n'est pas un moyen de défense utilisable selon l'arrêt Rapier c. London Tramways [1893] 2 Ch. D. 588 la p. 602, le juge déclare:
[TRADUCTION] S'ils ne peuvent garder deux cents chevaux à la fois, même en prenant les précautions nécessaires, tout ce que je puis dire est qu'ils doivent s'en abstenir.
L'affaire Rylands c. Fletcher (1868) E. & I. App. 3 H. L. 330 fréquemment citée, expose le principe fondamental à la page 340:
[TRADUCTION] La personne dont l'herbe ou le grain devien- nent la pâture du bétail échappé de la propriété de son voisin, ou dont la mine est inondée par de l'eau provenant du réservoir de son voisin, ou dont la cave est envahie par des immondices provenant des lieux d'aisance de son voisin, ou dont la demeure est rendue insalubre par les fumées et les vapeurs nocives de l'usine d'alcali de son voisin, subit un préjudice sans qu'il y ait aucune faute de sa part; il semble raisonnable et juste que le voisin qui a apporté dans sa propriété une chose (qui n'y était pas à l'origine), inoffensive pour les autres tant qu'elle reste sur sa propriété, mais qui, à sa connaissance, serait nuisible sur la propriété de son voisin, soit obligé de réparer les dommages causés s'il ne réussit pas à la maintenir sur sa propriété. Toutefois, s'il n'avait pas apporté cette chose, il n'y aurait pas eu de dommages, et il semble juste qu'il doive la garder à cet endroit à ses risques et périls, afin qu'aucun dommage n'en découle, ou assumer la responsabilité des conséquences naturelles et prévisibles. Nous estimons que, d'après la jurisprudence, tel est le droit en la matière, que les choses ainsi transportées soient des animaux, de l'eau, des immon- dices ou des odeurs désagréables.
La Cour suprême se référa à cet arrêt, et rendit un jugement dans le même sens dans l'affaire The Chandler Electric Company c. H. H. Fuller & Co. (1893) 21 R.C.S. 337; dans cette affaire, le tuyau d'un condenseur d'un moteur à vapeur utilisé pour la fabrication d'électricité dégageait de la vapeur à environ 20 pieds d'un entrepôt voisin dans lequel elle s'infiltrait et endomma-
geait les marchandises. Il fut décidé que le pro- priétaire d'un terrain ne peut y avoir d'activité légale en soi si elle nuit nécessairement à un autre. En rendant le jugement, le juge Patterson mentionna la page 340) un autre arrêt britan- nique très ancien, Lambert c. Bessey (1680) Sir T. Raym 421; 83 E.R. 220, dans lequel était cité le passage du Case of the Thorns (précité). Il cita aussi un extrait du jugement rendu par le juge Denman dans l'affaire Humphries c. Cous ins (1877) 2 C.P.D. 239 à la p. 243 que voici:
[TRADUCTION] De prime abord, tout occupant d'un terrain a le droit de jouir de ce terrain libre de tout envahissement par les ordures ou autres objets provenant de toute structure installée sur un terrain avoisinant. En outre, ce droit dont tout occupant d'un terrain jouit découle de la possession et ne dépend pas des actes ou des omissions d'autres person- nes; il ne dépend pas de ce qu'ils peuvent savoir ou ne pas savoir sur l'état de leur propriété, ni du bon ou du mauvais entretien de ces terres par le propriétaire. A mon avis, les arrêts Smith c. Kenrick (7 C.B. 515); Baird c. Williamson (15 C.B.N.S. 376); Fletcher c. Rylands (3 H. & C. 774; L.R. 1 Ex. 265; L.R. 3 H.L. 330) et les arrêts plus anciens mentionnés ici ainsi que l'arrêt récent Broder c. Saillard (2 Ch. D. 692) ont établi que tels sont les droits de l'occupant d'un terrain.
Dans l'arrêt Humphries c. Cousins, il est aussi déclaré, à la page 245, que:
[TRADUCTION] En fait, une fois qu'on a établi que le défen- deur a violé les droits du demandeur et qu'en conséquence ce dernier a subi un préjudice, le défendeur ne peut, dans une action intentée par le demandeur, invoquer en défense qu'il a violé ces droits sans le savoir et sans avoir commis de négligence.
L'affaire ontarienne Russell Transport Ltd. c. Ontario Malleable Iron Co. Ltd. [1952] 4 D.L.R. 719 concernait la détérioration de la carrosserie des voitures de la demanderesse, rongée, corro dée et rouillée par les émanations d'anhydride sulfureux provenant de la fonderie exploitée sur une propriété avoisinante. Le juge McRuer, juge en chef de la Haute Cour, en prononçant le jugement en faveur de la demanderesse, se référa à son étude approfondie du droit applica ble à des affaires de cette nature dans l'arrêt Walker c. McKinnon Industries Ltd. [1949] 4
D.J .R._ 739, confirmé par le Conseil privé [1951] 3 D.L.R. 577, et, à la page 728, se référa aussi à Salmond on Torts, 10e édition, pages 228-231, qui donne le résumé récapitulatif des moyens de défense inefficaces de la façon suivante:
[TRADUCTION] 1. Le fait que les demandeurs eux-mêmes se sont installés près de la source de nuisance n'est pas un moyen de défense.
2. Le fait que la nuisance, bien que préjudiciable aux demandeurs, bénéficie au grand public n'est pas un moyen de défense.
3. Le fait que l'endroit d'où provient la nuisance convient à la poursuite des opérations incriminées, et qu'il n'y a pas d'autre endroit disponible le préjudice serait moindre, n'est pas un moyen de défense.
4. Le fait que toutes les précautions nécessaires et tous les moyens techniques sont utilisés afin d'empêcher l'acti- vité incriminée de devenir une nuisance n'est pas un moyen de défense. La nuisance n'est pas une branche du droit relatif à la négligence.
5. Le fait que l'activité du défendeur ne causerait pas une nuisance si d'autres personnes, sans lien de dépendance avec lui, ne faisaient pas la même chose au même moment, n'est pas un moyen de défense.
6. Celui qui produit la nuisance ne peut invoquer comme défense qu'il ne fait qu'utiliser sa propriété de manière raisonnable.
A la page 733, il déclare:
[TRADUCTION] ... Je ne pense pas qu'entreposer des auto mobiles à l'air libre sur les terrains en cause soit une opération particulièrement compliquée. Le finissage d'une automobile est prévu pour résister à une pollution atmosphé- rique raisonnable et il serait manifestement injuste de déci- der que les propriétaires voisins des installations de la défenderesse n'ont aucun recours devant les tribunaux pour faire protéger leurs automobiles des émanations de la fonde- rie pour la simple raison qu'ils ne les mettent pas à l'abri.
Aux pages 730-731, il affirme:
[TRADUCTION] Même si la doctrine de l'usage raisonnable des terrains de la défenderesse pouvait être appliquée pour couvrir le cas la propriété de la demanderesse subit un préjudice matériel important, je ne pense pas qu'on pourrait l'appliquer à cette affaire. On doit distinguer le terme «rai- sonnable» tel qu'utilisé dans le droit relatif aux nuisances de ses autres usages dans le droit relatif aux délits civils et, en particulier, son usage dans les actions en matière de négli- gence. «En ce qui concerne la négligence, en supposant qu'on ait établi l'obligation de diligence, la question capitale devient «le défendeur a-t-il fait preuve de diligence raison- nable?», alors que dans le cas de nuisance, le défendeur n'est pas nécessairement dégagé de sa responsabilité, même s'il a fait preuve de diligence raisonnable. Il est vrai qu'il ressort d'une longue série de décisions que c'est le caractère déraisonnable de l'acte qui fut le facteur déterminant de la responsabilité pour nuisance. Mais ici le terme «raisonna- ble» vise une diligence qui est plus étendue que la «diligence normale». Il englobe les relations des parties en droit, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire. Sou- vent, certaines de ces circonstances sont telles qu'un homme de la rue ne serait pas à même de les évaluer»: Winfield on Torts, 5e édition, page 448. «En common law, si l'on est poursuivi en justice pour nuisance, et que la nuisance est démontrée, il ne suffit pas d'établir en défense qu'on a fait
preuve de diligence raisonnable afin de l'éviter: voir le lord juge Lindley dans l'arrêt Rapier c. London Tramways Co., [1893] 2 Ch. 588, aux pages 599-600. Il ne faut pas en conclure que le fait de prendre des précautions n'est pas pertinent en matière de responsabilité pour nuisance. Dans certains cas, le défendeur peut invoquer pour sa défense le fait qu'il a exploité son commerce ou son entreprise comme un homme raisonnable l'aurait fait, il établit ainsi sa défense en partie, mais en partie seulement: Stockport Waterworks Co. c. Potier (1861),7 H. & N. 160, 158 E.R. 433.
Le droit est fondamentalement le même au Québec. Dans l'affaire assez ancienne Dame Chartier c. British Coal Corporation (1938) 76 C.S. 360, le juge McDougall a décidé en faveur de la demanderesse dans des circonstances très similaires à celles de l'affaire présente: une compagnie exploitant une gare de déchargement et un dépôt de charbon dans le secteur du port de Montréal, causait des dommages à une pro- priété avoisinante et, en laissant s'échapper de la poussière de charbon et d'autres impuretés, provoquait une nuisance illégale. En prononçant son jugement, il se référa à l'arrêt faisant auto- rité, Drysdale c. Dugas, rendu par la Cour suprême en 1896 (26 R.C.S. 20) qui décida:
[TRADUCTION] Même lorsqu'une écurie est construite avec tous les accessoires modernes de drainage et de ventilation, si l'odeur désagréable en provenant et le bruit des chevaux incommodent et dérangent les résidents du voisinage, le propriétaire doit réparer les dommages ainsi causés.
En page 23 du recueil, le juge en chef, Sir Henry Strong, souligna que les principes direc- teurs en droit anglais et français sont les mêmes et les résuma de la manière suivante:
[TRADUCTION] En règle générale, les occupants de terrains et de maisons ont le droit de poursuivre en dommages-inté- rêts pour toute immixtion dans la jouissance paisible de leur propriété. Cependant en appliquant le droit, il faut tenir compte de l'état et l'environnement de la propriété afin de déterminer si l'on doit considérer les actes incriminés comme des nuisances. Il serait bien sûr absurde - de dire que celui qui installe une usine dégageant, de grandes quantités de fumées à côté d'une usine très similaire appartenant à un voisin et dégageant aussi de la fumée, cause une nuisance à ce dernier, alors que s'il installait l'usine tout près d'une demeure située dans un quartier résidentiel d'une ville importante, il devrait sans aucun doute réparer le préjudice causé au voisin par cette utilisation de sa propriété.
En réponse à l'argument selon lequel on avait pris toutes les précautions nécessaires afin d'éviter le dommage, le juge en chef déclara, (pages 25 et 26 du recueil):
[TRADUCTION] On a souligné à plusieurs reprises pendant ces débats et devant le tribunal d'instance inférieure que le fait que l'appelant a exploité son entreprise avec une dili gence extrême et les précautions nécessaires, constituait une justification des actes incriminés. Cependant l'arrêt Bam- ford c. Turnley (3 B. et S. 62), précité, a établi que cette prétention est sans aucun fondement.
Le juge McDougall se réfère aussi à l'arrêt de la Cour suprême Canada Paper Co. c. Brown (1922) 63 R.C.S. 243 décidant que:
[TRADUCTION] On peut à bon droit demander l'arrêt des émanations et des vapeurs nauséabondes et très désagréa- bles se dégageant d'une fabrique de pâte à papier, au préju- dice d'une propriété voisine, incommodant d'une manière intolérable ses occupants et rendant parfois la propriété inhabitable; dans un tel cas, les tribunaux ne sont pas tenus d'accorder seulement une réparation par voie de dommages- intérêts, mais peuvent rendre une injonction définitive et permanente interdisant à l'entrepreneur de laisser cette nui sance se continuer ou se répéter.
Bien que cette nuisance gêne l'ensemble de la population du voisinage et que les autorités municipales n'aient pas jugé opportun d'intervenir en son nom, même si l'intimé est la seule personne à protester, il est en droit de demander cette injonction, si le préjudice qu'il subit est d'un caractère suffisamment distinct du préjudice subi par l'ensemble des habitants.
Ce raisonnement semble s'appliquer tout parti- culièrement à l'affaire présente ou seule la demanderesse, en raison de la nature de son entreprise, subit un préjudice sérieux imputable à la poussière de grain. Le juge McDougall ajoute (pages 365 et 366):
[TRADUCTION] Le préjudice incriminé n'est pas simplement temporaire ou occasionnel. On a démontré la continuité, la répétition et l'importance du dommage. Des procédures visant à mettre fin à la nuisance ont été engagées à la demande des autorités de la ville, mais n'ont apparemment pas réussi à amener une amélioration de la situation. La défenderesse n'offre aucune solution au problème, ne sug- gère aucun moyen d'y remédier et se contente apparemment d'affirmer que la demanderesse doit tolérer l'atteinte à son droit incontestable de jouir librement et sans entrave de sa propriété. Rien dans la preuve n'indique qu'il peut être mis fin à cette nuisance totalement ou partiellement.
Le président Jackett, tel était alors son titre, a examiné une question semblable dans l'affaire Duncan c. La Reine [1966] R.C.É. 1080. Dans cette affaire, le puits des requérants était conta- miné par des eaux d'égouts provenant d'une fuite de l'égout collecteur construit pour le ministère de la Défense nationale. Le sommaire se lit en partie comme suit:
[TRADUCTION] 11. Une personne privée est responsable envers les requérants en vertu de la doctrine énoncée dans
l'arrêt Rylands c. Fletcher, car cette doctrine est fondée sur l'obligation légale issue du concept selon lequel une per- sonne doit utiliser sa propriété de façon à ne pas nuire à la propriété des autres (Rylands c. Fletcher, L.R. 3 H.L., p. 341, Lord Cranworth: «En effet, lorsqu'une personne, dans le cours de ses affaires, cause, même de bonne foi, un préjudice à une autre, il découle de la simple imtice qu'elle soit la partie qui en pâtisse. Elle est liée par la maxime sic uti suo ut non laedat alienum».)
12. Il est clair qu'il s'agit d'un cas dans lequel la Couronne, «si elle était un particulier en état de majorité et capacité», serait responsable «à l'égard d'un manquement au devoir afférent à la propriété, l'occupation, la possession ou le contrôle de bien». La Couronne est donc responsable en vertu de l'alinéa b) du paragraphe (1) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne.
Dans l'affaire québécoise récente, Katz c. Reitz [1973] C.A. 230, une action avait été intentée contre des propriétaires qui avaient engagé un entrepreneur indépendant pour faire creuser une excavation mettant en danger la propriété voisine à cause de la présence d'une nappe d'eau. Bien que les propriétaires ne puis- sent être tenus responsables de la faute de l'en- trepreneur indépendant, ils pouvaient être tenus responsables de leur propre faute. La Cour décida qu'on pouvait hésiter à déclarer que des travaux d'excavation à proximité d'un immeuble voisin comportent des risques inhérents de dom- mages. Cependant il fut décidé, à la page 237.
S'il est vrai qu'en vertu de l'article 406 C.C., les appe- lants, détenteurs de l'immeuble voisin de celui de Reitz, avaient le droit de jouir et de disposer de leur chose de la manière la plus absolue, ce droit était limité par la prescrip tion contenue au même article qu'ils n'en fassent pas un usage prohibé par la loi ou les règlements. Reitz avait les mêmes droits, et ceux de Katz et de Centretown cessaient ceux de Reitz débutaient.
S'il est vrai que neminem laedit qui suo jure utitur, il est aussi vrai que sic utero tuo ut alienum non laedas.
L'exercice de droit de propriété, si absolu soit-il, com- porte l'obligation de ne pas nuire à son voisin et de l'indem- niser des dommages que l'exercice de ce droit peut lui causer. Cette obligation existe, même en l'absence de faute, et résulte alors du droit du voisin à l'intégrité de son bien et à la réparation du préjudice qu'il subit, contre son gré, de travaux faits par autrui pour son avantage et profit.
Dans l'affaire Nord-Deutsche Versicherungs- Gesellschaft c. La Reine [1969] 1 R.C.É: 117, le juge Noël, alors juge puîné, rejeta l'argument selon lequel, puisque l'article 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne utilise l'ex-
pression «acte préjudiciable» *, il ne couvre que le cas des délits civils selon la common law et que i article 1u54 du Code civil de la province de Québec, qui n'a pas d'équivalent en common law, ne peut être invoqué contre la Couronne. Ledit article 1054 se lit comme suit:
1054. Elle est responsable non seulement du dommage qu'elle cause par sa propre faute, mais encore de celui causé par la faute de ceux dont elle a le contrôle, et par les choses qu'elle a sous sa garde;
Le père, et après son décès, la mère, sont responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs;
Les tuteurs sont également responsables pour leurs pupilles;
Les curateurs ou autres ayant légalement la garde des insensés, pour le dommage causé par ces derniers;
L'instituteur et l'artisan, pour le dommage causé par ses élèves ou apprentis, pendant qu'ils sont sous sa surveillance;
La responsabilité ci-dessus a lieu seulement lorsque la personne qui y est assujettie ne peut prouver qu'elle n'a pu empêcher le fait qui a causé le dommage;
Les maîtres et les commettants sont responsables du dommage causé par leurs domestiques et ouvriers dans l'exécution des fonctions auxquelles ces derniers sont employés.
et établit une présomption contre le propriétaire que ce dernier peut renverser en démontrant qu'il a pris toutes les précautions raisonnables pour prévenir le dommage. (Voir Québec Rail way, Light, Heat & Power Co. Ltd. c. Vandry [1920] A.C. 662.) Une présomption légale de ce genre n'existe pas en common law. Cependant, puisque à l'article de la Loi donnant les défini- tions, le terme «tort» est défini comme un délit ou un quasi-délit s'il s'applique à un fait ayant eu lieu dans la province de Québec, le juge Noël conclut qu'il doit comprendre un recours fondé sur l'article 1054. Au vu de la jurisprudence antérieure concernant l'ancien article 19 de la Loi de la Cour de l'Échiquier, il conclut qu'en vertu de cet article, la négligence devait être prouvée et qu'aucune présomption légale, telle, que celle prévue à l'article 1054 du Code civil de la province de Québec, ne pouvait remplacer cette preuve, mais que, puisque [TRADUCTION] «La nouvelle loi n'établit aucune restriction et comme il est prévu que la Couronne peut être tenue responsable comme un particulier majeur et capable, il semble qu'il n'y ait aucune- raison pour que la présomption légale de l'article 105.4
*Cette expression, qui traduit le mot «tort», était rendue par «acte préjudiciable» dans les Statuts 1952-53; dans les Statuts révisés 1970, elle est rendue par «délit civil».
du Code civil ne s'applique pas à la Couronne dans certains cas, comme il s'applique à tout particulier majeur et capable dans la province de Québec». ([1969] 1 R.C.E. 117, aux pages 170 et 171.) Bien que l'action en question ne se fonde pas sur une nuisance, le juge Noël déclare à la page 201:
[TRADUCTION] En ce qui concerne la responsabilité de la Couronne, je n'ai examiné jusqu'ici qu'un certain nombre de décisions rendues en vertu de la common law. A mon sens, les solutions en vertu du droit civil sont les mêmes. En vertu du droit en vigueur au Québec, une abstention ou une omission peut aussi engager la responsabilité.
Il convient de remarquer que, même en vertu de l'ancien droit, il avait été décidé dans cer- tains cas qu'un préposé de la Couronne avait une obligation envers un tiers engageant la res- ponsabilité de la Couronne. Voir par exemple l'arrêt Grossman c. Le Roi ([1952] 1 R.C.S. 571). Il faut faire une distinction entre cet arrêt et les arrêts Le Roi c. Anthony ([1946] R.C.S. 569) et The Cleveland -Cliffs Steamship Com pany c. La Reine ([1957] R.C.S. 810) il fut décidé que, vu les faits dans ces affaires, le préposé de la Couronne n'avait pas d'obligation envers des tiers.
Même si les préposés du Conseil des ports nationaux n'avaient aucune obligation en tant que telle de protéger l'acier de la demanderesse des dommages résultant des émanations de poussière de grain provenant de la galerie, les arrêts en matière de nuisance indiquent que, même en l'absence de toute obligation précise envers le tiers, le Conseil est responsable du fait même qu'il est propriétaire de l'immeuble qui a causé la nuisance, et ne peut être autorisé à invoquer comme moyen de défense, à supposer qu'il puisse l'établir, qu'il était incapable d'em- pêcher l'acte ayant causé les dommages, au sens des dispositions de l'article 1054 du Code civil de la province de Québec. En outre, il semble que la jurisprudence en common law relative aux réclamations en matière de nuisance résul- tant de la propriété d'un bien puisse aussi s'ap- pliquer aux actions intentées dans la province de Québec.
Si l'action de la demanderesse se base sur l'article 3(1)b) de la Loi, la défenderesse pré- tend qu'elle ne peut être intentée contre la Cou-
ronne, car il n'existe pas de «devoir» envers les tiers en raison de la propriété, l'occupation, la possession ou la garde du bien en cause. Je ne pense pas que la jurisprudence en matière de nuisance corrobore ce moyen de défense. Si un particulier construit un bâtiment sur sa pro- priété, dans ce cas des élévateurs à grain et des galeries, et y exerce des activités licites, il a une obligation envers les occupants de la propriété voisine: la façon dont il utilise sa propriété ne doit pas leur causer de dommage. Le fait qu'il s'est installé le premier et que le voisin n'est venu dans le secteur que plus tard n'est pas un moyen de défense, à moins qu'il ne soit établi que le voisin savait qu'il s'installait dans un endroit les conditions existantes causeraient un préjudice à son entreprise ou à sa propriété. En l'espèce, rien dans la preuve n'indique que la demanderesse pouvait prévoir les dommages que la poussière de grain causerait à l'acier, lorsqu'elle installa son entreprise rue Mill dans le voisinage de l'élévateur et de la galerie. Ce n'est pas non plus un moyen de défense de dire qu'il s'agissait d'un secteur industriel l'on pouvait prévoir l'existence de poussières dans l'atmosphère ou de dire que les élévateurs à grain fonctionnaient de la même manière depuis nombre d'années sans qu'il y ait eu de plaintes ou de réclamations de la part des propriétaires voisins. Le fait que personne d'autre n'ait de recours valables contre la défenderesse n'empê- che pas la demanderesse de faire valoir ses droits, puisqu'il a été établi que la poussière de grain, qui pouvait n'être qu'un inconvénient mineur pour les propriétaires du voisinage, a causé un dommage matériel réel à l'acier; au vu de la preuve, je suis convaincu que la substance ayant causé ce dommage provenait de l'éléva- teur et de la galerie en question. La défende- resse ne pourrait invoquer comme défense le fait qu'elle ne pouvait empêcher ces émanations de poussière de grain en provenance de l'éléva- teur et de la galerie, même si c'était le cas; or, je ne conclus pas dans ce sens car je ne suis pas du tout convaincu qu'un entretien plus cons- ciencieux de la galerie et une surveillance plus rigoureuse lors de son nettoyage ne pouvaient pas éliminer cette nuisance; apparemment, il ne serait pas impossible de rendre cette galerie pratiquement hermétique, bien que cela risque
d'être coûteux et d'augmenter la gêne des employés forcés d'y travailler, à moins d'y ins- taller un meilleur système de ventilation.
Cependant si la demanderesse se fonde sur l'article 3(1)b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, la défenderesse prétend alors que l'action est prescrite entièrement ou partielle- ment en vertu de l'article 4(4) de la Loi qui se lit comme suit:
4. (4) On ne peut exercer de recours contre la Couronne en vertu de l'alinéa 3(1)b) sauf si, dans les sept jours après que la réclamation a pris naissance, un avis écrit de la réclamation et du préjudice subi
a) est signifié à un fonctionnaire compétent du ministère ou de l'organisme qui gère le bien ou à l'employé du ministère ou de l'organisme qui a la garde dudit bien, et
b) copie de l'avis est envoyée par courrier recommandé au sous-procureur général du Canada.
Cependant la Cour peut dispenser de cet avis si elle estime que le défaut de donner cet avis ou l'insuffisance de l'avis n'a pas causé de préju- dice à la défense de la Couronne et qu'il serait injuste de prononcer l'irrecevabilité du recours, même si l'on n'a établi aucune excuse raisonna- ble du défaut de signification ou de son insuffi- sance. Cela découle de l'article 4(5) qui se lit comme suit:
4. (5) Au cas de décès de la victime, le défaut de donner l'avis requis par le paragraphe (4) n'empêche pas d'exercer le recours. Le défaut de donner cet avis ou l'insuffisance de l'avis donné n'empêche pas l'exercice du recours (sauf si la neige ou la glace a causé le dommage), si le tribunal ou le juge devant lequel le recours est intenté estime, bien que l'on n'ait établi aucune excuse raisonnable de l'absence ou de l'insuffisance de l'avis, que la Couronne n'en a pas subi préjudice dans sa défense et qu'il serait injuste de prononcer l'irrecevabilité du recours.
Cette disposition fut invoquée par le juge Noël, alors juge puîné, dans l'affaire Dame Deslau- riers-Drago c. La Reine [1963] R.C.É. 289. Aux pages 301-302, il déclare:
II semble bien que dans la présente cause l'intimée n'ait subi aucun préjudice par suite de ce manquement. En effet, la preuve révèle que quelques instants après l'accident le gérant de l'aérogare, ou du moins un des préposés en charge, en ait été immédiatement averti de sorte que, si une enquête était nécessaire, elle aurait pu se faire immédiatement. Je suis aussi d'avis que dans le présent cas le fait d'empêcher les procédures dans les circonstances constituerait une injustice à l'égard de la requérante. J'en viens donc à la conclusion que le défaut de se conformer à cette formalité
importante de la Loi ne doit pas empêcher la requérante d'obtenir une compensation de l'intimée si par ailleurs elle y a droit.
La réclamation actuelle ne découle pas d'un seul acte causant un dommage, mais d'une situa tion causant un dommage continu, sur une longue période. La demanderesse a commencé à se plaindre par téléphone au Conseil des ports nationaux au début de 1966 et le témoignage de Sacks à cet effet n'a pas été contesté de manière satisfaisante, si ce n'est pas Kristoffy qui a déclaré que, lorsqu'il se rendit sur les lieux pour la première fois en mai ou juin 1968, il n'avait pas connaissance de plaintes antérieures à sa visite, qui semble avoir été provoquée par une lettre recommandée envoyée par la demande- resse à Oppen, le 8 mai, à la suite d'une vaine conversation téléphonique avec Lichtermote. Lorsque Kristoffy se rendit enfin sur les lieux, il essaya de se débarrasser de la plainte en disant qu'elle était sans fondement et suggéra que les dommages pouvaient résulter de la poussière d'amiante provenant d'un navire en décharge- ment de l'autre côté du canal. Il ne préleva pas de substance pour l'analyser, mais affirma qu'à son avis, la couleur n'indiquait pas à première vue que c'était de la poussière de grain. La lettre d'Oppen datée du 27 juin 1968, par suite de la visite de Kristoffy, continuait de rejeter toute responsabilité pour le dommage subi par l'acier et affirmait à nouveau que, de toute façon, cette situation existait depuis plusieurs années et qu'il était impossible d'y mettre com- plètement fin. Sacks était plus objectif et, à la suite de la visite de M. Kristoffy, il alla voir Krul de la St. Lawrence Stevedoring Company, entreprise de déchargement de cargaisons en vrac, et il examina la substance afin de détermi- ner si Kristoffy avait raison et si ce pouvait être autre chose que de la poussière de grain. A son avis c'était de la poussière de grain et il suggéra qu'on l'analyse. C'est à la suite de cette analyse, qui aboutit au rapport du 5 juillet 1968, que Sacks fut finalement convaincu que, comme il l'avait toujours soupçonné, la substance était celle qu'on avait vu se dégager de la galerie de l'élévateur à grain, à savoir, de la poussière de grain.
Des représentants du Conseil des ports natio- naux auraient pu faire une enquête beaucoup
plus tôt à la suite des plaintes par téléphone et, lorsqu'ils le firent enfin, en mai ou juin 1968, leur enquête fut très superficielle et aboutit à la lettre d'Oppen indiquant qu'ils n'étaient en rien responsables et n'avaient pas l'intention de faire quoi que ce soit à ce sujet. Assurément rien dans la preuve n'indique que, s'ils avaient reçu plus tôt un avis en bonne et due forme, ils auraient agi différemment qu'ils le firent à la suite de la lettre recommandée de la demande- resse datée du 8 mai 1968. J'estime donc que la défenderesse n'a subi aucun préjudice imputa- ble au défaut de donner l'avis de sept jours prévu à l'article 4(4) de la Loi qui, de toute façon, semble couvrir principalement le cas un acte isolé a causé le dommage et il faut donc procéder immédiatement à une enquête afin d'éviter tout préjudice à la défense, à la différence de l'affaire présente l'état de l'élé- vateur et de la galerie à grain est demeuré le même pendant toute cette période et l'on pouvait examiner l'acier de la demanderesse et prélever des échantillons de la substance pour une analyse en laboratoire à n'importe quel moment avant ou après la lettre recommandée. D'autre part, opposer une fin de non-recevoir aux procédures à cause de l'insuffisance de l'avis serait une grave injustice à l'égard de la demanderesse. J'estime donc que le défaut de donner l'avis par écrit avant le 8 mai 1968, bien que deux ans avant cette date, la situation incri- minée existât déjà, ne peut entraîner l'irreceva- bilité des procédures en vertu de l'article 4(4) de la Loi; j'applique donc les dispositions de l'arti- cle 4(5) qui permettent d'exercer le recours.
La demanderesse a envoyé à la défenderesse, le 5 novembre 1968, un avis de 90 jours l'infor- mant de son intention de demander des domma- ges-intérêts de $57,208, mais ce n'est que le 19 février 1969 que les procédures furent engagées pour obtenir ce montant. Au début de l'au- dience, le 23 octobre 1973, une requête fut déposée, en vertu de la règle 424, demandant que ce montant soit porté à $95,148'. Bien que dans sa première pétition de droit produite le 19 février 1969, et dans sa pétition modifiée pro- duite le 13 mars 1969, la demanderesse ne se
1 Compte tenu de la preuve rapportée ultérieurement, ce montant fut évalué à $96,328.
soit pas réservé de demander des dommages- intérêts additionnels, et bien qu'elle ait fondé sa demande sur le montant de $57,208 mentionné dans l'avis de 90 jours envoyé le 5 novembre 1968, l'augmentation s'explique par le fait qu'au moment de cet avis les dommages avaient été calculés sur le coût de nettoyage de l'acier jus- qu'à la fin de juin 1968 seulement. De fait, à cette époque, il restait sur le chantier une grande quantité d'acier qui n'avait pas été encore nettoyé et la poussière de grain a conti- nué de s'accumuler jusqu'au moment les poursuites furent engagées; ce montant addi- tionnel de dommages-intérêts visé par la requête en modification correspondait donc aux dépen- ses continues engagées pour les nettoyages de juillet 1968 à février 1969 et pour le nettoyage de l'acier endommagé après qu'il a été démé- nagé du chantier sis au 940 rue Mill à celui sis au 1153 rue Mill afin de l'éloigner des émana- tions de poussière de grain; ce dernier nettoyage eut lieu après juin 1968. Cette modification ne vise donc pas à ajouter une nouvelle cause, mais ne fait qu'augmenter le montant de la demande de dommages-intérêts pour le préjudice subi jusqu'au début des procédures, même si l'on n'a calculé ces montants qu'ultérieurement. La modification est donc accordée.
Le débat a aussi porté sur la question de savoir si l'action intentée par la demanderesse était prescrite en partie à la date du commence ment des procédures. L'article 2261 du Code civil de la province de Québec prévoit que l'ac- tion se prescrit par deux ans lorsqu'il s'agit de dommages «résultant de délits et quasi-délits, à défaut d'autres dispositions applicables». Puis- que la cause des dommages a un caractère con- tinu, seules les actions portant sur des domma- ges datant de plus de deux ans avant la date de l'interruption de la prescription sont prescrites. L'article 2224 du Code civil de la province de Québec se lit en partie comme suit:
2224. Le dépôt d'une demande en justice au greffe du tribunal forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée conformément au Code de procédure civile à celui qu'on veut empêcher de prescrire, dans les soixante jours du dépôt.
Cette interruption se continue jusqu'au jugement définitif et elle vaut en faveur de toute partie à l'action pour tout droit et recours résultant de la même source que la demande.
L'interpellation extrajudiciaire, même par notaire ou huis- sier et accompagnée de titres, et même signée de la partie interpellée, n'opère pas l'interruption s'il n'y a eu reconnais sance du droit.
La prescription ne fut donc pas interrompue par la lettre recommandée du 8 mai 1968, ni par l'avis de 90 jours daté du 5 novembre, mais seulement par la signification de la demande, le 19 février 1969. Puisque j'ai déjà décidé que, dans les circonstances de cette affaire, on peut ne pas tenir compte du défaut d'avis, prévu à l'article 4(4) de la Loi, je ne peux, vu les articles du Code civil susmentionnés, accepter la préten- tion de la défenderesse selon laquelle la récla- mation ne peut porter sur les dommages anté- rieurs à l'avis écrit daté du 8 mai 1968, mais je conclus toutefois que les réclamations portant sur les dommages remontant à plus de deux années avant le 19 février 1969, date du com mencement des procédures, c'est-à-dire avant le: 19 février 1967, sont prescrites. Le total des dommages-intérêts demandés par la demande- resse et calculés par Bernard Leebosh, vérifica- teur de la compagnie, n'est pas ventilé, mais il comprend un montant de $7,200 correspondant aux frais de main-d'oeuvre pour le nettoyage effectué au cours des six derniers mois de 1966, qui doit être rejeté et un montant de $17,600 pour toute l'année 1967. Si nous éliminons les 50 premiers jours de 1967, soit jusqu'au 19 février, donc 13.7% de l'année, et si nous calcu- lons ce pourcentage des $17,600, nous enlevons ainsi $2,411.20 à la somme revendiquée pour 1967. Ceci, ajouté aux $7,200 rejetés pour l'an- née 1966, donne un total de $9,611.20. Puis- qu'on a ajouté 10% au coût total de la main- d'oeuvre pour les frais généraux, il convient de soustraire aussi du total -la somme de $961.12, ce qui donne une déduction globale de $10,572.32 au titre des frais de main-d'oeuvre. La rubrique suivante comprend le matériel uti- lisé pour le nettoyage, soit les frais de location de la grue à $15 l'heure pour lesquels la récla- mation s'élève à $3,375 pour 1966, ce qu'on doit rejeter, et $8,250 pour toute l'année 1967. Une fois déduit 13.7% de $8,250, ce chef de demande est réduit de $1,130.25, ce qui, ajouté aux $3,375 rejetés pour 1966, donne une réduc- tion totale de $4,505.25 de la réclamation au titre du matériel. La troisième et dernière rubri-
que mentionnée dans la demande concerne des remises faites à des clients, $765 pour 1966 et $1,869 pour toute l'année 1967. Soustraction faite à nouveau de 13.7% de ces $1,869, nous obtenons une réduction de $256.05, ce qui, ajouté à $765 pour 1966, donne une réduction totale de $1,021.05. sous cette rubrique. En additionnant la part des frais de main-d'oeuvre atteinte par la prescription, soit $10,572.32, la part des frais d'utilisation de matériel atteinte par la prescription, soit $4,505.25, et la part des remises faites aux clients atteinte par la pres cription, soit $1,021.05, nous arrivons à un total de $16,098.62 qui peut être arrondi à $16,098 qui, déduit de la somme totale de $96,328 demandée dans la pétition modifiée, laisse un solde de $80,230 qu'à mon avis la demande- resse est en droit de réclamer.
Dans son témoignage, Leebosh affirma qu'il pouvait déterminer les quantités vendues à partir des livres de la demanderesse car il con- naissait les majorations de prix et pouvait faire ses calculs sur cette base; il affirma aussi que les documents relatifs aux stocks montrent quel pourcentage d'acier se trouvait à l'extérieur. Aucun document précis n'appuie ses chiffres relatifs à la quantité d'acier nettoyé et les fiches de présence des employés n'indiquent pas ce qu'ils faisaient à un moment donné. Aucun document ne permet de vérifier que la demande- resse aurait pu employer trois ouvriers de moins, s'il n'y avait pas eu de nettoyage, sur environ dix ouvriers qui travaillaient au chantier à la fin de 1966 et en 1967, et il n'y a pas non plus de chiffres détaillés pour appuyer le coût du nettoyage fixé à $16 la tonne, ni pour confir- mer qu'on doit évaluer les frais d'utilisation de la grue compte tenu d'une demi-heure par tonne à nettoyer; or, ce sont les chiffres qu'il a utilisés comme base pour ses calculs. Il fit remarquer cependant que le chiffre de $17,600 établi pour 1967, par exemple, pour les frais de main-d'oeu- vre correspond au nettoyage de 15% du tonnage entreposé à l'extérieur au prix de $16 la tonne et équivaut à peu près au salaire de trois employés, ce qui tend à confirmer les indications de la direction, à savoir que le nettoyage représentait le travail à plein temps d'environ trois employés. En outre, son témoignage concernant l'emploi de trois ouvriers au nettoyage ainsi que
l'hypothèse selon laquelle environ deux tiers des stocks étaient entreposés à l'extérieur furent corroborés par Walter Sacks. I. Sacks donna le chiffre de 15% pour l'acier qui devait être net- toyé et la défenderesse n'a pas contesté ce témoignage. Le montant de la demande établi par Leebosh fut calculé sur la base que deux tiers du tonnage étaient entreposés à l'extérieur, que 15% de celui-ci devait être nettoyé au coût de $16 la tonne, que le coût de la grue, opéra- teur compris, était de $15 l'heure et qu'il fallait une demi-heure pour nettoyer une tonne d'acier. Quant au tonnage qui n'a été ni entreposé à l'intérieur ni nettoyé, à savoir les 85% restant du tonnage entreposé à l'extérieur, on estima qu'il fut effectué une remise de $3 la tonne aux clients sur environ 10% de cet acier à la suite de plaintes des clients; c'était le troisième élément de la réclamation, d'un montant relativement faible. Dans l'ensemble, je pense donc que la. demande a été calculée de manière raisonnable,, et comme aucune preuve n'a été apportée pour la contester, je conclus que la demanderesse est en droit de recouvrer le montant de $80,230 avec intérêt à compter du 19 février 1969, date du début des procédures, et les dépens.
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