Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

48/73
In re la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, c. C-19; in re un appel de la décision du tribunal de la citoyenneté canadienne; et in re Sydney Durward Tremayne (Appelant)
Cour d'appel de la citoyenneté, le juge Maho- ney—Ottawa, le 25 mars 1974.
Citoyenneté—Appel d'un rejet d'une demande de citoyen- neté—L'appelant est-il «de bonne vie et mceurs»—A-t-il «une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne»—Déclaré coupable d'une infraction criminelle—Condamné d une peine d'emprisonnement et mis en liberté conditionnelle—Y a-t-il preuve de réhabilitation— Loi sur la citoyenneté canadienne, art. 10(1)d) et f).
La question de savoir si la personne demandant la citoyenneté est «de bonne vie et moeurs», au sens de l'article 10(1)d) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, doit être déterminée en fonction de l'époque à laquelle la Cour exa mine la question; une telle personne qui a été déclarée coupable d'une infraction criminelle peut à bon droit être déclarée de bonne vie et moeurs si elle a purgé sa condamna- tion, en prison ou autrement, si elle a par la suite démontré par sa conduite et sa manière de vivre qu'elle s'est réhabili- tée et si elle présente à la Cour les témoignages de person- nes, autres que des parents, sur sa manière de vivre en citoyen respectueux des lois et utile à la société.
Arrêt approuvé: In re Dervishian [1968] 2 R.C.É. 384.
APPEL d'une décision du tribunal de la citoyenneté.
AVOCATS:
P. D. Eberlie pour l'appelant. P. Beseau amicus curiae.
LE JUGE MAHONEY—Le présent appel est interjeté d'une décision du tribunal de la citoyenneté canadienne, recommandant au Secrétaire d'État de ne pas accorder de certifi- cat de citoyenneté à l'appelant. Cette décision était fondée sur la conclusion que l'appelant ne répondait pas aux exigences des alinéas d) et f de l'article 10(1) de la Loi sur la citoyenneté canadienne.
10. (1) Le Ministre peut, à sa discrétion, accorder un certificat de citoyenneté à toute personne qui n'est pas un citoyen canadien, qui en fait la demande et démontre à la satisfaction du tribunal
cl) qu'elle est de bonne vie et moeurs et n'est pas sous le coup d'une ordonnance d'expulsion;
f) qu'elle possède une connaissance suffisante des res- ponsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne et a l'intention d'observer le serment d'allégeance ... .
L'appelant est sujet britannique et est marié à une citoyenne canadienne, infirmière diplômée. Ils n'ont pas d'enfants, mais l'appelant subvient partiellement aux besoins de sa fille agée de dix ans, confiée à la garde de sa première femme après leur divorce. La pension alimentaire a été versée régulièrement. C'est après avoir été mis en liberté conditionnelle que l'appelant a divorcé et s'est remarié.
L'appelant est écrivain et réside au Canada depuis plus de 13 ans; il s'est absenté un an en 1964 et 1965, alors qu'il tentait d'établir une agence canadienne d'information à l'étranger. Au Canada, avant 1969, il a été agent d'informa- tion pour une université, rédacteur en chef d'une revue professionnelle et a été employé dans les services d'information et de rédaction de quotidiens de deux villes canadiennes.
Au début de 1969, l'appelant, alors âgé de 35 ans, fut déclaré coupable de possession de stu- péfiants en vue de faire du trafic et condamné à 14 ans de prison. En appel, la peine fut réduite à sept ans. Il s'agissait de chanvre indien. Vers la même époque, et par suite de ces circonstances, une ordonnance d'expulsion fut émise contre lui. L'appelant avait déjà été déclaré coupable de vol à deux reprises à 18 et 19 ans, et avait été condamné à une amende de £6 la première fois et à deux années de probation la seconde.
L'appelant semble avoir été un prisonnier exemplaire. Il devint en effet président d'une branche d'une association nationale d'entraide dans cette prison et, sous son impulsion, le nombre des membres passa de 14 à plus de 40. Il remit sur pied le journal de l'institution et lorsqu'on l'invita à le faire, il présenta à un groupe d'étude du gouvernement provincial s'occupant de développement et de bien-être social un exposé remarquable et de grande envergure. Il prit une part active aux program mes éducatifs et récréatifs de la prison, en tant que participant et organisateur. On le considé- rait donc comme un candidat valable à la libéra- tion conditionnelle.
Par suite d'un appel interjeté à la Commission d'appel de l'immigration, celle-ci décida de sur- seoir à l'exécution de l'ordonnance d'expulsion tout en exigeant que l'appelant se présente tous les quatre mois devant un fonctionnaire à l'im- migration, sous réserve d'un nouvel examen de l'appel par la Commission deux ans plus tard. Une fois ledit sursis à l'exécution accordé, il n'y avait plus d'obstacles à la libération condition- nelle et, en moins d'un mois, on lui accorda la libération conditionnelle de jour; il avait purgé 25 mois de sa peine, plus le temps passé en prison entre son arrestation et sa déclaration de culpabilité. Par la suite, dès qu'il fut déclaré admissible, il fut mis en liberté conditionnelle pure et simple.
L'appelant sortit de prison avec $23 en poche et aucune dette. Après avoir vainement tenté sa chance comme vendeur, il utilisa son talent d'écrivain pour travailler à la fois comme jour- naliste à la pige et comme expert-conseil en communications. Entre autres choses, il rédigea des articles pour une campagne provinciale fructueuse, dont le but était d'encourager l'adoption des enfants difficiles à placer, il écri- vit des articles pour des revues spécialisées et fonda un journal hebdomadaire. Avec l'appro- bation de son agent de libération conditionnelle, il avait entre-temps établi son crédit dans une banque à charte et contracté une dette d'au plus $7,000.
Le journal eut un certain succès, sauf sur le plan financier; mais le succès grandissant, l'ap- pelant disposait moins de temps pour s'adonner à des occupations plus lucratives. Il vendit donc sa part à un copropriétaire et trouva une place dans un organisme gouvernemental à un salaire annuel dépassant $14,000. Il s'agissait d'un tra vail dans le domaine des services d'information. L'appelant gagne présentement plus de $16,000 par année; sa dette envers la banque est infé- rieure à $5,000 et il évalue son actif net à plus de $6,000. Sa libération conditionnelle n'est assortie d'aucune condition spéciale et il n'est désormais plus tenu de se présenter devant la police.
L'appelant révéla aux autorités gouvernemen- tales concernées le fait qu'il était en liberté conditionnelle et les circonstances de sa con-
damnation; le fonctionnaire qui effectua l'entre- vue avant sa nomination et qui, en fait, devint son supérieur immédiat, en était également informé. L'appelant s'avisa que la citoyenneté canadienne lui serait utile pour s'élever dans la fonction publique. Il demanda alors à la Com mission d'appel de l'immigration d'examiner à nouveau son ordonnance d'expulsion quelques mois avant l'expiration du délai de deux ans. La Commission accéda à sa requête, et, finalement, annula l'ordonnance d'expulsion. L'appelant présenta immédiatement une demande de certi- ficat de citoyenneté canadienne, demande qui fut rejetée par le tribunal de la citoyenneté canadienne.
Le représentant de l'appelant l'interrogea sur tous les points de l'article 10(1) susceptibles de justifier une décision défavorable. Il n'y a assu- rément aucun point mentionné en faveur de l'appelant dans la décision du tribunal avec lequel je sois en désaccord.
L'appelant n'était pas sous le coup d'une ordonnance d'expulsion à l'époque en cause et la décision portant qu'il ne répondait pas aux exigences de l'article 10(1)d semble donc fondée uniquement sur la conclusion qu'il n'était pas de bonne vie et moeurs. Par ailleurs, il appert que l'appelant avait déjà prononcé le serment d'allégeance et qu'il avait fermement l'intention de l'observer. Vu son expérience et ses activités journalistiques dans plusieurs régions du Canada, vu aussi son long séjour au Canada et son intelligence manifeste, c'est sans doute en se fondant sur une insuffisance quali tative de sa «connaissance des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne» que le tribunal a conclu qu'il ne répondait pas aux exigences de l'article 10(1),O. Du point de vue quantitatif, la connaissance de l'appelant à cet égard n'est sûrement pas insuffisante, et si l'on a décelé chez lui une insuffisance qualitative, c'est sans doute en raison des circonstances qui ont permis de conclure qu'il n'était pas de bonne vie et moeurs. Il s'ensuit donc qu'il suffit de déterminer si l'appelant est de bonne vie et moeurs.
Siégeant en Cour d'appel de la citoyenneté
lors d'un appel' interjeté par une personne déclarée coupable de vol à l'étalage et condam- née à $25 d'amende un peu moins de quatre ans avant que le tribunal de première instance ne conclue qu'elle n'était pas de bonne vie et moeurs, le président Jackett, le juge Noël (tels étaient alors leurs titres) et le juge Dumoulin accueillirent l'appel. En rendant cette décision, ils soulignèrent qu'il faut déterminer si une per- sonne est de bonne vie et moeurs en fonction de l'époque à laquelle la Cour examine la question et non en fonction d'une époque antérieure la proximité d'un acte criminel prouvé ou avoué entraînerait très certainement une conclusion négative. Ils poursuivirent en disant [aux pages 385, 386]:
[TRADUCTION] Nous sommes d'avis que, lorsqu'une per- sonne déclarée coupable d'une infraction criminelle a purgé la peine d'emprisonnement qui lui a été imposée ou s'est acquittée de quelque autre manière de toute condamnation prononcée contre elle à l'égard de cette infraction, et que lorsqu'elle a par la suite démontré par sa conduite et sa manière de vivre qu'elle s'est réhabilitée aux yeux des citoyens bien pensants, cette personne peut à bon droit être déclarée de bonne vie et moeurs, au sens de l'article 10(1)(1).
Dans le présent appel, en plus des témoignages de l'appelant et de son épouse, je dispose de ceux de son directeur de banque, de l'agent de libération conditionnelle à qui il rendait compte au début de sa libération conditionnelle, de celui à qui il rend compte présentement, du fonction- naire qui devint son supérieur immédiat lorsqu'il entra au service du gouvernement et de son supérieur immédiat actuel. La décision du direc- teur de prison d'accorder la libération condition- nelle de jour, celle de la Commission nationale des libérations conditionnelles d'accorder la libération conditionnelle pure et simple et celle de la Commission d'appel de l'immigration par- lent d'elles-mêmes.
On a dit, peut-être facétieusement, que celui qui n'a jamais été emprisonné ne possède aucune preuve documentaire de sa santé d'es- prit. De même, je doute que celui qui n'a jamais été déclaré coupable puisse produire des preu- ves manifestes qu'il est actuellement de bonne vie et moeurs de façon aussi péremptoire que l'appelant peut le faire.
In re Dervishian [1968] 2 R.C.É. 384.
Si l'appelant avait refusé la libération condi- tionnelle et était resté en prison, il aurait fini de purger sa peine au moment de l'audition de cet appel, compte tenu de la pleine réduction de peine pour bonne conduite dont il aurait sans doute bénéficié. Puisque aucune réduction de peine n'est accordée pendant la libération condi- tionnelle, sa peine ne prendra en fait pas fin au cours de l'année. Une telle situation soulève nécessairement la question de savoir si l'appe- lant a purgé ou non la [TRADUCTION] «peine d'emprisonnement qui lui a été imposée ou s'est acquitté de quelque autre manière de toute con- damnation prononcée contre lui».
Le représentant de l'appelant a certainement raison, du point de vue technique, lorsqu'il sou- tient que cette cour n'est pas liée par le principe du stare decisis, même si la décision précédente a été rendue à l'unanimité par trois juges émi- nents. Il faut cependant reconnaître que cette dernière décision crée un précédent.
Dans l'affaire Dervishian, la Cour traitait d'une condamnation à une amende, et, à mon avis, en parlant de s'acquitter «de quelque autre manière» d'une condamnation, elle visait les condamnations autres que l'emprisonnement. La libération conditionnelle n'était certainement pas en cause et le jugement n'en fait pas men tion. Je suis porté à croire que, dans sa décision, la Cour n'a pas envisagé les cas de libération conditionnelle.
On aboutirait à un résultat bien singulier si l'appelant en l'espèce était parvenu, en refusant la libération conditionnelle et en demeurant en prison, à lever un obstacle empêchant de le reconnaître comme étant de bonne vie et moeurs, tout en se privant, selon toute vraisem- blance, de la possibilité de démontrer d'un point de vue pratique qu'il est de bonne vie et moeurs dans des rapports ordinaires et quotidiens avec autrui. Une bonne conduite en prison, même solidement démontrée, ne suffirait certainement pas pour satisfaire aux exigences de l'article 10(1)d).
A mon avis, au moment de sa libération con- ditionnelle, l'appelant avait satisfait aux exigen- ces de la loi en ce qui concerne sa peine d'em- prisonnement. Il eut alors la possibilité de
démontrer qu'il était capable de vivre en citoyen respectueux des lois et utile à la société. S'il avait échoué, il serait retourné en prison et l'issue de cet appel aurait été tout autre. Mais il n'a pas échoué et, après trois ans de liberté conditionnelle, l'appelant peut être reconnu à juste titre comme étant de bonne vie et moeurs au sens de l'article 10(1)d) et comme possédant une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne au sens de l'article 10(1),O.
L'appel est donc accueilli.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.