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T-2013-74
Oneil Lambert (Demandeur)
c.
Sa Majesté la Reine (Défenderesse)
et
Le procureur général du Canada, le procureur général du Québec, et le ministre du Revenu natio nal (Intervenants)
Division de première instance, le juge Addy— Montréal, le 10 décembre 1974; Ottawa, le 25 février 1975.
Impôt sur le revenu—Nouvelle cotisation—Enregistrement d'un certificat couvrant l'impôt sur le revenu, les pénalités et les intérêts dus—Le Ministre perçoit au moyen de saisies- arrêts et d'enregistrements de privilèges contre les biens du contribuable—Il s'agit de déterminer si l'article 223 de la Loi de l'impôt sur le revenu enfreint la règle audi alteram partem et s'il est ultra vires—Il faut également déterminer si l'article 223 est nul et sans effet et contraire à l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits—Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148; S.C. 1970-71-72, c. 63, art. 158(2), 165 et 223—Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44, art. 2e)—Code de procédure civile de la province de Québec, art. 733 et 734.
Le Ministre a établi une nouvelle cotisation relativement au revenu du demandeur et, bien que ce dernier ait déposé un avis d'opposition auxdites cotisations, le Ministre a enregistré un jugement à la Cour fédérale couvrant l'impôt sur le revenu, les pénalités et les intérêts dus. Le demandeur cherche à obtenir un jugement déclaratoire portant que l'article 223 de la Loi de l'impôt sur le revenu est ultra vires parce qu'il enfreint la règle audi alteram partem, ou que l'article 223, en permettant la délivrance et l'enregistrement d'un certificat, est nul et sans effet parce que contraire à l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits.
Arrêt: l'action est rejetée; lorsque les biens d'un contribuable ont été saisis et qu'il est par la suite établi qu'il n'était aucunement assujetti à l'impôt, ledit contribuable a droit à la restitution de ses biens. Le principe audi alteram partem s'applique à la décision finale sur l'assujettissement à l'impôt, qui est une question différente de la privation temporaire de biens ou même de la perte permanente de biens, pourvu qu'il existe un droit à la restitution des biens ou à une compensation pour leur perte. L'intérêt public sous-jacent au pouvoir de déclarer qu'une somme est exigible et aux mesures prises pour s'assurer du paiement de cette somme avant que la question de l'assujettissement ait été définitivement tranchée est d'empê- cher le contribuable de se soustraire au paiement de l'impôt en dilapidant les biens ou en les soustrayant à la juridiction des autorités fiscales. Les pouvoirs conférés au Ministre afin d'as- surer une perception efficace et rapide des impôts ne consti tuent pas une violation de la règle audi alteram partem ni de la Déclaration canadienne des droits.
APPEL en matière d'impôt sur le revenu. AVOCATS:
D. Desaulniers et G. Tremblay pour le
demandeur.
A. Garon, c.r., et J. Ouellet pour la
défenderesse.
M. Leduc pour les intervenants.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier et Robb, Montréal, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada, Ottawa, pour la défenderesse.
Pouliot, Mercure, LeBel, Prud'homme, Verdy et Desrochers, Montréal, pour les interve- nants.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ADDY: Le 30 octobre 1973, conformé- ment à l'article 46 de la Loi de l'impôt sur le revenu', le ministre du Revenu national expédiait au demandeur des avis de nouvelles cotisations
pour les années d'imposition 1968 1971 inclusi- vement, ajoutant environ $454,000 son revenu imposable. Le demandeur a dûment déposé un avis d'opposition à ces cotisations, dans les délais prévus. Par la suite, le demandeur fut informé qu'en conformité de l'article 223 de ladite loi, un certificat ayant même force et effet qu'un juge- ment avait été enregistré à la Cour fédérale du Canada; ce certificat couvrait l'impôt sur le revenu, les pénalités et les intérêts dus sur les nouvelles cotisations, soit au total $209,020.26, au 13 février 1974 et prévoyait aussi des intérêts sur la somme de $141,643.21 au taux de 6% par an à compter du 13 février 1974.
A une date ultérieure, on signifia des avis de saisies-arrêts à des tierces parties, 49 débiteurs et banques qui, prétendait-on, devaient de l'argent au demandeur, ou détenaient des fonds lui apparte- nant; on saisit les actions du demandeur dans quatre compagnies et l'on enregistra des privilèges sur plusieurs terrains lui appartenant.
Le demandeur cherche à obtenir un jugement 1 S.R.C. 1952, c. 148.
déclaratoire portant que l'article 223 de la Loi de l'impôt sur le revenue est anticonstitutionnel et ultra vires du Parlement du Canada, parce que contraire aux principes de justice naturelle et à la Déclaration canadienne des droits, et déclarant ledit article nul et sans effet. Il demande aussi un jugement déclaratoire annulant ledit certificat enregistré par la défenderesse à la Cour fédérale et l'annulation ou la mainlevée des procédures d'exé- cution et des saisies engagées ou effectuées en vertu du certificat.
Le demandeur prétend que l'article 223 de la Loi de l'impôt sur le revenu est ultra vires parce qu'il enfreint la règle audi alteram partem ou, subsidiairement, qu'il est nul et sans effet parce que contraire à l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits, au motif qu'il donnerait au ministre du Revenu national le droit d'émettre un certificat fixant le montant par le contribuable, sans entendre ce dernier ni même l'en aviser, et le droit d'enregistrer ensuite à la Cour fédérale ledit certificat qui est alors réputé avoir la même force et le même effet qu'un jugement. L'article 223 se lit comme suit:
223. (1) Un montant payable en vertu de la présente loi qui est impayé, ou le solde d'un montant payable en vertu de la présente loi, peut être certifié par le Ministre,
a) lorsqu'un ordre a été donné par le Ministre en vertu du paragraphe 158(2) immédiatement après cet ordre, et
b) dans les autres cas, à l'expiration d'une période de 30 jours après le manquement.
(2) Sur production à la Cour fédérale du Canada, un certifi- cat fait sous le régime du présent article doit être enregistré à cette cour et, lorsqu'il est enregistré, il a la même force et le même effet, et toutes les procédures peuvent être engagées à la faveur de ce certificat comme s'il était un jugement obtenu de cette cour pour une dette du montant spécifié dans le certificat, plus l'intérêt couru jusqu'à la date du paiement ainsi qu'il est prescrit dans la présente loi.
(3) Tous les frais et dépens raisonnables se rattachant à l'enregistrement du certificat sont recouvrables de la même manière que s'ils avaient été certifiés et que le certificat eût été enregistré sous le régime du présent article.
A mon avis, il est bien établi en droit que, même si le certificat enregistré, en application du para- graphe (2) précité, a la même force et le même effet qu'un jugement, il ne s'agit pas pour autant,
2 S.C. 1970-71-72, c. 63.
en droit, d'un jugement. (Voir les arrêts M.R.N. c. Bolduc 3 et M.R.N. c. Simard 4 .)
Cependant, le simple fait que ce certificat ne constitue pas un jugement ne signifie pas que l'article 223, en vertu duquel il a été émis, n'est pas ultra vires parce que contraire à la règle audi alteram partem ou sans effet parce que contraire à l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits.
En règle générale, les procédures ou actes admi- nistratifs, impliquant une décision déterminant définitivement des droits, sont eux-mêmes sujets aux règles de common law relatives au droit de se faire entendre ainsi qu'aux dispositions de l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits, alors que des procédures ou actes administratifs ne menant pas une détermination finale des droits n'y sont pas assujettis. Le juge Cartwright (tel était alors son titre) en prononçant les motifs du juge- ment au nom de la Cour suprême du Canada, dans la décision unanime sur l'affaire La Reine c. Ran- dolph 5 , déclarait à la page 266:
[TRADUCTION] Généralement parlant, la maxime audi alteram partem a trait aux décisions de nature définitive affectant les droits des parties, et il en est de même de l'article 2e) de la
Déclaration canadienne des droits, invoquée par les intimés. L'extrait suivant de Broom's Legal Maxims, 10° édition, page 117 est pertinent:
Bien qu'on puisse trouver dans les recueils de jurispru dence des décisions rendues en vertu des lois particulières, qui, à première vue, semblent en conflit avec la maxime, on trouvera, en les examinant de plus près, qu'elles n'y sont pas incompatibles, car cette règle de justice élémentaire exige uniquement qu'une personne ne soit pas assujettie à un jugement définitif ou une condamnation sans avoir eu l'occa- sion de se faire entendre.
Ce principe fut confirmé de nouveau dans une décision majoritaire de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Le Syndicat des Employés du Transport de Montréal (CSN) c. Le procureur général de la province de Québec' et Guay c. Lafleur 7 .
Cependant, même lorsque des droits individuels sont en jeu, il semble que l'obligation, pour une personne ou un office autorisé, d'agir de façon
[1961] R.C.É. 115 la p. 118.
4 [1962] C.T.C. 310, aux pages 314 et 315.
[1966] R.C.S. 260.
6 [1970] R.C.S. 713.
[1965] R.C.S. 12, la p. 16.
judiciaire, par opposition au droit de la personne visée de se faire entendre, n'est pas nécessairement appliquée. Le juge Pigeon, en prononçant le juge- ment de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt récent Howarth c. La Com mission nationale des libérations conditionnelles 8 déclarait:
Dans l'arrêt Calgary Power Ltd. c. Copithorne ([1959] R.C.S. 24), cette Cour a rejeté la prétention que l'obligation d'agir de façon judiciaire s'impose dès que des droits individuels sont visés. M. le juge Martland a déclaré au nom de la Cour la page 30):
[TRADUCTION] ... l'intimé a prétendu qu'une fonction est de nature judiciaire ou quasi judiciaire lorsque son exercice entraîne l'extinction ou la modification de droits ou d'intérêts individuels au profit d'une autre personne, à moins qu'une intention contraire ne se dégage distinctement de la disposi tion législative. Cette proposition, à mon avis, va trop loin en définissant ainsi les fonctions de nature judiciaire ou quasi judiciaire. Pour déterminer si un organisme ou une personne exerce des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, il est nécessaire d'examiner l'objet précis de ses fonctions et ensuite de déterminer si on lui fait un devoir d'agir de façon judiciaire. Comme le disait le juge en chef Lord Hewart dans l'arrêt Rex c. Legislative Committee of the Church Assem bly ([1928] 1 K.B. 411 à la p. 415):
Pour répondre au critère exigé, il ne suffit pas qu'un organisme soit habilité par la loi à trancher des questions touchant les droits de citoyens; il faut qu'en plus il soit tenu d'agir de façon judiciaire.
Ce passage a été cité et approuvé par le comité judiciaire du Conseil privé dans l'arrêt Nakkuda Ali c. M.F. DeS. Jayaratne ([1951] A.C. 66; [1950] 2 W.W.R. 927).
Il s'agit donc de déterminer en droit si l'émission du certificat et son enregistrement à la Cour fédé- rale du Canada constituent en fait une décision définitive sur des droits fondamentaux du demandeur.
Il est évident que si un jugement tranche la question de l'assujettissement à l'impôt et de son montant, il ne sera plus possible d'être entendu sur le fond de l'affaire, à moins d'une erreur dans la conduite du procès ou dans la décision elle-même, qui découle en droit de la preuve soumise au procès ou, dans le cas d'un jugement rendu sur défaut de comparaître ou de plaider, des faits allégués dans les plaidoiries. Dans le cas d'un certificat émis en vertu de l'article 223, il existe cependant un droit absolu d'être entendu sur le fond s'il est fait oppo sition à la cotisation dans le délai prévu à cet égard; l'article 165 décrit la procédure d'opposi-
8 (1975) 18 C.C.C. (2e) 385.
tion, impose au Ministre l'obligation d'examiner de nouveau la cotisation et confère aussi au contri- buable le droit d'interjeter appel directement à la Commission de révision de l'impôt ou à la Cour fédérale.
La procédure décrite dans la Loi donne au contribuable le droit absolu de faire opposition à la cotisation soit avant soit après l'enregistrement du certificat, selon la date à laquelle le Ministre a émis et enregistré ledit certificat. Il est évident que l'émission du certificat ne met pas fin au droit du contribuable de faire opposition à la cotisation. Il permet cependant de mettre en oeuvre des procé- dures d'exécution à l'encontre des biens du contri- buable avant même l'audition définitive de la ques tion de l'assujettissement, au cas où, dans l'intervalle, le contribuable ne paie pas l'impôt. L'obligation de payer l'impôt en attendant la déci- sion définitive sur l'assujettissement, ne signifie pas que la question de l'imposition du contribuable est définitivement tranchée puisqu'en dépit de ce paiement, il peut toujours faire opposition à la cotisation et, s'il obtient gain de cause, réclamer le remboursement de tout paiement en trop, après ladite décision définitive. Il s'agit évidemment de deux questions différentes. Bien que le droit d'en- registrer un certificat, avant que la question de l'assujettissement à l'impôt ait été tranchée défini- tivement, puisse être considéré comme un droit extraordinaire et bien qu'il entraîne le droit de prendre des mesures exécutoires qui à son tour implique le droit de saisir des biens puis de les aliéner par vente ou autrement, cet aspect exécu- toire est simplement un moyen de garantir ou d'assurer le paiement de l'impôt par le contribua- ble, avant ou après que la question de son assujet- tissement ait été définitivement tranchée.
Pour régler le présent litige, il est important de tenir compte du fait que le contribuable a le droit de demander à la Cour d'empêcher la vente ou l'aliénation de tout bien saisi et si, avant que la question de l'assujettissement à l'impôt ne soit définitivement tranchée, il peut démontrer que son opposition à la cotisation est fondée et s'il établit aussi que la vente de ses biens à ce moment lui causerait un préjudice, il a le droit de demander la suspension de toute vente ou autre aliénation prévue ou, dans des circonstances particulières, la
mainlevée de toute mesure exécutoire sur certains biens susceptibles de s'avarier ou de se détériorer.
Il a été décidé que ni la procédure sommaire instituée par le Parlement à la suite de l'adoption de dispositions permettant l'enregistrement d'un certificat, ni les effets en découlant, après la mise en œuvre des mesures exécutoires, nonobstant un appel à l'encontre de la cotisation, ne constituaient un abus d'autorité et n'étaient ni oppressifs ni déraisonnables ni inhabituels ni extraordinaires. Voir l'affaire Morch c. M.R.N. 9 .
On a aussi déjà décidé que la présente cour avait le droit d'examiner les faits sur lesquels se fonde le droit du Ministre d'émettre et d'enregistrer le certificat. Voir l'affaire M.R.N. c. Bolduc (pré- cité) aux pages 118-119.
L'obligation de payer l'impôt, sous réserve du droit de contester l'assujettissement final à cet impôt naît au moment la cotisation a été éta- blie. Il faut dire encore qu'il n'y a rien d'extraordi- naire à cette procédure qui a été utilisée depuis de nombreuses années dans d'autres lois fiscales. En droit municipal, par exemple, l'obligation de payer l'impôt sur les terrains naît au moment la cotisation est établie et la contribution fixée, sous réserve à nouveau du droit de faire opposition à la cotisation dans les délais prévus dans la loi fiscale pertinente. Le droit de saisir des biens, sans que leur propriétaire ait eu la possibilité de se faire entendre, existe depuis de nombreuses années et on le trouve par exemple dans différentes lois provin- ciales relatives aux débiteurs défaillants. En vertu de cette législation, un soi-disant créancier a tou- jours été autorisé à demander ex parte la saisie des biens de son prétendu débiteur, s'il peut démontrer de manière satisfaisante qu'il pense que ledit débi- teur s'est soustrait à la juridiction dans le but d'éviter la signification d'une action judiciaire ou d'éviter une saisie ou encore de frustrer ses créan- ciers. Après une telle saisie, le soi-disant créancier a aussi le droit de faire vendre certains biens périssables de son prétendu débiteur sans que ce dernier soit entendu. Il existe par exemple dans la province de Québec, réside le présent deman- deur, une procédure de saisie avant jugement prévue aux articles 733 et 734 du Code de procé- dure civile.
9 [1949] R.C.É. 327.
Dans le cas de la Loi de l'impôt sur le revenu, lorsque les biens d'un contribuable ont été saisis et qu'il est par la suite établi qu'il n'était aucunement assujetti à l'impôt, ledit contribuable a évidem- ment droit à la restitution de ses biens. Le principe audi alteram partem s'applique à la décision finale sur l'assujettissement à l'impôt, qui est une ques tion tout à fait différente de la privation tempo- raire de biens ou même de la perte permanente de biens, pourvu qu'il existe un droit à la restitution des biens ou à une compensation pour leur perte.
L'intérêt public sous-jacent aux diverses législa- tions fiscales, conférant le pouvoir de déclarer qu'une somme est exigible avant que la question de l'assujettissement à l'impôt ait été définitivement tranchée et conférant le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour s'assurer du paiement de cette somme, par la saisie de biens et éventuelle- ment leur vente, est évidemment fondé sur le principe voulant que les autorités fiscales disposent de certains moyens pour empêcher le contribuable de se soustraire au paiement de l'impôt en dilapi- dant les biens ou en les soustrayant à leur juridic- tion. Lorsqu'est préservé le droit fondamental du contribuable à une décision au fond, sur la ques tion de son assujettissement à l'impôt, comme c'est le cas dans la Loi de l'impôt sur le revenu, les pouvoirs conférés au ministre du Revenu national par l'article 223 afin d'assurer une perception effi- cace et rapide des impôts ne constituent pas une violation de la règle audi alteram partem et de la Déclaration canadienne des droits. Cet article doit bien sûr être lu en corrélation avec les autres dispositions déjà mentionnées de la Loi.
L'action est donc rejetée, avec dépens.
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