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A-249-74
Le procureur général du Canada et le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration (Appelants)
c.
Thomas Overton Jolly (Intimé)
Cour d'appel, les juges Thurlow et Ryan et le juge suppléant Sheppard—Vancouver, les '27, 28 et 29 janvier; Ottawa, le 13 février 1975.
Examen judiciaire—Immigration—Ordonnance d'expul- sion—Catégories interdites de personnes—Association avec le parti des Panthères Noires—Y a-t-il «raisonnablement lieu de croire» que le parti est subversi,J?—Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, art. 5, 22 et 26—Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10, art. 30—Déclaration cana- dienne des droits, S.C. 1960, c. 44 (S.R.C. 1970, Ann. III)— Loi sur la Cour fédérale, art. 28.
L'intimé est entré au Canada, en provenance des États-Unis, à titre de visiteur non immigrant et a présenté une demande de résidence permanente. Conformément à l'article 22, un rapport a été établi, suivi d'une enquête spéciale et d'une ordonnance d'expulsion à l'endroit du requérant en tant que membre de la catégorie de personnes interdite décrite à l'article 5(l) de la Loi sur l'immigration, parce qu'il était associé au parti des Panthè- res Noires, organisation préconisant le renversement par la force. La Commission d'appel de l'immigration a accueilli l'appel interjeté de l'ordonnance d'expulsion. Le Ministre a interjeté appel de cette décision et a aussi introduit, en vertu de l'article 28, une demande d'examen et d'annulation. L'intimé a formé un contre-appel mais, au cours de l'audience, n'a pas été en mesure de proposer les modifications qu'il cherchait à obtenir dans le jugement.
Arrêt: l'appel est accueilli et l'affaire renvoyée à la Commis sion d'appel de l'immigration pour nouvelle audition. Le contre- appel est rejeté. La règle de preuve prévue à l'article 26(3) de la Loi sur l'immigration autorise l'enquêteur spécial à recevoir «toute preuve qu'il estime digne de foi dans les circonstances particulières à chaque cas». La Commission pouvait fonder sa décision sur un document, si elle jugeait son contenu digne de foi dans les circonstances de l'espèce. Par contre, si la Commis sion a jugé ce document inutile parce que son contenu ne se révélait pas conforme aux règles de preuve en matière civile, ce rejet est entaché d'une erreur de droit. Aux termes de l'article 5(T), il ne s'agissait pas de déterminer si l'organisme en cause était réellement une organisation subversive, mais si «il y a raisonnablement lieu de croire» qu'elle correspondait à ce type d'organisation. Toutefois, même si l'intimé fournissait un com mencement de preuve déniant ce fait, le Ministre devait seule- ment démontrer l'existence de motifs raisonnables d'y croire. Il pouvait 3'en tenir et n'était pas tenu d'établir l'existence réelle du caractère subversif de l'organisation. Faute de s'être conformée à ces normes de preuve, la décision de la Commis sion est invalide. L'autre prétention de l'intimé selon laquelle l'article 5(l) était sans effet car il enfreindrait les droits à la liberté d'association, la liberté de parole et la liberté de presse que protège la Déclaration canadienne des droits, n'était pas fondée. L'intimé, un étranger, n'a de droit au Canada que dans
la mesure la Loi sur l'immigration lui en accorde. L'article 5(1) de la Loi définit simplement une catégorie d'étrangers qui n'ont pas l'autorisation de demeurer au Canada. Il n'impose aucune sanction à cette catégorie d'étrangers ni n'enfreint leurs
droits.
Arrêt suivi: Prata c. Le ministre de la Main-d'oeuvre et de
l'Immigration, (1975) 52 D.L.R. (3') 383.
EXAMEN judiciaire et appel. AVOCATS:
N. D. Mullins, c.r., pour l'appelant. R. N. Stern pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada, pour l'appelant.
Shrum, Liddle et Hebenton, Vancouver, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE THURLOW: Il s'agit d'un appel d'une décision de la Commission d'appel de l'immigra- tion qui a accueilli l'appel interjeté par l'intimé d'une ordonnance d'expulsion rendue le 9 août 1972 son endroit par un enquêteur spécial, en vertu de la Loi sur l'immigration. Il s'agit, en outre, d'une demande d'examen et d'annulation de cette décision en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale et d'un contre-appel interjeté par l'intimé. Toutefois, au cours des débats, l'avocat de l'intimé n'a été en mesure de proposer aucune modification qu'il cherchait à obtenir dans le jugement.
L'intimé était entré au Canada en provenance des États-Unis à titre de visiteur non immigrant en mai 1971 et, pendant son séjour au Canada, il avait fait une demande de résidence permanente. Conformément à l'article 22, un rapport a été établi à son endroit et, à la suite d'une enquête spéciale, une ordonnance d'expulsion a été rendue contre lui, déclarant notamment:
[TRADUCTION] vous appartenez à la catégorie interdite de per- sonnes décrite à l'alinéa 51) de la Loi sur l'immigration parce que vous êtes une personne qui était associée d'une organisa tion, à savoir le parti des Panthères Noires qui, au moment de cette association, préconisait le renversement par la force du régime, des institutions ou des méthodes démocratiques, tels qu'ils s'entendent au Canada, et vous n'avez pas convaincu le Ministre que vous avez cessé d'être associé de cette organisa-
tion et que votre admission ne serait pas préjudiciable à la sécurité du Canada,
Dans le présent appel, on ne conteste aucune- ment le fait que l'intimé a été associé d'une organi sation ou d'un corps connu sous le nom de parti des Panthères Noires aux États-Unis à compter de 1968 jusqu'à son arrivée au Canada en 1971. La question est de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en ne concluant pas que le parti des Panthères Noires était une organisation, un groupe ou un corps relevant du paragraphe 51) de la Loi sur l'immigration, dont voici le texte:
5. Nulle personne, autre qu'une personne mentionnée au paragraphe 7(2), ne doit être admise au Canada si elle est membre de l'une des catégories suivantes:
1) les personnes qui sont ou ont été, en tout temps, avant ou après le 1" juin 1953 ou à cette date, membres ou associés d'une organisation d'un groupe ou d'un corps quelconque, qui, à ce qu'il y a raisonnablement lieu de croire, favorise ou préconise, ou à l'époque ces personnes en étaient membres ou associés, ont favorisé ou préconisé, le renversement, par la force ou autrement, du régime, des institutions ou des métho- des démocratiques, tels qu'ils s'entendent au Canada, excepté les personnes qui convainquent le Ministre qu'elles ont cessé d'être membres ou associés de telles organisations, de tels groupes ou corps, et dont l'admission ne serait pas préjudicia- ble à la sécurité du Canada;
Il faut remarquer que les conclusions de l'enquê- teur spécial ne répondent pas précisément aux modalités du paragraphe 5/). Selon ce paragraphe, l'appréciation en la matière est liée à ce qu'«il y a raisonnablement lieu de croire», etc. L'enquêteur spécial a poursuivi son enquête et décidé que le parti des Panthères Noires était en fait, au moment l'intimé en faisait partie, une organisa tion qui préconisait le renversement par la force, etc.
L'appel interjeté devant cette cour invoque deux erreurs de droit, savoir, (1) que la Commission a refusé d'admettre la preuve reçue par l'enquêteur spécial et tendant à démontrer le caractère subver- sif du parti des Panthères Noires; et (2) que la Commission s'est égarée et n'a pas tranché la bonne question en concluant que le parti des Pan- thères Noires n'était pas en fait une - organisation subversive, au lieu de mener son enquête en se demandant si il y avait «raisonnablement lieu de croire» que le parti des Panthères Noires était une organisation subversive du type de celle mention- née au paragraphe 51).
Le dossier soumis à l'enquêteur spécial compre- nait à la fois le témoignage fourni par l'intimé au cours de son interrogatoire et celui du docteur Kenneth O'Brien professeur adjoint de sciences sociales à l'Université Simon Fraser, et y figu- raient notamment les pièces «G» et «H». La seule preuve nouvelle soumise à la Commission d'appel de l'immigration, dans le cadre de l'appel interjeté devant elle, consistait en trois affidavits déposés respectivement par un avocat exprimant des opi nions sur les droits fondamentaux de l'individu, par un membre du parti des Panthères Noires et par l'avocat représentant cette organisation. Ces documents ont été déposés au nom de l'intimé et reçus par la Commission.
La première des prétentions de l'appelant se fonde sur la façon dont la Commission a apprécié les pièces «G» et «H».
La pièce «G» est une photocopie du numéro d'un journal censé paraître toutes les deux semaines sous le titre de The Black Panther. La pièce «H» est une copie d'un volume intitulé
[TRADUCTION] ÉMEUTES, DÉSORDRES D'ORDRE CIVIL ET CRIMINEL
AUDIENCES
tenues par le
SOUS-COMITÉ
PERMANENT DES ENQUÊTES
du
COMITÉ DES
ACTIVITÉS GOUVERNEMENTALES SÉNAT DES ÉTATS-UNIS
Quatre-vingt-onzième Congrès
PREMIÉRE SESSION
EN APPLICATION DE LA RÉSOLUTION 26 DU SÉNAT, 91' CONGRES
PARTIE 19
A l'usage du Comité des opérations gouvernementales
Une partie de ce volume est consacrée au parti des Panthères Noires.
La Commission après avoir cité de larges extraits des témoignages fournis par l'intimé et le docteur O'Brien a déclaré:
Ces preuves, si elles ne sont pas contredites suffisent à établir que le parti des Panthères Noires en tant que parti n'était pas une organisation qui préconisait le renversement par la force, ce qui transfère à l'enquêteur spécial la charge de prouver qu'elle
l'était, et Mullins en tant qu'avocat pour l'enquêteur spé- cial, a tenté de le faire. Notamment, il a produit deux publica tions, et il a interrogé M. Jolly et contre-interrogé M. O'Brien de façon approfondie au sujet de certaines parties de celles-ci.
Puis, la Commission s'est attachée à examiner les pièces «G» et «H», la première donnant lieu à un commentaire couvrant six pages de l'exposé de ses motifs et la seconde quatre pages.
Voici ce que la Commission a notamment déclaré à propos de la pièce «H»:
Il est apparemment imprimé par le United States Government Printing Office et il va de la page 3721 la page 4159 plus un appendice. Il fait apparemment partie d'une série de volumes, et selon M` Mullins, contient, bien que non exclusivement, une transcription des audiences tenues devant le Comité concernant le parti des Panthères Noires. A l'enquête, l'avocat de M. Jolly s'est élevé vigoureusement contre l'admission de cette publica tion, pour la raison qu'elle n'était pas reconnue comme un rapport de comité du Congrès. On passa outre à cette objection. A l'appel, Stern plaida dans le même sens.....
Il semblerait que Stern voulait dire que la pièce «H» était inadmissible parce que rien n'attestait qu'elle était une trans cription conforme et exacte de l'audience devant le comité du Sénat. Mullins a riposté en renvoyant à l'article 26(3) de la Loi sur l'immigration:
(3) L'enquêteur spécial peut, à l'audition, recevoir toute preuve qu'il estime croyable ou digne de foi dans les circon- stances particulières à chaque cas, et baser sa décision sur cette preuve.
Dans l'affaire Trefeissen c. le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration (1975) 8 A.I.A. 79, «la preuve» à l'appui d'un motif énoncé dans l'ordonnance d'expulsion était une lettre énonçant certains faits allégués qui ont été niés par le sujet de l'enquête. La Cour a rejeté ce motif de l'ordonnance d'expulsion pour la raison que la lettre était une preuve docu- mentaire par ouï-dire, ainsi «irrecevable comme preuve, et, ayant été admise, n'a rien prouvé» (page 48). Mullins tout en acceptant la raison de la décision de l'affaire Trefeissen, à laquelle nous reviendrons, s'est opposé à la déclaration précitée, soulignant que si l'enquêteur spécial était limité aux règles ordinaires de la preuve quant à la recevabilité qui règnent dans une cour de justice, l'article 26(3) de la Loi sur l'immigration serait superflu. A son avis, le mot «preuve» dans le paragraphe doit «signifier des renseignements pertinents, ou ce que vous avez, qu'il considère comme croyables ou dignes de foi.» Quant à la recevabilité, je pense que ce qui précède est juste. Les affaires Trefeissen et Pareja peuvent être présentées d'une manière trop large à cet égard. L'admission de «la preuve» par l'enquêteur spécial qui ne serait pas recevable dans une cour de justice n'annule pas l'enquête. La question de l'importance à attribuer à cette «preuve» est cependant une question différente, et ceci nous amène à une objection beaucoup plus fondamentale à la pièce «H» que le fait qu'elle n'était pas homologuée et c'est que son contenu ne peut pas être accepté par votre cour comme une preuve de quoi que ce soit.
Un examen de la pièce «H» indique qu'un certain nombre de témoins ont déposé, certains sous serment, devant un «Sous- comité sénatorial des enquêtes (Senate Sub -Committee on Investigations) sous la présidence du sénateur McLellan de l'Arkansas. D'après son nom, le sous-comité effectuait manifes- tement des enquêtes. Peu de garanties judiciaires, le cas échéant ont été appliquées aux procédures, assez naturellement étant donné qu'elles n'étaient aucunement judiciaires par nature. Il n'apparaît pas clairement si les audiences étaient ouvertes au public bien que la transcription alléguée des audi tions, pièce «H», semble être à la disposition du public pour la somme de $2.50 et qu'elle se trouve, selon Mullins, à la bibliothèque publique de Vancouver. Mais rien de son contenu ne peut être accepté dans le présent appel comme preuve que le parti des Panthères Noires préconisait la subversion, ou comme preuve de quelque chose intéressant le parti des Panthères Noires.
Or nous ne connaissons pas «l'autorité publique», s'il en est, en vertu de laquelle le sous-comité du Sénat a mené son enquête. Nous pouvons supposer, mais nous ne le savons pas, que les sujets de leur enquête, le parti des Panthères Noires entre autres, sont des questions d'intérêt public. Mais ce qui est le plus incontestable, il n'y a aucune preuve que le comité ait jamais effectué un rapport, soit parvenu à une conclusion au sujet d'une allégation pertinente touchant le parti des Panthères Noires. Aucun rapport de ce genre n'est indiqué à la pièce (H». Mullins quand on le lui a demandé, a déclaré qu'il ne savait pas si des recommandations avaient été présentées par le sous- comité. On a fait également mention de l'article 30(10)a)(i) et de l'article 30(11) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10.
Dans l'appel en cause, évidemment, on n'a jamais soutenu que l'appelant Jolly a déposé devant le sous-comité du Sénat et il ne l'a pas fait. Un examen de la pièce «H» révèle qu'aucun membre du parti des Panthères Noires n'a témoigné sauf deux prétendus ex-membres mécontents du parti. Aucune preuve n'a été fournie quant à l'établissement ou la compétence du sous- comité qui était en tous cas un comité d'un état étranger. L'affaire Mazerall ne peut pas être utilisée comme un précé- dent en vue de l'admission de la pièce «H» comme preuve de quelque chose se rapportant au présent appel; elle n'a aucune valeur relativement aux présentes procédures et son contenu ne peut pas être pris en considération.
... Le jugement Martin a été suivi dans l'affaire Gee c. Freeman (1958) 26 W.W.R. 546, 16 D.L.R. (2') 65 (B.C.) et nous trouvons à la page 76:
[TRADUCTION] Je pense que le jugement rendu dans l'af- faire Martin c. Law Society of B.C. [1950] 3 D.L.R. 173, indique clairement que je peux admettre d'office ce que l'adhésion au communisme suppose.
La Cour a accepté la même proposition dans l'affaire Cronan. C'est de toute évidence la marque distinctive de l'admission d'office qui est définie dans l'ouvrage de Phipson, précité, alinéa 10, comme «la connaissance prise par la cour elle-même de certaines questions qui sont si notoires, ou si clairement reconnues que la preuve de leur existence est répu- tée superflue». Il souligne ensuite que les juges peuvent utiliser
leur connaissance générale des affaires courantes mais qu'ils ne peuvent pas agir d'après des connaissances des croyances privées. Il se peut bien que lorsque l'affaire Martin a été tranchée, la nature du communisme était si notoire qu'un tribunal pouvait l'admettre d'office, de plus, la date de l'affaire est importante (elle a été entendue par la Cour d'appel le 20 avril 1950) et l'élément de contrôle par une puissance étran- gère, le relent de la trahison, n'était évidemment pas éloigné des esprits des savants juges. Aucun de ces éléments n'est présent dans l'appel en cause. Même si les allégations présentées au sous-comité avaient été prouvées devant un tribunal, dans une autre affaire, la cour ne pouvait pas les admettre d'office (Lazard c. Midland Bank [1933] A.C. 289).
La pièce «H» alors est totalement dénuée de valeur comme preuve. Aucune des dépositions de M. Jolly ou de M. O'Brien à l'enquête qui a été longue ne peut être déclarée de nature à faire de la totalité ou d'une partie quelconque de la pièce «H» une preuve acceptable pour examen au cours du présent appel.
Il faut noter que la Commission n'a pas déclaré la pièce «H» irrecevable mais, en substance, elle a considéré son contenu comme inacceptable pour des motifs justifiant l'irrecevabilité de ces docu ments en vertu des règles de preuve qui prévalent dans d'autres formes de poursuites judiciaires. Indubitablement, ces motifs ont une influence sur la portée que l'on peut attribuer aux documents admis en vertu d'une règle précise comme celle édictée au paragraphe 26(3) de la Loi sur l'immi- gration. En vertu de ce paragraphe l'enquêteur spécial peut «recevoir toute preuve qu'il estime digne de foi dans les circonstances particulières à chaque cas et fonder sa décision sur cette preuve», et il ressort à la fois l'admission par l'enquêteur spécial de la pièce «H» et de sa conclusion dans les circonstances que ce dernier l'a jugée digne de foi au sens de ce paragraphe.
Toutefois, il appartenait à la Commission, lors- que l'affaire lui a été soumise en appel, d'examiner et de tirer sa propre conclusion sur le point de savoir si le document constituait une preuve «digne de foi dans les circonstances particulières [de l'es- pèce]» et, si c'était le cas, de lui accorder tout le crédit que, selon la Commission, elle semblait mériter dans les circonstances. J'estime qu'il res- sort des extraits des motifs cités précédemment que la Commission n'a pas jugé le contenu de la pièce «H» digne de foi ou méritant d'être considéré comme preuve du caractère subversif du parti des Panthères Noires et, tout en estimant regrettable que la Commission, en plusieurs endroits, ait exprimé ses motifs en fonction d'un principe d'ad- missibilité plutôt qu'en fonction de la crédibilité
dudit document dans les circonstances de l'espèce, je ne pense pas que sa conclusion selon laquelle le document n'avait pas de valeur probante puisse être considérée, à ce titre, comme entachée d'une erreur de droit. Savoir si le document était digne de foi, cohérent, quelles conclusions on pouvait en tirer, voilà des questions de fait qu'il appartenait à la Commission de trancher personnellement dans le cadre de sa compétence. A mon avis, ce sont les questions que la Commission examinait et ses con clusions à leur égard, quels qu'en soient les motifs qui lui ont semblé valables et même si ces motifs en partie ou en totalité semblent convaincants à la Cour, ne sont pas sujettes à un examen dans le cadre d'un appel qui se limite à des questions de droit.
Par ailleurs, la Commission était en droit de fonder son jugement sur le contenu de la pièce si elle l'estimait digne de foi dans les circonstances; mais si, en utilisant des expressions telles que «ne peut pas être accepté par votre cour comme une preuve de quoi que ce soit», «rien de son contenu ne peut être accepté dans le présent appel comme preuve que le parti des Panthères Noires préconi- sait la subversion, ou comme preuve de quelque chose intéressant le parti. des Panthères Noires» et «son contenu ne peut pas être pris en considéra- tion», la Commission laissait à entendre qu'on ne pouvait pas, en droit, se fonder sur cette pièce parce qu'on n'avait pas établi l'exactitude de son contenu conformément aux règles de preuve en matière civile, et non parce que, dans le prononcé de son jugement, elle a considéré que son contenu n'était pas digne de foi dans les circonstances de l'espèce, alors, en toute déférence, j'estime que le refus de la Commission d'admettre ce document comme preuve était entaché d'une erreur de droit.
En ce qui concerne la pièce «G», la Commission a déclaré notamment:
Nous passons maintenant à, l'autre publication produite par M. Mullins à l'enquête, la pièce «G», sur laquelle il s'est appuyé bien plus fortement à l'enquête et en appel. De nouveau ce document a été admissible conformément à l'article 26(3) de la Loi sur l'immigration, mais M. Stern a fait valoir qu'il n'y avait pas de preuve «du pouvoir que l'éditeur avait de représenter les vues du parti des Panthères Noires, le cas échéant, et qu'il n'y avait pas non plus d'identification de l'éditeur ni du personnel de la rédaction ou du service des nouvelles du journal» et aucune preuve que le journal .était une copie conforme de ce qu'il était censé être».
On n'a jamais très sérieusement soutenu que le journal n'était pas ce qu'il était censé être, à savoir un numéro de la publication «The Black Panther».
Or, on n'a jamais prouvé que le journal était «l'organe officiel» du parti des Panthères Noires. La pièce «G», cepen- dant, indique comme personnel de rédaction certaines person- nes qui étaient des membres éminents du parti notamment le fondateur. Mullins a fait valoir avec vigueur que les décla- rations ou l'attitude des dirigeants du parti pourraient être considérées comme des indices de la politique du parti et que les personnes désignées et certaines autres, notamment M. George Murray, ministre de l'Éducation qui figure comme l'auteur d'un article à la page 12 de la pièce «G», étaient «les dirigeants» du parti des Panthères Noires. Il n'y a aucune preuve de la façon dont ils étaient dirigeants, et il n'est pas indiqué s'ils étaient nommés, élus ou se donnaient ce titre. Il n'y a aucune preuve quant à la structure du parti, on ne dit pas s'il était organisé d'une manière très rigide ou peu rigide, assujetti à la discipline ou non, s'il était uni relativement à ses objectifs ou divisé par des dissentions telles qu'on ne pourrait jamais dire que comme parti il avait des objectifs uniformes sauf le pro , gramme en dix points, lequel selon le témoignage de M. O'Brien n'a jamais changé. Quand on l'a interrogé, il a déclaré (page 93) ce qui suit:
Q. Avez-vous lu des déclarations des dirigeants en fonction de la politique du parti?
R. Oui, bien que ce soit plus difficile dans le cas du parti des Panthères Noires envisagé globalement, considéré pen dant une certaine période; il est très difficile autrement dit de recueillir des déclarations des dirigeants, des diri- geants pris individuellement, puisqu'il y a eu beaucoup de changements au cours du temps.
On a déjà vu que ce numéro d'un journal qu'on déclare publié toutes les deux semaines n'est pas une preuve très satisfaisante de ce qui constituait réellement la politique du parti des Panthères Noires en tant que parti; prouve-t-il d'après la prépondérance des probabilités que le parti des Panthères Noires préconisait selon une politique uniforme et permanente le renversement des méthodes démocratiques, etc., telles qu'el- les sont entendues au Canada? On peut se rappeler que préco- niser signifie recommander publiquement, encourager. Nous n'avons aucune preuve de la diffusion du journal bien que par le truchement de M. Jolly nous sachions qu'il était diffusé. Ainsi il a y avoir une certaine communication avec le public, et probablement plus d'un numéro du journal a été publié.
Je ne me propose pas de traiter de la pièce «G» en détail. Certains articles qui y figurent sont écrits dans une sorte de jargon de violence, de haine et de préjugé racial; il est superflu de déterminer s'ils équivalent à la préconisation de la subver sion par les auteurs respectifs. Il semble y avoir une obsession des armes à feu. La police et d'autres sont dépeints comme des «goujats». Certains articles, incidemment, les plus intelligibles, sont parfaitement sensés, par exemple presqu'une page entière (page 15) est consacrée à des conseils formels sur ce qu'il faut faire en cas d'arrestation. Elle est intitulée «Pocket Lawyer Legal First Aid». Dans l'ensemble c'est une publication assez pathétique, mal écrite et encore plus mal imprimée.
On doit conclure qu'à l'enquête le Ministre ne s'est pas acquitté de l'obligation qui lui incombait de prouver que le
parti des Panthères Noires au moment M. Jolly y était associé, préconisait la subversion au sens de l'article 51).
Selon moi, il ressort à la lecture de ces extraits que la Commission, tout en considérant la pièce «G» comme une preuve, n'a pas considéré les arti cles qui y figurent, censés écrits par des dirigeants, comme une preuve digne de foi selon laquelle le parti des Panthères Noires était une organisation qui préconisait le renversement par la force. Dans cette affaire, la Commission n'a pas été jusqu'à dire que la pièce produite n'avait aucune valeur probante comme elle l'a fait pour la pièce «H». Par ailleurs, la Commission n'a pas indiqué de façon précise quel poids, s'il en est, on devait lui accor- der. Elle s'est bornée à faire l'observation suivante: «ce numéro d'un journal qu'on déclare publié toutes les deux semaines n'est pas une preuve très satisfaisante de ce que constituait réellement la politique du parti des Panthères Noires en tant que parti.» La Commission a poursuivi en concluant que la pièce «G» et les autres preuves soumises étaient insuffisantes pour justifier, selon toute pro- babilité, la conclusion selon laquelle le parti des Panthères Noires préconisait le renversement par la force au sens du paragraphe 51) (j'entends le verbe «préconiser» dans le sens d'adopter une poli- tique uniforme et permanente, ou encore, sporadi- que). Je pense qu'il est clair que la Commission n'a pas rejeté la preuve parce qu'irrecevable; elle n'a traité que de l'importance ou du peu d'importance qu'on devait lui accorder.
Cela m'amène à examiner la seconde prétention de l'appelant selon laquelle la Commission a commis une erreur en ne répondant pas à la bonne question et en ne tranchant pas la question posée par le paragraphe 51). Il me semble qu'une conclu sion, comme celle de l'enquêteur spécial, selon laquelle une organisation a en fait préconisé le renversement par la force, etc., implique qu'il y a raisonnablement lieu de croire qu'il s'agissait bien d'une organisation de ce type. Inversement, une conclusion selon laquelle, d'après la preuve sou- mise à la Commission, le parti des Panthères Noires n'était pas, selon toute vraisemblance, une organisation qui, aux époques en cause, préconisait le renversement par la force, etc., implique, à mon sens, selon toutes probabilités, qu'il n'y a pas rai- sonnablement lieu de croire que le parti relève d'une telle organisation. Toutefois, lorsque la preuve a pour but d'établir s'il y a raisonnablement
lieu de croire que le fait existe et non d'établir l'existence du fait lui-même, il me semble qu'exi- ger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s'il a été établi, revient à demander la preuve d'un fait différent de celui qu'il faut établir. Il me semble aussi que l'emploi dans la loi de l'expression «il y a raisonnablement lieu de croire» implique que le fait lui-même n'a pas besoin d'être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l'organisation sera suffi- sante si elle démontre qu'il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation préconise le renversement par la force, etc. Dans une affaire dont la solution est incertaine, l'omission de faire cette distinction et de trancher la question précise dictée par le libellé de la loi peut expliquer la différence dans les résultats d'une enquête ou d'un appel.
Selon moi, dans la présente affaire, les éléments de preuve n'étaient aucunement de nature à entraî- ner inévitablement cette conclusion de la Commis sion. Le témoignage de l'intimé est celui d'un témoin qui connaît personnellement la question, mais quelques-unes de ses réponses concernant son lieu de résidence et le siège du parti tendent à minimiser sa valeur. En outre, tout en déclarant qu'il a été activement associé au parti et à certai- nes de ses activités, il a indiqué à au moins trois reprises qu'il n'a pas été membre du parti, ce qui peut justifier son ignorance des questions de politi- que. Le témoignage du docteur O'Brien n'est pas celui d'une personne possédant une connaissance et une expérience personnelles, mais il souligne les récentes prises de position plus modérées du parti qui contrastent avec les anciennes prises de posi tion plus violentes et plus radicales. Les témoigna- ges de Joudan Ford et Charles R. Garry ont été déposés par affidavit et il n'y a pas eu de contre- interrogatoire; il serait toutefois juste de signaler que personne n'en a demandé. En contre-partie, il y avait les pièces «G» et «H», la pièce «G» reconnue comme étant un numéro d'une publication distri- buée par les membres du parti y compris l'intimé lui-même et, comme l'a souligné la Commission, ces deux documents constituent une preuve peu convaincante de la nature du parti des Panthères Noires. Par ailleurs, la Commission dans l'exposé de ses motifs n'a aucunement fait allusion au poids que la simple existence de ces publications pourrait avoir comme preuve «qu'il y a raisonnablement
lieu de croire» que le parti des Panthères Noires préconisait le renversement par la force, etc. Tout bien considéré, je ne crois pas qu'on puisse dire que le résultat était inévitable ou que la Commission ne pouvait pas ou n'aurait pas pu conclure, vu les éléments de preuve, qu'il y avait raisonnablement lieu de croire que l'organisme connu sous le nom de parti des Panthères Noires préconisait, à toutes les époques en cause, le renversement par la force, etc., si la Commission avait porté son attention sur cette publication plutôt que sur la question de savoir si cet organisme préconisait en fait le ren- versement par la force, etc.
Dans l'énoncé de ses motifs, après avoir cité le paragraphe 5/) et conclu que l'intimé avait été associé au parti des Panthères Noires, la Commis sion a déclaré:
L'unique question de fait qui est en litige dans le présent appel est donc de savoir si au moment M. Jolly y était associé, le parti des Panthères Noires était une «organisation, un groupe ou un corps» au sujet duquel il y a des motifs raisonnables de croire qu'il «préconisait le renversement par la force du régime, des institutions ou des méthodes démocrati- ques, tels qu'ils s'entendent au Canada», comme il est énoncé à l'art. 51) de la Loi sur l'immigration.
Le paragraphe 5/) mentionne aussi bien le ren- versement par la force qu'autrement, mais on ne formule aucune objection à cet égard pour préten- dre que l'extrait ci-dessus ne constitue pas un exposé exact de la question en litige.
La Commission a ajouté un peu plus loin:
Avant d'aborder notre analyse des preuves fournies dans l'affaire en appel, il nous faut examiner la nature de la preuve qui doit être établie et la charge de la preuve. Comme M' Mullins le souligne, l'article 51) n'a pas trait à une organisation, etc., qui a préconisé le renversement, mais à une organisation «qui, à ce qu'il y a raisonnablement lieu de croire ... a préco- nisé le renversement». A mon avis, cette clause énonce simple- ment la norme de la preuve: une preuve civile d'après la prépondérance des probabilités plutôt qu'une preuve hors de doute raisonnable, même si le prétendu renversement était un crime selon le droit canadien.
A l'origine, il incombe à la personne qui sollicite l'admission de prouver qu'elle n'est pas interdite: l'article 26(4) de la Loi sur l'immigration énoncer -
26. (4) Lors d'une enquête portant sur une personne qui cherche à entrer au Canada, il incombe à cette personne de prouver qu'il ne lui est pas interdit d'entrer au Canada.
Il faut se rappeler que M. Jolly, lorsqu'il a sollicité le statut d'immigrant reçu de l'intérieur du Canada, était une personne cherchant à entrer au Canada, une expression qui a un sens plus large que celui de l'expression «qui cherche à être admis» mais le comprend (Turpin c. Le ministre de la Main-d'oeuvre et
de l'Immigration (1974) 6 A.I.A. 25). Il incombait ainsi à M. Jolly de prouver au départ qu'il ne tombait pas sous le coup de l'article 51), c'est-à-dire qu'il n'avait pas été associé à une organisation qui préconisait le renversement par la force du régime, des institutions ou des méthodes démocratiques, tels qu'ils s'entendent au Canada. L'association elle-même étant admise, M. Jolly devait prouver que le parti des Panthères Noires au moment il y était associé ne préconisait pas le renversement. A notre avis, il a satisfait à cette exigence et en conséquence la charge de la preuve incombait au Ministre.
Ces preuves, si elles ne sont pas contredites, suffisent à établir que le parti des Panthères Noires en tant que parti n'était pas une organisation qui préconisait le renversement par la force, ce qui transfère à l'enquêteur spécial la charge de prouver qu'elle l'était, et M' Mullins en tant qu'avocat pour l'enquêteur spécial, a tenté de le faire. Notamment, il a produit deux publications, et a interrogé M. Jolly et contre-interrogé M. O'Brien de façon approfondie au sujet de certaines parties de celles-ci.
On doit conclure qu'à l'enquête le Ministre ne s'est pas acquitté de l'obligation qui lui incombait de prouver que le parti des Panthères Noires, au moment M. Jolly y était associé, préconisait la subversion au sens de l'article 50.
En lisant et en relisant les preuves acceptables fournies à l'enquête et à l'appel, il est impossible d'établir ce que le parti des Panthères Noires en tant que parti préconisait au moment M. Jolly y était associé, à part ce qui est énoncé dans le Programme en dix points. Le Ministre avait l'obligation de prouver la préconisation du renversement et il ne s'en est pas acquitté. Si le parti des Panthères Noires était réellement subversif, ceci aurait certainement pu être prouvé à bon droit conformément aux normes habituelles de la preuve en matière civile: Celui qui allègue doit prouver.
En toute déférence, cette conception est à mon avis erronée. Le paragraphe 51) ne prévoit pas un type de preuve mais un critère à appliquer pour déter- miner l'admissibilité d'un étranger au Canada, et la question à trancher consistait à déterminer s'il y avait raisonnablement lieu de croire qu'on préconi- sait le renversement par la force, etc., et non pas si on le préconisait effectivement, etc. Indubitable- ment, apporter la preuve de l'inexistence d'un fait constitue une façon de démontrer qu'il n'y a pas raisonnablement lieu de croire en l'existence de ce fait. Mais, même lorsque l'intimé avait fourni un commencement de preuve déniant l'existence du fait lui-même, il n'en résultait pas qu'il incombait au Ministre de démontrer autre chose que l'exis- tence de motifs raisonnables de croire à l'existence du fait. En résumé, à la lumière de cette affaire, il me semble que, même après le commencement de preuve déniant le fait lui-même, le Ministre était simplement tenu d'apporter des preuves démon-
trant l'existence de motifs raisonnables de croire le fait et il ne lui était pas nécessaire d'aller plus avant et d'établir l'existence réelle du caractère subversif de l'organisation. Selon moi, dans les circonstances de l'affaire, cela rend invalide la décision de la Commission.
L'avocat de l'intimé, en plus de répondre aux prétentions de l'appelant, a également soutenu que les dispositions du paragraphe 51) de la Loi sur l'immigration sont sans effet car elles enfreignent les droits fondamentaux de l'intimé à la liberté d'association, la liberté de parole et la liberté de presse que protège la Déclaration canadienne des droits. Selon moi, cette prétention n'est pas fondée. En tant qu'étranger, l'intimé n'a aucun droit de se trouver ou de demeurer au Canada, excepté dans la mesure le permet la Loi sur l'immigration'. L'article 51) de cette loi définit simplement une catégorie d'étrangers qui n'ont pas l'autorisation d'entrer ou de demeurer au Canada. La Loi sur l'immigration n'est pas une loi pénale et, selon moi, le paragraphe 51) n'impose aucune sanction aux étrangerspartenant à cette catégo- rie et n'enfreint aucun/de leurs droits.
J'accueille l'appel et renvoie la question à la Commission d'appel de l'immigration pour nou- velle audition. Je rejette le contre-appel.
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LE JUGE RYAN y a souscrit.
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LE JUGE SUPPLÉANT SHEPPARD y a souscrit.
' Voir l'arrêt Praia c. Le Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration (1975) 52 D.L.R. (3') 383.
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