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T-358-75
Manitoba Fisheries Limited et Harry Gordon Marder et Sophia Marder (Demandeurs)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge suppléant Smith—Winnipeg, les 24 mars et 25 avril 1975.
Couronne—Requête aux fins de radiation de la déclaration ou de prorogation du délai pour déposer une défense—Les gouvernements du Canada et du Manitoba prennent en charge l'entreprise d'exportation de poisson des demandeurs—Les demandeurs réclament une indemnité—Ont-ils une cause rai- sonnable d'action?—Interprétation de la Loi—Loi sur la com mercialisation du poisson d'eau douce, S.R.C. 1970, c. F-13, art. 22, 25(2)c) —Fisheries Act, S.R.M. 1970, c. F-90, art. 7 et 29.
L'entreprise d'exportation de poisson, exploitée par les demandeurs qui en étaient propriétaires, a été prise en charge par l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce avec l'adoption de la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce. Sous son empire, le gouvernement fédéral était autorisé à conclure des accords notamment avec le gouvernement mani- tobain en vue d'indemniser les propriétaires d'établissements ou de matériel, touchés par la Loi. Malgré leurs demandes répé- tées, les demandeurs n'ont reçu aucune offre d'indemnité sauf des offres de subvention pour la vente de l'équipement qui ont été rejetées parce que celui-ci n'a maintenant aucune valeur. Tout en se déclarant prêt à accepter l'évaluation de l'équipe- ment des demandeurs comme s'il s'agissait d'une entreprise en pleine activité, le gouvernement fédéral a maintenu qu'ils devaient s'adresser au gouvernement du Manitoba pour se faire indemniser. Les demandeurs soutiennent qu'on ne leur a pas accordé la licence, prévue par la Loi, en vue d'exporter du poisson, qu'ils n'ont pas été exemptés des dispositions de la Partie III et qu'ils ont donc été dépouillés de l'achalandage sans indemnité. De plus, les demandeurs soutiennent que leurs élé- ments d'actifs ont été dévalorisés sans indemnité. La défende- resse demande la radiation de la déclaration des demandeurs au motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action; subsi- diairement la défenderesse demande la prorogation du délai pour déposer sa défense.
Arrêt: la requête aux fins de radiation de la déclaration est rejetée et un délai de sept jours accordé pour déposer une défense; il a été décidé qu'une loi ne doit pas être interprétée de manière à confisquer des biens sans indemnité, sauf si ses termes l'exigent expressément. Une loi doit être interprétée de manière à respecter les droits des personnes et les biens; c'est une bonne règle d'interprétation de ne pas interpréter une loi comme s'immisçant dans ces droits ou en y portant atteinte sans indemnité, à moins qu'on ne soit obligé de l'interpréter ainsi: on ne peut pas dire que le Parlement, en adoptant la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce, avait l'inten- tion de priver les demandeurs de leurs biens sans indemnité. Les dispositions facultatives de la Loi, prévoyant la conclusion d'accords avec le gouvernement manitobain en vue du paiement
d'une indemnité pour des biens corporels, ne doivent pas s'en- tendre comme excluant la possibilité de payer une indemnité pour des biens incorporels comme l'achalandage. Cependant, ce n'est pas une pratique heureuse d'utiliser une requête de ce genre pour régler des points de droit discutés ou incertains.
Arrêts suivis: Trego c. Hunt [1896] A.C. 7; Central Con trol Board (Liquor Traffic) c. Cannon Brewery Company Limited [1919] A.C. 744; Attorney -General c. De Key- ser's Royal Hotel Limited [1970] A.C. 508; London and Northwestern Railway Co. [1893] 1 Ch. D. 16. Distinction établie avec les arrêts: Le maire de Montréal c. Drum- mond [1875-76] 1 A.C. 384; In re Collins and Water Commissioners of Ottawa (1878) 42 U.C.Q.B. 378; Sis ters of Charity of Rockingham c. Le Roi [1922] 2 A.C. 315 et Le Roi c. Bradley [1941] R.C.S. 270. Arrêt approuvé: B.C. Power Corporation Ltd. c. Le procureur général de la Colombie-Britannique et B.C. Electric Co. Ltd. (1962) 34 D.L.R. (2') 25.
REQUÊTE. AVOCATS:
K. Arenson pour les demandeurs. S. Lyman pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Ken Arenson, Winnipeg, pour les deman- deurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE SUPPLÉANT SMITH: Il s'agit d'une requête présentée par la défenderesse, visant à obtenir, en vertu de la Règle 419 des Règles de la Cour fédérale, une ordonnance radiant la déclara- tion en l'espèce au motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action ou, subsidiairement, prorogeant jusqu'à une date jugée convenable par la Cour, le délai pour déposer une défense.
La requête a été entendue le 24 mars 1975. Aucune pièce n'a été produite et en conséquence, aux fins de cette requête, il faut présumer que tous les faits allégués dans la déclaration sont vrais.
On peut exposer de la manière suivante les faits contenus dans la déclaration:
1. La compagnie demanderesse est constituée en vertu des lois du Manitoba; Harry Gordon Marder en est le président, lui et sa femme les principaux actionnaires.
2. De 1928 jusque vers le l er mai 1969, les demandeurs possédaient et exploitaient une entreprise d'exportation de poisson s'occupant de pêche et d'achat de poissons d'eau douce au Manitoba et ailleurs au Canada, qu'elle emma- gasinait, préparait et traitait au Manitoba et vendait dans les autres régions du Canada et aux États-Unis d'Amérique.
3. L'exploitation de ladite entreprise au cours des années 1965 à 1969 a donné aux deman- deurs un bénéfice annuel moyen de $43,323.15.
4. En décembre 1968, au cours d'une réunion avec un adjoint du ministre des Pêcheries du Canada, d'autres fonctionnaires de son Minis- tère et des employés du gouvernement du Mani- toba, on avisa les demandeurs que les gouverne- ments canadien et manitobain allaient prendre en charge les entreprises d'exportation de pois- son établies au Manitoba. En janvier 1969, on les informait que cette prise en charge s'effec- tuerait le ler mai 1969.
5. A la réunion de janvier, on informa les demandeurs que leur entreprise serait achetée ou qu'une indemnité leur serait payée pour tenir compte des pertes qu'ils subissaient.
6. Le Parlement du Canada, par la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce, S.C. 1968-1969, c. 21, actuellement S.R.C. 1970, c. F-13, a créé l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce le ler mai 1969 ou vers cette date et, dans la Partie III de la Loi, il lui a donné le monopole de l'exportation de poisson à l'étranger et d'une province à une autre au Canada. En vertu de ladite Partie, l'Office avait le droit de délivrer des licences d'exportation de poisson à des personnes, mais aucune licence n'a été octroyée aux demandeurs ni du moins à leur connaissance, à aucune autre personne. En vertu de l'article 22 le gouverneur en conseil pouvait aussi notamment, par règlement, exempter toutes personnes des dispositions de la Partie III, mais le gouverneur en conseil n'a octroyé aucune exemption aux demandeurs ni, du moins à leur connaissance, à aucune autre personne.
7. Ladite loi autorisait notamment le gouverne- ment canadien à conclure avec le gouvernement du Manitoba un accord prévoyant la conclusion d'ententes par la province en vue du paiement d'une indemnité au propriétaire d'un établisse-
ment ou de matériel servant à l'emmagasinage, à la transformation ou autre forme de prépara- tion du poisson pour le marché, lorsqu'un tel établissement ou matériel devient ou peut deve- nir superflu du fait d'activités que la Partie III de la Loi autorise l'Office à exercer. En vertu de l'article 5 d'un accord entre le gouvernement du Canada et celui du Manitoba, en date du 4 juin 1969, la province s'engageait à conclure les ententes nécessaires aux fins susmentionnées.
8. Le gouvernement du Manitoba n'a payé ni offert de payer aucune indemnité à la compa- gnie demanderesse pour la dépréciation de son établissement et de son matériel, malgré les demandes répétées faites à ce sujet. Il a fait deux offres de subvention pour permettre à la compagnie demanderesse de vendre son équipe- ment. La première offre de $1,500 a été faite le 24 mars 1971 ou vers cette date; la deuxième de $4,104 le 24 mai 1972 ou vers cette date. Ces deux offres ont été refusées parce que l'interdic- tion à toute personne autre que l'Office de com mercialisation du poisson d'eau douce de se livrer à l'exportation de poisson au Manitoba avait réduit à presque rien la valeur de réalisa- tion de l'établissement et du matériel de la compagnie demanderesse.
9. Au ler mai 1969, l'entreprise d'exportation de poisson de la compagnie demanderesse, y com- pris l'achalandage et les éléments corporels, avait une valeur d'environ $450,000 en tant qu'entreprise en pleine activité, cette entreprise étant son seul actif. [Le chiffre de $450,000 ne peut être qu'une estimation, quoique indiqué comme étant une déclaration de fait.]
10. Du fait que l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce n'a pas accordé de licence à la compagnie demanderesse et que le gouvernement du Canada n'a pas exempté les demandeurs des dispositions de la Partie III de la Loi, la compagnie demanderesse a été dépos- sédée de certains biens, notamment de l'achalan- dage de son entreprise, et ce sans indemnité; la compagnie demanderesse n'a pas non plus reçu d'indemnité pour la dévalorisation presque com- plète de ses éléments d'actifs corporels qui ne pouvaient servir qu'à une entreprise d'exporta- tion de poisson.
11. A plusieurs reprises, les demandeurs, soit directement, soit par l'intermédiaire d'autres personnes, ont demandé au gouvernement cana- dien de les indemniser.
12. Dans une lettre en date du 24 janvier 1974, le ministre des Pêches du Canada déclarait notamment:
[TRADUCTION] ... le gouvernement [c.-à-d. le gouverne- ment du Canada] est maintenant disposé à accepter, aux fins d'indemnisation, que les éléments d'actif soient évalués comme s'il s'agissait d'une entreprise en pleine activité.
Cependant, le °gouvernement canadien n'a payé ni offert de payer aucune indemnité, ni offert d'en négocier le montant, et a maintenu que les demandeurs devaient s'adresser au gouverne- ment du Manitoba pour se faire indemniser.
Sur ce dernier point, j'approuve la thèse des demandeurs selon laquelle toute réclamation qu'ils peuvent avoir doit être dirigée contre la défende- resse et non contre le gouvernement du Manitoba. C'est une loi du Parlement fédéral qui leur a enlevé leur entreprise et leur a interdit de se livrer à l'exportation du poisson. Il devait nécessairement en être ainsi puisque le commerce international et interprovincial relève de la compétence exclusive du Parlement et du gouvernement du Canada et, même s'il paraît que la Loi en question, la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce, a été adoptée en réponse aux demandes de plusieurs provinces, il s'agit exclusivement d'une loi fédé- rale. L'accord du 4 juin 1969 entre le Canada et le Manitoba ne change rien à la situation. Les demandeurs ne sont pas parties à l'accord qui ne leur a conféré aucun droit.
A ce stade, il faut se référer à la signification du mot achalandage. L'achalandage a fait l'objet de diverses définitions, parfois dans un sens restreint, mais je considère que l'opinion de deux éminents juges de la Chambre des lords s'applique en l'es- pèce. Dans l'arrêt Trego c. Hunt [1896] A.C. 7, lord Herschell et lord Macnaghten ont tous deux passé en revue les décisions judiciaires se rappor- tant à la signification de ce terme et se sont accordés pour déclarer qu'en matière de vente, il traduisait plus que la probabilité que les anciens clients continueront à s'adresser à la même entre- prise. A la page 24, lord Macnaghten le définissait en ces termes:
[TRADUCTION] Il arrive souvent que l'achalandage soit la sève même et la vie de l'entreprise, à défaut desquelles elle rapporte- rait peu ou pas de bénéfice. C'est l'ensemble des avantages, quels qu'ils soient, tirés de la réputation et des relatioqs que l'entreprise s'est forgées par des années de labeur honnête ou au prix de dépenses considérables.
En l'espèce, les demandeurs soutiennent que l'achalandage constituait un élément très rémunérateur.
Après l'adoption de la Loi sur la commerciali sation du poisson d'eau douce, le Parlement mani- tobain a adopté The Fisheries Act, S.M. 1969 (2 e session) c. 9, actuellement S.R.M. 1970, c. F90. L'article 7 de cette loi autorisait le gouvernement manitobain, avec l'agrément du lieutenant-gouver- neur en conseil, à passer des accords avec le gou- vernement canadien ou l'un de ses ministres, en vue notamment, de
[TRADUCTION] a) collaborer dans le contrôle et la réglementa- tion du marché du poisson;
L'article 29(1) de la Loi provinciale prévoyait:
[TRADUCTION] 29 (1) Lorsque, de l'avis du Ministre [c'est-à- dire le Ministre chargé de l'application de la Loi], une personne avant l'entrée en vigueur de la présente loi, utilisait dans l'exploitation de son entreprise de pêche, de poissonnerie ou de traitement du poisson, un bien immobilier ou mobilier, comme un élément rémunérateur de cette entreprise, et ne peut plus l'utiliser en raison des activités de l'Office (c'est-à-dire l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce créé par la Loi canadienne), le Ministre peut, à n'importe qtiel moment jus- qu'au 1. mai 1971, acheter ce bien pour le compte et au nom du gouvernement.
C'est la seule disposition de la Loi qui se rap- porte, même indirectement, à la question de l'in- demnisation. Je note que les termes employés accordent une faculté et ne créent pas d'obligation et ne prévoient aucun mécanisme pour la fixation du prix. Je note en outre que la Loi ne fait aucune référence à The Expropriation Act et que le para- graphe (4) de l'article 29 prévoit expressément que The Land Acquisition Act et The Government Purchases Act ne, s'appliquent pas aux acquisitions faites par le Ministre en vertu du paragraphe (1).
D'autre part dans l'article 29 on retrouve les expressions «biens immobiliers ou mobiliers» ou «biens». L'expression «biens corporels» n'est pas utilisée, ni aucune autre expression qui indiquerait que le «bien» visé doit être un bien corporel. L'ex- pression «biens mobiliers» englobe «l'achalandage» ainsi que tous les autres biens incorporels. Je signale ici que l'avocat des demandeurs a déclaré
que les biens corporels utilisés dans leur entreprise avaient relativement peu de valeur et que c'était principalement l'achalandage de l'entreprise qui avait permis à la compagnie demanderesse de réa- liser l'importante moyenne de bénéfices annuels figurant dans la déclaration et indiquée précédem- ment. Le principal objet de l'action des deman- deurs se rapporte à la perte d'achalandage.
Les demandeurs soutiennent qu'ayant été entiè- rement dépossédés de leur entreprise par une loi du Canada, ils ont droit à obtenir de la défenderesse une indemnité raisonnable pour la perte de l'entre- prise. L'avocat de la défenderesse soutient qu'il n'existe aucun droit naturel à se faire indemniser par la Couronne et que tout droit à indemnité doit résulter d'un contrat ou d'une disposition légale qui le prévoit. Il soutient qu'il n'y a ni clause contractuelle, ni disposition légale conférant un droit à indemnité en l'espèce, ni aucune disposition légale ayant un rapport quelconque avec la ques tion de l'indemnisation sauf les dispositions facul- tatives de l'article 25(2)c) de la Loi sur la com mercialisation du poisson d'eau douce et de l'article 29(1) de la Manitoba Fisheries Act. Étant donné, ajoute-t-il, que l'article 25(2)c) de la Loi fédérale prévoit une forme d'indemnisation, même si elle est facultative et restreinte, tout ce qui n'y est pas exprimé est exclu en vertu de la maxime expressio unius est exclusio alterius.
Le Parlement du Canada a, sans conteste, le pouvoir constitutionnel et juridique de légiférer pour supprimer toute entreprise d'exportation de poisson exploitée au Canada par des personnes physiques ou morales et de conférer au gouverne- ment canadien le pouvoir d'exploiter toutes ces entreprises comme entreprises publiques d'état. Il peut le faire sans assumer aucune obligation d'in- demniser les propriétaires des pertes qu'ils subis- sent du fait de la suppression de leur entreprise. Les demandeurs soutiennent que de tels agisse- ments seraient manifestement injustes et qu'on ne peut supposer que le Parlement puisse avoir l'in- tention d'agir injustement, à moins que cette inten tion ne soit clairement exprimée. Ils attirent l'at- tention sur le fait que l'article 25(2)c) de la Loi fédérale reconnaît qu'une indemnité doit être payée pour les pertes que l'application de ladite loi peut occasionner relativement aux biens corporels
utilisés par l'entreprise. La lettre du ministre des Pêches en date du 24 janvier 1974 (précitée) con- firme ce dernier point. Elle contient cette déclaration:
[TRADUCTION] Quoiqu'il ait été admis d'une manière générale que l'indemnisation ne devait concerner que des éléments d'ac- tif, le gouvernement est maintenant disposé à accepter, aux fins d'indemnisation, que les éléments d'actif soient évalués comme s'il s'agissait d'une entreprise en pleine activité;
En outre, tout en déclarant que les provinces assu- maient la responsabilité d'indemniser, la lettre pré- cisait que le gouvernement canadien avait offert de rembourser aux provinces 50 pour cent des paie- ments qu'elles auront effectués. Elle` ajoutait que de tels paiements avaient déjà été effectués au gouvernement de l'Alberta en fonction d'entreprise en pleine activité.
La lecture attentive et intégrale de la lettre du Ministre révèle clairement que le gouvernement canadien, tout en affirmant que les provinces assu- maient la responsabilité de l'indemnisation, recon- naissait qu'il fallait indemniser, et acceptait de faire évaluer les éléments d'actif en fonction d'une entreprise en pleine activité et de rembourser aux provinces 50 pour cent des paiements qu'elles auraient effectués de la sorte. Ainsi, il n'était pas dans l'intention du gouvernement du Canada, s'ex- primant par l'intermédiaire du Ministre responsa- ble de refuser d'indemniser les demandeurs et les autres personnes se trouvant dans la même situation.
Je passe maintenant à la jurisprudence sur la question.
Dans l'arrêt Le maire de Montréal c. Drum- mond [1875-76] 1 A.C. 384, à la page 410, Sir Montague Smith, rendant le jugement du Conseil privé, déclarait à la page 410:
[TRADUCTION] D'après la législation anglaise sur la question, il est nettement établi qu'une loi qui autorise des travaux rend leur exécution licite et supprime les droits d'action qui auraient pu naître s'ils avaient été exécutés sans une telle autorisation. Les lois de ce genre prévoient ordinairement l'indemnisation et le mécanisme pour en fixer le montant; mais c'est une règle bien établie en Angleterre que, malgré la suppression de l'ac- tion, l'indemnité n'est due que si les lois la prévoient et d'après les modalités qu'elles prescrivent.
Dans l'arrêt In re Collins and Water Commis sioners of Ottawa (1878) 42 U.C.Q.B. 378, le juge en chef Harrison a repris à la page 385 les termes
utilisés par Sir Montague Smith dans la dernière partie de la précédente citation.
Dans l'arrêt Sisters of Charity of Rockingham c. Le Roi [1922] 2 A.C. 315, une affaire de la Nouvelle-Écosse qui avait été soumise au Conseil privé, lord Parmoor, en prononçant le jugement du comité judiciaire, déclarait à la page 322:
[TRADUCTION] Les demandes d'indemnisation se fondent sur une loi et sont régies par des dispositions légales. Aucun propriétaire exproprié de ses terres pour cause d'utilité publique en vertu d'une loi, n'a droit à indemnisation ni pour la valeur de la terre dont il est dépossédé ni pour le préjudice subi, au motif qu'on a «porté atteinte injustement» à sa terre, à moins qu'il ne puisse établir un droit conféré par une loi.
Voir aussi Le Roi c. Bradley [1941] R.C.S. 270, une affaire de brevet.
Dans ces quatre affaires, une loi prévoyait le paiement d'une indemnité.
Les opinions exprimées dans ces quatre arrêts et dans d'autres que l'on pourrait citer constituent des déclarations émanant des plus hautes instances judiciaires. Mais la jurisprudence n'a pas été una- nime comme le montrent les exemples suivants d'exposé du droit, émanant d'instances judiciaires aussi importantes.
Dans l'arrêt anglais Central Control Board (Liquor Traffic) c. Cannon Brewery Company Limited [1919] A.C. 744, il s'agissait de l'ex- propriation d'un débit de boisson en vertu de The Defence of the Realm Act 1915, et des règlements sur le contrôle des boissons alcooliques établis sous son empire, lord Atkinson de la Chambre des lords déclarait à la page 752:
[TRADUCTION] ... ; on n'a pas soutenu non plus que le principe reconnu par la jurisprudence comme un canon en matiére d'interprétation des lois ... ne s'appliquait pas au corps de législation sous l'empire duquel la Commission prétendait agir. Le canon est le suivant: on ne doit pas imputer au législateur l'intention de priver un citoyen d'un bien sans lui donner un droit légitime à indemnisation pour la perte de ce bien, à moins que cette intention ne soit exprimée en termes non équivoques. J'ai employé intentionnellement l'expression «droit légitime à indemnisation», car je pense que cette jurisprudence établit que, en l'absence de termes non équivoques à cet effet, on ne peut limiter à une somme donnée à titre gracieux l'indemnité paya ble au citoyen.
The Defence of the Realm Act 1915 autorisait l'acquisition de biens comme ceux de l'intimée mais n'indiquait pas si une indemnité serait payée pour le terrain ainsi acquis. Après avoir rappelé ce
fait, lord Atkinson ajoutait, à la page 754:
[TRADUCTION] D'autre part, elle ne contient pas une seule disposition indiquant soit en termes clairs et précis, soit en termes obscurs et ambigus, que les propriétaires des biens ne recevraient pas un paiement ou une indemnité pour ces biens. D'après la jurisprudence que j'ai déjà invoquée, on doit donc interpréter cette loi en partant du principe qu'une somme ou indemnité sera versée pour tout bien exproprié.
Il s'agissait d'un arrêt unanime de la Chambre des lords, confirmant l'arrêt de la Cour d'appel qui avait décidé que l'indemnisation devait être récla- mée en vertu de la Lands Clauses Act de 1845. La Chambre des lords décida qu'on devait considérer que cette loi était incorporée à la Defence of the Realm Act.
Dans l'arrêt Attorney -General c. De Keyser's Royal Hotel Limited [ 1920] A.C. 508, lord Atkin- son a repris l'opinion qu'il avait exprimée dans l'arrêt Cannon Brewery. A la page 542, il déclarait:
[TRADUCTION] La règle reconnue en matière d'interprétation des lois est que, à moins que les termes d'une loi ne l'exigent clairement, elle ne doit pas être interprétée de manière à priver un citoyen de ses biens sans indemnité.
Il a alors cité un extrait de l'arrêt London and Northwestern Railway Co. [1893] 1 Ch. D. 16, le savant juge, lord Bowen, déclarait la page 28] :
[TRADUCTION] ... on ne peut en toute équité imputer au législateur l'intention, à défaut de termes précis exprimant cette intention, de confisquer les biens d'un homme au bénéfice des autres ou du public, sans lui accorder une indemnité pour le bien dont il a été privé contre son gré. Le Parlement, dans sa toute puissance, peut naturellement déroger à ce principe cou- rant ou l'écarter ... s'il juge à propos de ce faire, mais il est invraisemblable qu'il le fasse sans le dire en termes clairs.
Lord Atkinson ajoutait:
[TRADUCTION] Il n'y a ni dans la Loi de 1914 [Defence of The Realm Act] ni dans les règlements établis sous son empire, aucune expression traduisant une telle volonté de confiscation.
Dans l'arrêt B.C. Power Corporation Ltd. c. Le procureur général de la Colombie-Britannique (1962) 34 D.L.R. (2 e ) 25, la page 44, le juge d'appel Wilson de la Cour d'appel de la Colombie- Britannique a cité en l'approuvant le passage sui- vant de l'ouvrage de Maxwell intitulé Interpreta tion of Statutes, 11e éd., pages 275 277:
[TRADUCTION] Les lois qui empiètent sur les droits du citoyen en ce qui concerne sa personne ou ses biens, doivent également
faire l'objet d'une interprétation stricte comme je l'ai déjà expliqué. C'est une règle reconnue qu'elles doivent être inter- prétées, si possible, de manière à respecter de tels droits .... Le législateur n'est pas censé enlever les droits portant sur les biens sans prévoir une indemnisation à moins qu'il ne l'ait précisé en termes clairs. Quand une telle intention ne résulte pas manifes- tement du but de la loi, on présume que le législateur ne désire pas confisquer les biens ni empiéter sur le droit des citoyens; si telle est son intention, on doit s'attendre à ce qu'il la manifeste de façon précise, sinon en termes exprès, du moins de manière implicite et hors de tout doute raisonnable. C'est une bonne règle d'interprétation de ne pas interpréter une loi comme s'immisçant dans les droits des citoyens ou y portant atteinte sans indemnité, à moins qu'on ne soit obligé de l'interpréter ainsi.
D'après les faits qui me sont soumis dans cette requête, on ne peut pas dire que le Parlement du Canada, en adoptant la Loi sur la commercialisa tion du poisson d'eau douce, avait l'intention de priver les demandeurs ou toute autre personne placée dans la même situation, de leurs biens sans indemnité. Il ne me semble pas certain que les dispositions de la Loi qui donnent au gouverne- ment canadien la possibilité de conclure des accords avec le gouvernement manitobain en vue du paiement d'une indemnité pour des biens corpo- rels, savoir l'établissement et le matériel qui pour- raient devenir superflus du fait de l'activité de l'Office de commercialisation du poisson, d'eau douce, doivent nécessairement s'entendre comme excluant la possibilité de payer une indemnité pour des biens incorporels comme l'achalandage. Si on accepte les opinions exprimées, par lord Atkinson, par exemple, il semblerait que l'intention d'aboutir à un tel résultat devrait être exprimé clairement.
A mon avis, ce n'est pas une pratique heureuse d'utiliser une requête de ce genre pour régler des points de droit discutés ou incertains. Il vaut mieux laisser la solution de telles questions au juge à qui tous les faits seront soumis à l'audience.
Il se peut, lorsque tous les faits seront présentés à l'audience, que la Cour décide que les deman- deurs n'ont pas établi le bien-fondé de leur récla- mation, mais sur la foi des preuves sur lesquelles je dois statuer sur cette requête, je ne peux pas dire que la déclaration ne révèle pas une cause raison- nable d'action.
La requête visant une ordonnance de radiation de la déclaration est rejetée. L'ordonnance subsi- diaire est accordée. Toute défense devra être dépo-
sée dans les sept jours suivant la signification de cette ordonnance à l'avocat ou au procureur de la défenderesse.
Les demandeurs ont droit aux dépens de cette requête, quelle que soit l'issue de la cause.
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