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T-3524-75
Le Syndicat canadien de la Fonction publique, Local 660, division radio-télévision et le Syndicat canadien de la Fonction publique, division radio- télévision (groupe de production) (Requérants)
c.
La Société Radio-Canada (Intimée) et
L'arbitre Pierre N. Dufresne, ès-qualité, Mont- réal, district de Montréal (Mis-en-cause)
Division de première instance, le juge Addy— Montréal, le 3 novembre; Ottawa, le 14 novembre 1975.
Couronne—Requête en cassation et annulation d'un bref de fieri facias—A la suite de l'enregistrement de la sentence arbitrale, des biens de Radio-Canada ont été saisis—Les biens de Radio-Canada sont-ils insaisissables?—Un bref de fieri facias peut-il être émis même si la sentence arbitrale ne spécifie aucun montant définitif?—Code canadien du travail, S.R.C. 1970, c. L-1, art. 159—Loi sur la radiodiffusion, S.R.C. 1970, c. B-11, art. 38(3), 40(1) et (3)—Loi sur la Cour fédérale, art. 56(5) et 57(3).
A la suite de l'enregistrement d'une sentence arbitrale à cette cour, en conformité du Code canadien du travail, des biens de l'intimée ont été saisis, sous l'autorité d'un bref de fieri facial émis sur production d'un affidavit déclarant que le montant dû, d'après la décision, se chiffrait à $880,880. L'intimée soutient (1) que ses biens sont des biens de la Couronne, insaisissables, et qu'aucun bref de fieri facias ne peut validement être émis contre elle, et (2) que puisque la décision ne spécifie aucun montant définitif, un tel bref ne peut être émis sous son autorité.
Arrêt: la saisie est annulée et toute procédure exécutoire dans cette affaire est interdite, le bref étant nul ab initio. (1) Les sociétés qui ne sont que des mandataires ou agents de la Couronne jouissent à ce titre des mêmes prérogatives et immu- nités que la Couronne elle-même. C'est le cas pour Radio- Canada. En outre la Loi prévoit que les biens de Radio-Canada sont des biens de la Couronne. On a soutenu que l'article 159(2) du Code canadien du travail crée une exception à la règle générale et rend les biens de la Couronne susceptibles de saisie. Mais cette interprétation signifie que l'enregistrement n'a pas le «même effet, qu'un jugement mais, au contraire, un effet beaucoup plus prononcé, en créant un droit exécutoire contre la Couronne, tandis que l'effet de tout jugement contre elle ne peut être que déclaratoire. Ce principe a été codifié par l'article 56(5) de la Loi sur la Cour fédérale. Il est établi depuis longtemps que la Couronne ne peut perdre ses prérogati- ves que par une loi qui le stipule clairement et précisément et que toute loi à laquelle on cherche à attribuer un tel résultat doit être interprétée en faveur de la Couronne et contre celui qui préconise l'abandon de ses prérogatives. L'article 159 n'en- lève donc rien aux prérogatives de la Couronne dans le cas d'un
jugement ordinaire. (2) Il est évident depuis toujours que pour qu'un bref de fieri facias puisse être émis, il faut que le jugement spécifie le montant ou que le montant puisse être calculé sans aucune preuve additionnelle. Tel n'est pas le cas en l'occurrence; en conséquence, même si l'on pouvait émettre un bref de fieri facias contre l'intimée, il ne pourrait être émis en vertu de la décision de l'arbitre.
REQUÊTE. AVOCATS:
P. Cutler et P. Langlois pour les requérants. J. Ouellet pour l'intimée.
PROCUREURS:
Cutler, Langlois et Castiglio, Montréal, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ADDY: Il s'agit en l'occurrence d'une requête par la Société Radio-Canada pour l'annu- lation et la cassation d'un bref de fieri facias émis par le registraire de cette Cour à Montréal contre les biens de la Société Radio-Canada.
En vertu de l'article 159 du Code canadien du travail', le Syndicat canadien de la Fonction publique, Local 660 et le Syndicat canadien de la Fonction publique (ci-après appelé le «Syndicat») le 28 octobre 1975 avaient déposé au greffe de la Cour fédérale, à Montréal, une décision, en date du 25 mars 1975, de l'arbitre signée sous l'empire du Code canadien du travail dans un arbitrage entre les parties. L'article 159(2) se lit comme suit:
159. (2) Dès son dépôt à la Cour fédérale du Canada effec- tué en vertu du paragraphe (1), une ordonnance ou une déci- sion d'un arbitre ou d'un conseil d'arbitrage doit être enregis- trée à la Cour et cet enregistrement lui confère la même force et le même effet que s'il s'agissait d'un jugement émanant de la Cour et toutes les procédures y faisant suite peuvent dès lors être engagées en conséquence. [C'est moi qui souligne.]
A la suite de l'enregistrement, le Syndicat déposa un affidavit déclarant que le montant dû, d'après la décision de l'arbitre, se chiffre au mon- tant approximatif de $880,880. A la demande du Syndicat, le registraire émit le bref de fieri facias
I S.C. 1972, c. 18.
sur production de cet affidavit. Par la suite, une saisie fut effectuée par un huissier sur les biens de la Société Radio-Canada sous l'autorité de ce bref.
La Société Radio-Canada fonde la présente requête sur deux principaux arguments: 1) que les biens de Radio-Canada sont des biens de la Cou- ronne et, puisque la Couronne ne peut être sujette à un jugement exécutoire, tous ses biens sont insaisissables et un bref exécutoire de fieri facias ne peut être émis validement contre elle; 2) que la décision de l'arbitre ne déclare aucun montant définitif comme étant payable et par conséquent un bref de fieri facias ne peut être émis sous l'autorité de tel document.
Il semble évident que les sociétés qui ne sont que de simples mandataires ou agents de la Couronne dans l'exercice de leurs fonctions, jouissent à ce titre des mêmes prérogatives et immunités que la Couronne elle-même (voir l'arrêt Lortie c. Syndi- cat canadien de la Fonction publique 2 ; Caron c. Société Radio-Canada 3 ; Société Radio-Canada c. Le procureur général de l'Ontario 4 ; et Formea Chemicals Limited c. Polymer Corporation Limited 5 ).
L'article 40(1) de la Loi sur la radiodiffusion 6 se lit comme suit:
40. (1) Sous réserve des dispositions du paragraphe (3) de l'article 38, la Société, pour tous les objets de la présente loi, est mandataire de Sa Majesté et ne peut exercer qu'à ce titre les pouvoirs que lui confère la présente loi.
Il est donc évident que la Société Radio-Canada n'est qu'un mandataire de la Couronne et ne peut agir qu'à ce titre. L'article 38(3) dans la même loi se lit comme suit:
38. (3) Le vice-président exécutif et les fonctionnaires et employés engagés par la Société en conformité du paragraphe (2) sont employés, sous réserve de l'article 44, selon les modali- tés et moyennant la rémunération que la Société juge appro- priées et ni le vice-président exécutif ni ces fonctionnaires et
2 Jugement non rapporté de l'honorable juge Aronovitch de la Cour supérieure de la province de Québec, rendu en date du 28 août 1972, portant le numéro 05-006196-72, aux pages 12 et 13 du texte.
3 [1957] C.S. 279.
4 [1959] R.C.S. 188. [1968] R.C.S. 754. e S.C. 1967-68, c. 25.
employés ne sont des fonctionnaires ou préposés de Sa Majesté.
Cet article ne s'adresse ni au caractère ni au rôle de la Société Radio-Canada elle-même et ne s'ap- plique qu'au statut des employés précisant que le statut d'employés de la Société ne leur confère ni les privilèges, ni les devoirs, ni le caractère d'em- ployés de la Couronne.
Pour plus de sûreté, malgré que de façon géné- rale les biens détenus par un organisme dont le seul rôle est d'agir à titre de mandataire de la Couronne sont considérés comme des biens propres de la Couronne et non du mandataire, l'article 40(3) le prévoit de façon claire et précise dans le cas de la Société Radio-Canada. Voici le texte de cet article:
40. (3) Les biens acquis par la Société appartiennent à Sa Majesté et le titre peut en être dévolu, soit au nom de Sa Majesté, soit au nom de la Société.
Nonobstant la loi générale prévoyant l'immunité de la Couronne contre tout jugement exécutoire et nonobstant les paragraphes 40(1) et (3) de la Loi sur la radiodiffusion, le procureur du Syndicat soutient que l'article 159(2) du Code canadien du travail et surtout les mots «.. . et toutes les procé- dures y faisant suite peuvent dès lors être engagées en conséquence,» créent une exception à la règle générale et rendent les biens de la Couronne sus- ceptibles de saisie dans un tel cas. Pour accorder une telle interprétation à ces mots il faut complète- ment ignorer la partie du texte qui les précède et plus particulièrement le mot «même» dans l'expres- sion «... cet enregistrement lui confère la même force et le même effet que s'il s'agissait d'un jugement émanant de la Cour.... » Il s'ensuit que le procureur du Syndicat ne demande pas que l'enregistrement ait le même effet qu'un jugement mais au contraire un effet beaucoup plus prononcé et une portée plus ample en créant un droit exécu- toire contre la Couronne tandis que l'effet de tout jugement contre elle ne peut être que déclaratoire. Ce principe est non seulement reconnu depuis toujours par la loi générale mais a été codifié par l'article 56(5) de la Loi sur la Cour fédérale qui se lit comme suit:
56. (5) Un jugement rendu par la Cour contre la Couronne n'est pas un jugement exécutoire.
De plus, l'article 57(3) de la Loi sur la Cour fédérale stipule que les argents adjugés contre la Couronne dans toutes procédures doivent être pré- levés sur le fonds du revenu consolidé et la Règle 1800 de la Cour fédérale prévoit le mécanisme pour que le jugement soit transmis par le greffe au sous-procureur général du Canada.
Quant à l'interprétation que le procureur du Syndicat veut accorder à l'article 159 du Code canadien du travail, une longue jurisprudence a établi que la Couronne ne peut perdre ses préroga- tives que par une loi qui le stipule clairement et précisément et que toute loi à laquelle l'on cherche à attribuer un tel résultat doit être interprétée en faveur de la Couronne et contre celui qui préconise l'abandon de ses prérogatives par la Couronne. Je n'hésite donc pas à conclure que l'article 159 du Code canadien du travail n'enlève rien aux préro- gatives dont jouit la Couronne dans le cas d'un jugement ordinaire et qu'en l'occurrence un bref de fieri facias ne peut être validement émis contre elle.
Pour ce qui en est de la deuxième soumission du procureur de la Société Radio-Canada, il est évi- dent que depuis toujours pour qu'un bref de fieri facias puisse être émis en vertu d'un jugement d'une cour, il faut que le jugement fixe le montant ou fixe de façon définitive tous les chiffres qui doivent servir au calcul du montant final et il faut que ce montant puisse être calculé d'après les données mêmes du jugement sans qu'aucune preuve additionnelle soit nécessaire pour fixer la somme que doit stipuler le bref de fieri facias. Tel n'est pas le cas en l'occurrence puisque la décision de l'arbitre ne fixe aucun montant et que le mon- tant a être fixé approximativement par un affidavit de la part d'un agent du Syndicat et n'est pas fondé sur des chiffres précis dans le rapport de l'arbitre. Il est donc clair que même si l'on pouvait émettre un bref de fieri facias contre la Couronne ou contre les biens que la Société Radio-Canada détient au nom de la Couronne, ce bref de fieri facias ne pourrait être émis en vertu de la décision de l'arbitre enregistrée à la Cour fédérale par le Syndicat le 28 octobre 1975.
Pour ces motifs, je déclare le bref de fieri facias émis en l'occurrence comme étant nul ab initio,
j'annule toute saisie intentée sous l'autorité de ce bref et j'interdis toute procédure exécutoire dans cette affaire.
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