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A-93-75
Cyrus J. Moulton Ltd. (Appelante)
c.
La Reine (Intimée)
Cour d'appel, les juges Thurlow, Ryan et Le Dain—Ottawa, les 21 et 28 octobre 1975.
Impôt sur le revenu—Somme réclamée par la Couronne à un contribuable—La Couronne s'adresse à l'appelante—L'ap- pelante est-elle débitrice du contribuable?—Justification des fonds déposés en fiducie—Appel accueilli—Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, c. 63, art. 222 et 224—Mechanics' Lien Act, S.R.O. 1970, c. 267, art. 2 et 5—Règle 341 de la Cour fédérale.
L'intimée (demanderesse) a réclamé à l'appelante (défende- resse) la somme de $7,324.54 prétendument due par le contri- buable M au titre de l'impôt sur le revenu et imputable sur la dette de l'appelante envers M. Il est implicitement admis dans la défense qu'aucune somme n'a été versée à cet égard. Outre une déclaration générale de non-responsabilité, on a prétendu que les sommes versées par l'appelante, en sa qualité d'entre- preneur général, à M, en sa qualité de sous-entrepreneur, étaient consignées en fiducie en vertu des articles 2 et 5 de The Mechanics' Lien Act (Ontario) au profit des ouvriers de M. En réponse à la demande de détails présentée par l'intimée, l'appe- lante révèle avoir effectué des paiements à M avant d'avoir encaissé des fonds du propriétaire de l'ouvrage en cause. En vertu de la Règle 341, l'intimée a demandé un jugement sur les plaidoiries. L'intimée a déposé un affidavit non controversé portant que la signification de la demande en vertu de l'article 224(1) était antérieure aux paiements effectués par l'appelante à M. La Division de première instance a donné raison à l'intimée et l'appelante a interjeté appel.
Arrêt: l'appel est accueilli; la question essentielle est de savoir si les sommes que l'appelante a versées à M en vertu du prétendu contrat ont été, complètement ou partiellement, payées à M en vertu d'une fiducie au bénéfice des ouvriers de M; il s'agit également de savoir si un tel paiement, dans la mesure les ouvriers sont les bénéficiaires de la fiducie, est sujet à l'application de l'article 224 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Lorsqu'une telle question est soulevée et demeure sans réponse, on ne peut à bon droit invoquer la Règle 341. Deuxiè- mement, il semble que la responsabilité de l'appelante en vertu de l'article 224 dépend de l'existence réelle de la dette de M envers la Couronne, payable en vertu de la Loi au moment de la signification de l'avis prévu à l'article 224(2); l'argument vou- lant que l'appelante n'ait pas le droit de contester ce fait est absolument sans fondement. Troisièmement, le dossier d'appel était différent de celui présenté en Division de première ins tance puisque l'intimée a admis que le défaut de l'avocat de l'appelante d'introduire la copie du contre-interrogatoire de l'auteur de l'affidavit mentionné par le savant juge de première instance n'était qu'à un oubli. La présente cour ne saurait donc déduire de ce défaut que le contre-interrogatoire était défavorable à l'appelante.
Arrêt examiné: La Reine c. Cyrus J. Moulton Ltd. [1975] C.F. 109. Arrêt appliqué: La Reine c. Gary Bowl Limited [1974] 2 C.F. 146.
APPEL. AVOCATS:
K. Ross pour l'appelante. T. Ocrane pour l'intimée.
PROCUREURS:
Wilson & Ross, Ottawa, pour l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE THURLOW: Il s'agit d'un appel d'un jugement favorable à l'intimée prononcé par la Division de première instance, sur requête en vertu de la Règle 341. Le jugement ordonnait le paiement à l'intimée du montant réclamé dans l'action, avec dépens.
La Règle 341 se lit comme suit:
Règle 341. Une partie peut, à tout stade d'une procédure, demander un jugement sur toute question
a) après une admission faite dans les plaidoiries ou d'autres documents déposés à la Cour, ou faite au cours de l'interro- gatoire d'une autre partie, ou
b) au sujet de laquelle la seule preuve est constituée par des documents et les affidavits qui sont nécessaires pour prouver la signature ou l'authenticité de ces documents,
sans attendre le jugement de tout autre point litigieux entre les parties.
Cette cour a récemment étudié la portée et le but de cette Règle dans l'affaire La Reine c. Gary Bowl Limited 2 . En général, on ne peut invoquer cette Règle que lorsque l'admission de certains faits permet à l'une ou l'autre des parties de demander un jugement et qu'il ne reste à trancher aucune question de droit défendable à cet égard, ou lorsque le droit de cette partie audit jugement découle, des conséquences juridiques des docu ments. Je dois ajouter que les Règles ne prévoient aucune procédure pour obtenir un jugement som- maire sur requête appuyée par des affidavits attes- tant l'exactitude de la réclamation du demandeur
[1975] C.F. 109.
2 [1974] 2 C.F. 146.
et niant l'existence de toute défense, comme le prévoient pour plusieurs tribunaux des Règles similaires à l'ordonnance 14 anglaise.
L'action de l'intimée était fondée sur un avis signifié le 15 janvier 1973 en vertu du paragraphe 224(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu exigeant que l'appelante verse au receveur général du Canada, jusqu'à concurrence de $7,324.54, toutes les sommes dues par l'appelante à un certain Save- rio Micucci faisant affaire sous la raison sociale Bytown Masonry Construction; l'action était aussi fondée sur l'allégation selon laquelle la défende- resse aurait versé à Micucci entre le 15 janvier 1973 et le 4 mai 1973 des sommes se chiffrant au total à plus de $7,324.54. Après mention des arti cles 222 et 224 de la Loi, la réclamation affirmait que l'appelante devait à la Couronne la somme de $7,324.54 et réclamait ce montant.
L'article 222 et les paragraphes pertinents de l'article 224 se lisent comme suit:
222. Tous les impôts, intérêts, pénalités, frais et autres mon- tants payables en vertu de la présente loi sont des dettes envers Sa Majesté et recouvrables comme telles devant la Cour fédé- rale du Canada ou devant tout autre tribunal compétent, ou de toute autre manière prévue par la présente loi.
224. (1) Lorsque le Ministre sait ou soupçonne qu'une per- sonne est endettée envers une personne tenue de faire un paiement en vertu de la présente loi, ou est sur le point de le devenir, ou est astreinte à faire un paiement à la personne en question, il peut, par lettre recommandée ou par lettre signifiée à personne, exiger de cette personne que les deniers autrement payables à l'autre personne soient en totalité ou en partie versés au receveur général du Canada à l'égard de l'obligation exis- tant en vertu de la présente loi.
(2) Le récépissé du Ministre relatif à des fonds versés, comme l'exige le présent article, constitue une quittance valable et suffisante de l'obligation initiale jusqu'à concurrence du paiement.
(4) Toute personne qui s'est libérée d'une obligation envers une personne astreinte à faire un paiement en vertu de la présente loi, sans se soumettre à une prescription du présent article, est tenue de payer à Sa Majesté un montant égal à l'obligation acquittée ou au montant qu'elle était tenue, en vertu du présent article, de payer au receveur général du Canada, le moins élevé des deux montants étant à retenir.
A mon sens, la réclamation ne révèle qu'indirec- tement une cause d'action, puisqu'elle ne men- tionne pas expressément la dette de Micucci envers la Couronne, ni son montant, au jour de la signifi cation de l'avis, ni le fait que l'appelante a omis de
verser lesdits $7,324.54 au receveur général.
L'appelante admettait au paragraphe 1 de sa défense modifiée qu'elle était une compagnie cons- tituée en vertu des lois de l'Ontario, mais niait toutes les autres allégations de la réclamation. Voici la suite de cette défense:
[TRADUCTION] 2. Le 16 mars 1973 ou vers cette date, la défenderesse a conclu un contrat avec Saverio Micucci, qui exploitait une entreprise sous la raison sociale Bytown Masonry Construction, pour l'exécution d'un travail de maçonnerie dans des locaux situés à l'Almonte Arena à Almonte dans la pro vince de l'Ontario.
3. Ledit contrat a pris fin le 4 mai 1973 ou vers cette date et tous les paiements effectués en vertu dudit contrat ont été faits par la défenderesse à l'ordre de la Bytown Masonry Construc tion, Saverio Micucci, pour le travail accompli par ce dernier et ses ouvriers. La défenderesse affirme et il ressort des faits qu'en vertu du travail et des services fournis par la Bytown Masonry Construction et ses ouvriers au profit de la défenderesse, ladite Bytown Masonry Construction et ses ouvriers ont acquis un privilège sur le bien précité correspondant au prix du travail conformément à l'article 5 de la Mechanics' Lien Act, S.R.O. 1970, c. 267.
4. La défenderesse affirme et il ressort des faits que, conformé- ment à l'article 2 de la Mechanics' Lien Act, S.R.O. 1970, c. 267, tous les fonds perçus par la défenderesse dans le cadre de ce projet ont été versés en fiducie en faveur de tous les ouvriers travaillant au projet et, en conséquence, les fonds étaient versés audit Saverio Micucci à condition qu'ils servent à payer les propres salaires de ses ouvriers. A aucun moment Saverio Micucci n'a été, en droit, le propriétaire réel de toutes les sommes réclamées en l'espèce, mais il a plutôt reçu la plus grande partie des fonds comme autre fiduciaire pour le compte de ses ouvriers à charge de les leur remettre suivant leurs droits respectifs.
5. La défenderesse soutient donc qu'elle n'était pas endettée envers Saverio Micucci personnellement pour le montant indi- qué dans la déclaration de la demanderesse.
Ces plaidoiries portent à confusion; leur forme et leur contenu laissent beaucoup à désirer, mais il me semble qu'elles soulèvent effectivement la question de savoir si les montants versés par l'ap- pelante à Micucci en vertu du contrat allégué, ont été remis totalement ou partiellement à Micucci à titre de fiduciaire pour le compte de ses ouvriers et si un tel paiement, dans la mesure ces derniers sont les bénéficiaires de la fiducie, relève de l'arti- cle 224 de la Loi de l'impôt sur le revenu.
Selon moi, cette importante question exige que l'on établisse les faits quant à l'étendue des droits des ouvriers sur les montants versés à Micucci et que l'on tranche la question de droit relative à l'application de l'article 224 de la Loi de l'impôt
sur le revenu aux montants qui leur sont dus. D'après moi, lorsqu'une telle question est soulevée et demeure sans réponse, on ne peut à bon droit invoquer la Règle 341 pour obtenir un jugement.
Après avoir cité les paragraphes 3, 4 et 5 de la défense, le savant juge de première instance a formulé la question avec précision en disant dans ses motifs la page 111]:
En substance, ces allégations portent que les fonds versés par la défenderesse à Micucci ont été consignés en fiducie en vertu de l'article 2 de The Mechanics' Lien Act, 1970 S.R.O., c. 267,
Peut-être à cause de la forme de la plaidoirie et de la nature des arguments présentés, il a étudié ensuite la question de savoir si les fonds versés par l'appelante avaient été consignés en fiducie; se fondant sur certains détails fournis par la défende- resse, il a conclu que les fonds n'avaient pas été perçus par l'appelante à titre de fiduciaire; il traita ensuite de la question de droit et conclut qu'il n'y avait aucune défense.
En toute déférence, je ne crois pas que le litige ou la défense dépende du fait que les fonds ont été reçus par l'appelante à titre de fiduciaire ou du fait qu'ils auraient été consignés en fiducie avant d'être versés à Micucci. D'après moi, les questions impor- tantes soulevées par la plaidoirie étaient les suivan- tes: les fonds ont-ils été remis à Micucci à titre de fiduciaire? dans l'affirmative, dans quelle mesure Micucci n'était-il pas bénéficiaire de cette fiducie? et, dans la mesure Micucci n'était pas le bénéfi- ciaire, ce paiement relevait-il de l'article 224 de la Loi de l'impôt sur le revenu?
A mon avis, ce qui précède suffit pour conclure que l'ordonnance en appel ne devrait pas être maintenue. Mais deux autres questions devraient être mentionnées.
Premièrement, le savant juge de première ins tance, après avoir conclu que tous les faits impor- tants avaient été admis, décida que l'appelante n'avait pas le droit de contester le fait que Micucci était endetté envers le Ministre pour une somme de $7,324.54 parce que ce litige ne concerne que Micucci et le Ministre et que l'appelante n'y est pas partie. En toute déférence, l'existence réelle de la dette de Micucci envers la Couronne pour les montants payables en vertu de la Loi au moment de la signification de l'avis en vertu du paragraphe
224(2) me semble, d'après les termes de l'article, un fait fondamental dont dépend l'application à l'appelante de l'article 224; je ne vois aucun argu ment ni aucun précédent à l'appui de la thèse selon laquelle la défenderesse n'aurait pas le droit de contester l'existence d'un tel fait.
La seconde question résulte de l'extrait suivant des motifs du savant juge de première instance [aux pages 114-116].
Selon l'avocat de la défenderesse le recours à la Règle 341 par Sa Majesté était inapproprié en raison de la dénégation dans la défense de toutes les allégations contenues dans la déclaration et de l'avertissement exprès dans cette défense que la demanderesse devait [TRADUCTION] «en établir la preuve complète». Il signifiait par là, et il l'a affirmé par la suite, que Sa Majesté devait en venir aux débats et prouver toutes les allégations de fait en citant les témoins compétents.
Cette prétention ne se justifie pas, étant donné que les faits ont été clairement admis et qu'il ne reste plus aucun fait controversé à trancher.
Comme l'exigent les règles, un affidavit a été déposé à l'appui de l'avis de requête. L'auteur de cet affidavit déclare que la demande présentée en vertu de l'article 224(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu a été signifiée à la défenderesse le 15 janvier 1973 et que cette signification a été reçue par un dirigeant de la défenderesse, B. Kent. L'acceptation de la signification à cette date est inscrite sur la demande qui est jointe à l'affidavit comme pièce.
En outre, l'avocat de la défenderesse a contre-interrogé l'au- teur de l'affidavit, comme c'était son droit, mais il n'a pas produit comme preuve la transcription du contre-interrogatoire pour indiquer l'existence d'une quelconque controverse portant sur les faits.
S'il existait une controverse réelle portant sur les faits, la défenderesse avait toute liberté pour déposer des affidavits s'opposant à l'affidavit appuyant la requête, conformément au droit conféré en vertu de la Règle 319(2). Elle ne l'a pas fait. C'est pour ces motifs que je suis arrivé à la conclusion qu'il ne reste aucun fait controversé à trancher.
L'objet de la Règle 341 est de permettre à une partie d'obtenir un jugement dans les meilleurs délais, sans qu'il y ait lieu de tenir une audience prolongée, après les admissions faites dans les plaidoiries ou autres documents déposés à la Cour.
Pour ces motifs, tous les faits essentiels ont été admis. La défenderesse ne peut contester que Micucci soit endetté envers le ministre du Revenu national d'un montant de $7,324.54. Ce point ne concerne que Micucci et le Ministre, la défenderesse n'y est pas partie. La signification à la défenderesse de la demande à tierce partie est admise et une acceptation de signification est inscrite sur ce document. La réponse à la demande de détails, qui fait partie intégrante des plaidoiries, indique que la défenderesse admet les dates et les montants des paiements qu'elle a effectués à Micucci, paiements intervenus postérieurement à la signification de la demande, ainsi que les dates auxquelles elle a reçu des paiements des propriétaires, dates qui sont antérieures à celles des paiements qu'elle a faits à Micucci. Il est admis implicitement dans la défense que la
défenderesse n'a effectué aucun paiement au Ministre en exé- cution de ladite demande.
Je ne peux imaginer d'autres faits qui ont besoin d'être prouvés mais, pour m'en assurer, j'ai posé la question à l'avocat de la défenderesse qui ne m'a fourni aucune réponse satisfai- sante, si ce n'est de prétendre que la défenderesse était en droit d'être [TRADUCTION] «entendue en Cour». Cela va à l'encontre du but que cherche à atteindre la Règle 341.
Il faut d'abord souligner que le dossier d'appel était quelque peu différent de celui présenté au juge de première instance puisque, dans son mémoire des plaidoiries, l'intimée admettait que le défaut de l'avocat de l'appelante d'introduire la copie du contre-interrogatoire de l'auteur de l'affi- davit mentionné par le savant juge de première instance n'était qu'à un oubli. Par conséquent, bien que le savant juge de première instance ait pu raisonnablement déduire du défaut de produire le contre-interrogatoire qu'il était défavorable à l'ap- pelante, cette cour ne peut maintenant arriver à la même conclusion.
Mais pour le reste, je suis d'avis que la Règle 341 ne vise pas la preuve des faits par affidavit et que l'appelante n'était aucunement tenue, en raison de l'introduction d'une requête en vertu de cette règle, de se soumettre à ce qui semble avoir été un procès sommaire de l'action sur les affida vits déposés par l'intimée. Il me semble évident que l'appelante n'a jamais admis l'élément fondamen- tal, c'est-à-dire l'endettement de Micucci en vertu de la Loi au 15 janvier 1973, pour le montant mentionné dans l'avis de cette date; en outre, j'estime que rien dans la Règle 341 n'autorisait la preuve de ce fait par affidavit ni ne pouvait trans former la preuve soumise par affidavit et la réac- tion de l'appelante à son égard, en une admission par la défenderesse permettant de prononcer un jugement en vertu de la Règle 341.
Il me semble que le même raisonnement s'appli- que à la preuve par affidavit de la signification de l'avis en vertu du paragraphe 224(1) et du défaut de l'appelante de payer le montant réclamé au receveur général du Canada. La demanderesse n'a pas allégué expressément ce dernier fait et, de toute façon, la dénégation générale en fait un point litigieux. Le premier fait a aussi été nié par la plaidoirie qui, bien que vague et susceptible donc d'être attaquée sur ce point, ne pouvait être passée sous silence tant qu'elle faisait partie de la défense.
J'accueillerais l'appel et rejetterais la requête de la Couronne avec dépens, en première instance et en appel.
* * *
LE JUGE RYAN: Je souscris.
* * *
LE JUGE LE DAIN: J'accueillerais l'appel pour les motifs énoncés par le juge Thurlow.
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