Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-1107-73
Irish Shipping Ltd. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Dubé— Vancouver, le 3 février; Ottawa, le 11 mars 1976.
Droit maritime—L'échouement du navire est-il résulté de la négligence des préposés de la Couronne qui ont mis en ouvre et recommandé l'emploi d'un dispositif de séparation du trafic qui était dangereux pour la navigation?—Le rôle des pilotes— Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3—Pilotage Act, 1913 (Grande-Bretagne), c. 31, art. 15— Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, c. 52, art. 31.
L'échouement du navire de la demanderesse est survenu au passage du dispositif de séparation du trafic de l'île Hadding- ton, dans le détroit de Broughton, au large de la côte de la Colombie-Britannique. Voici les prétentions de la demande- resse: en mettant sur pied et en recommandant le dispositif de séparation du trafic, le ministère des Transports avait des obligations envers les propriétaires des navires qui naviguaient dans le détroit; après s'être fait dire par les pilotes que le passage était dangereux et les aides à la navigation insuffisan- tes, le Ministère devait raisonnablement prévoir un échouement éventuel; le Ministère a manqué à son devoir en n'exerçant pas la diligence nécessaire qu'on attend ordinairement de lui; l'échouement résulte probablement de l'éclairage inadéquat du passage; les dépenses que pouvait entraîner l'installation d'un feu à secteurs étaient raisonnables. En revanche, la défende- resse a fait valoir qu'il y a une présomption de faute lorsqu'un objet mobile entre en collision avec un objet immobile et que la demanderesse n'a pas expliqué pourquoi le navire s'était échoué. En outre, la défenderesse affirme que l'île est indiquée sur la carte et visible au radar; qu'il n'y avait pas de courants assez forts pour faire échouer le navire; que la marée descen- dait; que la visibilité était bonne; que l'on pouvait facilement repérer et identifier les feux et que bon nombre d'autres navires étaient passés. La Couronne conteste avoir créé un danger à la navigation; elle allègue que les navigateurs doivent se servir des voies navigables dans l'état ils les trouvent; que les navires modernes sont pourvus d'instruments de navigation et que la seule cause de l'échouement était la négligence des personnes chargées de la navigation du navire, et plus particulièrement du pilote.
Arrêt: l'action est rejetée. L'erreur des navigateurs n'a pas été causée par une aide à la navigation. Bien qu'elle ait le droit de se fier à toutes les aides mises en place et dûment publiées, la demanderesse n'était pas en droit de chercher des aides qui n'existaient pas, ce que, d'ailleurs, elle savait. La demanderesse n'a pas démontré l'existence de la négligence et il n'est pas suffisant de suggérer que l'installation d'un feu supplémentaire aurait pu prévenir cet accident. Le navire n'est pas tombé sur des embûches créées par l'homme. Il descendait une voie navigable indiquée sur les cartes et le pilote, conscient des difficultés de navigation, s'est volontairement exposé à un exercice pour lequel il était formé. De plus, la demanderesse n'est pas exonérée de toute responsabilité résultant de la négli- gence du pilote. Le pilote connaît la région et renseigne le
capitaine du navire sur un secteur qui lui est inconnu; il ne dégage pas le capitaine de ses responsabilités.
Distinction faite avec l'arrêt: Nord-Deutsche c. La Reine [1969] I R.C.E. 117 modifié par [1971] R.C.S. 849. Arrêts appliqués: Hendricks c. La Reine [1970] R.C.S. 237 et Thompson v. North Eastern Railway Company [1862] 2 B. & S. 106. Arrêts analysés: Workington Har bour & Dock Board c. Towerfield (Owners) [1951] A.C. 112 et Owners of S.S. .Alexander Shukoff» c. S.S. «Gothland» [1921] A.C. 216.
ACTION. AVOCATS:
P. D. Lowry pour la demanderesse. P. Troop, c.r., pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Macrae, Montgomery, Spring & Cunning- ham, Vancouver, pour la demanderesse. Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DUBÉ: Il s'agit d'une action intentée contre la Couronne afin de recouvrer les domma- ges résultant de l'échouement du navire Irish Stardust (ci-après appelé «de navire») au passage du dispositif de séparation du trafic de l'île Had- dington, dans le détroit de Broughton, sur la côte ouest de la Colombie-Britannique. L'accident est survenu le 24 janvier 1973 vers 23 h 30 au cours d'une traversée de Kitimat à Port Mellon. La demanderesse, propriétaire du navire, prétend que l'échouement résulte de la négligence des préposés de la Couronne, à savoir les fonctionnaires du ministère des Transports, qui ont mis en oeuvre et recommandé l'emploi d'un dispositif de séparation du trafic qui était dangereux pour la navigation. La défenderesse nie que le dispositif préconisé était dangereux ou peu sûr, et elle allègue que la seule cause de l'échouement du navire est la négligence de la demanderesse, de ses officiers et en particu- lier du capitaine Leslie Arthur David Jones qui pilotait le navire à travers le détroit au moment de l'accident.
L'Irish Stardust a été construit en 1970 Cork (Irlande). Ce navire, d'une longueur totale de 564 pieds et d'une jauge brute de 19,191 tonneaux, avait été spécialement conçu et armé pour le trans-
port des produits de la pulpe et du bois de la Colombie-Britannique à destination du Japon et de l'Europe. C'est un vracquier à cale non pontée, équipé de ballasts latéraux et d'un double-fond; la cargaison est transportée dans quatre cales princi- pales et dans une autre cale semblable située à l'avant. Il est équipé d'un grand tableau arrière, d'un gouvernail renforcé, d'un cadre d'étambot ouvert et d'une hélice Kamewa à pas variable que des dispositifs de commande contrôlent à partir de la passerelle. Il est admis que c'est un excellent navire, de conception moderne et courante, qui a des bonnes qualités de contrôle et de manoeuvrabi- lité. Il est parti de Kitimat le 24 janvier 1973, à 7 h 30, destination de Port Mellon (C.-B.), soit un trajet de vingt-huit heures par le passage intérieur (situé entre l'île Vancouver et la côte ouest); son
tirant d'eau était de 23'9" l'avant et de 27'6" à l'arrière soit une moyenne de 25'7 1 / 2 ", et il allait à une vitesse de croisière d'environ seize noeuds.
Au cours de ce voyage, le personnel de l'Irish Stardust se composait de son capitaine, James Caird, de quinze officiers, d'un équipage de seize marins et de deux pilotes qui devaient conduire le navire à travers les eaux de pilotage obligatoire: le capitaine Arthur Joseph Warren et le capitaine Jones. Il est aussi admis que, vers 23 h 30, le soir de l'échouement, le capitaine Jones était le pilote de service, que l'officier en second, Patrick McNulty, se trouvait sur la passerelle, que le timonier John Spack était à la barre et qu'un élève-officier était de quart. Le navire a touché le fond du côté ouest de l'île Haddington alors qu'il passait le dispositif de séparation du trafic, dans les eaux de pilotage obligatoire; le lieu de l'échoue- ment n'est pas contesté.
De plus, les parties conviennent que, dans son avis aux navigateurs du 26 février 1971, le minis- tère des Transports a annoncé la mise en place du dispositif de séparation du trafic à l'île Haddington qui est entré en vigueur le lei mai 1971. Ce dispositif a été mis en oeuvre par trois fonctionnai- res du ministère des Transports, se trouvant res- pectivement à Victoria, à Vancouver et à Ottawa. D'après l'un des arguments principaux de la demanderesse, c'est en raison de communications insuffisantes entre les bureaux de Colombie-Bri- tannique et le bureau principal d'Ottawa, que le projet d'installation d'une aide à la navigation
particulièrement importante, à savoir le feu à sec- teur de la crique Hyde sur l'île Vancouver, ne s'est pas concrétisé avant la date de la mise sur pied du dispositif ni en fait avant l'échouement. Selon elle, cet oubli est à l'origine de l'échouement ou y a au moins contribué.
Avant l'audience, la demanderesse a reconnu que toutes les aides à la navigation indiquées sur la carte 3569 du Service hydrographique du Canada, dans le Canadian List of Lights et dans le volume 1 du British Columbia Pilot, tous mis à jour jusqu'au 24 janvier 1973, se trouvaient bien à l'endroit indiqué et fonctionnaient de la manière décrite à l'époque de l'échouement, à l'exception du feu situé au sud de l'île Haddington, dont la position exacte a été déterminée, d'un commun accord, par les parties au cours de l'audience.
Je ne tenterai pas l'impossible, et au lieu de condenser en quelques pages toute la preuve sou- mise et les arguments présentés au cours d'un procès de quatre semaines, je vais exposer les grandes lignes de l'affaire selon le point de vue de chaque partie, puis tirer mes propres conclusions en me fondant sur les faits pertinents et les déposi- tions des experts.
En ce qui concerne la demanderesse, l'affaire remonte au 15 mars 1968, date à laquelle le ministère des Transports a désigné, par lettre, le capitaine Cyril Edward Burrill, surintendant régio- nal des services nautiques à Vancouver, pour coor- donner la mise en place des dispositifs de sépara- tion du trafic sur la côte ouest en consultant des membres de l'industrie maritime ayant des con- naissances suffisantes sur la région et en soumet- tant des rapports à Ottawa. Le capitaine Burrill a créé et présidé un comité spécial [TRADUCTION] «pour la sécurité de la pêche et de la navigation côtières en Colombie-Britannique», qui s'est réuni et a examiné le projet. Ce projet prévoyait que les navires descendant le détroit de Broughton (c.-à-d. vers l'est, en direction de Vancouver) navigue- raient au sud de l'île Haddington et que les navires remontant le détroit (c.-à-d. vers l'ouest, en direc tion de Kitimat) navigueraient au nord de l'île, ce qui créerait ainsi une route maritime à deux voies.
Au cours de l'été 1970, les pilotes de la côte de la Colombie-Britannique se sont réunis pour s'op-
poser à la mise en place de ce dispositif au motif qu'il serait dangereux, surtout parce que les navi-
res descendant le long du côté sud du passage se retrouveraient, à l'est de l'île, sur la route des navires circulant en sens inverse. Le capitaine R. W. Burnett, un dynamique porte-parole des pilo- tes, a dirigé la présentation des objections à la mise en place de ce dispositif devant le comité Burrill et à l'audience. Le capitaine Burnett a aussi présenté au comité une contre-proposition, préconisant l'installation de plusieurs aides à la navigation qui rendraient le dispositif moins dangereux, et notam- ment d'un feu à secteurs à la crique Hyde sur le rivage de l'île Vancouver. Un feu à secteurs pro- jette trois couleurs différentes aux navires qui s'approchent: un faisceau central, blanc indiquant la route à suivre, un faisceau vert d'un côté indi- quant que le navire est trop loin vers tribord et un faisceau rouge qu'il est trop loin vers bâbord.
Voici la contre-proposition présentée par le capi- taine Burnett au nom des pilotes':
[TRADUCTION] CONTRE-PROPOSITION N°2
Si ce projet est retenu, j'estime que ce dispositif devra être signalisé aussi clairement que celui de l'île Helmcken. La mise en place des aides suivantes permettraient d'atteindre cet objectif:
(1) L'installation de la bouée lumineuse projetée au large de la roche Neill.
(2) Le déplacement au nord-est de la bouée placée au large de la barre rocheuse Neill.
(3) L'installation de la balise lumineuse proposée sur le côté sud de l'île Haddington.
(4) La mise en place d'un feu d'alignement à la position géographique 50 35 00 N. et 127 01 17 W., centré à 161 degrés et 15 minutes, et indiquant des secteurs rouges de faible dimension de chaque côté du milieu du chenal (si l'on emploie un feu à secteurs).
(5) L'installation d'un fanal d'alignement au sud de la pointe Yellow situé à la position géographique 50 35 11 N.-126 27 00 W., sur un dauphin, avec secteur rouge de 093 098, blanc de 098 104, et rouge de 104 119. Ce fanal serait surmonté d'un feu à éclats blanc qui deviendrait rouge de 241 299.
(6) L'installation d'une balise lumineuse pour indiquer le haut- fond situé au sud de l'escarpement Gordon, et placée sur un dauphin à la position 50 34 24 N.-126 54 45 W.
' Pièce P-1, signet #6.
Je suis d'avis, cependant que la séparation du trafic n'est pas la meilleure solution à cet endroit; on devrait plutôt encourager les navires à suivre une route en ligne droite à partir de l'escarpement Gordon, au-delà de l'escarpement Yellow et à travers le passage Haddington, en indiquant clairement sur les cartes, au moyen de lignes colorées, les limites du chenal et la ligne centrale, tout en plaçant des aides qui rendraient la navigation et le pilotage aussi simples et directs que possible dans ce chenal.
Le feu à secteurs prévu pour la crique Hyde est celui mentionné au paragraphe (4). Il convient de signaler qu'une carte du dispositif de l'île Helm- cken, dans la contre-proposition du capitaine Bur- nett, a été déposée à l'audience et que cette carte indique la présence de deux feux à secteurs. Il faut aussi souligner que le ministère des Transports a finalement installé ce feu à secteurs, mais deux ans environ après l'échouement. En outre, il faut remarquer qu'aucune preuve n'indique qu'on ait jamais envoyé la contre-proposition des pilotes à Ottawa. Néanmoins, la majorité des intéressés qui participaient aux activités du comité du capitaine Burrill, favorisait le dispositif de séparation du trafic préconisé par le capitaine et qui a été mis en place.
Le 26 février 1971, le ministère des Transports annonçait la mise en place du dispositif de sépara- tion du trafic de l'île Haddington dans l'édition hebdomadaire canadienne 9 des Avis aux navi- gateurs. Voici le texte intégral de l'avis 290(P) 2 :
290. (P) COLOMBIE-BRITANNIQUE—DETROIT DE BROUGH- TON-1LE HADDINGTON—Dispositif de séparation du trafic.
1. L'utilisation du dispositif est conseillée à tous les navires. La séparation du trafic est matérialisée par l'utilisation de l'île Haddington pour diviser le trafic se dirigeant vers l'Est de celui se dirigeant vers l'Ouest et par des zones de sépara- tion à l'Est et au Nord-Ouest de l'île Haddington; le trafic se dirigeant vers l'Est passera au Sud de l'île Haddington et le trafic se dirigeant vers l'Ouest passera au Nord de l'île Haddington en empruntant le passage Haddington. Il n'y a pas de zones à l'intention du trafic côtier.
Le dispositif de séparation du trafic de l'île Haddington est composé de trois parties:
Partie I Au Nord-Ouest de l'île Haddington—Une zone de séparation large d'une encablure axée sur les positions géographiques suivantes:
(i) 50°36'18" N., 127°01'24" W., et
(ii) 50°37'07" N., 127°02'42" W.
Partie II Séparation du trafic matérialisée par l'île
Haddington.
2 Pièce P-1, signet #9.
Partie IIl A l'Est de l'île Haddington—Zone de sépara- tion large d'une encablure axée sur les positions géographi- ques suivantes:
(i) 50°36'00" N., 127°00'55" W., et
(ii) 50°35'47" N., 127°00'00" W.
2. Direction générale du trafic
Il est conseillé aux navires se dirigeant vers l'Est de passer au sud des zones de séparation et de l'île Haddington et aux navires se dirigeant vers l'Ouest de passer au Nord des zones de séparation et de l'île Haddington, en empruntant le pas sage Haddington.
Il est aussi conseillé aux navigateurs de se servir du radiotélé- phone pour signaler leur présence et avertir les autres navires.
AVERTISSEMENT
Dans certains cas il est possible que de gros navires et des remorqueurs avec de longues remorques faisant route vers l'Est éprouvent de la difficulté à tourner à tribord pour passer au Sud de l'île Haddington. Dans de telles circons- tances le capitaine peut décider de se diriger à l'encontre de la direction générale du trafic dans le passage Haddington, mais doit s'efforcer par tous les moyens d'avertir les autres navires dans la région.
3. Date d'entrée en vigueur
Le dispositif entrera en vigueur à 1200, heure normale du
Pacifique, le le' mai 1971.
4. Cartes marines et publications
Les cartes à grandes échelles de la région seront modifiées pour montrer tous les détails du dispositif.
Les cartes à petites échelles seront modifiées pour prévenir les navigateurs de l'existence du dispositif. Tous les détails seront contenus dans les Instructions nautiques.
5. Diagramme du dispositif de séparation du trafic
Le diagramme ci-inclus montre le dispositif de séparation du
trafic mentionné ci-haut.*
(MT) (8400-10)
Cartes (Qui seront touchées)-356l-3569-3596.
Le 1°' septembre 1972, après avoir passé des examens devant un jury dont faisait partie un fonctionnaire du ministère des Transports, le capi- taine Jones a reçu un brevet de pilote stagiaire l'autorisant à piloter, en eaux profondes, des navi- res d'au plus 25,000 tonneaux bruts dans les zones de pilotage obligatoire de la Colombie-Britanni- que. Au moment de la publication du dispositif de l'île Haddington, soit avant mai 1971, le capitaine Jones avait mis à jour sa carte personnelle de la zone et son propre recueil de route. Voici l'extrait pertinent de son recueil de route 3 :
* [Le diagramme est omis—Ed.] 3 Pièce P-9.
DIST.
AU LARGE VRAI MAG DIST.
Pte Clark 1M 194 169 224.5 milles
3.3
Roche Dugout 2.7M 150 155 228.1 milles
7.8
Î. Egg 1.6M 164 139 235.9 milles
5.9
Cap Caution 1.9M 164 139 241.8 milles
11.5
Î. Pine 8 1 / 2 encablures 134 114 253.3 milles
8.3
Pte Scarlett 1-2M 120 096 261.6 milles
3.3
Î. Crane 5 encablures 128 104 264.9 milles
3.3
Î. Doyle 7 encablures 137 113 268.2 milles
3.1
Î. Masterman 1.6M 137 113 271.3 milles
2.9
Î. Round 1.3M 137 113 274.2 milles
9.7
Pte Pulteney 5 1 / 2 encablures 100 076 283.9 milles
4.4
Roche Neill 2 encablures 129 105 288.3 milles
.8
Barre rocheuse Neill 1 encablure 151 127 289.1 milles
162 .5
Î. Haddington 2 encablures 103 079 289.6 milles
2.7
[C'est moi qui souligne.]
A l'approche du détroit de Broughton, le soir de l'échouement, le capitaine Jones aurait préféré suivre la route habituelle au nord de l'île, mais décida cependant de suivre le dispositif de sépara- tion du trafic pour deux raisons: en premier lieu, puisqu'il était pilote depuis peu de temps, il pensait devoir se conformer aux recommandations du ministère des Transports et, en second lieu, il avait été averti par radio de l'approche d'un navire venant en sens inverse, l'Island Princess, un bac de Colombie-Britannique qui se dirigeait vers Alert Bay.
Au cours de son témoignage, le capitaine Jones a déclaré avoir gouverné le navire d'après les indi cations de son recueil de route [TRADUCTION] «parce que c'était la seule chose que j'avais pour me diriger. Je savais que c'était la bonne route si je me trouvais dans la position appropriée». Il affirme s'être approché de la pointe Pulteney [TRADUC- TION] «selon un cap approximatif de 137° ou plus, en vue de passer à 5 encablures 'h au large de la pointe Pulteney». Parvenu à la pointe Pulteney,
[TRADUCTION] «après une vérification au radar, je vis que le navire se trouvait à environ une enca- blure au sud de la position voulue». Il avait l'inten- tion de doubler la pointe à 100° mais, se trouvant au sud de la position voulue, il mit [TRADUCTION] «pour peu de temps» le cap à 95°, puis remit le cap à 100°. A ce moment-là, [TRADUCTION] «en regardant vers le détroit de Broughton, il pouvait voir les feux placés des bouées de la roche Neill, de la barre rocheuse Neill et du nord de l'île Had- dington, qui se trouvaient tous à tribord».
Le capitaine Jones affirme que le second lieute nant se tenait à côté de l'homme de barre près des dispositifs de commande des machines et vérifiait sa conduite du navire. L'élève-officier était de veille à l'extérieur. Le capitaine Jones se trouvait à tribord et surveillait la bouée de la roche Neill. [TRADUCTION] «Je voulais être le plus près possi ble de cette bouée et je l'ai donc surveillée pendant toute la descente». D'après lui, le navire n'était qu'à une encablure ou une encablure et demie de la bouée. Immédiatement avant d'arriver par le travers de celle-ci, il a commandé au timonier [TRADUCTION] «de virer à 129°». «La seule chose que je pouvais alors voir, c'était la bouée de la barre rocheuse Neill qui clignotait . .. Tout était dans l'obscurité aussi bien à bâbord de l'île Had- dington que du côté de l'île Vancouver». [C'est moi qui souligne.]
Le capitaine Jones jeta un coup d'oeil rapide au radar et remarqua que sa position était [TRADUC- TION] «correcte». S'étant accoutumé à l'obscurité et afin de ne pas se laisser hypnotiser par le radar, il opta alors de naviguer à l'oeil nu. A mi-chemin de la barre rocheuse Neill, il s'aperçut que le navire commençait à dévier de sa route. [TRADUC- TION] «Je ne m'approchais pas de la bouée et j'ai donc modifié le cap à 140°. J'observai pendant une minute et remarquai que cela ne nous ramenait toujours pas vers la bouée, j'ai donc changé le cap à 150°. Le navire allait toujours . de côté, sans s'approcher de la bouée». C'est la transcription 4 du témoignage du capitaine Jones au cours de son interrogatoire principal qui décrit le mieux sa ver sion des dernières minutes qui ont précédé l'échouement:
4 La transcription des procédures à l'audience, volume II, pp. 146 et 147.
[TRADUCTION] Q. Qu'avez-vous fait?
R. Je lui ai dit de virer sur un cap de 160°. A ce moment-ci, je commençais à être très inquiet parce que je ne voyais rien; je savais que nous avions réellement dévié et c'est pourquoi j'ai traversé la passerelle pour aller à bâbord du navire.
Q. Quand vous dites pour aller à bâbord, vous voulez dire à l'extérieur?
R. C'est exact, à l'extérieur. Quand je suis arrivé dehors, le sillage du navire s'abattait sur le rivage et le navire touchait le fond. J'ai crié au second lieutenant d'arrêter les machines, ce qu'il a fait.
Q. Vous dites que le navire a touché le fond; avez-vous senti quelque chose, debout, sur l'aileron de la passerelle?
R. Le navire a simplement fait une sorte d'embardée en touchant le fond et c'est tout.
Q. Qu'a fait l'avant du navire?
R. L'avant a fait un crochet sur la droite tandis que l'arrière en faisait un sur la gauche mais le navire ne s'est pas arrêté et a continué sur son erre.
Voici les prétentions de la demanderesse: (1) en mettant sur pied un dispositif de séparation du trafic à l'île Haddington, le ministère des Trans ports avait des obligations envers les propriétaires des navires qui naviguaient dans le détroit de Broughton; (2) après s'être fait dire par les pilotes que le passage était dangereux et les aides à la navigation insuffisantes, le ministère des Trans ports devait raisonnablement prévoir un échoue- ment éventuel; (3) le ministère des Transports a manqué à son devoir en n'exerçant pas la diligence nécessaire qu'on attend ordinairement de lui; (4) l'échouement résulte probablement de l'éclairage inadéquat du passage; et (5) les dépenses que pouvait entraîner l'installation d'un feu à secteurs à la crique Hyde étaient raisonnables.
En revanche, d'après l'argumentation de la défenderesse, [TRADUCTION] «il y a une présomp- tion de faute lorsqu'un objet mobile entre en colli sion avec un objet immobile» et la demanderesse n'a jamais expliqué pourquoi le navire avait heurté les rochers. La défenderesse fait remarquer que l'île est indiquée sur la carte et visible au radar. Elle affirme qu'il n'y avait pas de courants assez forts pour pousser le navire jusqu'à l'île; que la marée descendait à une vitesse d'un noeud seule- ment et en sens contraire du navire; que la visibi- lité était bonne et claire (on voyait jusqu'à plus de dix milles); que l'on pouvait facilement localiser et identifier les divers feux servant à la navigation sur la carte et dans le recueil de route du pilote. La défenderesse fait valoir que bon nombre d'autres
navires sont passés sans incident avant et après l'installation des aides à la navigation.
La Couronne allègue en outre qu'elle n'a pas créé de danger à la navigation; que les navigateurs doivent se servir des voies navigables dans l'état ils les trouvent; que les navires modernes, comme l'Irish Stardust, sont amplement pourvus d'instru- ments de navigation, notamment, d'un gyrocom- pas, d'un radar, de sondeurs à écho, et possèdent des cartes ainsi que les Livres des feux, le British Columbia Pilot, l'annuaire canadien des marées et des courants. Selon elle, la seule cause de l'échoue- ment doit donc être l'incapacité des personnes chargées de la navigation, savoir le capitaine, les officiers et l'équipage de service de même que le pilote, à faire suivre au navire une route ne présen- tant pas de danger.
Alors que la demanderesse a présenté des témoi- gnages tendant à démontrer que le dispositif était dangereux, la défenderesse a apporté des témoi- gnages en faveur dudit dispositif; mais personne n'a dit que le passage au sud était impraticable ni que la traversée du dispositif était impossible. Il est clair que l'installation d'un feu à secteurs à la crique Hyde rend plus facile la traversée du pas sage de nuit; de fait, on en a installé un deux ans environ après l'échouement.
Il n'y avait pas de grands vents, de courants rapides ni de marées assez fortes pour faire dévier le navire de la route prévue vers l'île, comme la preuve le révèle très clairement. La meilleure explication de l'échouement de l'Irish Stardust sur le rivage de l'île Haddington provient donc de Corlett qui, dans son expertise, a analysé les rele- vés enregistrés sur le traceur de route: le navire ne se trouvait pas sur la route que le capitaine pensait qu'il suivait.
E. C. B. Corlett s'est révélé un témoin compé- tent et particulièrement convaincant. Ingénieur diplômé d'Oxford et docteur en architecture navale de l'Université de Durham, il est actuelle- ment directeur gérant de Burness, Corlett and Partners Limited, vice-président du Royal Insti tute of Naval Architects et expert conseil maritime auprès de plusieurs gouvernements et agences maritimes à travers le monde. Il a témoigné à titre d'expert auprès d'un grand nombre de tribunaux supérieurs, y compris la British Admiralty Court,
la United States Federal Court et l'ancienne Cour de l'Échiquier du Canada. Il a examiné le relevé de la route ou des variations de cap enregistrées par le traceur de route de l'Irish Stardust au cours de la période qui nous intéresse, avant l'échouement; en tenant compte d'une marge d'erreur d'un degré pour le stylo enregistreur et d'une marge d'erreur éventuelle d'un degré sur le gyrocompas, il a déter- miné la route probable du navire, qui le conduit directement au point d'échouement convenu de part et d'autre. Son interprétation préférée appa- raît à la page 55 du volume XII de la transcription des procédures:
[TRADUCTION] R. Selon mon interprétation des enregistre- ments du traceur de route, le navire s'est approché de la pointe Pulteney selon un cap d'un peu moins de 137°, mais avant d'atteindre la pointe Pulteney, il se trouvait à environ 137°, d'après le traceur de route. Puis-je avoir mon rapport s'il vous plaît?
Puis il a contourné largement la pointe Pulteney en changeant assez peu la barre, comme l'indiquent mes graphiques de la route suivie; la courbe de déplacement est si peu prononcée qu'indépendamment des calculs pos sibles, il n'y a pu y avoir qu'une faible manœuvre de la barre.
Selon le traceur de route, le navire s'est redressé à environ 097.5° pendant une ou deux minutes pour une raison quelconque et ensuite, probablement parce que cette raison n'existait plus, il a modifié son cap pour reprendre sa route de base dans le détroit de Broughton. Le navire a exactement suivi cette route de base, qu'il a parcouru pendant environ douze minutes, sans forte déclinaison le long du détroit de Broughton; selon le relèvement vrai, sa déclinaison était de 092.5°.
LA COUR: Combien?
R. A 092.5 degrés vrais, votre Seigneurie. Quand il s'est à peu près trouvé par le travers de la bouée de la roche Neill mais environ quatre encablures et demie au nord de celle-ci, la route suivie enregistrée par le traceur de route indique que le navire commençait à tourner à tribord.
LA COUR: A quatre encablures et demie au nord de
R. La bouée de la roche Neill.
LA COUR: La bouée de la roche Neill.
R. Le navire a commencé à tourner à tribord. Ce change- ment de direction s'est opéré lentement mais pas aussi lentement que pour contourner la pointe Pulteney; et, à mon avis, alors qu'il s'agissait d'un coup de barre de seulement un ou deux degrés pour contourner la pointe Pulteney, il s'agit probablement ici d'un coup de barre de cinq à dix degrés—
LA COUR: Quand vous dites changer «lentement» de direc tion, parlez-vous d'un virage large?
R. Oui, un changement de direction modéré, votre Seigneu- rie. Entre cinq et dix degrés ou, comme on me l'a fait dire hier, entre 6 et 10 degrés. Entre cinq et dix—cela englobe 6 et 10, mon avis.
Je peux donner des chiffres exacts si vous les voulez. Le navire a alors de nouveau stabilisé sa route à 125 degrés vrais selon le traceur de route. A ce point-ci, le graphique indique que le navire descendait en ligne droite le passage Haddington. 11 a continué à 125 degrés pendant environ une minute, sur une distance d'environ deux encablures et demie en ligne droite. Il a alors amorcé un nouveau virage vers tribord, comme l'indique le traceur de route. Ce changement de direction était équivalent au tout premier changement de direction dans les parages de l'île Had- dington mais avec une déclinaison un peu plus faible à cause d'un coup de barre moins prononcé que la première fois d'environ un ou deux degrés.
Le virage continue jusqu'à ce que le graphique touche la partie nord-est de l'île. Après cela, le graphique continue à tribord; mais je dois signaler qu'à ce moment la vitesse du navire est complètement indéterminée puisqu'il a heurté le fond et que le rendement des machines a été modifié par l'échouement; le graphique indique donc la direction par rapport au temps mais pas la position du navire après l'échouement.
Néanmoins, il est clair qu'après l'échouement le navire a effectivement continué à tourner vers tribord, mais je ne peux naturellement pas dire à quelle vitesse.
Ainsi, le traceur de route situe le navire très au nord de la route choisie par le capitaine Jones. Son livre de route indique que le navire devrait se trouver à seulement deux encablures au large de la bouée de la roche Neill. Dans son témoignage, il le situe à une encablure ou à une encablure et demie de la bouée, tandis que le traceur de route le signale à quatre encablures et demie de celle-ci. Le fait que le navire se trouvait plus au nord que prévu, est corroboré par le capitaine Albert Stan- ley Fike de l'Island Princess (le bac qui s'appro- chait en sens inverse) qui a vu l'Irish Stardust passer au nord de l'île Haddington puis disparaître derrière celle-ci. Cela explique aussi pourquoi le capitaine Jones n'a pu voir le feu installé au sud de l'île, avant l'échouement. De plus, la coque du navire est endommagée du côté bâbord; ceci s'est produit au moment le navire a heurté de côté les roches du rivage de l'île pendant son virage vers tribord. De toute manière, le capitaine Jones n'a certainement pas suivi intentionnellement un par- cours dangereux pour son navire; je conclus qu'il avait dévié de sa route.
Si le capitaine Jones redoutait quelque diffi culté, il avait encore la faculté de prendre le côté
nord du passage et de signaler son intention à l'Island Princess qui s'approchait en sens inverse. L'utilisation du dispositif était simplement recom- mandée, et non pas obligatoire. L'avis aux naviga- teurs (précité) qui annonçait la mise en place du dispositif comprenait un «avertissement» selon lequel certains gros navires pourraient avoir quel- que difficulté à tourner vers tribord pour passer au sud de l'île Haddington. [TRADUCTION] «Dans ces circonstances, le capitaine peut décider d'aller en sens inverse du trafic dans le passage Haddington, mais doit s'efforcer par tous les moyens d'avertir les autres navires se trouvant dans ce secteur».
Une lettre (incluse au dossier de la demande- resse) datée du 3 avril 1973 et adressée par le capitaine Morrison, surintendant, Équipages mari- times et sécurité de la navigation, au ministère des Transports, à C. K. Kennedy, conseiller juridique adjoint, semble indiquer aussi que le dispositif de séparation de l'île Haddington avait reçu une rati fication internationale. Je renvoie au deuxième paragraphe de cette lettres:
[TRADUCTION] Sous le régime de l'OMCI, il est reconnu que l'OMCI est le seul organisme habilité à établir et à recommander sur le plan international des mesures portant sur l'organisation du trafic et les zones à éviter par certains navires ou certaines classes de navires. En outre, d'après les principes de l'OMCI, un gouvernement qui propose un système d'organi- sation du trafic, qui se situe en partie dans les eaux internatio- nales, doit en saisir l'OMCI, etc. En collaboration avec l'OMCI, le Bureau hydrographique international a recom- mandé l'indication sur les cartes des éléments des dispositifs d'organisation du trafic au moyen de symboles uniformisés, décrits à la page 6 du document ci-joint. Le 22 des Avis aux navigateurs, inclus dans l'édition Canadienne annuelle des Avis aux navigateurs, reproduit les dispositions de l'OMCI et de l'OHI relatives aux systèmes volontaires d'organisation du trafic. Le dispositif de séparation du trafic de l'île Haddington a été reproduit et indiqué sur les cartes appropriées selon les principes et recommandations de l'OMCI et de l'OHI. La méthode consistant à utiliser des obstacles naturels comme l'île Haddington est reconnue par l'OMCI, au paragraphe lb) de la page 8 de sa publication et illustrée par la figure 2 de la page 9. Dans le cas de l'île Haddington, on a établi une zone de séparation à chaque bout de l'île et la séparation du trafic ne se fait qu'aux abords immédiats de celle-ci.
Je m'empresse d'ajouter que la Couronne n'a pas demandé au capitaine Morrison ni à quiconque de témoigner que le dispositif avait été approuvé par l'OMCI. L'avocat de la demanderesse a fait ressortir qu'il n'était aucunement lié par la lettre
5 Pièce P-1, signet #12.
susmentionnée, bien qu'il l'ait déposée avec un bon nombre d'autres documents comme Pièce P-1.
En vertu de l'article 3 de la Loi sur la responsa- bilité de la Couronne 6 , la Couronne est responsa- ble in tort des dommages dont elle serait responsa- ble si elle était un particulier à l'égard d'un acte préjudiciable commis par un de ses préposés. D'après la demanderesse, les fonctionnaires du ministère des Transports ont commis un acte pré- judiciable en mettant en place et en recomman- dant un dispositif dangereux pour la navigation, surtout à cause de l'insuffisance des aides à la navigation, en particulier parce qu'ils avaient omis d'installer un feu à secteurs à la crique Hyde sur le rivage de l'île Vancouver.
La Cour de l'Échiquier, dans l'arrêt Hermes 7 , modifié par la Cour suprême du Canada' examine l'obligation de la Couronne à propos des aides à la navigation. En 1965, 1'Hermes, qui descendait le fleuve Saint-Laurent, avec un pilote à bord, est entré en collision avec un navire qui remontait le fleuve, parce qu'un feu de direction avait été déplacé par la glace et n'avait pas été remplacé par les fonctionnaires du ministère des Transports.
Le juge Noël a conclu à la responsabilité délic- tuelle de la Couronne en vertu de l'article 3 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne parce que les fonctionnaires du ministère des Transports avaient manqué à leur devoir de s'assurer que la glace n'avait pas déplacé la jetée ou d'avertir du mauvais alignement des feux. Voici ce qu'il a dit aux pages 171 et 172:
[TRADUCTION] On peut affirmer, à mon avis, que nous encourageons les navigateurs de tous les pays à utiliser nos rivières et nos lacs navigables et que, même s'ils en tirent profit, les opérations commerciales de tous les navigateurs, Canadiens ou étrangers, profitent aussi au commerce et à l'industrie du Canada. Sans les liens créés par les canaux, les chenaux et les chemins de fer, je doute que le Canada en tant que nation aurait connu l'expansion industrielle et commerciale actuelle. Nous pouvons donc dire que tous les navires utilisant nos voies navigables sont invités et encouragés à le faire et devraient pouvoir se fier aux moyens mis à leur disposition pour naviguer sans danger dans ces eaux et je pense aussi que la réciproque est vraie pour les navires canadiens en eaux étrangères. Si tel est le cas, la Couronne a une obligation absolue de veiller à ce que ces dispositifs répondent au but envisagé pour les usagers de nos voies navigables, y compris le chenal qui leur permet
6 S.C. 1952-53, c. 30.
Nord-Deutsche c. La Reine [1969] 1 R.C.É. 117.
8 [1971] R.C.S. 849.
d'atteindre ou de quitter le port principal de ce pays, Montréal.
A mon avis, il existe une différence fondamen- tale entre les faits de l'arrêt Hermes et ceux de l'espèce. C'est à cause du déplacement d'un feu que l'Hermes a dévié de sa route, a fait une embardée et est entré en collision avec un autre navire. Les fonctionnaires responsables avaient le devoir de replacer ce feu et ne s'en sont pas acquittés. L'erreur des navigateurs de l'Irish Star- dust n'a pas été causée par une aide à la naviga tion: on reconnaît que les aides se trouvaient à leur place et que leur emplacement était dûment publié dans les avis, sur les cartes et dans les livres de feux que le pilote avait ou aurait avoir en sa possession, ou présents à l'esprit. Comme le juge Noël, j'estime que [TRADUCTION] «tous les navires utilisant nos voies navigables ... devraient pouvoir se fier aux moyens mis à leur disposition pour naviguer sans danger dans ces eaux», et je crois que l'Irish Stardust avait le droit de se fier à toutes les aides à la navigation mise en place et dûment publiées. Si l'une de ces aides avait été enlevée, déplacée ou avait mal fonctionné, on aurait pu rechercher un responsable. Mais tel n'était pas le cas.
Selon moi, les navigateurs de l'Irish Stardust n'étaient pas en droit de chercher des aides à la navigation qui n'existaient pas, ce que, d'ailleurs, ils savaient. Comme les grandes routes modernes, les voies navigables s'améliorent et deviennent plus sûres avec le temps, grâce à des ressources supplé- mentaires et au plus grand nombre de meilleures aides à la navigation; mais les navires descendant aujourd'hui des passages difficiles ne peuvent pas se fier aux améliorations qui seront faites demain.
Dans l'arrêt Hendricks c. La Reine 9 , un bateau à moteur avait sauté une chûte et la femme du demandeur s'était noyée. La Cour suprême du Canada a jugé la Couronne responsable parce que ses préposés avaient omis de remplacer les pan- neaux de signalisation. Le juge en chef disait à la page 239:
A mon avis, les employés de l'intimée n'avaient aucun motif ou excuse légitime de ne pas remplacer les panneaux de signali- sation portant les mots «Danger—Falls Ahead»; cette omission était une négligence et elle a été la cause efficiente du désastre qui est survenu.
9 [1970] R.C.S. 237.
Le demandeur a obtenu gain de cause en établis- sant une négligence imputable aux préposés et en démontrant qu'elle était la cause de l'accident. D'après moi, ces deux éléments manquent dans le cas de l'échouement de l'Irish Stardust. Il appar- tient à la demanderesse d'établir la cause de l'acci- dent et il n'est pas suffisant de suggérer que l'installation d'un feu supplémentaire aurait pu prévenir cet accident.
Dans l'arrêt Thompson c. North Eastern Rail way Company 10 , le pilote était au courant du danger imminent; toutefois, la Cour a statué que sa connaissance du danger ne constituait pas un obstacle au recouvrement de sa réclamation. Voici ce qu'en disait le juge en chef Cockburn, aux pages 114 et 115:
[TRADUCTION] L'arrêt Clayards c. Dethwick a établi que si une personne s'expose volontairement, en accomplissant un acte licite, à un danger résultant d'un acte préjudiciable ou de la négligence d'une autre personne, elle peut se faire indemniser des préjudices qui en résultent, à moins que des circonstances particulières fassent dire au jury qu'en s'exposant au danger, cette personne a manqué à la prudence commune ou ordinaire.
L'Irish Stardust n'est pas tombé sur des embû- ches créées par l'homme; il descendait une voie navigable indiquée sur les cartes. La connaissance qu'avait le pilote des difficultés de navigation démontre simplement qu'il s'est volontairement exposé non pas à un danger insurmontable mais à un exercice pour lequel il était formé et bien équipé.
Malgré les objections soulevées par l'avocat de la défenderesse, le savant avocat de la demande- resse a soulevé dans son plaidoyer la question de la non-responsabilité de la demanderesse à l'égard de la négligence du pilote; la déclaration ne contenait pas cette allégation.
L'article 31 de la Loi sur le pilotage" indique clairement que l'emploi d'un pilote n'exonère pas le propriétaire de sa responsabilité:
31. Aucune disposition de la présente loi n'exonère le pro- priétaire ou le capitaine d'un navire de sa responsabilité pour tous dommages ou pertes causés par son navire à une personne ou à des biens du seul fait
a) que le navire était sous la conduite d'un pilote breveté; ou
b) que les dommages ou pertes résultent de la faute, de la négligence, de l'impéritie ou d'un acte délictueux d'un pilote breveté.
1 ° [ 1862] 2 B. & S. 106. " S.C. 1970-71-72, c. 52.
Le savant avocat estime qu'on doit interpréter le terme exonère de la même façon que sa contrepar- tie dans l'article 15 du Pilotage Act, 1913 (2 & 3 Geo. 5, c. 31):
[TRADUCTION] 15.—(1) Nonobstant toute disposition ex- primée dans une loi d'intérêt public ou local, le propriétaire ou le capitaine d'un bâtiment qui navigue en des circonstances le pilotage est obligatoire sera garant de toute perte ou dommage causés par ce bâtiment ou à la suite d'une faute de navigation de la même manière qu'il le serait si le pilotage n'était pas obligatoire. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'arrêt Workington Harbour & Dock Board c. Towerfield (Owners) 12 la Chambre des Lords a statué que cet article 15 n'était pas bien rédigé. A la page 145, lord Normand dit:
[TRADUCTION] L'art. 15 est mal rédigé. Le terme «garant» ne constitue pas la raison de cette difficulté et il équivaut simplement au terme «responsable». Mais l'expression «garant de toute perte ou dommage causés par ce bâtiment», qui convient quand la revendication vise le propriétaire d'un navire, se révèle inapplicable quand cette revendication s'exerce par le propriétaire à l'égard des dommages causés à son navire. L'expression «garant de toute perte ou dommage causés ... à la suite d'une faute de navigation» est mal choisie et maladroite, mais elle peut s'appliquer à la revendication de l'armateur.
Avant l'adoption de la Loi sur le pilotage, le capitaine était libre d'employer un pilote et le propriétaire était responsable de la négligence de ce dernier. Voici le premier paragraphe du chapi- tre 10 de l'ouvrage intitulé «Liability for Negli gence of Pilot» de Marsden, Collision at Sea, volume 4, à la page 217:
[TRADUCTION] Vu qu'un pilote, que le propriétaire ou le capitaine d'un navire a librement employé pour diriger celui-ci, est le préposé du propriétaire à cet effet, ce propriétaire est responsable en cas d'abordage causé par la faute ou la négli- gence du pilote et le navire est responsable en Amirauté; de plus, le Pilotage Act, 1913, prescrit que le propriétaire est aussi responsable quand le pilotage est obligatoire.
L'article 31 de la Loi sur le pilotage n'enlève pas cette responsabilité au propriétaire puisqu'il la rend statutaire.
La décision de la Chambre des Lords dans l'arrêt Workington Harbour & Dock Board c. Towerfield (Owners) (précité) établit que le terme «garant» de l'article 15 du Pilotage Act, 1913, signifie «responsable» et que la responsabilité du propriétaire existe aussi bien lorsque son propre navire subit un dommage que lorsque d'autres biens subissent des dommages.
12 [1951] A.C. 112.
De prime abord, il est sévère de rendre les armateurs responsables des dommages occasionnés à leur navire qui est conduit par un pilote, qu'on leur a imposé et qui n'est pas un de leurs employés. Mais le pilote connaît la région et renseigne le capitaine du navire sur un secteur qui lui est inconnu; ce pilote ne dégage pas le capitaine de ses responsabilités. Les officiers et les membres de l'équipage qui se trouvent sur la passerelle sont pour une bonne raison et doivent être toujours prêts à fournir rapidement de l'aide. Cette règle est bien expliquée à la page 223 de l'arrêt Owners of S.S. «Alexander Shukoff» c. S.S. «Gothland» 13 rendu par la Chambre des Lords:
[TRADUCTION] En second lieu, cette règle, qui est une mesure de sécurité, ne signifie pas, et ne doit pas être considérée comme signifiant, qu'un pilote, prenant en charge le bâtiment, se trouve alors dans une situation telle que le capitaine et les membres de l'équipage ne sont plus obligés de l'informer de faits qu'il doit connaître pour conduire ce bâtiment, qu'il les ait lui-même remarqués ou non. Le capitaine et les membres de l'équipage ne deviennent pas de simples passagers du seul fait qu'un pilote se trouve à bord d'un navire par suite d'une obligation imposée par la loi. Le pilote a droit à leur assistance; en permettant que le moyen de défense fondé sur le pilotage obligatoire soit appliqué à un cas l'accident aurait été évité si cette aide avait été donnée, alors qu'elle ne l'a pas été, on irait à l'encontre de l'objectif qui est à la source de cette défense; et ainsi, au lieu d'améliorer la sécurité de la naviga tion, on en augmentaient vraiment les risques.
Et à la page 224, lord Birkenhead cite lord Alverstone:
[TRADUCTION] Dans l'arrêt The Tactician [1907] P. 244, 250, le juge en chef lord Alverstone a énoncé la règle en ces termes: «Le principe essentiel à considérer dans ces affaires de pilotage ... est celui-ci: le pilote est seul responsable du navire ...» et il exprime son accord «avec les opinions des très savants juges, notamment Lushington ... quant au danger que comportent un commandement partagé et toute interférence avec la conduite du navire; de plus, si quelque chose de ce genre équivaut à une telle interférence ou à un partage du commandement, on court un sérieux risque de perdre le bénéfice du pilotage obligatoire. ... Mais en corollaire de ce principe existe l'autre principe selon lequel le pilote a droit à toute l'assistance du capitaine et d'un équipage compétents, à une vigie qualifiée et à un navire bien équipé.»
Je suis donc d'avis que la demanderesse n'a pas droit au redressement recherché dans la déclara- tion. Je rejette l'action. L'avocat de la défenderesse a demandé de renvoyer la question des frais et dépens après le procès. On pourra me présenter des observations écrites à ce sujet.
13 [1921] 1 A.C. 216.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.