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A-132-76
La Reine, du chef du Canada (Appelante) c.
La Reine, du chef de la province de l'Île-du- Prince-Édouard (Intimée)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges Pratte et Le Dain—Ottawa, les 10 et 11 mai et 5 décembre 1977.
Couronne Torts Dommages Le gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard a réclamé des dommages-intérêts en Division de première instance pour une interruption du service de traversiers La Division de première instance a jugé qu'il y a eu manquement au devoir statutaire attribué au gouverne- ment fédéral d'assurer le service de traversiers—L'inexécution ne donne pas lieu à des dommages-intérêts—Appel du gouver- nement fédéral et appel incident de l'L P. É.—Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), c. 10, art. 19 Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Victoria, c. 3, art. 146 (R.-U.) (S.R.C. 1970, Appendice 11) Arrêté en con- seil (impérial) en date du 26 juin 1873 (S.R.C. 1970, Appen- dice 11).
La Reine, du chef de l'Île-du-Prince-Édouard, a intenté une action en dommages-intérêts en vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale suite à une interruption du service de traversiers entre l'Île et le continent service que le Canada doit assurer en vertu des conditions de l'Union. La Division de première instance a jugé qu'il y a eu manquement au devoir statutaire imposé au gouvernement du Canada, mais qu'il ne donnait pas lieu à une action en dommages-intérêts. Le gouver- nement du Canada en appelle de la conclusion qu'il y a eu manquement à l'obligation statutaire, et le gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard forme un appel incident contre la con clusion que ce manquement ne donne pas lieu à une responsabi- lité en dommages-intérêts.
Arrêt: par le juge en chef Jackett, l'appel est rejeté et l'appel incident accueilli. Les conditions de l'entrée de l'lle-du-Prince- Édouard dans l'Union ont créé en faveur de cette province une obligation légale relative à un service de traversiers. En impo- sant au Canada des devoirs en faveur de l'Île-du-Prince- Édouard, le Parlement du Royaume-Uni les a fait parties à des droits et à des devoirs statutaires, peu importe jusqu'à quel point c'est une hérésie de créer des droits sans recours légaux. Lorsqu'il existe un droit statutaire à l'exécution de quelque chose, mais pas de sanction expresse pour l'inexécution, il y a à première vue un droit implicite à indemnisation pour manque- ment à ce droit. Toutefois, il ne s'ensuit pas que la province a droit à un jugement contre le Canada. L'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale crée une compétence qui tranche les différends entre des entités politiques et non pas entre des personnes juridiques reconnues devant les tribunaux municipaux ordinai- res. L'adoption du premier texte législatif qui a précédé l'article 19, après que la loi provinciale qui reconnaît la compétence eut été passée, a eu pour effet de convertir un droit légal (statu- taire) en un droit légal assorti d'un redressement, bien que ce redressement se limite à une déclaration judiciaire. Dans une procédure engagée en vertu de l'article 19, les parties sont des
entités politiques qu'on ne saurait décrire avec plus d'exactitude qu'en disant qu'elles représentent la population actuelle ou le public des régions géographiques concernées. Il importe peu que dans les procédures on se réfère à ces parties par leur nom géographique ou par les gouvernements exécutifs qui représen- tent les habitants des régions géographiques.
Par le juge Pratte, dissident en partie, l'appel devrait être rejeté, pour les motifs donnés par le juge en chef Jackett et le juge Le Dain et l'appel incident devrait également être rejeté. On ne peut attribuer à un document constitutionnel comme l'ordre en conseil l'intention d'imposer au gouvernement du Dominion l'obligation d'indemniser tous ceux à qui un manque- ment à son devoir de maintenir le service de traversiers aura causé dommage. Si, d'un autre côté, on conçoit le devoir relatif au service de traversiers comme une obligation envers la nou- velle province, l'auteur de l'ordre en conseil n'a pas voulu que le gouvernement du Dominion soit responsable des dommages subis par la province en conséquence de ce manquement. Lorsque ce devoir a été imposé au gouvernement du Dominion, il ne s'agissait pas, même si on le considère comme un devoir envers la province, d'un devoir susceptible d'exécution forcée, car il n'existait pas alors de tribunal pouvant connaître de la réclamation de la province. Il est difficile d'imaginer qu'en créant une obligation dont le créancier ne pouvait forcer l'exé- cution qu'en ayant recours à des pressions politiques, on ait pu vouloir imposer au débiteur, en cas de manquement de sa part, l'obligation de réparer les dommages en résultant. Le problème de la responsabilité du débiteur pour les dommages résultant de son manquement ne peut se soulever qu'à l'égard d'une obliga tion susceptible d'exécution forcée. En outre, ce n'est pas le gouvernement de l'Île qui est susceptible d'être directement affecté par le défaut du gouvernement du Dominion d'assurer le service de traversiers. On ne peut concevoir que l'auteur de l'ordre en conseil ait pu vouloir créer une obligation envers un gouvernement à qui le défaut du gouvernement du Dominion n'était pas susceptible de causer préjudice.
Par le juge Le Dain, l'appel incident est accueilli et l'appel rejeté. Ce qu'il faut rechercher, c'est l'intention de créer un droit strict à une indemnité, quelle que soit la manière dont il sera appliqué, plutôt qu'un droit d'ester comme tel. L'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale donne à des droits et à des obligations qui, d'autre part, seraient non exécutoires faute de tribunal compétent, une force exécutoire. Ces droits ou respon- sabilités peuvent sembler imparfaits jusqu'à ce qu'un tribunal compétent dont le rôle est de leur donner une force exécutoire, les rende parfaits. L'établissement et le maintien du service de traversiers constituaient une condition essentielle à l'Union et l'arrêté en conseil fait clairement preuve d'une intention de créer des droits et des obligations juridiques entre les deux gouvernements. La province, en tant qu'entité juridique dis- tincte des personnes physiques, a le droit d'être indemnisée à la suite de l'inexécution de ce devoir; ce devoir a été créé pour déterminer lequel des deux gouvernements aurait la responsabi- lité de fournir le service de traversiers. C'était certes l'intention du législateur de donner à la province le droit d'être indemnisée de tous frais et pertes subis directement par elle en cas de défaut par le Canada de remplir son obligation.
APPEL.
AVOCATS:
G. W. Ainslie, c.r., et Duff Friesen pour l'appelante.
John Coyne, c.r., et John A. Ghiz pour l'intimée.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelante.
Scales, Ghiz, Jenkins & McQuaid, Charlotte-
town, pour l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF JACKETT: Il s'agit ici de l'appel et de l'appel incident d'un jugement rendu par la Division de première instance dans une action introduite en vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale pour une prétendue inexécu- tion par le «gouvernement fédéral» de l'une des conditions auxquelles l'Île-du-Prince-Édouard a été admise, en vertu de l'article 146 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, dans l'Union qui constitue le Canada tel que créé par cet acte.
L'article 146 autorise le Conseil privé de la Reine, entre autres, sur la présentation d'adresses de la part des chambres du Parlement du Canada et des chambres de la législature de la colonie de l'Île-du-Prince-Édouard, à admettre cette colonie dans l'Union «aux termes et conditions ... qui seront exprimés dans les adresses» et il édicte que «les dispositions de tous arrêtés en conseil rendus à cet égard auront le même effet que si elles avaient été édictées par le Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande». Lorsque, le 26 juin 1873, l'Île-du-Prince -Edouard a été admise dans l'Union, l'une des conditions de cette admission était la suivante:
[TRADUCTION] Que le gouvernement du Canada assumera la responsabilité et supportera tous les frais des services suivants:*
Un service convenable de bateaux à vapeur, transportant les malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'Île et les côtes du Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une communica tion continue entre l'Île et le chemin de fer Intercolonial, ainsi qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
* La version française de ce paragraphe donnée dans les S.R.C. 1970, Appendices, p. 295 est la suivante: .Que le gouvernement du Canada se chargera des dépenses occasion- nées par les services suivants:..
La déclaration, qui a introduit l'action devant la Division de première instance déclare entre autres
a) que, du 23 août 1973 au 2 septembre 1973, le service de traversiers établi par le gouverne- ment fédéral a été interrompu;
b) que, comme résultat de cette interruption, la province a subi des pertes et des frais et subira d'autres pertes et qu'en outre, la.réputation de la province en matière d'industrie touristique a été fortement atteinte, ce qui aura un effet néfaste sur le nombre de touristes se rendant dans la province et lui causera une perte de revenus;
et réclame des dommages-intérêts, les dépens et tout autre redressement que la Cour pourrait esti- mer juste et opportun.
Le sous-procureur général du Canada a déposé un exposé de défense qui, en plus de soulever plusieurs questions de nature juridique,
a) prétend que le gouvernement du Canada a maintenu, à tous les moments pertinents, un service de traversiers efficace entre l'Île-du- Prince-Édouard et les côtes du Canada, et
b) admet qu'il n'y a pas eu de service de traver- siers entre Borden et Cap Tourmentin le 21 août 1973 ou du 23 août 1973 18h30 au 2 septem- bre 1973 3h.
Il ressort des motifs du savant juge de première instance [[19761 2 C.F. 712] que l'audition devant lui n'a porté que sur la question de la responsabi- lité, celle des dommages-intérêts ayant été ren- voyée à une date ultérieure, suivant le règlement de la première question. A sa demande, les parties sont tombées d'accord sur l'exposé des points liti- gieux suivants:
1. Y a-t-il eu de la part du gouvernement du Dominion inexé- cution d'un devoir statutaire?
2. Ce manquement donne-t-il lieu à une action en dommages- intérêts?
3. La loi vise-t-elle le genre de dommages en question?
4. Évaluation des dommages.
A la fin du premier stade de l'instance, le juge a estimé nécessaire de ne statuer que sur les deux premiers points et, à ce propos, il s'est posé les questions suivantes:
1. En quoi consiste le devoir imposé au gouvernement du Canada et quelle en est la nature?
2. En fonction de la réponse à la première question, le gouver- nement du Canada a-t-il manqué à ce devoir?
3. A supposer qu'il y a eu manquement à ce devoir ou défaut de s'acquitter d'obligations constitutionnelles, ce manquement ou ce défaut permet-il à la province d'intenter une action en dommages-intérêts (redressement demandé en l'espèce)?
A la première des trois questions, le savant juge de première instance a répondu la page 726] ce qui suit:
Je conclus donc que l'obligation de prendre en charge les dépenses occasionnées par l'établissement et le maintien d'un service convenable de traversiers entre la province et le conti nent incombe au Canada. L'expression «se charger des dépen- ses» signifie que le Canada doit assumer la responsabilité des dépenses occasionnées par les services mentionnés dans l'arrêté en conseil et qu'il doit payer ces dépenses. Comme je l'ai déjà dit, il incombe également au Dominion d'établir et de maintenir un service de traversiers convenable et continu (c'est-à-dire ininterrompu et sans arrêt prolongé du service) entre la pro vince et le continent et de prendre en charge les dépenses occasionnées par l'établissement et le maintien de ce service.'
A propos de la seconde question, le savant juge de première instance a constaté les faits suivants [aux pages 726-728]:
Les parties conviennent que la Compagnie des chemins de fer nationaux chargée par le Canada de l'exploitation du service de traversiers a interrompu ledit service du 21 août 1973 au 2 septembre 1973, soit 10 jours et 8 heures et demie. Cette interruption du service était due à une grève nationale des employés de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. On savait que 1973 était l'«année des négociations» et, en outre, dès mai et juin de cette année-là, qu'il était peu probable que les parties règlent leur différend. La grève était donc imminente. La grève fut déclenchée légalement au terme des étapes imposées par le Code canadien du travail. Dans l'intérêt public et pour la sauvegarde de l'économie, le Parle- ment adopta une loi décrétant le retour au travail, et le service ferroviaire, ainsi que le service de traversiers, reprit le 2 sep- tembre 1973.
Le service de traversiers du CN utilisait, sur deux itinéraires, cinq navires pouvant transporter 4,270 véhicules par jour. C'est ce service qui a été paralysé par la grève.
La Northumberland Ferries Limited exploitait un troisième service de traversiers au nom du gouvernement fédéral et utilisait trois navires capables de transporter 960 véhicules par
' Le déroulement de l'appel n'exige pas que j'exprime une opinion à ce sujet. Cependant, compte tenu du contexte politi- que et quel que soit l'endroit cette obligation a été insérée, je suis enclin à interpréter l'obligation particulière découlant des conditions de l'Union comme une obligation d'«assumer ... la responsabilité» et de «supporter ... tous les frais» d'un service de traversiers convenable, et à ne pas considérer la phrase commençant par «assurant ainsi ...» comme une limitation à la porté de l'obligation.
jour. Ce service continu ne fut pas interrompu durant la grève des employés du CN.
Les parties ont admis que la grève n'a pas interrompu le service postal entre l'Île et le continent et qu'un service aérien à horaire fixe transportait quotidiennement des passagers.
L'agriculture et le tourisme occupent, respectivement, les premier et deuxième rang des industries de l'Île. La saison du tourisme dure dix semaines avec une période de pointe en juillet et août. Presque tous les touristes utilisent les traversiers pour se rendre sur l'Île en automobile. En outre, les habitants des Îles de la Madeleine, dans le golfe du Saint-Laurent, ainsi que les touristes qui s'y rendent, reviennent sur le continent en prenant le traversier, qui relie ces Îles et Ille-du-Prince- Édouard et de là, le traversier, qui les ramène sur le continent. Environ 80 voitures par jour cherchaient à regagner ainsi le continent pendant la grève.
La saison touristique se termine aux environs de la dernière semaine d'août et, en 1973, le 23 août, le lendemain du début de la grève. On peut facilement imaginer la consternation qui devait s'ensuivre. l.es parents en vacances avec leurs enfants craignaient d'être en retard pour la rentrée des classes. Un bon nombre de personnes étaient ainsi bloquées sur l'Île et, les vacances finies, beaucoup se retrouvaient sans argent. Le gou- vernement provincial a fourni gratuitement nourriture et loge- ment à ceux qui étaient sans ressources et un service exception- nel d'encaissement de chèques fut mis sur pied pour ceux qui prouvaient leur solvabilité. La province organisa également d'urgence un système de réservations pour l'unique service de traversier actif. Elle émettait des billets numérotés qui établis- saient en fait l'ordre dans lequel se feraient les réservations. La priorité était accordée aux camions, le reste suivait selon un ordre établi. Une réservation ferme sur l'unique traversier prenait de sept à huit jours. Cent quarante-quatre employés provinciaux étaient affectés à ces services.
Durant la grève, la Northumberland Ferries Limited permit à 6,463 véhicules et à leurs passagers de quitter l'Île. En 1974, l'année suivante, 20,874 véhicules avaient quitté l'Île par les deux parcours de traversiers de la Compagnie des chemins de fer nationaux sur une période égale à la durée de la grève en 1973. En supposant que le nombre de véhicules était à peu près le même les deux années, on peut mieux percevoir l'effet de l'interruption du service en 1973.
L'économie nationale était à ce point touchée par la grève que le Parlement a jugé prudent d'adopter une loi décrétant le retour au travail. Sur le continent, les inconvénients de la grève étaient considérables mais, on pouvait tout de même utiliser d'autres moyens de transport pour passagers et marchandises même si le service offert n'était pas aussi efficace. Dans l'Île, les conséquences de la grève furent d'autant plus importantes que la province est séparée du continent par le détroit de Northumberland, large d'environ 9 milles au point le plus proche.
Au vu de ces faits, il a estimé la page 729] que pendant la grève, le service de traversiers «Étant insuffisant ... [il] n'a pu produire les résultats voulus et s'est donc avéré inefficace». 11 en a donc
conclu la page 730] que «le gouvernement cana- dien a manqué au devoir que lui imposait l'arrêté en conseil».
Toutefois, à propos de la troisième question, le savant juge de première instance a décidé la page 738] que, pour des raisons que je mentionne- rai ultérieurement, «Sa Majesté du chef de l'Île-du-Prince -Edouard n'a pas pour autant le droit d'intenter une action en dommages-intérêts».
En clôturant la partie de l'instance qui traite de la question de la responsabilité, il a prononcé son jugement dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le manquement au devoir statutaire attribué à Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, ne donne pas lieu à une action en dommages-intérêts à l'instance de Sa Majesté la Reine, du chef de la province de l'ïle-du-Prince-Edouard.
La demanderesse n'a donc pas droit à un jugement pour le redressement qu'elle demande dans sa déclaration.
Chaque partie se chargera de ses propres frais.
Le sous-procureur général du Canada a interjeté appel de ce jugement au nom de l'appelante et l'intimée a présenté un appel incident.
Le point sur lequel l'appel repose est énoncé dans le mémoire déposé devant cette cour par le procureur général du Canada. En voici les termes:
[TRADUCTION] Le procureur général du Canada affirme que le savant juge de première instance a eu tort de statuer qu'un service de traversiers, reconnu comme un service efficace, est devenu inefficace pendant 10 jours et 8h 1 / 2 du fait d'une grève générale des employés de l'exploitant, qui a eu comme consé- quence que les services fournis par l'autre exploitant d'un service de traversiers se sont révélés insuffisants.
Sur ce point, je suis d'accord avec les conclusions du savant juge de première instance. En tout cas, elles portent sur les faits et lui ont été inspirées par la preuve. On ne peut donc pas dire carrément qu'il a eu tort. 2 J'estime que l'appel doit être rejeté.
2 A noter que le mémoire du procureur général ne soulève pas la question de l'effet juridique qu'a cette partie des conditions de l'Union, mais simplement la question de fait suivante: le service, reconnu comme «efficaces, est-il devenu »inefficace»? Personne n'a demandé que le mémoire soit modifié. Donc, la seule question qui reste à examiner est la question de fait. Je n'ai pas l'intention de mettre en doute que le Canada était tenu par les conditions de l'Union de fournir un service de traversiers efficace ni de contester que, compte tenu des changements survenus depuis 1873, le service de traversiers requis en vertu des «conditions» était celui fourni avant la grève de 1973.
Quant à l'appel incident, l'intimée prétend que les conclusions du savant juge de première instance que le manquement au devoir «ne donne pas lieu à une action en dommages-intérêts de la part de la province» sont erronées.
Les raisons du savant juge de première instance pour statuer que l'appelante n'est pas responsable envers l'intimée, tout en concluant par ailleurs que le «gouvernement du Dominion» a manqué au devoir que les conditions de l'Union lui imposaient, peuvent, si je comprends bien, se résumer comme suit:
1. Pour lui, la question revient à décider de «la recevabilité d'une action en dommages-intérêts». Il exprime son point de vue [aux pages 730-731] dans les termes suivants:
La recevabilité d'une telle action en dommages-intérêts dépend de l'intention du législateur, exprimée dans la loi, soit en l'espèce l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et l'arrêté en conseil; l'étape suivante consiste à déterminer à qui la loi accorde un droit d'action ou, en d'autres termes, qui est le bénéficiaire de ce droit.
2. Il cite la jurisprudence à l'appui de la propo sition selon laquelle le pouvoir de l'exécutif pro vincial de créer des obligations contractuelles exécutoires est assujetti à une autorisation ou à une ratification législatives et il semble appli- quer ce principe pour conclure la page 732] que «la Couronne» ne peut pas «être tenue res- ponsable des dommages-intérêts dans une action au civil».
3. En se basant sur Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg 3 , la Cour a statué qu'une action en négligence ne pouvait pas être engagée contre la municipalité en cause pour avoir tenté sans succès d'exercer ses pouvoirs législatifs, il conclut la page 733] qu'«un manquement à un devoir public général, soit en l'espèce le devoir de fournir un service de traversiers et de se charger des dépenses qu'il occasionne, ne donne pas naissance à une action au civil en dommages-intérêts contre Sa Majesté du chef du Canada».
4. Il cite un jugement rendu par la Division de première instance selon lequel un usager n'a pas de droit d'action contre Sa Majesté pour une interruption de service postal et conclut la
3 ( 197l] R.C.S. 957.
page 734] que «le manquement à une obligation édictée par la Loi dans l'intérêt commun n'est pas sanctionné par un droit d'action que pour- rait exercer l'individu lésé». Il part de pour examiner si, «contrairement à l'individu lésé, Sa Majesté du chef de la province de l'Île-du- Prince-Édouard peut intenter au civil une action en dommages-intérêts pour le préjudice résul- tant de ce manquement au devoir statutaire». I1 traite cette question comme suit [aux pages 734-736]:
En ce qui concerne la répartition des pouvoirs législatifs selon l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, le principe général en la matière veut que lorsque tel domaine est considéré comme relevant de la compétence exclusive d'une législature, provin- ciale ou fédérale, cette législature est souveraine à cet égard. Il ne fait aucun doute en l'espèce que l'article 91(13) confère au Parlement du Canada la compétence exclusive et entière sur «les passages d'eau (ferries) entre une province et tous pays britannique ou étranger, ou entre deux provinces«.
Dans l'arrêt Theodore c. Duncan [1919] A.C. 696, le vicomte Haldane dit à la page 706:
[TRADUCTION] La Couronne est une et indivisible dans toutes les parties de l'Empire et, dans les états qui s'autogou- vernent, elle agit conformément à l'initiative et aux conseils de ses propres ministres dans ces États.
Voici le libellé de l'article 9 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867:
9. A la Reine continueront d'être et sont par le présent attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada.
A ce titre, Sa Majesté la Reine du chef du Canada a décidé d'assumer la responsabilité d'établir et de subventionner un service de traversiers jusqu'à l'Île, non seulement pour le bien commun des habitants de l'Île-du-Prince-Édouard mais aussi de tous les résidents du Canada. On peut dire, tout au plus, que le défaut de remplir ce devoir peut affecter davantage les rési- dents de l'Île-du-Prince-Édouard que ceux d'une province éloi- gnée, mais cela ne confère pas automatiquement un droit d'action en dommages-intérêts.
La Reine du chef de l'Île-du-Prince-Édouard est la même Reine que la Reine du chef du Canada. En l'espèce, l'obligation en cause incombe à la Reine du chef du Canada. L'action en dommages-intérêts pour inexécution est intentée par la Reine du chef de la province, qui est la même personne mais conseil- lée par des ministres différents; la contradiction consiste dans le fait que la Reine intente des poursuites contre elle-même. A mon avis, donc, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne prévoit pas qu'un tribunal puisse faire respecter cette obligation par voie de jugement en dommages-intérêts pour manquement à ce devoir dans une action intentée au nom de la Reine du chef de la province contre la Reine du chef du Canada.
Si c'était le cas, les dispositions de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale seraient alors superflues car on pourrait obtenir un redressement par voie d'action en dommages-intérêts, à
laquelle peut avoir recours toute personne physique ou morale, en vertu de l'article 17 contre la Couronne soit, selon ladite Loi, Sa Majesté du chef du Canada.
Je n'oublie pas que l'article 19 confère à la Division de première instance la compétence pour trancher les litiges entre le Canada et une province lorsque l'assemblée législative de la province a adopté une loi reconnaissant que la Cour a compé- tence dans ces litiges, comme l'a fait l'Île-du-Prince-Édouard. Il me semble cependant que puisque Sa Majesté du chef de la province et Sa Majesté du chef du Canada sont une seule et même personne, il est impossible de conclure qu'il s'agit de personnalités juridiques différentes aux fins d'une action en dommages-intérêts, et qu'elles ne peuvent donc être considérées comme personnalités juridiques distinctes qu'à la seule fin de déterminer l'obligation du Canada en cas 'de manquement, c'est-à-dire de déterminer les droits et les obligations respecti- ves du Canada et de la province. Il s'agirait alors d'un jugement déclaratoire. Mais on ne peut envisager d'aller plus loin et d'accorder un jugement en dommages-intérêts en raison de la nature même de la constitution telle qu'établie dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
Puisque Sa Majesté ne peut intenter des poursuites contre elle-même, il faut revenir aux principes fondamentaux, c'est-à- dire aux principes applicables lorsqu'il existe un devoir d'intérêt public général au bénéfice de tous les Canadiens, et non seulement de la partie de la population que Sa Majesté du chef de la province est censée représenter. Étant donné qu'il s'agit d'un devoir d'intérêt public général, aucun individu lésé par suite du manquement à ce devoir n'a de cause d'action, comme nous l'avons vu plus haut. Ce droit, s'il avait existé, aurait appartenu à l'individu, et non à Sa Majesté du chef de la province.
Les arguments exposés par l'appelante contre l'appel incident visent, si je comprends bien, à défendre la thèse que, même s'il y a eu manque- ment au devoir statutaire, il n'y a pas lieu à des dommages-intérêts dans les circonstances de l'es- pèce. Ils sont résumés de manière quelque peu différente des motifs du savant juge de première instance dans la partie du mémoire du procureur général du Canada afférent à l'appel incident que voici:
[TRADUCTION] 4. Le procureur général du Canada soutient respectueusement que, compte tenu de l'arrêté en conseil et de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, et des cir- constances dans lesquelles ils ont été adoptés, le devoir statu- taire doit être considéré comme ayant un caractère plus politi- que que juridique. Pour plusieurs sujets, l'arrêté en conseil divise la responsabilité constitutionnelle au Canada entre les
^ Il continue en démontrant que les commentaires du juge en chef du Canada dans P.P.C. Industries Canada Ltd. et Pil- kington Brothers (Canada) Limited c. Le Procureur général du Canada [1976] 2 R.C.S. 739, corroborent ses conclusions. Comme ces commentaires ne me semblent pas porter sur les problèmes que cette action soulève, je ne m'y référerai pas davantage.
paliers de gouvernement fédéral et provincial et l'intention du législateur que ces responsabilités soient politiques et non pas juridiques apparaît dans les faits suivants:
a) les obligations constitutionnelles sont imposées pour le bénéfice du public en général plutôt que pour celui de la Couronne;
b) étant donné que le devoir statutaire invoqué par l'Île-du- Prince-Édouard n'enlève pas expressément à la Couronne sa prérogative de ne pas être poursuivie en responsabilité délic- tuelle, le législateur n'a pas pu en le créant avoir l'intention de créer des droits exécutables par une action en responsabi- lité délictuelle contre la Couronne parce que:
(i) la prérogative dont jouit la Couronne de ne pas être poursuivie en responsabilité délictuelle ne peut lui être enlevée qu'en termes exprès.
(ii) une action pour manquement à un devoir statutaire est une action en responsabilité délictuelle;
(iii) à l'époque le devoir statutaire a été imposé (1873), la Couronne du chef du Canada jouissait de l'immunité à l'égard de toute action en responsabilité délictuelle.
L'adoption ultérieure de lois qui assujettissent la Couronne à des poursuites en responsabilité délictuelle, comme si elle était un particulier, ne change rien au fait que le législateur, en incorporant des devoirs statutaires dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, n'a jamais voulu que le manquement au devoir imputable à la Couronne soit considéré comme donnant lieu à une conduite délictueuse. Comme nous l'avons déjà dit, il faut prouver cette intention pour pouvoir engager une action en dommages-intérêts fondée sur le manquement à un devoir statutaire. Le devoir (ou l'obligation) de se charger des dépen- ses occasionnées par un service de transport efficace entre l'Île et les côtes du Canada, imposé au gouvernement fédéral par l'arrêté en conseil, n'est pas exécutable par une cour de justice. L'obligation garde un caractère politique et son inexécution ne donne pas lieu à un litige judiciaire. Au cas il y aurait défaut ou omission à propos de ce devoir, alors,
«Le Souverain ne peut être tenu responsable d'aucun man- quement à ce devoir. Les responsables sont les conseillers de la Couronne qui en répondent devant le Parlement et seule- ment devant luis, déclare le juge Lush dans Rustomjee c. La Reine (1876) 1 Q.B.D. 487, à la p. 497, cité et approuvé par lord Buckmaster dans Civilian War Claimants Association, Limited c. Le Roi [1932] A.C. 14, aux pp. 25 et 26.
Compte tenu des réalités de la Confédération canadienne, il est indispensable qu'il y ait certains moyens de régler les litiges intergouvernementaux et l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale a été adopté à cette fin. Il s'agit d'une exception que la loi fait au principe de droit susmentionné et la compétence de cette cour à l'égard de ces litiges ne s'étend pas au-delà des termes de la loi. Toutefois, cette disposition est inapplicable lorsque la province ne cherche pas à régler un litige, mais introduit une action en dommages-intérêts. Toute décision de cette honorable cour portant que l'inexécution de l'obligation imposée par l'arrêté en conseil donne lieu à une action en dommages-intérêts constituerait une extension de ses fonctions à un domaine elle n'a pas accès, c'est-à-dire l'examen
d'entreprises et d'obligations dépendant entièrement de sanc tions politiques.
7. Le devoir statutaire invoqué par l'intimée est imposé expres- sément au «gouvernement du Dominion» mais, comme il n'exis- te aucune entité juridique de ce nom, il doit être considéré en droit comme ayant été imposé à la Couronne.
8. Le procureur général du Canada soutient donc qu'aucune action en dommages-intérêts contre la Couronne du chef du Canada à la demande de la Couronne du chef de l'ile-du- Prince-Édouard n'est possible. Le seul recours dont dispose la province consiste donc en un jugement déclaratoire rendu en vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, qui détermine la nature et l'étendue du devoir imposé au Canada et son exécution ou son inexécution.
A mon avis, on peut régler brièvement deux aspects de l'appel incident.
Dans la mesure la position de l'appelante est fondée sur le fait que la description des parties qui figure dans l'intitulé de la cause et dans la déclara- tion qualifie la procédure de réclamation en dom- mages-intérêts contre Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, entrant dans le cadre de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, plutôt que de différend entre le Canada et la province entrant dans le cadre de l'article 19, je suis d'avis qu'il s'agit d'une simple question de procédure (Règle 302), qui ne devrait pas influer sur le résultat de l'appel incident. A mon sens, si la Division de première instance a compétence sur la question qui fait l'objet de la réclamation, cela suffit. Ici, à mon avis, que je tâcherai d'expliquer plus loin, il s'agit d'une question qui relève de l'article 19, savoir, un litige entre le Canada et l'Île-du-Prince-Édouard pour déterminer si cette dernière a droit à une indemnité pour l'inexécution des conditions de son entrée dans l'Union et, si oui, l'importance de cette indemnité. En outre, les parties agissent par l'in- termédiaire d'agents de l'Etat, dont le rôle consiste à sauvegarder les droits des parties, qu'elles soient des personnes juridiques comme Sa Majesté ou des entités politiques comme le Canada ou l'Île-du- Prince -Edouard. Je ne vois aucun motif de fond qui permette de trancher le litige sur la simple description des parties.
Dans la mesure le savant juge de première instance a invoqué le principe que le pouvoir de contracter dévolu à l'exécutif est assujetti à une autorisation législative, je ne vois qu'un seul com- mentaire à faire: le principe ne s'applique qu'aux
contrats et non pas à l'espèce.' Selon moi, il s'agit de décider ici quel effet il convient de donner à une obligation imposée par une partie de la constitu tion, qui revêt la forme d'une ordonnance ayant l'effet d'une loi du Royaume-Uni. 6
Les autres motifs du savant juge de première instance et les autres arguments de l'appelante sur cette partie de l'affaire soulèvent des problèmes qui sont plus difficiles, en particulier, à cause du caractère obscur de la personnalité juridique de Sa Majesté et des problèmes engendrés du fait que notre constitution adopte, pour un pays qui a divisé sa souveraineté, un souverain dont les caractéristi- ques juridiques ont été conçues pour un état unitaire.'
A ce stade-ci, je voudrais ajouter que, si j'ai bien compris, les débats menés devant nous partaient du principe qu'en vertu de l'arrêté en conseil rendu sous le régime de l'article 146, la condition en question impose une obligation (un devoir) au «gouvernement du Dominion» en faveur de l'«Île-du-Prince-Édouard». Il y a un autre point de vue possible: la condition n'a pas créé d'obligation (qui, par définition, suppose qu'il y a un obliga- taire), mais a simplement imposé au «gouverne- ment du Dominion» une fonction ou un devoir d'ordre constitutionnel de même nature que celui qui est parfois imposé de façon expresse quand une
5 L'appelante s'est fortement réclamée de l'arrêt rendu par la Haute Cour d'Australie dans The State of South Australia c. The Commonwealth of Australia (1961-62) 108 C.L.R. 130, mais ledit arrêt comportait une réclamation basée sur un accord intergouvernemental et je ne vois vraiment pas comment le raisonnement tenu par les juges dans cette affaire-là peut s'appliquer aux problèmes soulevés dans la présente espèce.
6 [TRADUCTION] «... le principe effectivement adopté n'était pas celui d'une fédération stricto sensu, mais un principe en vertu duquel les Constitutions des provinces avaient été cédées au Parlement impérial en vue de leur refonte. Comme consé- quence, on a établi des gouvernements provinciaux et un gou- vernement fédéral tout à fait nouveaux. Des pouvoirs et devoirs bien définis, tirés de la loi qui les avait créés, leur furent attribués....» Le vicomte Haldane dans Bonanza Creek Gold Mining Company, Limited c. Le Roi [1916] 1 A.C. 566, la p. 579. Voir aussi In re Representation of P.E.I. in the House of Commons (1903) 33 R.C.S. 594, aux pp. 664 et 665; et Samson c. La Reine [1957] R.C.S. 832, par le juge Rand, à la p. 836.
Voir en annexe «B» un extrait de «The Crown as Corpora tion» tiré des Maitland Selected Essays 1936. Voir aussi Town Investments Ltd. c. Le ministère de l'Environnement [1977] 2 W.L.R. 450 (C.L.).
loi crée un service d'État ou de manière implicite quand on accorde un monopole ou d'autres pou- voirs. Je suis toutefois d'avis, pour les motifs expo- sés à l'annexe «A», que la condition dont il est question impose effectivement une obligation en faveur de l'«Île-du-Prince-Édouard», peu importe ce que ces mots peuvent représenter, et je vais examiner l'effet qu'il faut donner à des procédures fondées sur l'inexécution de l'obligation statutaire ainsi comprise.
A mon sens, le savant juge de première instance a mal compris la véritable nature de l'affaire lorsqu'il l'a considérée
a) comme une réclamation contre Sa Majesté'
b) comme une réclamation émanant de Sa Majesté 8
c) comme une «action», au sens que ce terme revêt ordinairement dans le système judiciaire, dont la fonction normale consiste à régler les différends entre des personnes ordinaires.
Comme je l'ai déjà dit, je suis entièrement d'ac- cord avec le savant juge de première instance sur le fond de l'obligation. Selon moi, le problème consiste à établir, dans la mesure cette action l'exige, la nature ou le caractère de l'«obligé» et de l'«obligataire» et des parties appropriées aux pour- suites judiciaires en ce qui concerne les litiges engendrés par l'inexécution d'une obligation de cette nature.
Je propose d'examiner la question
a) d'abord, du point de vue des droits et obliga tions juridiques qu'elle comporte parce que l'identification de l'«obligé» et de l'«obligataire» fait intégralement partie de la description d'une obligation, et
b) du point de vue de la nature et du caractère de l'action engagée devant la Division de pre- mière instance, et des parties à cette action.
Je passe d'abord au problème difficile de déter- miner le caractère de l'«obligé» et de l'«obligataire» dans l'obligation statutaire inexécutée.
S Le fait que l'intitulé de la cause ait été établi ainsi est une question de procédure qui ne doit pas, comme le savant juge de première instance l'a très correctement reconnu, permettre d'aller à l'encontre de l'objet évident de l'action.
La constitution doit être interprétée en tenant compte du changement d'époque 9 et en examinant le sens de certaines expressions utilisées au moment elle a revêtu une forme législative. Toutefois, il est utile d'examiner ces expressions dans le contexte de l'évolution suivie par les insti tutions en question à cette époque. 10 Pour cette raison, en se demandant qui est l'«obligé» et qui est l'«obligataire» par rapport au devoir, que le savant juge de première instance estime inexécuté, il con- vient de noter, sans se référer indûment aux lois et à la jurisprudence,
a) qu'aux fins de l'espèce il est suffisamment exact de dire qu'en Angleterre, avant son incor poration aux autres parties du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande (qui était le royaume à l'époque l'Acte de l'Amérique du_ Nord britannique a été adopté en 1867)," le pouvoir de gouvernement absolu a été à l'ori- gine, en droit et en fait, conféré au souverain, mais par suite d'un processus d'évolution pro gressive, le gouvernement a été divisé en pou- voirs législatif, exécutif et judiciaire, exercés légalement au nom du souverain, bien qu'en fait par une organisation contrôlée démocratique- ment;
b) que, vers 1867, comme résultat de cette évo- lution progressive (législative, jurisprudentielle et conventionnelle), le gouvernement était exercé au Royaume-Uni
(i) du point de vue législatif, par le souverain agissant par l'entremise des chambres du Par- lement du Royaume-Uni et sur leur avis et de leur consentement;
(ii) du point de vue exécutif, par le souverain agissant soit sur l'avis soit par l'entremise de ministres (appelés collectivement le «gouver- nement» du «jour») lesquels ministres n'étaient pas, en règle générale, choisis par le souve- rain, mais remplissaient leurs fonctions en conservant la confiance du Parlement;
9 Voir Edwards c. Le procureur général du Canada [1930] A.C. 124.
10 Voir Le procureur général de l'Ontario c. Le procureur général du Canada [ 1894] A.C. 189, aux pp. 199 et suiv.; Croft
c. Dunphy [1933] A.C. 156, la p. 166; et Le procureur général de la Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada [1937] A.C. 391, aux pp. 401 à 403.
11 Voir le préambule de l'Acte de l'Amérique du Nord bri- tannique, 1867.
(iii) du point de vue judiciaire, par des juges nommés par le souverain sur l'avis des minis- tres mais qui, une fois nommés, étaient, durant bonne conduite, indépendants en fait, sinon en droit, du souverain, du gouvernement exécutif et du Parlement;
de sorte que, sous réserve des exceptions conte- nues dans la loi, alors que d'autres détenaient en fait le pouvoir et la responsabilité, tous les actes du gouvernement, au sens le plus large du terme, étaient, en droit, des actes du souverain et que tous les biens publics lui étaient dévolus;
c) que, durant la période qui a conduit à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, les colonies et autres possessions de la Couronne britannique situées hors du royaume proprement dit, parfois appelées «provinces», étaient assujet- ties à l'autorité du souverain agissant sur l'avis des ministres du Royaume-Uni et avec la sanc tion législative du Parlement du Royaume- Uni; 12
d) que ces colonies et possessions se voyaient en général octroyer un gouvernement local qui, tôt ou tard, devenait un gouvernement responsable; un gouverneur ou autre fonctionnaire exerçait ce gouvernement au nom du souverain sur l'avis des conseils exécutif et législatif locaux et, avec l'autorisation du souverain ou la sanction légis- lative, acquérait le contrôle des fonds et des biens publics, dont le titre de propriété légal appartenait au souverain; 13
e) que, à de rares exceptions près, tous ces gouvernements ainsi que celui du Royaume-Uni étaient généralement considérés en droit comme
12 Le mot «Couronne» était alors utilisé, comme maintenant, comme équivalent de «Sa Majesté» pour désigner la personne qui était le souverain. Voir la définition de «Sa Majesté...» dans la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, art. 28. Pour la position constitutionnelle des possessions de la Couronne situées en dehors du royaume, voir, par exemple, Campbell c. Hall (1774) 98 E.R. 848 et Halsbury's Laws of England, 1"° édition, vol. 6, pp. 421 et suiv.
13 Voir, par exemple, les articles LIX et LXI de l'Acte d'Union, 1840, (R.-U.).
exercés par une seule personne, le souverain, ' 4 bien que le tribunal devant lequel le souverain pouvait être poursuivi en justice dépendait du gouvernement impliqué. 15
C'est face à ce contexte que l'Acte de l'Améri- que du Nord britannique, 1867, a créé le Canada, en procédant à l'union de certaines de ces provin ces, colonies et autres possessions. Il a divisé les pouvoirs législatif et exécutif 16 entre:
a) «le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada», qui étaient attribués à «la Reine» (arti- cle 9) et, «pour le Canada, un Parlement» com- posé de la Reine et des chambres canadiennes du Parlement (article 17), et
b) une «autorité exécutive» pour chaque pro vince (articles 58 et suiv.) attribuée aussi en droit à la Reine' 7 et une Législature pour
chaque province (articles 69 88) composée d'un lieutenant-gouverneur qui agit pour le compte de la Reine, et d'un corps législatif approprié. "
Les biens publics des provinces et des colonies ainsi unifiées, bien que légalement dévolus au sou- verain étaient divisés en deux catégories selon que leur affectation revenait au Parlement canadien (articles 106 et suiv.) ou aux législatures provin- ciales respectives (article 126). En outre, certains biens étaient désignés comme la «propriété» du Canada (articles 107 et 108) ou comme «apparte-
14 Comparer avec La Reine c. La Banque de Nouvelle-
Écosse (1885) 11 R.C.S. 1, par le juge Strong à la page 19: [TRADUCTION] Que la Couronne ... par laquelle je veux dire que Sa Majesté la Reine, est, dans sa personne royale, la tête de ce gouvernement ... il ne peut y avoir aucun doute ....
15 Voir l'ouvrage de Robertson, Civil Proceedings by and against the Crown (1908), p. 340.
16 Comparer avec Bonanza Creek Gold Mining Co. Ltd. c. Le Roi [1916] 1 A.C. 566, aux pp. 579 et 580.
'" Voir Liquidators of the Maritime Bank of Canada c. Le receveur général du Nouveau-Brunswick [1892] A.C. 437 et Le Roi c. Carroll [ 1948] R.C.S. 126.
nant» à l'une des «provinces»" (articles 109 et 110), et non seulement le «Canada» était «respon- sable» pour certaines «dettes ... de chaque pro vince existantes lors de l'Union» (article 111), mais les provinces étaient aussi «responsables envers le Canada» de certains montants (articles 112, 114 et 115). En outre, il y avait plusieurs dispositions expresses concernant les paiements par le «gouver- nement du Canada» ou par le «Canada» aux «pro- vinces» (articles 116 et 118). Dans un cas au moins, l'Acte de 1867 imposait au Canada («le gouvernement et le Parlement du Canada») le devoir d'exécuter des travaux publics pour le béné- fice de certaines provinces (article 145) et il exis- tait une disposition (article 146) afférente aux «termes et conditions» ayant l'effet d'une loi, qui pouvaient exiger des obligations analogues en faveur des nouvelles provinces qui seraient admises après 1867.
On constate une apparente anomalie dans l'utili- sation que l'Acte de l'Amérique du Nord britanni- que de 1867 fait des «mots courageux» 19 («Canada» et les «provinces»). Tous les biens de l'état et tous les pouvoirs exécutifs et législatifs, tant pour le Canada dans son ensemble que pour chaque pro vince, sont légalement dévolus au souverain; néan- moins, la loi prévoit des paiements et une responsa- bilité entre ces entités. Autant que je sache, il n'y a
18 [TRADUCTION] «... ces expressions signifient simplement que le droit à son usage bénéficiaire, ou à son produit, a été attribué au Dominion ou à la province, selon le cas, et est assujetti au contrôle de sa législature, la terre elle-même étant dévolue à la Couronne»; lord Watson dans Si. Catherine's Milling and Lumber Company c. La Reine (1889) 14 A.C. 46, à la p. 56. [TRADUCTION] «... il convient d'ajouter que le droit d'aliéner la terre peut seulement être exercé par la Couronne sur l'avis des ministres du Dominion ou de la province, selon le cas, ...» ; lord Davey dans Ontario Mining Company Ltd. c. Seybold [1903] A.C. 73, à la p. 79. Voir Burrard Power Company, Ltd. c. Le Roi [1911] A.C. 87, lord Mersey à la p. 95.
19 Comparer avec l'essai de Maitland intitulé «The Crown as Corporation» (précité), à la p. 121. Des références analogues au Canada et aux provinces sont faites conséquemment dans les Actes de l'Amérique du Nord britannique ultérieurs, les arrêtés en conseil y afférents et des lois telles que l'Acte du Manitoba, l'Acte de la Saskatchewan, l'Acte de l'Alberta et la loi de 1930 concernant le transfert des ressources naturelles commentée dans West Canadian Collieries Limited c. Le procureur général de l'Alberta (1953) 8 W.W.R. (N.S.) 275. (Voir l'annexe aux Statuts revisés du Canada).
eu aucune rationalisation impérative de cette apparente anomalie. La jurisprudence fait étant de
deux possibilités:
a) entre le Canada ou une province et une personne ordinaire, la relation se situe en droit entre le souverain et la personne ordinaire; tandis qu'entre le Canada et une province (ou entre deux provinces), la relation se situe entre
les gouvernements, 20
b) Sa Majesté n'est pas une seule personne, mais Sa Majesté du chef du Canada est une personne juridique et Sa Majesté du chef d'une des provinces, une personne juridique distincte. 21
A mon avis, point n'est besoin d'expliquer cette anomalie aux fins de l'espèce. 22 Je doute même
20 Comparer avec Theodore c. Duncan [ 1919] A.C. 696, le vicomte Haldane déclare à la page 706:
[TRADUCTION] La Couronne est une et indivisible dans toutes les parties de l'Empire et, dans les États qui s'autogou- vernent, elle agit conformément à l'initiative et aux conseils de ses propres ministres dans ces États. Ce n'est pas une question de propriété ou de prérogative dans le sens de pouvoir de la Couronne indépendant de l'autorité établie par la loi, mais une question de gestion ministérielle; en l'espèce, celle-ci est confiée à la discrétion des mêmes ministres en vertu des deux actes. Aucune cour de justice ne peut exercer ce pouvoir discrétionnaire s'il n'y a pas eu violation d'une disposition législative édictée par la législature. Les ministres ne sont responsables de l'exercice de leurs fonctions que devant la Couronne et le Parlement et n'ont de compte à rendre à aucune autorité extérieure, aussi longtemps qu'ils ne font rien d'illégal.
Voir aussi Williams c. Howarth [1905] A.C. 551.
21 Comparer avec Le procureur général de la Colombie-Bri- tannique c. Le procureur général du Canada (1887) 14 R.C.S. 345, par le juge Fournier (dissident) (aux pp. 363 et 364; In re Taxation Agreement between Saskatchewan and Dominion of Canada [1946] 1 W.W.R. 257, aux pp. 278 et 285; Le gouver- nement de la province de Terre-Neuve c. Le gouvernement du Canada par le président Thorson, Cour de l'Échiquier [ 1960] (non publié) et l'arrêt du juge en chef du Canada dans Sa Majesté du chef de la province de l'Alberta c. La Commission canadienne des transports [1977] (non publié).
22 Le seul genre de cas où, selon moi, il pourrait être néces- saire de trancher ce problème jurisprudentiel, c'est par exemple celui d'un gouvernement qui formule une réclamation contre un autre devant un tribunal qui connaît des réclamations entre des personnes juridiques, dont Sa Majesté, mais qui n'a pas le genre de compétence visée à l'article 19. On pourrait alors se demander si Sa Majesté, du chef du Canada ou d'une province, peut engager une action contre elle-même, agissant à un autre titre, sur la même base qu'une personne ordinaire engage une action contre Sa Majesté. Les hommes de loi du gouvernement chargés de préparer la documentation pour un transfert d'admi-
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que le problème se pose à propos du litige qui nous occupe. S'il s'agit d'une réclamation dirigée contre Sa Majesté, du chef du Canada ou d'une province, par Sa Majesté agissant à un autre titre, je ne peux pas concevoir que celle-ci invoque contre elle-même, agissant à un autre titre, les moyens de défense spéciaux dont elle dispose contre une per- sonne ordinaire. S'il s'agit d'une réclamation diri- gée par un gouvernement contre un autre, les parties doivent agir à un certain titre représentatif et non pour le compte des individus qui en sont membres à l'époque pertinente.
A mon avis, le présent problème peut se résou- dre comme une question de pure interprétation de la loi.
Quant à la plupart des dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 que j'ai mentionnées, on peut les interpréter en tenant pour acquis que le souverain est un et indivisible dans le contexte de l'explication que le vicomte Dunedin donne dans In re Silver Brothers Limited, 23 il dit:
[TRADUCTION] Il est exact qu'il existe une seule Couronne, mais relativement aux revenus et aux biens qui reviennent à la Couronne en vertu d'une loi, il faut distinguer les revenus et les biens d'une province de ceux du Dominion. Il s'agit de deux budgets distincts, établis par des lois différentes. Dans chaque cas, le pouvoir de perception et de dépenses est différent.
A ce sujet, une disposition de la constitution, qui décrit les biens comme appartenant au Canada ou à une province, détermine simplement les organis- mes législatif et exécutif qui ont compétence et détiennent des pouvoirs sur ces biens; et lorsque le Canada (ou le gouvernement du Canada) est requis de payer une somme ou de transférer un bien à une province ou a droit à un paiement ou à un transfert de la part d'une province (ou du gouvernement d'une province), il s'agit simplement d'une demande de transfert d'argent ou d'autres
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nistration ont quelque difficulté à choisir entre:
a) un transfert analogue à ceux qui ont lieu entre personnes ordinaires; et
b) une loi, un arrêté en conseil ou une dépêche (voir la jurisprudence citée dans Higbie [1945] R.C.S. 385);
mais il s'agit en fait d'un problème plus théorique que pratique, car il est fort probable que les tribunaux donneraient effet au transfert, quelle que soit la méthode choisie.
23 [ 1932] A.C. 514, à la p. 524.
biens d'un contrôle exécutif et législatif (parfois appelé «administration») à l'autre. 24
En pareil cas, le contenu de l'obligation ou du droit est clair, mais il est plus difficile de définir avec précision l'obligé et l'obligataire. (Heureuse- ment, il s'agit d'un problème jurisprudentiel qui, en général, n'a pas besoin d'être résolu.) ,
De toute évidence, l'obligé et l'obligataire n'ap- partiennent pas au groupe de personnes qui, à un moment donné, constituent le bras exécutif ou le bras législatif du gouvernement du Canada ou d'une province. Ces personnes n'ont pas plus d'in- térêt dans les biens publics que les autres membres du public. Pour le genre d'affaires qui se rappor- tent au transfert de biens ou au paiement de sommes d'argent, il serait pratique de personnifier les bras exécutifs (ou exécutif et législatif) respec- tifs du gouvernement, ou de considérer que le souverain a une personnalité juridique distincte pour le Canada et pour chacune des provinces. Une telle personnification pourrait servir à ratio- naliser des causes du genre de la réclamation du Canada contre l'Ontario à propos des terres indiennes en vertu de traités négociés par le Canada avec les Indiens. 25 Toutefois, à mon avis, il s'agirait d'une création ou d'une fiction judi-
2 4 Voir par exemple Le procureur général de la Colombie- Britannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App. Cas. 295, lord Watson déclare à la page 301:
[TRADUCTION] Le titre de propriété des terres publiques de la Colombie-Britannique a été depuis toujours, et est encore, dévolu à la Couronne; mais le droit de les administrer et de les céder aux colons, ainsi que tous les revenus royaux et territoriaux qui en proviennent, ont été transférés à la pro vince avant son entrée dans l'Union fédérale.
Comparer avec Le procureur général du Canada c. Western Higbie and Albion Investments Ltd. [1945] R.C.S. 385.
25 Voir Dominion du Canada c. La province de l'Ontario
[1910] A.C. 637, lord Loreburn, L.C., déclare à la p. 645:
[TRADUCTION] Pour commencer, dans cette affaire, il faut considérer que ce que la Couronne a fait en 1873 a été fait par le gouvernement du Dominion, comme c'est d'ailleurs la vérité. La Couronne agit sur l'avis des ministres lorsqu'elle passe des traités; et quand elle possède des terres publiques, elle les détient pour le bien de la communauté. Quand des différends surgissent entre les deux gouvernements à propos de ce qui est di à la Couronne, négociateur de traités, par la Couronne, propriétaire des terres publiques, ils doivent être réglés comme si les deux gouvernements étaient séparément investis par la Couronne de ses droits et responsabilités à titre respectivement de négociateur de traités et de propriétaire.
ciaire inutile en pareils cas, qui compliquerait au lieu de simplifier les affaires comme une violation du droit (statutaire) constitutionnel,
a) en vertu de l'article 145 de l'Acte de l'Amé- rique du Nord britannique, 1867, la construc tion d'un chemin de fer reliant le fleuve Saint- Laurent à la ville d'Halifax,
b) en vertu des conditions de l'Union, à la cons truction d'un chemin de fer transcontinenta1, 26
c) en vertu des conditions de l'Union avec la Colombie-Britannique, à l'établissement d'«un service postal effectif» entre Victoria et San Francisco et entre Victoria et Olympia, ou
d) en vertu des conditions de l'entrée de 1'Île-du-Prince-Édouard dans l'Union, à l'exploi- tation d'un service de traversiers efficace.
A mon avis, il existe une analyse plus réaliste de la situation, au moins pour ces cas.
Vers 1867, les provinces et les colonies, comme celles dont il est question ici, étaient soumises à la souveraineté de la Couronne britannique; mais chacune d'elles, du point de vue politique, avait acquis au sein de l'Empire britannique une identité politique qui n'est pas étrangère à celle qu'ont les états souverains à l'échelle internationale. Aux yeux du droit municipal ordinaire, cette identité ne constituait pas, du moins à cette époque, une «personne» capable d'avoir des droits et des respon- sabilités, d'ester en justice et d'être poursuivie. C'était cependant une réalité politique en ce sens que la population d'une région autonome donnée, devait être acceptée et traitée comme une unité ayant des désirs et des intérêts communs, comme le démontre le fait qu'elle a été ainsi traitée par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867.
Il ne fait aucun doute, à mon sens, que le Parlement du Royaume-Uni, en adoptant l'article 145 de l'Acte de 1867, a créé une obligation légale en faveur de trois «provinces». 27 De même, à mon
26 Comparer avec Le procureur général de la Saskatchewan c. Le Chemin de fer canadien du Pacifique [1953] A.C. 594, aux pp. 610 et suiv.
27 Comparer avec Dominion du Canada c. La province de l'Ontario [1910] A.C. 637, la p. 645. Cela peut en soi avoir créé en faveur d'une province le droit de poursuivre en tant que telle, si on applique le raisonnement qui figure dans The Taff Vale Railway Company c. The Amalgamated Society of Rail way Servants [1901] A.C. 426.
avis, les conditions de l'entrée de l'Île-du-Prince- Édouard dans l'Union ont créé en faveur de cette province une obligation légale relative à un service de traversiers. Dans chaque cas, j'estime que l'«obligé» qu'on appelle le «gouvernement du Domi nion» ou le «gouvernement et le Parlement du Canada», était l'entité politique nouvellement créée appelée «Canada», et que l'obligataire était une ou plusieurs provinces. Ni l'obligé ni l'obliga- taire n'était une entité possédant une capacité juridique personnelle devant une cour de justice britannique ou internationale. Néanmoins, le Par- lement du Royaume-Uni, en imposant à l'un des devoirs envers l'autre, les a fait parties à des droits et à des devoirs statutaires, 28 peu importe jusqu'à quel point c'est une hérésie de créer des droits sans recours légaux. Il importe de souligner que nous sommes en train de discuter un «arrangement sta- tutaire général» et non pas un contrat ou un «traité indépendant entre les deux gouvernements». 29
A mon sens, le fait de conférer aux provinces ces droits statutaires, en l'absence de toute autre sanc tion, a eu comme conséquence de leur conférer le droit d'être indemnisées pour les dommages prove- nant de leur inexécution; 30 mais le seul remède à
28 A propos de l'article 109, il est dit dans Le procureur général de l'Ontario c. Mercer (1883) 8 App. Cas. 767, la p. 778:
[TRADUCTION] La teneur générale de l'article a un caractère hautement politique; elle vise l'attribution aux provinces de droits territoriaux royaux aux fins de revenu et de gouverne- ment....
A mon avis, du point de vue du droit implicite à une indemnisa- tion pour inexécution, il existe une différence spécifique entre une disposition comme celle à l'étude qui, à première vue, est l'une des principales raisons qui ont incité la province à entrer dans l'Union, et les autres dispositions (même si elles sont grammaticalement jointes) qui prévoient simplement que le Canada assumera envers les nouvelles provinces les mêmes responsabilités qu'envers le reste du pays.
29 Comparer avec Le procureur général de la Colombie-Bri- tannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App. Cas. 295, par lord Watson, à la p. 303 et Bonanza Creek Gold Mining Co. Ltd. c. Le Roi [1916] 1 A.C. 566, par le vicomte Haldane à la p. 579 (cité dans un renvoi précédent).
30 Voir Samson c. La Reine [1957] R.C.S. 832, par le juge Locke à la p. 841. D'un point de vue réaliste, il paraît évident que, de même que la construction d'un chemin de fer pour relier la Colombie-Britannique aux provinces de l'Est était une condition sine qua non de son entrée dans l'Union, de même le droit d'être reliée au continent par un service de traversiers était une condition sine qua non de l'entrée de l'Île-du-Prince-
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l'époque le droit a été créé, dont on disposait lorsqu'il n'y avait pas de régime légal pour régler les différends (si on laisse de côté la force et les autres actes illégaux) consistait à négocier et à invoquer l'intervention des tiers (par exemple, en 1867 et 1873, le gouvernement du Royaume-Uni de Sa Majesté). 31 Toutefois, j'estime que l'absence de rouages légaux à ce moment-là pour trancher les différends ne porte pas atteinte à l'existence, à ce moment-là, du droit de faire exécuter le devoir statutaire ou d'être indemnisé pour son inexécu- tion.
A mon avis, lorsqu'il existe un droit statutaire à l'exécution de quelque chose, mais pas de sanction expresse pour l'inexécution, il y a à première vue un droit implicite à indemnisation pour manque- ment à ce droit, et ni les motifs du savant juge de première instance ni les arguments présentés par l'intimée ne rendent ce raisonnement inapplicable ici. 32 J'estime donc que le savant juge de première
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Édouard. Il me paraît inconcevable que lorsque ces conditions de l'Union ont reçu la forme d'une loi, le législateur ait voulu que les droits qui en découleraient soient dénués de sens au point de ne pas donner lieu à une indemnisation.
Cela ne veut pas dire qu'une personne qui habitait la pro vince à l'époque de l'inexécution ait un droit légal à des dommages-intérêts pour sa perte subie à titre individuel. Je n'exprime aucune opinion à ce sujet, mais quelque doute. Je suis d'avis que ]'«obligataire» est la «province», c'est-à-dire la masse des habitants de la région géographique, quels qu'ils puissent être d'une époque à l'autre. Je ne vois pas l'obligation envers la province comme un droit solidaire des personnes ou comme un droit détenu en fiducie pour leur compte en tant qu'individus. Je vois ici une analogie avec le cas de «butin de guerre» (Kinloch c. The Secretary of State for India in Council (1882) 7 App. Cas. 619 (C.L.)) et celui des réparations accor- dées à un pays vainqueur dans un traité de paix.
3' Le seul mécanisme qu'envisage l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, pour régler les différends entre le Canada et les provinces quant à l'effet des accords intervenus entre eux et consacrés par cet Acte, est l'article 142 dont voici le texte:
142. Le partage et l'ajustement des dettes, crédits, obliga tions, propriétés et actif du Haut et du Bas-Canada seront soumis à la décision de trois arbitres, dont l'un sera choisi par le gouvernement de l'Ontario, un autre par le gouvernement du Québec et le dernier par le gouvernement du Canada. Le choix des arbitres n'aura lieu qu'après que le Parlement du Canada et les Législatures de l'Ontario et du Québec auront été réunis; l'arbitre choisi par le gouvernement du Canada ne devra être domicilié ni dans l'Ontario ni dans le Québec.
32 La question de savoir si l'objet de notre discussion est une obligation «légale» ou une obligation «politique» n'a, à mes yeux,
instance a eu tort de conclure que l'inexécution des conditions de l'Union, qu'il a constatée, ne donnait pas lieu à une indemnisation pour les dommages qui en sont résultés.
Toutefois, il ne s'ensuit pas que, parce que le Canada n'a pas exécuté un droit conféré à la province en vertu d'une loi impériale, la province a droit à un jugement contre le Canada. Cela m'amène à examiner la nature des procédures engagées devant la Division de première instance, et celle des parties elles-mêmes.
Je doute que le Canada ou une province soit une personne qui entre comme telle dans la compé- tence des cours supérieures de common law." Quoi qu'il en soit, j'estime que la Division de première instance n'a aucune compétence dans un différend
aucune conséquence sur la question de savoir s'il existe un droit implicite à une indemnisation en cas d'inexécution. Tout comme il peut y avoir des obligations sociales qui, n'étant pas des obligations légales, ne peuvent être réglées devant une cour de justice, il peut y avoir des obligations politiques qui subissent le même sort; et, avant la création de la forme spéciale de recours judiciaire qu'on retrouve maintenant à l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, toute obligation (par ex. de payer une somme d'argent) à laquelle le «Canada» ou les «provinces» étaient parties, était nécessairement, comme telle, une «obliga- tion politique» de ce genre parce que les parties étaient des entités politiques qui, en tant que telles, ne relevaient de la compétence d'aucune cour de justice. Il en résulte qu'à ce moment-là, les pressions politiques étaient le seul recours, tout comme dans le cas d'obligations sociales, les pressions sociales constituent le seul recours. Cependant, ce n'est pas la nature du recours qu'il faut examiner, mais la nature du droit. Que le recours soit politique ou judiciaire, à mon avis, tout comme l'omission de payer une somme d'argent ou de transférer un bien lorsque la loi l'exige fait naître un droit incident à un paiement ou à un transfert futur et à une indemnisation pour les pertes résultant de retards, l'omission de fournir pendant un certain temps un service exigé par la loi fait naître un droit à une indemnisation pour les pertes résultant de l'omission.
33 Si je comprends bien le sens que le mot «personne» a dans la loi, il désigne quiconque est capable à ses yeux d'avoir des droits et des obligations, de poursuivre et d'être poursuivi. (Voir l'article 20 de la Loi d'interprétation, et la définition de «per- sonne» dans son article 28.) Les personnes peuvent donc différer d'un système de droit à un autre, par exemple d'un système municipal à un système de droit international. Selon moi, les dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, que je suis en train d'examiner, créent un système de droit quelque peu intermédiaire et l'article 19, une compétence en vue de donner effet à ces droits. Le Canada et les provinces sont les personnes capables d'avoir des droits et des obligations, de poursuivre et d'être poursuivies en vertu de ce système et de cette compétence.
entre deux entités politiques de cette nature, 34 si ce n'est celle que lui confère l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, dont voici le libellé:
19. Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté une loi reconnaissant que la Cour, qu'elle y soit désignée sous son nouveau ou son ancien nom, a compétence dans le cas de litige
a) entre le Canada et cette province, ou
b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi au même effet,
la Cour a compétence pour juger ces litiges et la Division de première instance connaît de ces questions en première instance.
et la loi provinciale qui la reconnaît. A mon sens, ces dispositions législatives (l'article 19 et la «loi» provinciale) créent une compétence qui diffère par sa nature de la compétence ordinaire conférée aux cours municipales pour trancher les différends entre les personnes ordinaires ou entre le souverain et une personne ordinaire. 35 Elle tranche les diffé- rends entre des entités politiques et non pas entre des personnes juridiques reconnues devant les tri- bunaux municipaux ordinaires. 36 De même, selon moi, ces dispositions créent une compétence qui diffère par sa nature de celle des cours internatio- nales. Elle tranche les différends conformément, certains «principes juridiques reconnus» 37 (en l'es- pèce, une disposition de la constitution légale du Canada qui est, vis-à-vis du droit international, le droit municipal canadien).
34 Si on accepte le point de vue que Sa Majesté, en tant que partie à la fois du bras exécutif et du bras législatif du gouvernement, est une personne juridique distincte, je peux admettre que la Cour fédérale pourrait avoir compétence en vertu de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale si la réclamation vise un transfert d'administration de biens de la Couronne (ce qui inclut un paiement) d'un bras exécutif à l'autre. Je ne peux pas admettre que ce point de vue permette une interprétation réaliste d'une obligation constitutionnelle comme celle que je suis en train d'examiner. Ce ne sont pas les bras exécutif ou législatif du gouvernement qui sont les vraies victimes ou les coupables; c'est le public (groupe de gens) représenté par ces bras du gouvernement.
35 Même devant ces cours, le souverain ne peut être poursuivi en justice que comme «prévu par la loi». Voir Young c. S'S. «Scotia„ [1903] A.C. 501 aux pp. 504-505.
36 Cf. Sloman c. The Governor and Government of New Zealand (1876) L.R. 1 C.P.D. 563.
37 Dominion du Canada c. La province de l'Ontario [1910] A.C. 637, par lord Loreburn, L.C., à la p. 645. A mon sens, «juridique» dans cette expression exclut l'application d'idées de justice abstraite, et «reconnu» exige la reconnaissance en tant que partie du droit municipal du Canada.
L'adoption du premier texte législatif qui a pré- cédé l'article 19, 38 après que la loi provinciale qui reconnaît la compétence eut été passée, a eu pour effet, selon moi, de convertir un droit légal (statu- taire) d'une «province» sans redressement légal en un droit légal assorti d'un redressement légal, bien que ce redressement se limite à une déclaration judiciaire. 39
Selon ce point de vue sur la nature d'une procé- dure engagée en vertu de l'article 19, les parties sont des entités politiques (en l'espèce, la province et le Canada), que je ne saurais décrire avec plus d'exactitude qu'en disant qu'elles représentent la population actuelle (ou le public) des régions géo- graphiques concernées. En effet, il s'agit bien en l'espèce d'une réclamation de la population actuelle de l'Île-du-Prince -Edouard contre la popu lation actuelle de tout le Canada. A mon sens, il importe peu que dans les procédures on se réfère à ces parties par leur nom géographique ou par les gouvernements exécutifs qui représentent les habi- tants des régions géographiques et sont leurs porte- parole aux fins du différend. 40
38 Voir l'article 54 de l'Acte des cours Suprême et l'Échi- quier, c. 11 des Statuts du Canada de 1875.
19 Cela ne doit pas être considéré comme une dévalorisation du recours. Un redressement judiciaire contre le souverain (gouvernement) du chef du Canada a toujours été une déclara- tion. Voir l'article 10 de la Loi sur les pétitions de droit, S.R.C. 1970, c. P-12 et la Règle 605 de la Cour fédérale, dont voici le libellé:
Règle 605. Un jugement contre la Couronne doit être une déclaration à l'effet que la personne en faveur de laquelle le jugement est rendu a droit au redressement auquel la Cour a décidé qu'elle avait droit, soit de façon absolue, soit, le cas échéant, aux conditions qui sont justes.
Bien entendu, le gouvernement n'ignorera pas la décision de la Cour. [TRADUCTION] «C'est le devoir de la Couronne et de toute branche de l'exécutif de respecter la loi» (Eastern Trust Company c. McKenzie, Mann and Co., Ltd. [1915] A.C. 750, à la p. 759).
L'expression «Sa Majesté, du chef de» employée pour désigner le gouvernement exécutif peut être ou ne pas être particulièrement appropriée; il ne fait toutefois aucun doute, si on lit les procédures dans le contexte de l'article 19, que la province et le Canada sont les vraies parties au différend et, partant, il n'y a, à mon avis, aucun vice de procédure. (Voir Sa Majesté la Reine, du chef de la province de l'Alberta c. La Commission canadienne des transports [ 1977] par le juge en chef Laskin (non publié).) En outre, le résultat pratique de ces procédures, si elles réussissent, sera probablement une déclara- tion portant que la province est fondée à recevoir tant de dollars du Canada, ce qui signifierait un transfert, du gouvernement du
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Eu égard au jugement que cette cour pronon- cera si elle adopte mes conclusions, il me faut examiner la partie des motifs du savant juge de première instance que voici la page 721]:
Lorsqu'ils ont demandé que soit fixée la date du procès, les avocats des parties ont convenu que l'audition en première instance devrait se limiter à la question de responsabilité et que la question des dommages-intérêts devait être remise à plus tard, suivant l'issue de la première. Les deux parties ont donc remis l'interrogatoire préalable au sujet du montant des dom- mages à une époque antérieure à l'audition de cette question, le cas échéant.
Compte tenu de ce qui précède, je conclurais qu'il faut rejeter l'appel avec dépens, accueillir l'appel incident avec dépens, annuler le jugement de la Division de première instance et lui renvoyer l'af- faire aux fins de compléter les procédures confor- mément à l'accord intervenu entre les parties, en vertu duquel l'affaire est venue à audience.
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Canada au gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard, d'une somme d'argent que la législature de l'Île-du-Prince -Edouard pourrait alors inclure dans son budget. L'article 57(3) de la Loi sur la Cour fédérale ne semble pas s'appliquer pour autoriser un paiement, auquel cas une affectation spéciale par le Parle- ment semble nécessaire. Dans une procédure de ce genre, la Règle 5, (la «règle des lacunes») peut, je pense, résoudre la plupart des problèmes de procédure, comme, par exemple, celui qui s'est présenté en 1960 dans le jugement non publié du président Thorson dans Le gouvernement de la province de Terre-Neuve c. Le gouvernement du Canada.
J'ajouterais qu'en ce qui concerne le présent appel, comme je l'ai déjà indiqué, il ne me semble pas y avoir de différence si les parties sont
a) les «gouvernements» respectifs du Canada et de l'Île-du-Prince -Edouard,
b) Sa Majesté du chef du Canada et Sa Majesté du chef de l'Île-du-Prince-Édouard, étant deux personnes juridiques dis- tinctes, ou
c) le Canada et l'Île-du-Prince-Édouard considérés comme des entités politiques (et non comme des personnes juridiques distinctes) à qui la constitution accorde des droits et impose des obligations qui peuvent donner lieu à des différends à l'égard desquels l'article 19 crée un recours dont la nature juridique diffère des recours ordinaires devant les cours municipales.
Peu importe quelle est l'analyse la plus exacte, le savant juge de première instance, à ce qu'il me semble, a commis une erreur en ne concluant pas qu'il existait un droit à une indemnisation pour l'inexécution de la disposition en cause des conditions de l'Union. Cependant, les dommages à évaluer au cours de la seconde étape de l'instance peuvent varier de façon importante suivant la manière exacte de voir qui est la partie et qui doit être indemnisé.
Toutefois, cette conclusion provisoire quant au renvoi de l'affaire à la Division de première ins tance aux fins de compléter les procédures, soulève un doute quant à la validité de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, dans la mesure il a pour effet de donner compétence à la Division de première instance relativement à cette réclamation de la province contre le Canada. Au cours des débats devant nous, les parties, par l'intermédiaire de leurs avocats, ont manifesté leur conviction que la Division de première instance avait compétence. En outre, il existe divers jugements d'appel affé- rents à des actions engagées sous le régime des textes législatifs qui ont précédé l'article 19 et dans lesquels la Cour suprême et le Comité judiciaire ont réglé ces questions sans jeter aucun doute sur la compétence créée par ces textes." Toutefois, deux arrêts de la Cour suprême du Canada, Quebec North Shore Paper Company c. Canadien Pacifique Limitée [1977] 2 R.C.S. 1054 et McNamara Construction (Western) Limited c. La Reine [1977] 2 R.C.S. 654, ont jeté une nouvelle lumière sur la portée de l'article 101 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, qui requiert l'examen de la compétence, car la Cour doit [TRA- DUCTION] «soulever une objection lorsqu'il est évi- dent au vu du dossier, qu'il y a absence de compétence» 4 2 Selon moi, il s'ensuit que nous ne devrions pas renvoyer l'affaire à la Division de première instance aux fins de compléter les procé- dures s'il est évident, au vu du dossier, qu'elle n'a pas compétence.
Après avoir examiné de mon mieux ces deux arrêts de la Cour suprême du Canada sur la portée de l'article 101, je conclus qu'ils ne montrent pas de façon «évidente» que la Division de première instance n'a pas compétence à l'égard de la pré- sente réclamation de l'Île-du-Prince-Édouard contre le Canada, auquel cas nous aurions été justifiés ou tenus de prendre acte de cette absence de compétence alors que les parties n'ont pas engagé de controverse à ce sujet. L'un de ces arrêts
41 Voir par exemple Le procureur général de la Colombie- Britannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App. Cas. 295; Le Dominion du Canada c. La province de l'Ontario [ 1910] A.C. 637; Le Roi c. Le procureur général de la Colom- bie-Britannique [1924] A.C. 213; et Le procureur général de la Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada [ 1924] A.C. 222.
42 Voir Westminster Bank, Ld. c. Edwards [1942] A.C. 529, par le vicomte Simon, L.C., à la p. 533.
traite d'un différend entre personnes ordinaires; l'autre d'une réclamation de Sa Majesté contre une personne ordinaire. La Cour a réglé ces deux affaires en appliquant la loi provinciale. 43 Dans aucune de ces affaires la Cour n'était appelée à se demander si l'application d'une partie de la consti tution du Canada (telle qu'elle figure dans la législation du Royaume-Uni) pour régler un diffé- rend entre le Canada et l'une de ses provinces relève de l'expression «exécution des lois du Canada», qui figure à I'article 101 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. 44
En conclusion, je suis d'avis qu'il faut rejeter l'appel avec dépens, annuler le jugement de la Division de première instance et lui renvoyer l'af- faire pour qu'elle complète les procédures confor- mément à l'accord intervenu entre les parties, en vertu duquel l'affaire est venue à audience.
ANNEXE «A»
DISCUSSION DES TERMES ET CONDITIONS AUXQUELS L'dLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD A ÉTÉ ADMISE DANS LA CONFEDERATION
Après avoir mentionné les termes de l'article 146 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique,
43 Dans Quebec North Shore Paper Company, le juge en chef du Canada (en prononçant le jugement de la Cour) a souligné la page 1063] “que le droit relatif à la Couronne a été introduit au Canada comme partie du droit constitutionnel ou du droit public de la Grande-Bretagne; on ne peut donc préten- dre que ce droit est du droit provincial.» 11 a cité ce passage en prononçant au nom de la Cour l'arrêt McNamara:
44 Si l'affaire vient à être débattue, il pourra s'avérer néces- saire d'examiner certains autres aspects. Il se peut que l'article 19, si on l'examine correctement, comme l'ancien article 20 de la Loi sur la Cour de l'Échiquier, en plus de donner compé- tence à la Cour, crée un droit légalement exécutable. (Voir Le Roi c. Armstrong (1908) 40 R.C.S. 229, la p. 248; Le Roi c.
DesRosiers (1908) 41 R.C.S. 71, la p. 78; et La Reine e. Murray [1967] R.C.S. 262, par le juge Martland (prononçant le jugement de la Cour), à la p. 269.) II se peut, d'autre part, qu'en ce qui concerne les réclamations contre le Canada, l'article 19 soit une loi qui, en vertu des termes introductifs de l'article 91, confère à la Cour des pouvoirs d'arbitre et l'auto- rise à recevoir des législatures provinciales, en ce qui concerne les réclamations contre les provinces, des pouvoirs analogues suivant le principe appliqué, dans un contexte différent, dans P.E.I. Potato Marketing Board c. H.B. Willis Inc. [1952] 2 R.C.S. 392.
et avoir invoqué les adresses des chambres du Parlement, du Conseil législatif et de la Chambre d'Assemblée de l'Île-du-Prince-Édouard, l'arrêté en conseil impérial du 26 juin 1873 a ordonné que l'Île-du-Prince -Edouard soit admise dans le Canada et en fasse partie aux termes et conditions exprimés dans lesdites adresses. 45
Voici le libellé des termes et conditions énoncés dans chacune de ces adresses:
[A] [TRADUCTION] Que le Canada sera responsable des dettes et obligations de 1'11e du Prince -Edouard existan- tes à l'époque de l'Union.
[B] Qu'en considération des dépenses considérables autori- sées par le parlement du Canada, pour la construction de chemins de fer et de canaux, et en vue de la possibi- lité de régler les arrangements financiers entre le Canada et les diverses provinces formant actuellement la Confédération, et vu la position isolée et exceptionnelle de l'11e du Prince -Edouard, cette colonie aura droit, en entrant dans l'Union, de contracter une dette égale à cinquante piastres par tête de la population, telle qu'in- diquée par les tableaux du recensement de 1871, c'est-à- dire quatre millions sept cent un mille cinquante piastres.
[C] Que 1'lle du Prince -Edouard n'ayant pas contracté une dette égale à la somme mentionnée dans la résolution précédente, aura droit de recevoir du gouvernement général, en paiements semi -annuels et d'avance, un inté- rêt de cinq pour cent par année sur la différence, établie de temps à autre, entre le montant réel de sa dette et le montant de la dette autorisée comme il est dit plus haut, savoir: quatre millions sept cent un mille cinquante piastres.
[D] Que l'lle du Prince -Edouard sera redevable au Canada du montant (s'il y en a) dont sa dette publique et ses obligations à l'époque de l'Union pourra excéder quatre millions sept cent un mille cinquante piastres, et devra payer intérêt au taux de cinq pour cent par année sur cet excédent.
[E] Que le gouvernement de l'lle du Prince -Edouard ne possédant pas de terres de la couronne, et, en consé- quence, ne retirant pas de revenu de cette source pour l'établissement et l'entretien de travaux locaux, le gou- vernement fédéral paiera, par versements semi -annuels et d'avance, au gouvernement de Ille du Prince - Edouard, quarante-cinq mille piastres par année moins l'intérêt à cinq pour cent par année sur toute somme, n'excédant pas huit cent mille piastres, que le gouverne- ment fédéral pourra avancer au gouvernement de l'lle du Prince -Edouard, pour l'achat des terres actuellement en la possession de grands propriétaires.
[F] Qu'en considération du transfert au parlement du Canada du droit d'imposer des taxes, les sommes suivan- tes seront payées annuellement par le Canada à 1'lle du
as Il comportait également certaines dispositions concernant la représentation au Parlement de l'lle-du-Prince-Edouard, auxquelles il n'est pas nécessaire de se référer pour les fins présentes.
Prince -Edouard pour les frais de son gouvernement et de sa législature, savoir: trente mille piastres et un octroi annuel égal à quatre-vingts centins par tête de sa popu lation, telle qu'indiquée par les tableaux du recensement de 1871, soit: 94,021, les deux sommes payables semi - annuellement et d'avance, le dit octroi de quatre-vingts centins par tête devant être augmenté en proportion de l'accroissement de la population de l'Ile tel qu'indiqué par les recensements décennaux subséquents, jusqu'à ce que la population ait atteint le chiffre de quatre cent mille âmes, chiffre sur lequel l'octroi devra être réglé ultérieurement, avec l'entente que le prochain recense- ment aura lieu en l'année 1881.
[G] Que le gouvernement du Canada assumera la responsa- bilité et supportera tous les frais des services suivants:* Le traitement du lieutenant-gouverneur;
Les traitements des juges de la Cour Suprême et des juges des cours de district ou de comté, quand ces cours seront établies;
Les frais d'administration des douanes;
Le service postal;
La protection des pêcheries;
Les dépenses de la milice;
Les phares, équipages naufragés, quarantaine et hôpi- taux de marine;
L'exploration géologique;
Le pénitencier;
Un service convenable de bateaux à vapeur, transpor- tant les malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'lle et les côtes du Canada, l'été et l'hiver, assu- rant ainsi une communication continue entre l'1le et le chemin de fer Intercolonial, ainsi qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
L'entretien des communications télégraphiques entre l'Ile et la terre ferme du Canada.
Et telles autres dépenses relatives aux services qui, en vertu de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867», dépendent du gouvernement général, et qui sont ou pourront être alloués aux autres provinces.
[H] Que les chemins de fer donnés à contrat et en voie de construction pour le compte du gouvernement de l'Ile deviendront les propriétés du Canada.
[I] Que le nouvel édifice siègent les cours de justice, et se trouve le bureau d'enregistrement, etc., sera trans- féré au Canada, sur paiement de soixante-neuf mille piastres. Le prix d'achat comprendra le terrain sur lequel se trouve l'édifice et, en outre, une étendue conve- nable de terrain pour les cours, etc., etc.
[J] Que le dragueur à vapeur en construction deviendra la propriété du gouvernement fédéral, moyennant une somme n'excédant pas vingt-deux mille piastres.
[K] Que le bateau passeur à vapeur, aujourd'hui la pro- priété de 1'11e, demeurera en sa possession.
[L] Que la population de l'Ile du Prince -Edouard ayant augmenté de quinze mille âmes ou plus depuis l'année 1861, l'lle sera représentée dans la Chambre des Com-
* Voir le renvoi au bas de la page 535 des présents motifs.
mufles par six membres, ce chiffre devant être modifié, de temps à autre, en vertu des dispositions de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867».
[MI Que la constitution du pouvoir exécutif et de la législa- ture de l'Ile du Prince -Edouard sera maintenue telle qu'elle sera à l'époque de l'Union, sujette aux disposi tions de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867», jusqu'à ce qu'une modification ait lieu en vertu du dit acte, et la Chambre d'Assemblée de l'Ile du Prince -Edouard, telle qu'existante à l'époque de l'Union, sera maintenue durant la période pour laquelle elle a été élue, à moins qu'il n'y ait dissolution de la dite chambre auparavant.
[NI Que les dispositions de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867», sauf les parties de ces dispositions qui sont, en termes exprès, ou qui, par une interprétation raisonnable, seront censées être spécialement applicables et limitées à une seule et non à la totalité des provinces formant maintenant la Confédération, et sauf les modifi cations qui peuvent y être apportées par les présentes résolutions, seront applicables à I'Ile du Prince - Edouard, de la manière et dans la mesure qu'elles s'appliquent aux autres provinces de la Confédération, comme si la colonie de l'Ile du Prince -Edouard eût été l'une des provinces originairement unies par le dit acte.
Comme remarque préliminaire, à mon avis, il faut concevoir ce document en tenant compte du fait qu'il constitue évidemment un document poli- tique rédigé par des politiciens et non pas une loi rédigée par des rédacteurs professionnels. Cela appert particulièrement de l'organisation du sujet—ou du manque d'organisation sur ce point. Le document s'attaque immédiatement aux arran gements financiers (alinéas A à F) et sa conclusion principale qui ne peut porter à controverse porte que les dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 applicables à toutes les autres provinces, seront applicables à l'Île-du- Prince -Edouard, sauf les modifications qui peuvent y être apportées par les termes et conditions eux- mêmes (alinéa N). A mon avis ce manque d'atten- tion manifeste à l'arrangement scientifique du document est particulièrement évident à l'alinéa se trouvent les dispositions qu'il nous faut interpré- ter dans le présent appel (alinéa G).
Considérant le fait que les termes de ce docu ment résultent manifestement de négociations poli- tiques, il faut, à mon avis, lire les premiers mots de cet alinéa (alinéa G) avec souplesse selon l'objet particulier qu'ils introduisent. Lorsque dans ses termes (et sa substance) l'objet est une somme déboursée (c.-à-d. un prélèvement sur les fonds du gouvernement) il me semble que l'on doit ignorer
les mots «des services suivants». Dans de tels cas, les termes «... dépenses relatives aux services qui, en vertu de `l'Acte de l'Amérique du Nord britan- nique, 1867' dépendent du gouvernement général ...» —par ex., l'article 60, l'article 100, l'article
91(2),(3),(5),(12) et (7) semblent couvrir tous ces objets particuliers. Cependant certains objets paraissent prévoir que le gouvernement fédéral «assumera la responsabilité» et «supportera tous les frais» de certains services (c.-à-d. des divisions de la fonction publique) jusqu'alors administrés par la colonie—par ex. l'«administration des douanes», «Le service postal», «La protection des pêcheries», «la milice», «L'exploration géologique», et «Le péni- tencier». A mon avis l'objet en question—«Un ser vice convenable de bateaux à vapeur» est de nature différente de ces deux catégories d'objet. Il se rapporte à un service «qui sera établi et maintenu ... l'été et l'hiver ...». Il a effectivement trait à un service, mais il ne prévoit pas que la simple appro priation des opérations jusqu'alors conduites par la colonie doit être intégrée dans les services natio- naux respectifs; il constitue plutôt une exigence suivant laquelle un service alors inexistant doit être «établi» et «maintenu» par la suite.
Je suis donc d'avis que l'objet en question diffère en nature des autres objets de l'alinéa (l'objet «communications télégraphiques» possiblement excepté). Il ne s'agit pas d'une répétition pour plus de certitude de ce que l'entrée de la province dans la Confédération entraînera, aux mêmes conditions applicables aux autres provinces, ni de la prise en charge du personnel et des facilités antérieurement administrés par la colonie. J'estime que (dès lors qu'une mention l'incorpore dans l'arrêté en con- seil) il faut l'interpréter comme une obligation légale imposée au gouvernement fédéral d'établir et de maintenir un nouveau service. De plus une lecture réaliste du document comme étant directe- ment issu de négociations politiques, indique à mon avis qu'il faut l'interpréter comme une obliga tion imposée en faveur de «l'Île-du-Prince- Édouard» tout comme les conditions financières («C», «E» et «F») et les conditions de propriété («K») on nomme expressément l'Île-du-Prince- Édouard bénéficiaire de l'obligation.
A mon avis, il ne serait pas réaliste de classer ensemble ces dispositions, issues évidemment de négociations difficiles, comme étant soit
a) une limitation du pouvoir législatif—par ex., la disposition en question dans Le procureur général de la Saskatchewan c. Le Chemin de fer canadien du Pacifique 46 —qui agit par elle- même, soit
b) une disposition imposant aux organismes de services gouvernementaux l'obligation légale d'assurer des services au public lorsque, jusqu'à récemment du moins, la sanction pour manque- ment n'a été qu'une action politique.
Je suis d'avis que, malgré sa position dans le document, l'objet «service convenable de bateaux à vapeur» est de la même nature que les dispositions financières et les dispositions divisant la propriété publique et qu'il a créé une obligation statutaire entre le Canada et la province, à partir du moment on l'a incorporé dans l'arrêté en conseil en vertu de l'article 146.
ANNEXE «B»
[TRADUCTION] Maitland—Essais choisis (1936)—Presse de l'Université de Cambridge
La Couronne en tant que personne morale 47
Au moyen-âge, le roi était complètement roi, mais justement pour cette raison, il était aussi homme dans toute l'acception du terme et ne disait pas d'inepties sur lui-même. On ne lui attribuait pas l'immortalité, l'ubiquité ou des pouvoirs qu'aucun mortel ne peut exercer. Lorsqu'on disait qu'il était le vicaire du Christ, on le pensait réellement et on ajoutait parfois qu'il deviendrait le serviteur du diable s'il penchait vers la tyrannie. Il n'y avait guère de raison de lui attribuer plus d'une capacité. De temps à autre, il fallait distinguer entre les biens qui lui appartenaient du chef de sa Couronne et ceux qui lui venaient de quelque baronnie en déshérence ou évêché vacant. Mais, dans l'ensemble, toutes ses terres lui appartenaient en propre et nous devons nous garder de voir dans nos documents médiévaux trace d'une quelconque administration au profit de la nation. Le principe exposé de façon réitérée selon lequel le roi devait .vivre de ses propres moyens■ supposait implicitement cette façon de voir. Je ne veux pas dire qu'à aucun moment, elle ait été générale. Par exemple, sous le règne de Édouard II, on trouve des juristes qui s'emparent de la notion répandue par les canonistes selon laquelle la Couronne du roi est toujours mineure, et relient ainsi la Couronne et l'Église. Mais les juristes anglais ne sont pas doués pour ce genre de travail; ils aiment que leurs personnes soient réelles et ce que nous voyons
46 [1953] A.C. 594.
47 Publié en 1901 dans 17 L.Q.R. 131.
des biens paroissiaux montre que même l'Église (ecclesia parti- cularis) n'était pas une personne pour eux. Quant au roi, j'ai vu fort peu de choses à son sujet dans les Year Books*, qui ne soient strictement et littéralement valables pour un homme, un Édouard ou un Henri.
Par ailleurs, la pensée médiévale a conçu la nation comme une communauté et l'a dépeinte comme un corps, dont le roi était la tête. Ce corps en rassemblait de plus petits, dont il était en quelque sorte composé. Ce que nous considérons comme l'opposition entre l'État et la personne morale constituée par un seul était à peine visible. La «commune du royaume» différait plus en taille et en pouvoir qu'en essence, de la communauté d'un comté ou d'une circonscription. Et de même que le comi- tatus ou comté avait pris une forme visible dans la cour du comitatus ou du comté, de même le royaume prit une forme visible dans un parlement. En 1365, le juge en chef Thorpe déclare: «Chacun est tenu de connaître spontanément les tra- vaux du Parlement, car celui-ci représente le corps de tout le royaume.» Pendant un certain temps, il semble très possible, lorsque nous lisons les Year Books, que les juristes aient commencé à discuter sur la nature des personnes morales et des corps publics et aient nettement dissocié la circonscription, par exemple, du groupement de bourgs, puis finalement saisi et formulé la pensée très profonde que le royaume est »une personne morale formée de l'agrégat de beaucoup d'autres». En 1522, le juge en chef Fineux, après avoir indiqué de quelle manière certaines personnes morales sont créées par le roi, d'autres par le pape et d'autres encore par le roi et le pape, ajoute qu'il y a des personnes morales de droit commun car, dit-il, «le Parlement du roi et des seigneurs et la Chambre des communes constituent une personne morale». Ce qui manque encore, c'est le royaume personne morale qui, en plus d'être celui qui manie l'épée et exerce les pouvoirs publics, peut aussi être le «détenteur» de droits privés, le propriétaire de biens et d'effets. Ce pas, nous ne l'avons encore jamais formellement franchi.
Le portrait qu'Henri VIII a brossé du corps politique, dont il était le souverain, est toujours vivace:
Lorsque diverses histoires et chroniques anciennes et authentiques déclarent clairement que ce royaume d'Angle- terre est un empire, et que le monde l'a reconnu comme tel, gouverné par une tête suprême, le Roi, qui a la dignité et la condition royales de la Couronne impériale, envers qui un corps politique, ramassis de toutes les classes de la popula tion, est lié au nom de la spiritualité et de la temporalité et à qui il doit, immédiatement après Dieu, une obéissance humble et naturelle....
Il s'agit d'une toile de fond imposante sont tissées des idées anciennes et nouvelles. «Le corps spirituel» est désormais conçu comme «une partie dudit corps politique», qui culmine dans la personne du roi Henri. Le dualisme médiéval de l'Église et de l'État est à la longue dépassé par le seigneur majestueux, qui a rompu ses liens avec Rome. Le frontispice du Leviathan est toujours devant nos yeux. Mais pour Hobbes, comme aussi pour le roi Henri, la personnalité du corps social se concentre sur la personnalité de la tête monarchique qui l'absorbe. Ce n'est pas sous son règne que les biens du roi peuvent être dissociés de ceux de la nation, la richesse du roi, de la richesse commune ou même le pouvoir du roi, du pouvoir de l'état.
* Anciens recueils annuels d'Angleterre.
L'idée d'une personne morale constituée par un seul, qui a pris naissance dans le milieu ecclésiastique, peut être fort utile ici. Tous les Anglais n'étaient-ils pas incorporés dans le roi Henri? Tous ses actes n'étaient-ils pas ceux du corps politique, qui était à la fois le Royaume et l'Église?
Un certain nombre de litiges sont inévitablement nés des divers modes d'acquisition des biens par le roi. Édouard VI, qui n'avait pas encore vingt et un ans, prétendit céder une terre qui faisait partie du duché de Lancaster. Cet acte entrait-il dans la doctrine affirmant que le roi peut faire une cession quand il est mineur? La terre en question avait été cédée à Henri VII et «aux héritiers mâles qu'il engendrerait légalement». Cela lui donnait-il un bien substitué ou un bien qui lui était réservé à titre d'héritier? La tête d'une personne morale peut-elle engen- drer des héritiers? La Cour a été saisie de quelques cas de ce genre peu après le milieu du XVI» siècle. Dans les rapports de Plowden sur ces causes, nous trouvons une curieuse et abon- dante argumentation sur les deux «corps» du roi, et je ne sais pas trouver dans nos livres de droit un aussi remarquable étalage d'inepties métaphysiques ou, pourrions-nous dire, méta- physiologiques. Ce genre de propos était-il réellement nouveau vers l'année 1550 ou n'a-t-il pas été rapporté avant l'apparition de Plowden? Ce n'est pas facile à dire; mais le Year Books ne nous y ont pas préparés. Deux phrases suffisent à illustrer ce que je veux dire:
En sorte qu'il [le roi] a un corps naturel orné et investi de la condition et de la dignité royales et son corps naturel n'est pas distinct de la charge et de la dignité royales mais c'est un corps naturel et un corps politique indivisibles l'un de l'autre et ces deux corps sont incorporés en une seule personne et constituent un seul corps et non plusieurs, c'est-à-dire le corps social dans le corps naturel et vice versa, le corps naturel dans le corps social. En sorte que le corps naturel est amplifié par l'adjonction du corps politique (lequel corps politique contient la charge, le gouvernement et la majesté royale).
«Quelle foi»!, sommes-nous enclins à ajouter, «si chaque homme ne la garde pas intacte et immaculée, il périra éternelle- ment.» Toutefois, une lueur semble parfois percer l'obscurité. L'idée que dans l'une de ses deux capacités, le roi n'est que la tête de la personne morale n'a pas encore été complètement supprimée.
Le roi a deux capacités, car il a deux corps: un corps naturel...et un corps politique, dont les membres sont consti- tués par ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la personne morale, comme a dit Southcote, et il est incorporé à eux et ils sont incorporés à lui, et il est la tête et ils sont les membres, et il a sur eux un gouvernement exclusif.
encore, dans cet étrange débat occasionné par la mort trop brutale de sir James Hales, le juge Brown dit que le suicide est une offense non seulement contre Dieu et la Nature, mais aussi contre le Roi, car «étant la tête, il a perdu l'un de ses membres mystiques». Mais, pour des raisons qui sont pour la plupart extérieures à l'histoire du droit, cette idée est tombée au second plan. Le roi reste avec deux corps: un corps naturel et un corps non naturel. Sur ce dernier, nous savons peu de chose, si ce n'est qu'il est «politique», quel que soit le sens que l'on donne à ce terme.
Pendant ce temps, le concept de la personne morale consti- tuée par un seul a été élaboré pour expliquer, si possible, les relations entre le bénéfice ecclésiastique et la terre. C'est alors qu'apparaît Coke et sa façon magistrale de classer les personnes pour les temps à venir. Elles sont naturelles ou artificielles. Les rois et les titulaires d'un bénéfice ecclésiastique sont des person- nes artificielles, des personnes morales créées non par Dieu, mais par la politique des hommes.
J'estime stérile la tentative consistant à aligner le bénéfice ecclésiastique sur les personnes morales (stérile car le franc-fief de la terre continue à tomber en souffrance chaque fois qu'un ecclésiastique meurt); j'estime encore plus stérile et infiniment plus néfaste de jouer le même jeu avec le roi. Tout d'abord, la théorie n'a jamais été logiquement formulée même par ses auteurs. On nous enseigne que le roi est deux «personnes» seulement pour nous enseigner ensuite que bien qu'il ait «deux corps. et «deux capacités», il «n'a qu'une personne». Toute dissociation réelle et logique des deux personnalités conduirait naturellement à «l'opinion réprouvable et réprouvée» généra- trice de «conséquences exécrables» selon laquelle l'allégeance est due à la personne morale constituée par un seul et non pas à l'homme mortel. Nous sommes ensuite plongés dans des élucu- brations sur les rois qui ne meurent jamais, qui ne sont jamais mineurs, qui sont doués d'ubiquité, qui ne commettent jamais d'erreur et (dit Blackstone) pensent toujours juste; et ces élucubrations sont loin d'être inoffensives. Les lecteurs de Crimée, de Kinglake, n'ont pas oublié le conte amusant et instructif «des deux rois» qui se partageaient le commandement de l'armée britannique: «le roi personnel» et «son rival constitu- tionnel». Mais la théorie des deux rois ou des deux personnes refuse obstinément de cadrer avec le droit.
Nous aurions pu penser au moins qu'elle conduirait à la séparation des biens que le roi détenait à titre de roi et de ceux qu'il détenait à titre d'homme, ainsi qu'à une dissociation légale entre l'argent du Trésor et son argent de poche. Il n'en a rien été. Tout devait se faire par statut et s'est fait très lentement et très maladroitement. Lorsque les biens du roi ont été déclarés inaliénables, Georges I11 a se rendre devant le Parlement pour lui demander la permission de posséder des biens à titre d'homme et non plus à titre de roi, car on lui refusait des droits qui étaient accordés à «n'importe lequel des sujets de Sa Majesté». Il a fallu plusieurs lois, même sous le règne de la reine Victoria, pour assurer au roi des «propriétés privées». «Attendu qu'il est douteux», dit une loi de 1862 «et attendu qu'il peut être douteux», dit une loi de 1873. Bien des choses peuvent être douteuses si on essaie de faire d'un seul homme deux personnes ou de créer une personne avec deux corps.
La façon purement naturelle de concevoir le roi, qui prévalait au moyen âge, est illustrée par les terribles conséquences de ce que nous appelons maintenant la transmission de la Couronne et qui apparaissait à nos ancêtres comme la mort d'un homme qui avait délégué nombre de ses pouvoirs à des juges et à d'autres. A la mort du déléguant, la délégation cessait. Quant aux litiges, loin de cesser, ils rebondissaient. On aurait pu penser que l'introduction des phrases qui ont donné au roi un corps immortel aussi bien que mortel, aurait transformé cette partie du droit. Eh bien, non! Les conséquences du vieux principe devaient être supprimées l'une après l'autre. Au com mencement du règne de la reine Victoria, on s'est aperçu que d'obligation de renouveler toutes les commissions militaires formées sous la signature du roi avait entraîné beaucoup d'in-
convénients». Lorsque, à l'occasion de la transmission de la Couronne, tous les rouages de l'État s'arrêtent ou font même machine arrière, il semble oiseux de prétendre que le roi ne meurt jamais.
Mais le pire de tout, c'est que nous sommes contraints d'introduire dans notre pensée juridique une personnalité que notre droit ne reconnaît ni formellement ni explicitement. Nous ne pouvons rien faire sans l'État, la Nation, le Commonwealth ou le Public ou quelque autre entité analogue, et pourtant c'est ce que nous prétendons faire. A l'époque la reine Elizabeth était notre prince (plus souvent prince que princesse), son secrétaire pouvait écrire en latin De republica Anglorum et en anglais Of the Commonwealth of England, prince et république n'étant pas encore incompatibles. Un peu plus tard, Guy Fawkes et d'autres, si on en croit le recueil des actes législatifs, ont essayé de détruire Sa Majesté et »de renverser l'État et le Commonwealth». En 1623, la Chambre de l'Échiquier pouvait parler des inconvénients que des «limitations lointaines» avaient introduits «dans la République». Mais le grand combat qui a suivi a eu pour effet de nous priver de deux mots utiles: «République» et «Commonwealth» qui, impliquant l'absence de royauté, constituaient en soi une trahison. Quant à «l'État» il est apparu plus tard (il était peu connu jusqu'en 1600) et bien qu'il ait gouverné la pensée politique et, dans de rares occasions, se soit introduit dans le préambule d'une loi, il a été long à trouver droit de cité dans les livres juridiques. Dans les commentaires de Blackstone, il est étonnamment peu question de l'État. Il est vrai que «le peuple» existe et que «les libertés du peuple» doivent être brandies contre «les prérogatives du Roi»; mais justement parce que le Roi ne fait pas partie du peuple, le peuple ne peut être ni l'État ni le Commonwealth.
Mais «le Public» pourrait être utile. Et ceux qui surveillent les faits et gestes de ce public dans le recueil des actes législatifs du XVIII» siècle peuvent être enclins à penser qu'il en a laissé tomber la première syllabe. Après la rébellion de 1715, un acte du Parlement a déclaré que les biens de certains traîtres seraient remis au roi «à l'usage du public». Faut-il voir la première apparition du «public» comme bénéficiaire d'une fidu- cie pour une partie des biens, dont le roi est propriétaire? Je n'en sais rien, mais cet exemple date de loin. Nous tombons alors sur une histoire amusante, qui illustre fort bien les curieuses qualités de notre personne morale royale. Lord Der- wentwater faisait partie des traîtres condamnés à la confisca tion de leurs biens et les tenanciers à bail de sa baronnie de Langley avaient coutume de payer une amende lorsque leur seigneur mourrait. Je crois que cette coutume était plus répan- due hors d'Angleterre. Mais, dit une loi de 1738, lesdits lieux «étant remis à Sa Majesté, ses héritiers et ses successeurs dans sa capacité politique, qui aux yeux du droit ne meurt jamais, on peut se demander si les tenanciers desdits biens doivent ou non ... payer ces amendes ... à la mort de Sa Majesté (que Dieu la garde longtemps en vie pour le bien de son peuple) ou à la mort de tout future Roi ou Reine». Donc, les tenanciers doivent payer «comme ils l'auraient fait au cas ce Roi ou cette Reine en mourant serait considéré seulement comme une personne privée et non pas dans sa capacité politique». Donc, cette personne artificielle qu'est le roi dans sa capacité politique, fiduciaire du public, doit être réputée mourir de temps à autre au profit du bénéficiaire de la fiducie.
Mais nous parlions du «public» et, à mon avis, la première fois qu'on le voit prendre de l'importance, c'est par rapport à la
dette nationale. Bien qu'un roi légèrement dénaturé aurait pu faire beaucoup pour nous, il ne pouvait pas faire tout ce qui était requis. Les procédés de l'un de ses prédécesseurs, qui avait fermé l'Échiquier et ruiné les orfèvres, ont fait de notre roi un mauvais emprunteur, si bien que le public a prendre sa place. L'argent pouvait être «avancé à Sa Majesté», mais il était par le public. Cette idée n'a pas pu être exclue du recueil des actes législatifs. «Attendu», dit un acte de 1786, que «le public reste endetté» envers la Compagnie des Indes orientales d'une somme de quatre millions ou plus.
Quel est le public qui supporte la dette nationale? Nous essayons d'éluder la question. Nous essayons de penser à cette dette non pas comme à une dette due par une personne, mais comme à une somme qui affecte un bien hypothéqué ou engagé, le Fonds consolidé. Cela est naturel, car une dette nationale prend naissance le jour le roi emprunte de l'argent et impose une taxe particulière pour le rembourser. Il peut aussi charger son créancier de percevoir cette taxe, ce qui lui permettra de le rembourser. Puis, il y a eu le long stade transitoire on a perçu des annuités sur le Fonds collectif, le Fonds général, le Fonds de la Mer du sud, etc. Et maintenant, nous avons le Fonds consolidé; mais même «l'objectivation» la plus audacieuse (ou, comme dit le Dr James Ward, la «reification») peut difficilement faire de ce fonds, «une chose» aux yeux du droit. D'une part, nous ne concevons pas que les détenteurs de rentes consolidées aient le plus léger droit de se plaindre si les impôts sont supprimés et remplacés par de nouveaux impôts; et d'autre part, si les impôts en vigueur ne suffisent pas à payer l'intérêt de la dette, il faut en imposer un plus grand nombre. Nous parlons alors de la «garantie d'un acte du Parlement», comme si la Loi était une chose lucrative qui peut être donnée en garantie, ou nous introduisons le gouvernement comme débi- teur. Mais quel est ce gouvernement, sommes-nous en droit de demander? Sûrement pas le groupe de ministres ni le gouverne- ment qu'on peut opposer au Parlement. Je suis heureux à la pensée qu'aucune de mes paroles ne risque d'affecter le prix des rentes de la banque, mais il me semble que la dette nationale n'est pas une «dette garantie», si ce n'est au sens vague nous parlons de garantie personnelle, et que le créancier n'a rien à espérer si ce n'est l'honnêteté et la solvabilité de cette commu- nauté honnête et solvable, dont le roi est la tête et le «gouverne- ment» et le Parlement, les organes.
Nous avons recouru à plusieurs subterfuges: par exemple, faire du roi un fiduciaire (vel quasi) pour des groupes non incorporés, ou remplacer lentement le Roi ou la Reine par «la Couronne». Maintenant, l'usage que l'on a fait aux diverses époques de la Couronne (bien meuble qui gît maintenant dans la Tour et (a-t-on dit) a la nature d'un bijou de famille) peut servir de matière à une longue dissertation. Toutefois, je crois que la personnification habituelle et non ambiguë de la Cou- ronne (en particulier, l'attribution des actes à la Couronne) est beaucoup plus moderne que la plupart des gens ne le croient. Selon moi, dans la moitié des cas sir William Anson écrit «Couronne», Blackstone aurait écrit «Roi». Toutefois, à stricte- ment parler, «la Couronne» ne figure pas, à mon avis, parmi les personnes reconnues dans notre droit, à moins qu'elle soit simplement un autre nom pour le Roi. La Couronne, sous ce nom, n'engage jamais de poursuites et n'émet ni brefs ni lettres patentes. Sur les dossiers officiels, c'est le Roi (ou la Reine) qui fait tout cela. Je n'arrêterais pas, si je le pouvais, le processus qui fait de «la Couronne» l'un des noms d'une certaine commu-
nauté organisée; mais, dans l'intervalle, ce terme a été utilisé dans trois ou quatre sens différents, bien qu'étroitement liés. «Nous savons tous que la Couronne est une abstraction», a dit lord Penzance. Même cela, je ne suis pas tout à fait sûr de le savoir.
L'insinuation selon laquelle «la Couronne» est très souvent une personne morale supprimée ou partiellement reconnue nous est imposée si tôt que nous commençons à prêter l'oreille attentivement au langage utilisé par les juges, lorsqu'ils raison- nent librement sur les questions modernes et ne subissent pas la pression des vieilles théories. Écoutons, par exemple, le juge Blackburn qui, dans une opinion restée célèbre, explique pour- quoi le directeur général des postes et le capitaine d'un navire de guerre ne sont pas dans une action civile tenus de répondre de la négligence de leurs subordonnés. «Ces causes ont été jugées au motif que le gouvernement est l'employeur et le défendeur simplement l'employé.... Il n'y est pris qu'une seule décision, à savoir que la responsabilité d'un employé envers le public n'est pas plus grande que celle d'un employé envers un autre employeur, bien que le recours contre le public ne puisse pas avoir lieu au moyen d'une action». Donc, ici, le gouverne- ment et le public sont identifiés, l'un étant un organe ou un agent de l'autre. Mais le directeur des postes et le capitaine du navire de guerre sont assurément des préposés de la Couronne, et pourtant ils ne servent pas deux maîtres. Une loi de 1887 nous dit que «les expressions `service civil permanent de l'état', `service civil permanent de Sa Majesté' et `service civil perma nent de la Couronne' ont le même sens». Maintenant, vu que de toute évidence le roi Édouard n'est pas l'État (bien que Louis XIV ai pu l'être), nous avons l'autorisation législative de pré- tendre que l'État est «Sa Majesté». Pour sortir de ce gâchis, car gâchis il y a, il nous faut percevoir le fait, car fait il y a, que notre lord souverain n'est pas une «personne morale constituée par un seul», mais la tête d'une personne morale complexe et hautement organisée, qui groupe beaucoup et même énormé- ment de personnes. Je ne vois pas grand mal à l'appeler une Couronne, mais un meilleur terme a récemment fait sa réappa- rition dans le recueil des actes législatifs: «Commonwealth».
Même si le roi s'était comporté à l'égard de la dette nationale en bon débiteur, le processus que l'on a appelé l'expansion de l'Angleterre aurait engendré quelques nouvelles questions, car les colonies y sont entrées avec leurs dettes publiques. Il convient ici de se rappeler que trois colonies d'une importance exceptionnelle en raison de leur ancienneté et de leur dyna- misme (le Massachusetts, le Rhode Island et le Connecticut) étaient des personnes morales dûment créées par charte avec assez de mots efficaces et inopérants. Nous pouvons aussi noter que le roi n'était pas plus membre du Rhode Island qu'il n'était membre du corps municipal de la ville de Norwich ou de la Compagnie des Indes orientales et que le gouverneur du Con- necticut était aussi peu député du roi que le gouverneur de la Banque d'Angleterre. Mais même lorsqu'il y avait un gouverne- ment royal et pas de personne morale officiellement créée, il y avait un «sujet» capable d'emprunter de l'argent et de contrac- ter des dettes. Dès 1709 au moins, et je ne sais pas exactement combien de temps avant, des lettres de crédit ont été émises, libellées comme suit:
Cette lettre de crédit représentant une créance en shillings due à son possesseur par la colonie de New York, aura une valeur égale à celle de l'argent et sera par suite acceptée par le trésorier de cette colonie actuellement pour tous les paie-
ments publics et, à tous moments, pour n'importe quel fonds du trésor. Fait à New York, le 1»' novembre 1709, par ordre du lieutenant-gouverneur, du Conseil et de l'Assemblée géné- rale de ladite colonie.
En 1714, le gouverneur, le Conseil et l'Assemblée générale de New York ont adopté une longue loi «pour le paiement de plusieurs dettes et sommes d'argent réclamées comme dettes de cette colonie». Un préambule déclarait que certaines dettes de la colonie n'ont pas été réglées parce que les gouverneurs ont mal appliqué et dépensé de façon extravagante «les revenus fournis par les loyaux sujets susmentionnés à Sa Majesté et à ses royaux prédécesseurs, Rois et Reines d'Angleterre, et suffi- sants pour assurer à leur gouvernement le soutien dont ils ont besoin.» «Cette colonie», ajoutait le préambule, «en stricte jus tice n'est nullement obligée de payer un certain nombre desdi- tes réclamations». Toutefois, en vue de «restaurer le crédit public», il faut les payer. Nous avons ici une colonie qui peut être tenue, même en stricte justice, de payer des sommes d'argent. Ce que les grandes colonies ont fait, les petites l'ont aussi fait. En 1697, une loi a été passée à Montserrat «pour lever une taxe en vue de défrayer les dettes publiques de cette île de Sa Majesté».
Les assemblées coloniales ont imité le Parlement de l'Angle- terre. Elles ont voté des crédits à Sa Majesté, mais elles en ont aussi fixé l'affectation. Dans les actes coloniaux de date ancienne et émanant de lieux qui font encore partie de l'Empire britannique, nous pouvons constater tous les soins pris pour que tout ce qui est donné au roi porte la marque d'une fiducie. Par exemple, en 1698, dans les Bermudes, il est imposé une péna- lité, dont la moitié est donnée à l'informateur «et le reste à Sa Majesté, ses Héritiers et Successeurs, pour appuyer le gouver- nement de ces îles et faire face aux charges éventuelles y afférentes». Si «la vieille maison et la cuisine qui appartiennent à leurs Majestés [Guillaume et Marie] et étaient autrefois habitées par les gouverneurs de ces îles», doivent être vendues, alors le prix en sera versé «dans le Trésor public aux fins d'utilisation publique dans ces îles et les prélèvements sur cette somme auront lieu par ordonnance du gouverneur, du conseil et du comité de l'Assemblée». A mon avis, on constatera dans certaines colonies il n'y a aucune tradition ancestrale de républicanisme, que les Assemblées n'étaient pas très en retard sur la Chambre des communes en ce qui concerne le contrôle des dépenses afférentes à tous les crédits votés au roi. En 1753, l'Assemblée de la Jamaïque a décrété «que les représentants du peuple ont le droit naturel et indiscutable de lever et d'appli- quer des crédits au service et aux exigences du gouvernement et de nommer une ou plusieurs personnes pour les recevoir et les distribuer comme elles le jugent bon, droit que cette Chambre a exercé et exercera toujours de la manière qu'elle jugera la plus apte à servir Sa Majesté et les intérêts de son peuple.» Dans la plupart des colonies, le trésorier était nommé non pas par le gouverneur, mais par une loi votée par l'Assemblée; parfois, il était nommé par simple résolution de la Chambre des représen- tants. En matière de finances, le «gouvernement responsable» (comme nous l'appelons maintenant) et «une tendance de la législature à usurper les fonctions de l'exécutif» (comme disent certains Américains modernes) ne sont pas nouveaux dans une colonie anglaise.
Aujourd'hui, nous nions qu'une colonie est une personne morale. Les trois colonies indiscutablement incorporées ont suivi leur propre voie et les juristes les ont oubliées. Le lord juge
James a dit une fois que le fait de parler du gouverneur et du gouvernement de la Nouvelle-Zélande comme d'une personne morale lui paraissait un abus de langage. C'est juste et je ne voudrais pas voir un «gouverneur» ou un «gouvernement» incor- porés. Mais pouvons-nous, en réalité et non pas seulement verbalement, éviter de reconnaître que la colonie de la Nou- velle-Zélande est une personne? Dans l'affaire portée devant la Cour, un contrat afférent au transport d'immigrants avait été passé ouvertement entre «Sa Majesté la Reine pour la colonie de la Nouvelle-Zélande», d'une part, M. Featherston, «agent général en Angleterre pour le gouvernement de la Nouvelle- Zélande», et Sloman & Co., d'autre part. Maintenant, lors- qu'on voit dans un document juridique le terme «pour ...» , on s'attend en général qu'il soit suivi du nom d'une personne et je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il en a été ainsi en l'occurrence. Je crois comprendre que certaines colonies ont abandonné la politique consistant à contraindre ceux qui avaient quelques droits contre elles de recourir à l'ancien, sinon royal, moyen de pétition de droit. Il se peut que nous ne soyons pas entièrement satisfaits de la formule australienne d'un «défendeur nominal» nommé pour contester une action, la réclamation est présentée «contre le gouvernement colonial», car il n'y a pas besoin de «parties nominales aux actions lorsque les parties réelles (par exemple, une colonie ou un état) compa- raissent. Mais il est salutaire que «la Couronne» soit poursuivie et tenue de répondre de ses torts. Si on ne rétrécit pas mainte- nant le domaine qui envoie des causes au Comité judiciaire, un grand nombre d'anciennes superstitions subiront leur procès.
L'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, contient des termes courageux: «le Canada sera responsable des dettes et obligations de chaque province existante lors de l'Union. Les provinces de l'Ontario et de Québec seront conjointement res- ponsables envers le Canada. ... L'actif énuméré dans la qua- trième annexe ... sera la propriété de l'Ontario et du Québec conjointement. La Nouvelle-Écosse sera responsable envers le Canada. ... Le Nouveau-Brunswick sera responsable envers le Canada.... Les diverses provinces conserveront respectivement toutes leurs propriétés publiques. ... Le Nouveau-Brunswick recevra du Canada ... droit, pour le Nouveau-Brunswick de prélever, sur les bois de constructions, les droits.... Nulle terre ou propriété appartenant au Canada ou à quelque province ne sera sujette à taxation. ...» C'est le langage de la politique, du recueil des actes législatifs et de la vie quotidienne. Mais alors apparaît le juriste avec ses théories en tête, qui prétend placer dans le domaine légal ce qu'il appelle la Couronne ou Sa Majesté. «Lorsqu'on interprète ces textes législatifs, il faut toujours avoir présent à l'esprit que chaque fois qu'on décrit des biens publics comme `la propriété de' ou `appartenant au' Dominion ou à une province, ces expressions signifient simple- ment que le droit à leur usage bénéficiaire ou à leurs produits a été affecté au Dominion ou à la province, selon le cas, et est soumis au contrôle de la «législature, le bien lui-même étant dévolu à la Couronne.» 11 nous faut distinguer entre les biens dévolus à la Couronne «pour» ou «du chef du» Canada et ceux dévolus à la Couronne «pour» ou «du chef du» Québec ou de l'Ontario ou de la Colombie-Britannique, ou entre les biens «dévolus à la Couronne représentée par le Dominion» et les biens «dévolus à la Couronne représentée par une province». Apparemment, le «Canada» et la «Nouvelle-Écosse» sont suffi- samment des personnes morales pour bénéficier des fiducies de la Couronne, mais pas assez pour détenir une propriété légale.
C'est un drôle de brouillamini, qui devient encore plus drôle si nous continuons à maintenir que la Couronne est une fiction juridique.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE PRATTE (dissident en partie): Je rejet- terais l'appel pour les motifs donnés par le juge en chef et le juge Le Dain dont, cependant, je ne peux partager l'opinion relativement au contre-appel qui, à mon sens, devrait lui aussi être rejeté.
L'Ordre en conseil du 26 juin 1873 a imposé au gouvernement du Dominion l'obligation d'établir et d'assurer un service efficace de transport par bateau entre l'Île-du-Prince -Edouard et la terre ferme. Le Dominion ayant manqué à cette obliga tion, est-il tenu d'indemniser la province de l'Île-du-Prince -Edouard des dommages résultant de ce manquement? Telle est, à mon avis, la question capitale que soulève le contre-appel. Le juge en chef et le juge Le Dain y donneraient une réponse affirmative; j'y donnerais une réponse négative.
Je conviens que, règle générale, celui qui subit un préjudice en raison du défaut d'une autre per- sonne de remplir un devoir que lui impose une loi a le droit de réclamer réparation de cette autre personne. Mais cette règle n'est pas absolue:
[TRADUCTION] Malgré la règle générale, il y a plusieurs cas le fait qu'un dommage ait été causé par le manquement à un devoir imposé par une loi ne donne pas ouverture à une action en dommages-intérêts. Pareille action n'existe que si le législa- teur, en créant le devoir, a voulu qu'il soit sanctionné de cette façon. 48
Bien que l'Ordre en conseil du 26 juin 1873 ait été adopté à la suite d'une entente entre le Canada et l'Île-du-Prince -Edouard, il ne décrivait pas le devoir imposé au Dominion relativement au service de transport par bateau comme une obligation envers la nouvelle province ou son gouvernement. On peut donc penser qu'il s'agit d'un devoir à l'égard du public en général. En ce cas, advenant que le Dominion manque à son devoir, le droit d'obtenir réparation ne devrait pas être limité au gouvernement de la province; il devrait, logique- ment, être aussi reconnu à toute personne ayant subi un préjudice en conséquence de ce manque-
48 Salmond on the Law of Torts, 15' éd., 1969, p. 312.
ment. Or, cela me paraît inacceptable. Je ne peux attribuer à un document constitutionnel comme l'Ordre en conseil l'intention d'imposer au gouver- nement du Dominion, en plus du devoir public d'établir et de maintenir un service de transport par bateau entre l'Île et la terre ferme, l'obligation d'indemniser tous ceux à qui un manquement à ce devoir aura causé dommage.
Si, d'un autre côté, on conçoit le devoir relatif au service de transport comme une obligation envers la nouvelle province, la question à résou-
dre—qui en demeure une d'interprétation est celle de savoir si l'auteur de l'Ordre en conseil voulait que, en cas de manquement, le gouverne- ment du Dominion soit responsable des dommages subis par la province en conséquence de ce man- quement. Même si on considère le problème sous ce jour, je crois qu'il faut continuer à lui donner une réponse négative. Cela pour deux raisons.
Lorsque le devoir dont il s'agit a été imposé au gouvernement du Dominion, il ne s'agissait pas, même si on le considère comme un devoir envers la province, d'un devoir susceptible d'exécution forcée. Il n'existait pas alors de tribunal pouvant connaître de la réclamation de la province (voir ce qu'a dit le juge Duff dans Province of Ontario c. Dominion of Canada (1910) 42 R.C.S. 1, p. 119). Je ne peux imaginer qu'en créant une obligation dont le créancier ne pouvait forcer l'exécution qu'en ayant recours à des pressions politiques, on ait pu vouloir imposer au débiteur, en cas de manquement de sa part, l'obligation de réparer les dommages en résultant. A mon avis, le problème de la responsabilité du débiteur pour les dommages résultant de son manquement ne peut se soulever qu'à l'égard d'une obligation susceptible d'exécu- tion forcée.
Le second motif pour lequel j'en arrive à cette conclusion, c'est que ce n'est pas le gouvernement de l'Île mais, plutôt, les usagers du service de transport, qu'ils résident dans l'Île ou ailleurs, qui sont susceptibles d'être directement affectés par le défaut du gouvernement du Dominion d'exécuter son obligation. A mon avis, je l'ai déjà dit, on n'a pas voulu accorder à ces personnes-là le droit de recouvrer des dommages-intérêts du Dominion. Je ne peux concevoir que, en même temps, on ait pu vouloir accorder ce même droit à un gouvernement à qui, normalement, le défaut du gouvernement du
Dominion n'était pas susceptible de causer préjudice.
J'en serais peut-être venu à une autre conclusion si, d'une part, le devoir du Dominion avait été un devoir envers les habitants de l'Île et si, d'autre part, le gouvernement de l'Île avait le pouvoir de poursuivre comme leur représentant. Cependant, ni l'une ni l'autre de ces propositions ne me paraît fondée.
Pour ces motifs, je rejetterais l'appel et le con- tre-appel chaque partie payant ses frais.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Il s'agit ici de l'appel et de l'appel incident d'un jugement de la Division de première instance dans une action en dommages- intérêts introduite en vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale par Sa Majesté la Reine, du chef de la province de l'Île-du-Prince-Édouard, contre Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, pour une prétendue inexécution d'un devoir imposé au gouvernement du Canada par l'arrêté en conseil du 26 juin 1873 49 aux termes duquel la colonie de l'Île-du-Prince -Edouard a été admise dans le Dominion du Canada le 1" juillet 1873, conformé- ment à l'article 146 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 5 o
49 S.R.C. 1970, Appendices, p. 291.
146. Il sera loisible à la Reine, de l'avis du très honorable Conseil privé de Sa Majesté, sur la présentation d'adresses de la part des chambres du Parlement du Canada, et des chambres des législatures respectives des colonies ou provinces de Terre- Neuve, de l'Île du Prince-Édouard et de la Colombie-Britanni- que, d'admettre ces colonies ou provinces, ou l'une quelconque d'entre elles, dans l'Union, et, sur la présentation d'adresses de la part des chambres du Parlement du Canada, d'admettre la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, ou l'une ou l'autre de ces possessions, dans l'Union, aux termes et condi tions, en chaque cas, qui seront exprimés dans les adresses et que la Reine jugera convenable d'approuver, conformément aux présentes. Les dispositions de tous arrêtés en conseil rendus à cet égard auront le même effet que si elles avaient été édictées par le Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande.
Les conditions de l'Union qui font l'objet du présent litige sont celles qui ont trait au service de traversiers à établir et maintenir entre l'Île et les côtes du Canada. Ces conditions se retrouvent dans une disposition, contenue dans la cédule de l'arrêté en conseil, touchant la responsabilité du Canada à l'égard de certains services publics.
[TRADUCTION] Que le gouvernement du Canada assumera la responsabilité et supportera tous les frais des services suivants:*
Le traitement du lieutenant-gouverneur;
Les traitements des juges de la Cour Suprême et des juges
des cours de district ou de comté, quand ces cours seront
établies;
Les frais d'administration des douanes;
Le service postal;
La protection des pêcheries;
Les dépenses de la milice;
Les phares, équipages naufragés, quarantaine et hôpitaux de
marine;
L'exploration géologique;
Le pénitencier;
Un service convenable de bateaux à vapeur, transportant les
malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'Ife et les
côtes du Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une communica
tion continue entre l'Ile et le chemin de fer Intercolonial, ainsi
qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
L'entretien de communications télégraphiques entre l'Ile et
la terre ferme du Canada.
Et telles autres dépenses relatives aux services qui, en vertu
de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867n, dépen-
dent du gouvernement général, et qui sont ou pourront être
alloués aux autres provinces.
Les deux paragraphes suivants, extraits de la déclaration modifiée de la province, font état d'une part, du service de traversiers dont le Canada a assumé la responsabilité en exécution des condi tions de l'Union et, d'autre part, du manquement à ce devoir qui constitue le fondement de l'action:
[TRADUCTION] 6. En exécution de la condition précitée et exception faite de l'inobservation mentionnée ci-après, le gou- vernement fédéral a établi et maintenu, pendant l'été et l'hiver, un service de traversiers entre le port de Borden (Île-du-Prince- Édouard) et le port de Cap Tourmentin (Nouveau-Brunswick). Le gouvernement fédéral est propriétaire des traversiers qui font la navette entre ces deux ports et exploitait ce service qui, dans les derniers temps, a été assuré par un mandataire, soit la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.
7. Le service de traversiers entre Borden et Cap Tourmentin a été interrompu de 6h le 21 août 1973 6h le 22 août 1973 et
de 18h30 le 23 août 1973 3h le 2 septembre 1973 et ce, contrairement aux obligations du gouvernement fédéral selon lesquelles ce dernier doit assumer la responsabilité et supporter
*La version française de ce paragraphe donnée dans les S.R.C. 1970, Appendices, p. 295, est la suivante: «Que le gouvernement du Canada se chargera des dépenses occasion- nées par les services suivants:».
tous les frais d'un service de communication convenable et continu entre l'Île-du-Prince-Édouard et les côtes du Canada.
Cette interruption d'une durée de 10 jours et 8 1 / 2 heures était due à une grève nationale du réseau des chemins de fer nationaux.
La province réclame des dommages-intérêts à la suite des pertes et frais indiqués aux paragraphes 9 et 10 de la déclaration modifiée:
[TRADUCTION] 9. Les pertes et frais subis par la province à la suite de l'interruption du service de traversiers sont établis comme suit:
a) les salaires et les frais de surtemps des employés surnumé- raires provinciaux au cours de l'état d'urgence créé par le grand nombre de touristes bloqués sur l'Île à la suite de l'interruption du service de traversiers;
b) les autres frais divers que la province a consacrés à la publicité, aux appels téléphoniques et à l'envoi de télégram- mes en vue de tenir le public au courant de la situation touchant le service;
c) l'une des principales sources de revenus de la province est le tourisme mais à la suite de l'interruption susmentionnée du service de traversiers, cette industrie a subi une régression soudaine en 1973, ce qui a eu comme résultat de faire perdre à la province des revenus provenant de sources telles que:
(i) la taxe sur les ventes;
(ii) la taxe sur l'essence;
(iii) la taxe sur les spectacles;
(iv) les profits réalisés sur la vente de boissons alcooliques dans la province.
En outre, la province soutient que sa réputation en matière d'industrie touristique a été fortement atteinte, ce qui aura un effet néfaste sur le nombre de touristes se rendant dans la province et lui causera une perte de revenus provenant des sources exposées dans le paragraphe 9c).
10. La province a subi des pertes et des frais et subira d'autres pertes à cause de sa réputation quelque peu ternie à titre de province touristique.
Au cours de l'audition sur le fond, les parties se sont mises d'accord pour que la Cour statue en premier lieu sur la question de la responsabilité en se prononçant sur les points litigieux suivants:
I. Y a-t-il de la part du gouvernement du Dominion inexécu- tion d'un devoir statutaire?
2. Ce manquement donne-t-il lieu à une action en dommages- intérêts?
et pour que les deux questions suivantes soient remises à plus tard, selon la décision sur la ques tion de la responsabilité:
3. La loi vise-t-elle le genre de dommages en question?
4. Évaluation des dommages.
Pour faciliter le règlement de cette action, les parties ont produit un exposé conjoint des faits touchant l'établissement et le maintien du service de traversiers et le règlement politique de certaines réclamations présentées par la province en raison d'une prétendue inexécution de l'obligation du Canada d'assurer ledit service. L'exposé conjoint des faits révèle, notamment, que le gouvernement du Canada a, pendant plusieurs années, conclu les ententes nécessaires afin d'assurer un service de traversiers entre l'Île et le continent, et qu'à deux reprises au moins, la province a fait des réclama- tions par le biais de mémoires présentés au gouver- nement du Canada, en raison de la prétendue inexécution des conditions de l'Union touchant le service de traversiers et que ces questions ont été réglées par des accords conclus entre ces deux gouvernements. Les paragraphes suivants de l'ex- posé conjoint des faits traitent des deux services de traversiers qui étaient assurés entre l'Île et le continent au moment la grève a été déclenchée:
[TRADUCTION] 12. Le Dominion a confié à Northumberland Ferries Limited l'exploitation en son nom d'un service de traversiers entre Wood Island (Île-du-Prince-Édouard) et Cari bou (Nouvelle-Écosse) et a versé des subsides pour ces services.
13. Depuis 1923, le Dominion a confié à la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada l'exploitation en son nom d'un service de traversiers entre le port de Borden (Ïle-du- Prince-Édouard) et le port de Cap Tourmentin (Nouveau- Brunswick), les bateaux étant fournis par le Dominion. De 1945 jusqu'au 2 septembre 1973 le service fut assuré de façon continue à l'exception de cinq interruptions. Les interruptions de neuf jours en 1950, de cinq jours en 1966 et de neuf jours en 1973, étaient dues à des grèves déclenchées à l'issue de toutes les procédures imposées par le Code canadien du travail. Il y eut deux autres interruptions, huit heures à l'automne 1969 et quatre heures en avril 1973, lorsque des officiers de pont quittèrent leur poste pour des sessions d'étude. Durant la grève qui eut lieu aux époques mentionnées dans le paragraphe 7 de la déclaration modifiée (il s'agissait d'une grève générale des employés de chemins de fer, qui interrompit totalement les services de transport par chemins de fer) l'horaire régulier, comme en fait foi la pièce «F» ci-annexée, n'était pas en vigueur. L'horaire en vigueur avant et après l'interruption mentionnée au paragraphe 7 de la déclaration modifiée assurait un service convenable.
De plus, les parties se sont mises d'accord sur les faits suivants:
[TRADUCTION] 1. Aux époques pertinentes, le transport des passagers était assuré par un service aérien continu entre Ille-du-Prince-Édouard et le continent, selon un horaire fixe;
2. A toutes les époques pertinentes, le service postal entre l'Île et le continent a été maintenu;
3. Le service régulier de traversiers entre Wood Island (Île-du- Prince-Édouard) et Caribou (Nouvelle-Écosse) a été maintenu durant toutes les époques en cause.
La Division de première instance a statué qu'il y avait eu manquement au devoir statutaire attribué au gouvernement du Canada, mais que ce manque- ment ne donnait pas lieu à une action en domma- ges-intérêts. La Cour a prononcé son jugement dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le manquement au devoir statutaire attribué à Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, ne donne pas lieu à une action en dommages-intérêts à l'instance de Sa Majesté la Reine, du chef de la province de l'Île-du-Prince-Édouard.
La demanderesse n'a donc pas droit à un jugement pour le redressement qu'elle demande dans sa déclaration.
Chaque partie se chargera de ses propres frais.
Le gouvernement du Canada interjette appel de la décision selon laquelle il y a eu un manquement à un devoir statutaire et le gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard forme un appel incident de la décision voulant que ce manquement ne donne pas lieu à une actièn en dommages-intérêts.
L'Île-du-Prince-Édouard invoque la compétence de la Cour fédérale, conférée par l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, de juger un litige entre le Canada et une province:
19. Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté une loi reconnaissant que la Cour, qu'elle y soit désignée sous son nouveau ou son ancien nom, a compétence dans les cas de litige
a) entre le Canada et cette province, ou
b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi au même effet,
la Cour a compétence pour juger ces litiges et la Division de première instance connaît de ces questions en première instance.
La province a adopté, en 1941, la disposition habilitante visant à conférer à la Cour cette com- pétence, soit l'article 11 de la Judicature Act Amendments, 1941, S.Î. -P.-É. 1941, c. 16. Cette disposition se retrouve maintenant dans The Judi cature Act, S.R.Î.-P.-É. 1951, c. 79, art. 40, modi- fié par l'art. 5, S.Î. -P.-É. 1973, c. 13.
La constitution du Canada, dont fait partie l'ar- rêté en conseil admettant l'Île-du-Prince-Édouard dans l'Union, donne au Canada et aux provinces des droits et des obligations en leur qualité de
personnes juridiques distinctes. Toutefois, la nature de ces entités et celle de leurs obligations et leurs droits respectifs doivent être précisées. L'arti- cle 19 de la Loi sur la Cour fédérale et la disposi tion habilitante voulue adoptée par la province confèrent à la Cour compétence pour juger des litiges entre le gouvernement du Canada et celui d'une province, litiges qui peuvent porter, entre autres, sur ces droits et ces obligations. A l'instar du juge en chef, je suis d'avis, en toute déférence, que ni la doctrine de l'indivisibilité ni celle de l'immunité de la Couronne, que ce soit du point de vue de la procédure ou du droit positif, ne doivent empêcher de statuer sur la responsabilité intergou- vernementale aux termes de cette disposition qui prévoit clairement que le Canada et les provinces doivent être traités comme des personnes juridi- ques distinctes et égales lorsqu'il s'agit de juger un litige qui a pris naissance entre elles. Le terme «litige» a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d'obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification juridique stricte. Le terme est cer- tainement assez général pour comprendre un litige portant sur la question de savoir si un gouverne- ment est passible de dommages-intérêts envers un autre. Il n'est pas clair que le pouvoir judiciaire conféré par l'article 19 comprenne le pouvoir d'ac- corder une réparation supplémentaire de même qu'un jugement déclaratoire mais je présume, compte tenu de la nature des parties au litige, que c'était un jugement déclaratoire qui était envisagé. Les procédures en l'espèce ont revêtu la forme d'une action en dommages-intérêts intentée par Sa Majesté la Reine, du chef de l'Île-du-Prince- Édouard, contre Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, mais puisque les procédures ont été clai- rement intentées aux fins d'invoquer la compé- tence de la Cour en vertu de l'article 19, l'intitulé de la cause et la nature du redressement sollicité sont, à mon humble avis, des questions de forme qui ne devraient pas annuler le fond de la réclama- tion. Je ne vois aucune raison pour ne pas considé- rer l'action comme étant de façon générale, une demande de redressement visant à obtenir de la Cour une décision ou un jugement déclaratoire selon lequel la province a droit à des dommages- intérêts en raison de la prétendue inexécution par le Canada de son devoir.
En ce qui a trait à la question de la compétence, je souscris à l'opinion du juge en chef selon laquelle la Cour n'a pas à soulever cette question de son propre chef. Au cours de l'appel et de l'appel incident, aucun point litigieux n'a été sou- levé relativement au fondement constitutionnel de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et de la disposition habilitante adoptée par la province ou relativement à l'hypothèse selon laquelle, dans la mesure la validité et la portée de l'article 19, en tant que disposition d'une loi fédérale, doivent reposer sur l'article 101 de l'A.A.N.B., 1867 (une question qui peut faire l'objet de débats), l'applica- tion de la compétence dans la présente cause met en jeu l'administration des lois du Canada au sens de l'article 101. A l'instar du juge en chef je suis d'avis, en toute déférence, que rien dans les déci- sions de la Cour suprême du Canada dans Quebec North Shore 51 et McNamara Construction" ne nous empêche de poursuivre les procédures en prenant pour acquis que la Division de première instance a compétence en vertu d'une disposition statutaire qui reconnaît le droit d'ester qui serait, d'autre part, inopérant, dans une cause qui met en jeu l'application d'une disposition de la constitu tion du Canada aux fins de décider de la responsa- bilité de ce dernier.
La nature précise de l'obligation relativement au service de traversiers est quelque peu insaisissable. Cela est en partie aux conditions de l'Union elles-mêmes et en partie à la conduite subséquente des parties, comme l'a démontrée l'exposé conjoint des faits. A la lecture de celui-ci, l'obligation consiste à assumer la responsabilité et supporter tous les frais d'un service de traversiers d'un cer tain genre. Il n'est pas précisé clairement lequel des deux gouvernements doit prendre l'initiative et la responsabilité de l'établissement et du maintien d'un tel service. A mon avis, cependant, on peut raisonnablement déduire, sinon y voir une consé- quence nécessaire, que des deux gouvernements, c'est celui qui a assumé la responsabilité financière qui aura le droit, sinon l'obligation, de conclure les accords nécessaires à l'établissement et au main- tien de ce service. Comme l'histoire le démontre, c'est la façon qu'a choisie le gouvernement du
51 Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Liée [1977] 2 R.C.S. 1054.
52 McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine [1977] 2 R.C.S. 654.
Canada de remplir son obligation, non seulement avec la permission de la province mais encore devant l'insistance répétée de cette dernière. On peut dire la même chose de la nature du service de traversiers à être assuré. En termes stricts, l'obli- gation fait référence au transport des «malles et passagers» et non des véhicules. Le but évident de l'obligation, cependant, est d'assurer une commu nication satisfaisante entre l'Île et le continent et, avec le temps, cette obligation ne pouvait être remplie que par un service de traversiers qui trans- porterait non seulement les passagers mais encore leurs véhicules. Le dossier démontre que c'est l'attitude que le gouvernement du Canada a jugé nécessaire ou approprié de prendre afin de remplir son obligation.
J'admets, cependant, éprouver quelque difficulté à trouver le fondement légal précis d'une obliga tion de la nature et de la portée de celle que le gouvernement du Canada a apparemment assu mée. Il se peut très bien que le Canada ait assumé, comme mesure politique ou constitutionnelle, une responsabilité qui s'étend au-delà des limites stric- tement juridiques de la responsabilité qui lui a été imposée par les conditions de l'Union. Je ne suis pas certain que la règle d'interprétation contempo- ranea exposito s'applique, de façon appropriée, aux faits en l'espèce. De plus, je ne suis pas convaincu que le litige peut être réglé en affir- mant, de façon générale, que les conditions de l'admission de 1'Île-du-Prince-Édouard dans l'Union, comme certaines autres dispositions de la constitution, doivent être interprétées en tenant compte de l'évolution des conditions sociales de manière qu'elles puissent remplir le but visé. Je souscris, toutefois, à l'opinion du juge en chef selon laquelle le présent litige doit être considéré comme réglé par la décision qu'il faut rendre dans cet appel en fonction du moyen invoqué par le procu- reur général du Canada pour attaquer le jugement en appel.
Sous l'intitulé [TRADUCTION] «Erreurs dans le jugement dont appel est interjeté» le procureur général du Canada, dans son exposé des faits et du droit, n'a énoncé qu'un seul moyen d'appel, à savoir [TRADUCTION] «que le savant juge de pre- mière instance a eu tort de statuer qu'un service de traversiers, reconnu comme un service efficace, est devenu inefficace pendant 10 jours et 8h 1 / 2 du fait
d'une grève générale des employés de l'exploitant, qui a eu comme conséquence que les services four- nis par l'autre exploitant d'un service de traversiers se sont révélés insuffisants». Pour appuyer cette thèse, il a fait valoir, au cours de sa plaidoirie, deux propositions quant à la nature et à l'étendue de l'obligation portant sur le service de traversiers. La première proposition voulait que l'obligation soit une obligation d'assumer la responsabilité et de supporter tous les frais d'un service de traver- siers d'un certain genre et non une obligation d'exploiter un tel service. La seconde proposition voulait que le service exigé par les conditions de l'Union en soit un qui assurerait, aux passagers, une communication continue avec le réseau de chemins de fer du Canada plutôt qu'un service qui, en plus de transporter des passagers, transporterait également leurs véhicules et qu'étant donné que le réseau de chemins de fer ne fonctionnait pas durant la grève, il ne pouvait y avoir défaut d'exé- cuter cette obligation. Mais il n'a pas fait de ces propositions le fondement d'un moyen clair et spécifique d'attaque contre le jugement porté en appel. La conclusion de la Division de première instance selon laquelle l'obligation du gouverne- ment du Canada, interprétée par la façon que le Canada a choisie d'exécuter, pendant plusieurs années, son obligation, consiste à fournir un service de traversiers qui transportera les véhicules aussi bien que les passagers, n'a pas fait l'objet d'une contestation clairement énoncée. En fait, le procu- reur général du Canada n'a pas mis l'accent sur ces propositions. L'argument essentiel invoqué en appel, si je l'ai bien compris, est que le Canada a une obligation de fournir un service de type géné- ral mais non une obligation d'exploiter un tel service sans interruption. Un service peut être assuré de façon généralement convenable malgré des interruptions ou des arrêts occasionnels. Mais le mot «convenable» contenu dans les conditions de l'Union ne signifie pas simplement un service orga- nisé au point de pouvoir maintenir une communi cation continue entre l'Île et le continent. Ce ser vice doit, en fait, produire ce résultat. L'efficacité du service se juge eu égard à son exploitation. La question de savoir si une interruption ou un arrêt précis du service est tel que le service ne peut, durant cette période, être considéré comme conve- nable au sens des conditions de l'Union est une question de fait, d'appréciation. La Division de
première instance a jugé qu'à toutes les époques en cause, le service de traversiers ne pouvait absolu- ment pas répondre aux besoins du transport durant la grève et, comme tel, avait cessé d'être un service convenable pendant cette période. A l'instar du juge en chef, je ne vois aucun motif pour mettre obstacle à cette conclusion de fait.
Le procureur général du Canada a prétendu que l'obligation portant sur le service de traversiers est une obligation politique. Il s'est précisément appuyé sur les conclusions de certains juges de la Haute Cour d'Australie dans The State of South Australia c. The Commonwealth of Australia (1962) 108 C.L.R. 130, il s'agissait d'une action visant à faire déclarer qu'il y avait eu inexécution d'un accord intergouvernemental visant la normalisation de certaines voies ferrées par conversion de leur écartement. La majorité de la Cour a décidé qu'il n'y avait pas eu inexécution de l'accord. D'autres membres de la Cour ont déclaré que les parties n'avaient pas eu l'intention de créer des obligations juridiques dont une cour pouvait connaître. Je n'estime pas que les distinc tions reflétées dans ces opinions s'appliquent à l'obligation créée par l'arrêté en conseil aux termes duquel l'Île-du-Prince-Édouard a été admise dans l'Union. Bien que l'arrêté en conseil ait mis en vigueur un accord d'une nature hautement politi- que ou constitutionnelle, il a eu l'effet d'une loi. Alors que cet arrêté a conféré des droits et des obligations au Canada et à la province qui, en common law, ne sont pas reconnus comme des personnes juridiques, et que la nature précise de ces droits et de ces obligations et le rôle des gouvernements fédéral et provincial face à ces droits et obligations, reposent sur des concepts particuliers à la forme monarchique de notre cons titution, il ne fait pas de doute qu'il devait s'agir de droits et d'obligations juridiques. On peut dire la même chose des dispositions des articles 102 et suivants de l'Acte de l'Amérique du Nord britan- nique, 1867, qui confèrent au Canada et aux pro vinces des droits et des obligations. Un litige met- tant en cause de tels droits et obligations peut être jugé par la Cour en vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale puisqu'il s'agit d'un litige entre le Canada et une province, et la Cour peut le trancher en se fondant sur des principes juridiques reconnus. Voir Dominion du Canada c. La pro vince de l'Ontario [1910] A.C. 637, la page 645.
Il ne s'agit pas d'un litige dont [TRADUCTION] «le règlement nécessite l'application de considérations d'ordre politique telles qu'elles se distinguent des considérations d'ordre juridique». Voir The State of South Australia c. The State of Victoria (1911) 12 C.L.R. 667, aux pp. 674 et 675. L'obligation d'assurer un service de traversiers est suffisam- ment précise et n'est pas une obligation mettant en jeu l'exercice d'un jugement politique, mais plutôt une obligation qui, comme sa nature et l'histoire le démontrent, peut être remplie par des entreprises non gouvernementales.
La question, alors, est de savoir si l'on doit attribuer à l'arrêté en conseil une interprétation selon laquelle la province a droit d'être indemnisée à la suite de l'inexécution de cette obligation ou devoir que la loi impose au gouvernement du Canada. Bien entendu, l'arrêté en conseil, au moment il a été édicté, ne prévoyait pas un recours en dommages-intérêts à la suite de l'inexé- cution du devoir puisqu'il n'y avait aucun tribunal compétent pour connaître d'une action intentée par la province contre le Canada. Voir le juge Duff, alors juge puîné, dans La province de l'Ontario c. Dominion du Canada (1910) 42 R.C.S. 1, à la p. 119. Mais cette distinction entre le droit et le recours s'avère exacte dans tous les cas de droits et d'obligations attribués à ces personnes juridiques par une disposition constitutionnelle. Je suis d'ac- cord avec le juge en chef que ce qu'il faut chercher est l'intention de créer un droit strict à une indem- nité, quelle que soit la manière dont il sera appli- qué, plutôt qu'un droit d'ester comme tel. J'estime que nous avons le droit d'adopter ce point de vue puisque l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale donne clairement à des droits et à des obligations qui, d'autre part, seraient non exécutoires faute de tribunal compétent, une force exécutoire. Ce droit ou cette responsabilité peuvent sembler imparfaits jusqu'à ce qu'un tribunal compétent dont le rôle est de leur donner une force exécutoire, les rende parfaits. Voir le juge Dixon, alors juge puîné, dans Werrin c. Commonwealth (1938) 59 C.L.R. 150, aux pp. 167 et 168.
Les arrêts, tels que Cutler c. Wandsworth Sta dium Ld. [1949] A.C. 398, qui ont étudié la question de savoir si une personne physique tou- chée par l'inexécution d'un devoir statutaire a droit d'intenter une action en dommages-intérêts,
ne s'appliquent pas véritablement au litige en l'es- pèce, il s'agit manifestement d'un devoir public. La question qui se pose en l'espèce est de savoir s'il s'agit d'un devoir public imposé en faveur de la province. Je souscris à l'opinion du savant juge de première instance selon laquelle l'arrêté en conseil ne visait pas à donner aux personnes physiques un droit d'action en dommages-intérêts à la suite de l'inexécution de ce devoir. Mais j'estime qu'il ne résulte pas nécessairement de cette conclusion que le législateur n'avait pas l'intention de donner à la province, en sa qualité d'entité juridique distincte des personnes physiques, le droit d'être indemnisée à la suite de l'inexécution d'un devoir. L'arrêté en conseil résulte de l'accord entre le Canada et l'Île-du-Prince-Édouard et rend ce dernier exécu- toire. Il fait clairement preuve d'une intention de créer des droits et des obligations juridiques entre les deux gouvernements. Il prévoit plusieurs dispo sitions concernant la responsabilité financière. L'obligation d'assurer un service de traversiers entre également dans le cadre de la responsabilité financière. Il est clair que l'établissement et le maintien d'un service de traversiers constituaient une condition essentielle à l'Union, une nécessité d'ordre pratique. C'était une question de responsa- bilité gouvernementale et l'obligation visait à déterminer lequel des deux gouvernements aurait d'une part la responsabilité financière du service et, d'autre part, l'obligation de fournir ledit ser vice. C'était certes l'intention du législateur de donner à la province le droit d'être indemnisée de tous frais ou pertes subis directement par elle en cas de défaut par le Canada de remplir son obliga tion. Le genre de dommages que vise l'arrêté en conseil constitue, bien entendu, une autre question. C'est une question qui a été remise à plus tard devant la Division de première instance. Bien qu'il ne convienne pas que j'exprime une opinion sur cette question, je dois cependant faire connaître clairement mon avis selon lequel l'obligation ou le devoir accroît au gouvernement de la province et que le droit implicite à l'indemnisation couvre les frais ou les pertes subis par le gouvernement à la suite de l'inexécution du devoir. Il m'est impossible de conclure que le but visé par l'arrêté en conseil était de donner un droit de réclamation au titre des effets néfastes que la province dans son ensemble aurait pu subir à la suite de l'inexécution du devoir. Ces conséquences pourraient valablement faire l'objet d'une réclamation d'ordre politique,
comme ce fut le cas dans le passé, mais à mon avis, elles ne peuvent faire l'objet d'un droit strict.
Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter l'appel et d'accueillir l'appel incident selon les modalités proposés par le juge en chef.
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