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A-562-77, A-563-77, A-564-77, A-565-77, A-566-77
Gordon & Gotch (Canada) Limited (Appelante) c.
Le sous-ministre du Revenu national (Douanes et Accise) (Intimé)
Cour d'appel, les juges Heald et Urie et le juge suppléant Kelly—Toronto, le 10 janvier 1978.
Douanes et accise Appel de la décision d'une Cour de comté qui a confirmé le classement des importations établi par l'intimé La validité de la décision est contestée pour les motifs suivants: (1) une erreur résultant de l'insuffisance de preuve quant au caractère indécent des publications aurait été commise (2) étant donné l'incertitude quant à la définition du numéro tarifaire, il est inapplicable et il enfreint les droits à la liberté de parole et à la liberté de presse (3) enfin, les principes de justice naturelle n'ont pas été respectés Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, c. C-40, art. 46 à 48 Tarif des douanes, S.R.C. 1970, c. C-41, Liste C, Numéro 99201-1 Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44 (S.R.C. 1970, Appendice III), art. la),d)j).
Il s'agit ici d'appels interjetés en vertu de l'article 48 de la Loi sur les douanes contre des ordonnances rendues par un juge de la Cour de comté rejetant les appels logés par l'appelante, contre les décisions rendues par l'intimé en vertu de l'article 46 de la Loi. Ces décisions ont trait à l'interdiction d'importer sept revues différentes au motif que chacune d'elles avait été classée comme immorale ou indécente. L'appelante fait valoir les trois arguments de base suivants: (1) que le juge de la Cour de comté a commis une erreur en concluant que les revues étaient indécentes alors qu'aucune preuve des normes de décence ou de moralité n'avait été soumise, (2) que le numéro tarifaire, même s'il est vague et impossible à définir ou à appliquer, doit avoir ses effets, mais de manière à ne pas enfreindre la liberté de parole et le liberté de presse, (3) que le juge a commis une erreur en n'interprétant pas les dispositions de la loi qui prescri- vent notamment de ne pas enfreindre les prérogatives prévues à la Déclaration canadienne des droits, et de ne pas priver une personne du droit à une audition impartiale de sa cause confor- mément aux règles de justice fondamentale.
Arrêt: l'appel est rejeté. Les articles 46 48 de la Loi sur les douanes permettent à un importateur qui désire contester une classification tarifaire d'interjeter appel. La maxime audi alte- ram partem de même que l'alinéa 2e) de la Déclaration cana- dienne des droits ont rapport à des décisions de caractère définitif et non à des décisions comme celles-ci qui sont suscep- tibles d'être révisées. Les mots utilisés dans le numéro tarifaire ne sont pas vagues et impossibles à définir: il existe des définitions dans les dictionnaires qu'on doit examiner. Pour en venir à ses conclusions, le juge de la Cour de comté a exposé et appliqué correctement la jurisprudence pertinente, et il a donné aux mots en question leur sens ordinaire et usuel. Il lui était certainement loisible de conclure de la sorte étant donné le contenu des sept revues examinées. On n'a pas avancé de raisons convaincantes pour que la Cour soit fondée à «enlever tout effet» au numéro tarifaire—qui est «une disposition de fond adoptée par un Parlement compétent à cet égard en vertu de la
constitution». Le juge de la Cour de comté a élaboré ses conclusions après avoir fait une étude soigneuse et exhaustive du contenu des sept revues, qu'il a jugé selon des normes contemporaines de tolérance. Il n'a commis aucune erreur de droit en agissant ainsi.
Arrêts appliqués: Curr c. La Reine [1972] R.C.S. 889. Re North American News et le sous-ministre du Revenu
national (Douanes et Accise) [1974] 1 O.R. (2e) 200.
APPEL. AVOCATS:
M. Brown pour l'appelante. G. R. Garton pour l'intimé.
PROCUREURS:
M. Brown, Toronto, pour l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HEALD: Il s'agit ici d'appels interjetés en vertu de l'article 48 de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, c. C-40, contre des ordonnances ren- dues le 16 juin 1977, par le juge George Ferguson, de la Cour de comté du district judiciaire de York, rejetant les appels logés par l'appelante contre les décisions rendues par l'intimé en vertu de l'article 46 de la Loi sur les douanes, relativement aux classements tarifaires que ce dernier a confirmés. Selon l'article 48, les appels dont peut être saisie la Cour sont limités à ceux portant «sur toute ques tion de droit». Les décisions de l'intimé qui sont examinées en l'espèce visaient l'interdiction d'im- porter 7 revues différentes, au motif que chacune d'elles avait été classée comme immorale ou indé- cente au sens du numéro 99201-1 de la liste C du Tarif des douanes, S.R.C. 1970, c. C-41. Ledit numéro tarifaire désigne ce qui suit:
Livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre, de nature à fomenter la trahison ou la sédition, ou ayant un caractère immoral ou indécent. [C'est moi qui souligne.]
Dans ses avis d'appel et dans l'argumentation exposée devant nous, l'avocat de l'appelante se fondait sur les motifs suivants:
a) Le savant juge de la Cour de comté a commis une erreur en concluant que les diverses
publications sont indécentes ou immorales au sens du numéro tarifaire 99201-1, alors qu'au- cune preuve n'avait été faite devant lui des normes de décence ou de moralité du peuple canadien, en fonction desquelles on aurait pu établir la valeur de ces publications.
b) Ledit numéro tarifaire est [TRADUCTION] «vague et impossible à définir ou à appliquer> et doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre les droits de l'homme à la liberté de parole et à la liberté de la presse, reconnus ou proclamés à l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits, ni à en autoriser la suppression, la dimi nution ou la transgression.
c) Le savant juge de la Cour de comté a commis une erreur en n'interprétant et en n'appliquant pas les dispositions de la Loi sur les douanes qui prescrivent de ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre les droits de l'homme et les libertés reconnus et proclamés dans la Déclaration canadienne des droits, et de ne pas en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, de manière à ne pas priver une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la défi- nition de ses droits et obligations.
d) Le savant juge de la Cour de comté a commis une erreur en omettant de donner effet à l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits et aurait conclure que la décision de l'intimé avait été prise sans qu'avis en soit donné à l'appelante et sans qu'on ait permis à celle-ci de bénéficier d'uné audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamen- tale, pour la définition de ses droits et obligations.
Je traiterai des motifs c) et d) ensemble, puis- qu'ils présentent essentiellement la même doléance. A mon avis, cette dernière est sans objet. Si on analyse les articles 46 48 de la Loi sur les douanes, on voit que les dispositions suivantes permettent à l'importateur qui désire contester son classement tarifaire initial d'interjeter appel:
(1) appel à un appréciateur fédéral des douanes (article 46(1));
(2) appel de cette décision au sous-ministre (article 46(3));
(3) appel de cette décision à la Commission du tarif (article 47(1)), sauf s'il s'agit de produits prohibés en vertu du numéro 99201-1; en pareil cas, s'il s'agit de l'Ontario, l'appel a lieu devant un juge de la Cour de comté (voir l'article 50(1) et (2) de la Loi sur les douanes);
(4) appel de cette décision à la présente cour sur toute question de droit (article 48(1)).
On voit donc que l'appelante était en droit en vertu de la loi, d'en appeler devant un juge de Cour de comté des décisions du sous-ministre, droit qu'il a exercé en l'occurrence.
La loi a donné aussi à l'appelante le droit d'in- terjeter appel de ces décisions devant la présente cour sur toute question de droit, recours dont il s'est également prévalu. La maxime audi alteram partem de même que l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits ont rapport, en général, à des décisions de caractère définitif, et non à des décisions comme celles qui nous occupent, lesquel- les sont susceptibles d'être révisées'. Par consé- quent, je rejetterais les motifs c) et d) énoncés dans les avis d'appel.
Je passe maintenant au motif b) des avis d'ap- pel. L'appelante prétend que l'objet du numéro tarifaire en question est [TRADUCTION] «vague et impossible à définir ou à appliquer». Pour les fins des appels en l'espèce, les mots déterminants du numéro tarifaire sont les suivants: «livres, etc... . ayant un caractère immoral ou indécent». Je ne suis pas d'accord pour dire que ces mots, tels qu'ils sont employés sont [TRADUCTION] «vagues et impossibles à définir». Le mot «indecent» ([TRA- DUCTION] indécent, obscène) est défini, entre autres, dans The Shorter Oxford English Dictio nary de la façon suivante: [TRADUCTION] «qui suggère l'obscénité ou tend à la suggérer». Dans le dictionnaire Webster, il est défini, entre autres, par les mots [TRADUCTION] «vulgaire» et [TRADUC- TION] «qui offense la modestie et le bon goût». Le mot «immoral» est défini, entre autres, de la façon suivante: [TRADUCTION] «moralement mauvais ou impur».
Dans un jugement très bien motivé (dossier d'appel, aux pages 29 53), le savant juge de la
' Voir La Reine c. Randolph [1966] R.C.S. 260, aux pages 265 et 266.
Cour de comté a examiné, de façon très détaillée, chacune des publications en question, après quoi il a fait une revue partielle de la jurisprudence et de la doctrine canadiennes qui traitent de l'indécence, de l'immoralité et de l'obscénité. Il en a conclu ce qui suit:
[TRADUCTION] Je n'hésite nullement à conclure que toutes les publications que j'ai devant moi sont immorales ou indécen- tes. Je trouve que chacune d'elles blesse la morale, est ignoble et grossièrement vulgaire, et n'a dans l'ensemble aucune valeur littéraire ou artistique. Selon moi, chaque publication, prise dans son ensemble, attirera seulement ceux qui recherchent des formes dénaturées de nudité ou la fomentation et l'exploitation de comportements sexuels anormaux. L'accent mis sur une nudité sans art rend manifestement ces publications grossières, indécentes et immorales. 2
Après avoir lu attentivement dans les motifs du savant juge de la Cour de comté, le résumé détaillé des sept revues en question et après avoir examiné les publications elles-mêmes, je n'hésite pas à répé- ter que je suis d'accord avec les conclusions du juge. Pour en venir à ces conclusions, il a, à mon avis, exposé et appliqué correctement la jurispru dence pertinente, et il a donné aux mots en ques tion leur sens ordinaire et usuel. Selon moi, il lui était certainement loisible de conclure de la sorte étant donné le contenu des sept revues examinées.
Le second aspect de la prétention de l'appelante en vertu du motif b), c'est que le numéro tarifaire 99201-1 doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas enfreindre le droit à la liberté de parole et le droit à la liberté de la presse, procla- més aux articles ld) et ]) de la Déclaration cana- dienne des droits. A cet égard, j'adopte l'opinion exprimée par le juge Laskin (maintenant juge en chef), dans l'arrêt Curr c. La Reine', lorsqu'il examinait dans quelle mesure la Cour suprême du Canada pouvait avoir, en vertu de l'article la) de la Déclaration canadienne des droits (qui prévoit l'application régulière de la loi), le pouvoir de contrôler les règles de fond de la législation fédé- rale. Il dit, en supposant que ce pouvoir existe:
... il faudrait avancer des raisons convaincantes pour que la Cour soit fondée à exercer en l'espèce une compétence conférée par la loi (par opposition à une compétence conférée par la constitution) pour enlever tout effet à une disposition de fond dûment adoptée par un Parlement compétent à cet égard en vertu de la constitution et exerçant ses pouvoirs conformément
2 Voir le dossier d'appel, à la page 50.
3 [1972] R.C.S. 889, aux pages 899 et 900.
au principe du gouvernement responsable, lequel constitue le fondement de l'exercice du pouvoir législatif en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
Selon moi, cette opinion s'applique également à l'article 1d) et f) de la Déclaration canadienne des droits. Je trouve aussi qu'on n'a pas avancé de raisons convaincantes, en l'espèce, pour que la Cour soit fondée, à «enlever tout effet» au numéro tarifaire 99201-1, qui est clairement «une disposi tion de fond dûment adoptée par un Parlement compétent à cet égard en vertu de la constitution
A ce sujet, je suis d'accord avec le juge Gross- berg, de la Cour de comté, lorsqu'il dit la page 205] dans Re North American News et le sous- ministre du Revenu national (Douanes et Accise) [ 1974] 1 O.R. (2e) 200:
[TRADUCTION] ... le législateur a le droit d'intervenir, dans l'intérêt du public, contre un trafiquant qui essaie d'écouler au Canada les publications en question, pour faire un gros profit.
Quant à la liberté de la presse et à la liberté de parole, ces droits ne comprennent pas celui de distribuer des publications indignes, obscènes, immorales ou indécentes: Roth c. Les États-Unis, (1957) 354 U.S. 476; James c. Le Commonwealth de l'Australie [1936] A.C. 578....
Pour ces motifs, je ne suis pas prêt à donner raison à l'appelante en vertu de la seconde partie du motif b) dont les détails figurent plus haut.
Enfin, la prétention énoncée par l'appelante au paragraphe a) des avis d'appel a trait à l'absence de toute preuve, devant le savant juge de la Cour de comté, quant aux normes de décence et de moralité du peuple canadien, normes en fonction desquelles on aurait pu établir la valeur des publi cations en question.
Dans l'arrêt Provincial News Co. c. La Reine, on avait avancé un argument semblable, qui avait été rejeté par la majorité de la Cour suprême du Canada 4 . Il est vrai que dans l'affaire Provincial News, on alléguait l'obscénité en vertu des disposi tions du Code criminel; toutefois, je suis d'avis que le raisonnement par lequel l'argument est rejeté s'applique autant à une situation de fait qui porte sur l'indécence ou l'immoralité en vertu du numéro tarifaire 99201-1. Commentant ce point, dans l'af-
4 [1976] 1 R.C.S. 89, aux pages 98 et 99, les motifs du juge Martland.
faire Provincial News, le juge Martland a cité l'arrêt Dominion News 5 , la Cour suprême du Canada avait souscrit aux motifs du juge d'appel Freedman (c'était son titre alors), dissident en Cour d'appel du Manitoba. Dans cette cause, la Couronne s'était fondée sur le contenu des publica tions elles-mêmes, alors que la défense avait fait appel à un témoignage sur les normes de moralité de la collectivité locale. Il n'y a aucun indice qu'en droit, il ait incombé à la Couronne de présenter une preuve de ce genre. Il est clair que pour trancher la question de savoir s'il y a obscénité, indécence ou immoralité, les normes contemporai- nes de tolérance doivent être appliquées, mais cela ne veut pas dire qu'il faut nécessairement faire la preuve desdites normes. Ici, il est clair que le savant juge de la Cour de comté a élaboré ses conclusions après avoir fait une étude soigneuse et exhaustive du contenu des sept revues, qu'il a jugé selon des normes contemporaines de tolérance. Selon moi, il n'a commis aucune erreur de droit en agissant ainsi. Il est de plus évident que, dans l'arrêt Dominion News, le juge d'appel Freedman s'est fondé, en concluant sur la question de l'obscé- nité, non pas sur la preuve de la défense, mais sur son propre examen du contenu des publications.
Il est clair aussi qu'en l'espèce, l'appelante et l'intimé avaient le loisir de présenter, à l'audience devant le savant juge de la Cour de comté, une preuve sur ce point et sur toute autre question pertinente, et que ni l'une ni l'autre des parties ne s'est prévalue de cette possibilité. La jurisprudence précitée établit que le défaut d'agir ainsi par l'une ou l'autre des parties ne rend pas, en soi, les procédures défectueuses.
Pour les motifs qui précèdent, je rejette tous les appels. L'appelante ne devra payer qu'un seul mémoire de frais à l'intimé.
* * *
LE JUGE URIE: J'y souscris.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT KELLY: J'y souscris.
5 Dominion News and Gifts (1962) Ltd. c. La Reine [ 1964] R.C.S. 251.
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