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A-442-78
Macdonald Tobacco Inc. (Requérante) c.
La Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (Intimée)
et
La Reine (Mise-en-cause)
Cour d'appel, les juges Pratte et Ryan et le juge suppléant Hyde—Montréal, le 31 janvier et le 2 février 1979.
Examen judiciaire Compétence Assurance-chômage Demande visant à faire annuler la décision de l'intimée par laquelle elle a rejeté un appel de la rescision, par un fonction- naire, des décisions accordant des réductions de cotisations pour les trois années précédant celle la demande examinée par ce fonctionnaire a été faite La Commission est-elle un tribunal fédéral? Les décisions prises en vertu de l'art. 65 des Règlements, plus précisément celles prises par un fonc- tionnaire, sont-elles des décisions quasi judiciaires irrévoca- bles ou des décisions administratives susceptibles d'être modi fiées par l'autorité qui les a prononcées? Loi sur l'assurance-chômage, 1971, S.C. 1970-71-72, c. 48, art. 62 et
64 Règlements sur l'assurance-chômage, DORS/73-16, art.
65 Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 2 et 28.
La requérante demande l'annulation, en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, d'une décision prononcée par la Commission intimée dans l'exercice des pouvoirs que lui con- fère l'article 65 des Règlements sur l'assurance-chômage. Cha- cune des demandes de réduction de cotisations pour les années 1974, 1975 et 1976 a été accordée par un fonctionnaire de la Commission suivant l'article 65(2) des Règlements, mais le fonctionnaire qui a examiné la demande de réduction relative à l'année 1977 a constaté que le régime d'assurance dont bénéfi- ciaient les employés de la requérante ne satisfaisait pas et n'avait jamais satisfait aux exigences des Règlements. La demande concernant l'année 1977 a donc été rejetée et les décisions antérieures relatives aux années 1974, 1975 et 1976, rescindées. La requérante a contesté cette dernière décision et en a appelé sans succès d'abord, au comité de révision et, ensuite, à la Commission elle-même. C'est la décision de la Commission qui a rejeté cet appel que la requérante attaque en l'espèce.
Arrêt: la demande est accueillie. La Commission intimée est un tribunal fédéral au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Les décisions prises en vertu de l'article 65 des Règlements sont plus que des décisions administratives car elles touchent aux droits des employeurs concernés; elles doivent être prises en appliquant des normes légales précises; enfin, elles sont rendues par des personnes spécialement habilitées à cette fin. Ce sont donc des décisions quasi judiciaires irrévocables. Lorsqu'un fonctionnaire prend une décision en vertu de l'article 65, il n'exerce pas les fonctions administratives que la Commis sion lui délègue normalement. Il exerce un pouvoir qui lui vient
non de la Commission, mais de l'article 65 lui-même. S'il se trompe et décide mal, il ne peut corriger son erreur plus que ne le pourrait un juge en pareilles circonstances.
DEMANDE d'examen judiciaire. AVOCATS:
Louis Lemire et Peter Richardson pour la requérante.
Gaspard Côté, c.r. pour l'intimée et la mise-en-cause.
PROCUREURS:
Doheny, Mackenzie, Grivakes, Gervais & LeMoyne, Montréal, pour la requérante. Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée et la mise-en-cause.
Voici les motifs du jugement prononcés en fran- çais à l'audience par
LE JUGE PRATTE: La requérante demande l'an- nulation, en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), c. 10, d'une décision prononcée par la Commission inti- mée dans l'exercice des pouvoirs que lui confère l'article 65 des Règlements sur l'assurance-chô- mage, DORS/73-16.
Pour comprendre le litige, il est nécessaire d'avoir présentes à l'esprit certaines dispositions de la Loi, S.C. 1970-71-72, c. 48, et des Règlements sur l'assurance-chômage. Cette loi prévoit le paie- ment de deux sortes de cotisations: les cotisations ouvrières que doivent payer ceux qui exercent un emploi assurable et les cotisations patronales que doivent payer leurs employeurs. Suivant l'article 62, la Commission doit fixer chaque année, sous réserve de l'approbation du gouverneur en conseil, le taux de ces cotisations. L'article 64 prévoit cependant la possibilité qu'un employeur puisse bénéficier d'une réduction de la cotisation dans le cas ses employés sont couverts par un régime d'assurance dont l'existence a pour effet de réduire les prestations payables en vertu de la Loi. Cet article 64 se lit en partie comme suit:
64. (1) La cotisation patronale que doit verser au cours d'une année un employeur d'un assuré est égale à 1.4 fois la cotisation ouvrière pour cette année, à moins qu'un autre taux de cotisation ne soit prévu pour une année en application du présent article.
(4) La Commission doit, avec l'approbation du gouverneur en conseil, établir des règlements prévoyant un mode de réduc- tion de la cotisation patronale payable en vertu de la présente loi lorsque le paiement d'allocations, de prestations ou autres sommes en vertu d'un régime autre qu'un régime établi en vertu d'une loi provinciale, qui couvre des assurés exerçant un emploi au service d'un employeur, aurait pour effet de réduire les prestations payables à ces assurés en vertu de la présente loi, en cas de chômage causé par une maladie ou une grossesse, si les assurés exerçant un emploi au service de l'employeur obtien- dront une fraction de la réduction de la cotisation patronale égale à cinq douzièmes au moins de cette réduction.
(5) La Commission doit, avec l'approbation du gouverneur en conseil, établir des règlements prévoyant un mode de réduc- tion de la cotisation payable en vertu de la présente loi lorsque le paiement d'allocations, de prestations ou d'autres sommes à des assurés en vertu d'une loi provinciale en cas de maladie ou de grossesse, aurait pour effet de réduire ou de supprimer les prestations payables en vertu de la présente loi à ces assurés, en cas de chômage causé par la maladie ou une grossesse.
(6) Aux fins des paragraphes (4) et (5), la Commission peut, avec l'approbation du gouverneur en conseil, établir des règlements
a) prescrivant la manière et le moment de présenter une demande de réduction de taux de cotisation;
b) prescrivant les normes auxquelles doit satisfaire un régime pour ouvrir droit à une réduction de taux de cotisa- tion et la période durant laquelle ce régime doit être en vigueur;
c) prescrivant la méthode de détermination du montant de la réduction pour les régimes qui satisfont aux normes prescri- tes et l'utilisation qui doit êtrefaite des calculs et estimations actuariels;
d) prévoyant le mode de règlement des demandes de réduc- tion de taux de cotisation et des appels interjetés en cas de litige;
e) prescrivant la manière dont les employeurs doivent décla- rer la rémunération assurable des assurés au ministère du Revenu national, Impôt; et
f) de façon générale, prévoyant toute autre chose qu'exige la réalisation de l'objet et l'application des dispositions des paragraphes (4) et (5).
Exerçant le pouvoir réglementaire que lui con- fère le paragraphe 64(6), la Commission a édicté les articles 58 et suivants des Règlements sur l'assurance-chômage. Ces articles édictent d'abord que l'employeur dont les employés sont couverts par un régime d'assurance qui satisfait à certaines exigences a droit à une réduction de cotisation. L'article 65 prévoit ensuite que l'em- ployeur qui veut bénéficier de cette réduction doit présenter une demande à cette fin. Cette disposi tion se lit ainsi:
65. (1) Toute demande de réduction du taux de la cotisation patronale dont il est question aux paragraphes 59(1) ou 60(1) doit être faite dans une forme reconnue par la Commission, être
accompagnée des documents et des renseignements exigés par la Commission et être présentée
a) au plus tard le 30e jour du mois de septembre qui précède immédiatement le premier jour de la première année qu'elle vise; ou
b) dans le délai fixé par la Commission, avant le premier jour de chaque année consécutive subséquente à laquelle elle s'applique.
(2) Au reçu d'une demande de réduction du taux de la cotisation patronale, un fonctionnaire de la Commission décide si une réduction doit ou non être accordée.
(3) L'employeur peut, dans les 30 jours qui suivent l'envoi par la poste d'un avis de la décision prise conformément au paragraphe (2), ou dans un délai prolongé selon que peut l'autoriser la Commission, demander la révision de la décision par un comité formé de fonctionnaires désignés par la Commission.
(4) L'employeur qui n'est pas satisfait de la décision prise par le comité de révision dont il est question au paragraphe (3) peut interjeter appel devant la Commission pour qu'elle règle la question de manière définitive.
J'en viens maintenant aux faits qui ont donné naissance au litige.
Chaque année depuis 1973, la requérante a demandé une réduction de ses cotisations confor- mément à l'article 65 des Règlements. Elle a ainsi présenté des demandes de réduction pour les années 1974, 1975 et 1976. Chacune de ces demandes fut accordée par un fonctionnaire de la Commission suivant le paragraphe 65(2). En 1976, la requérante présenta une autre demande de réduction relative, celle-là, à l'année 1977. Le fonctionnaire de la Commission qui examina cette demande constata que le régime d'assurance dont bénéficiaient les employés de la requérante ne satisfaisait pas et n'avait jamais satisfait aux exi- gences des Règlements. Il rejeta donc la demande et, en plus, il rescinda les décisions antérieures relatives aux années 1974, 1975 et 1976 et décida que la requérante n'avait pas eu droit à une réduc- tion de ses cotisations pour ces années-là. La requérante acquiesça au rejet de sa demande rela tive à l'année 1977. Il était indiscutable, en effet, que le régime d'assurance couvrant ses employés ne satisfaisait pas aux exigences des Règlements. La requérante, cependant, contesta la décision du fonctionnaire rescindant les décisions relatives aux années 1974, 1975 et 1976 et elle en appela sans succès, d'abord, au comité dont parle le paragra- phe 65(3) des Règlements et, ensuite, à la Com mission elle-même comme l'y autorisait le para- graphe 65(4). C'est la décision de la Commission
qui a rejeté cet appel que la requérante attaque aujourd'hui.
L'avocat de la requérante a soutenu que la décision de la Commission était entachée d'une erreur de droit parce qu'elle avait confirmé une décision qui avait été illégalement prise puisque le fonctionnaire qui l'avait rendue n'avait pas le droit de révoquer les décisions déjà prononcées relative- ment aux années antérieures à 1977. A l'appui de cette prétention, il a invoqué la règle bien connue suivant laquelle une autorité investie d'un pouvoir judiciaire ou quasi judiciaire n'a pas, en l'absence de dispositions législatives expresses au contraire, le pouvoir de réviser et modifier les décisions qu'elle a déjà rendues (cf La Cité de Jonquière c. Munger [1964] R.C.S. 45; Payment c. Académie de musique de Québec (1935) 59 B.R. 121; In re 56 Denton Road, Twickenham [1953] 1 Ch. 51). Les décisions déjà prises relativement aux années 1974, 1975 et 1976 étaient des décisions quasi judiciaires, a-t-il dit, et, en conséquence, elles ne pouvaient être révoquées.
L'avocat de l'intimée, lui, a prétendu que la requête devait être rejetée parce que la Commis sion intimée ne serait pas un tribunal fédéral au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale et parce que les décisions prises en vertu de l'article 65 des Règlements seraient des décisions purement administratives que la Cour n'a pas le pouvoir de réviser en vertu de l'article 28 et qui, en tout cas, n'ont pas le caractère irrévocable propre aux déci- sions judiciaires.
Il me paraît clair que la Commission intimée est un tribunal fédéral au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Je ne comprends pas que l'on puisse dire le contraire en se fondant, comme l'a fait l'avocat de l'intimée, sur la disposition de la Loi (S.C. 1976-77, c. 54, art. 10) qui décrète que la Commission «est, à toutes fins, mandataire de Sa Majesté du chef du Canada et ne peut exercer ses pouvoirs qu'à ce titre.» A mon avis, le fait que la Commission soit mandataire de Sa Majesté ne l'empêche pas de répondre à la définition que l'article 2 donne de l'expression «office, commis sion ou autre tribunal fédéral» et d'être «un orga- nisme ... exerçant ... une compétence ou des pouvoirs conférés par une loi du Parlement du Canada ou sous le régime d'une telle loi, ...».
Me parait également dénuée de fondement la prétention que la décision attaquée ne serait pas susceptible d'être révisée en vertu de l'article 28 parce qu'il s'agirait d'une décision purement admi nistrative non «soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire». Même si le pouvoir qu'a la Commission de décider un appel en vertu du para- graphe 65(4) des Règlements était un pouvoir administratif, il resterait toujours, à mon avis, que l'exercice de ce pouvoir serait soumis à un proces- sus judiciaire ou quasi judiciaire, c'est-à-dire aux exigences procédurales qu'imposent les principes de justice naturelle.
La question la plus difficile que soulève ce litige est celle de savoir si les décisions prises en vertu de l'article 65 des Règlements, plus précisément celles prises par un fonctionnaire suivant le paragraphe (2) de cet article, sont des décisions quasi judiciai- res irrévocables ou des décisions administratives susceptibles d'être modifiées à tout moment par l'autorité qui les a prononcées. Pour l'avocat de l'intimée, il s'agit de décisions administratives qui ne sont pas davantage judiciaires ou irrévoca- bles que la décision du Ministre de cotiser un contribuable en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (cf. Pure Spring Co. Ltd. c. M.R.N. [1946] Ex.C.R. 471). Le rôle du fonctionnaire saisi d'une demande de réduction suivant l'article 65(2), c'est uniquement, a-t-il souligné, de vérifier si le régime d'assurance établi au profit des employés de l'em- ployeur requérant est conforme aux exigences de la Loi; dans l'affirmative, le fonctionnaire doit accorder la réduction, dans la négative, il doit la refuser. Cette absence de discrétion indiquerait (c'est toujours l'avocat de l'intimée qui parle) qu'il s'agit d'une décision purement administrative.
Il est vrai que le fonctionnaire qui rend une décision suivant le paragraphe 65(2) ne jouit d'au- cune discrétion. Mais cette constatation n'aide en rien l'intimée. C'est plutôt le contraire parce qu'on a l'habitude de dire que la décision administrative se caractérise par son caractère discrétionnaire, car celui qui prononce pareille décision jouit d'une discrétion qui n'est pas habituellement accordée au juge qui statue, lui, en appliquant des normes préexistantes précises.
A mon avis, et j'en suis arrivé à cette conclusion après beaucoup d'hésitation, les décisions prises en vertu de l'article 65 des Règlements sont plus que
des décisions administratives. Après que les arti cles précédents des Règlements ont précisé dans quels cas un employeur a droit à une réduction de cotisation, l'article 65 habilite certaines personnes à décider, dans chaque cas un employeur demande une réduction, «si une réduction doit ou non être accordée.» Les décisions prononcées en vertu de cet article affectent les droits des employeurs concernés; elles doivent être prises en appliquant des normes légales précises; elles sont rendues, enfin, par des personnes spécialement habilitées à cette fin. A cause de cela, elles me paraissent être des décisions quasi judiciaires irré- vocables. Lorsqu'un fonctionnaire prend une déci- sion en vertu de l'article 65, il n'exerce pas les fonctions administratives que la Commission lui délègue normalement. Il exerce un pouvoir qui lui vient, non de la Commission, mais de l'article 65 lui-même. Ce pouvoir, c'est celui de décider «si une réduction doit ou non être accordée.» S'il se trompe et décide mal, il ne peut, à mon sens, corriger son erreur plus que ne le pourrait un juge en pareilles circonstances.
Je ferais donc droit à la requête, je casserais la décision attaquée et je retournerais l'affaire à la Commission pour qu'elle la décide en prenant pour acquis que la décision de fonctionnaire révoquant les décisions relatives aux années 1974, 1975 et 1976 est illégale.
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LE JUGE RYAN y a souscrit.
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LE JUGE SUPPLÉANT HYDE y a souscrit.
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