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T-4124-79
Rocois Construction Inc. (Demanderesse) c.
Quebec Ready Mix Inc., et Levis Ready Mix Inc., Pierre Viger, et Dominion Ready Mix Inc., Jean Desjardins, Marc Crépin, et Verreault Frontenac Ready Mix Inc., Claude Ferland, Michel Bérubé, Pierre Legault, et Pilote Ready Mix Inc., Gaston Pilote (Défendeurs)
et
Le procureur général du Canada et le procureur général du Québec (Intervenants)
Division de première instance, le juge Marceau— Québec, le 29 octobre; Ottawa, le 4 décembre 1979.
Compétence Loi relative aux enquêtes sur les coalitions Action civile en dommages-intérêts fondée sur l'art. 31.1 et intentée indépendamment de toutes poursuites criminelles, à la suite de la violation de la Loi, reprochée aux défendeurs Il échet d'examiner si ce recours relève exclusivement de la compétence provinciale Il échet d'examiner si les disposi tions attaquées ne sauraient se dissocier de la législation et se trouvent de ce fait validement adoptées par le Parlement Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23, art. 31.1(1)a),(3), 32(1) Acte de l'Amérique du Nord Britannique, 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice III, art. 91(2),(27), 92(13),(16).
Dans cette action fondée sur l'article 31.1 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, la demanderesse réclame des dommages-intérêts à la suite d'une entente que les défendeurs auraient conclue entre eux, en violation de cette Loi. La Cour a accepté de statuer préliminairement sur deux questions de droit: (1) la constitutionnalité de l'alinéa 31.1(1)a) et du paragraphe 31.1(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et (2) la compétence de la Cour fédérale pour entendre la réclamation de la demanderesse-intimée. Les dispo sitions contestées accordent à celui qui aurait subi préjudice par suite de la commission d'un acte prohibé par la Partie V le droit d'intenter lui-même, indépendamment de toutes poursuites cri- minelles, une action en indemnisation devant la Cour fédérale. Les défendeurs soutiennent que la sanction et la réglementation, d'un recours de cette nature sont réservées au pouvoir législatif exclusif des provinces. La demanderesse soutient de son côté qu'il s'agit de textes qui ne sauraient se dissocier de la législa- tion dont ils font partie intégrante, et comme tels, ils ont été validement adoptés par le Parlement dans l'exercice de ses pouvoirs législatifs.
Arrêt: l'alinéa 31.1(1)a) et le paragraphe 31.1(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions sont ultra vires des pouvoirs du Parlement. On ne saurait justifier la législation en cause par le pouvoir immédiat ou ancillaire du Parlement de légiférer en matière de droit criminel. Le pouvoir du Parlement de légiférer en matière criminelle ne comprend pas celui de
réglementer, en dehors du processus criminel, les effets pure- ment civils des actes prohibés au nom de la société. La concur rence ne constitue pas un sujet de législation précis et autonome au même titre que ceux énumérés aux articles 91 et 92, ou encore au même titre que les compagnies incorporées pour des fins autres que provinciales. Une loi générale sur la concur rence, qui irait au-delà de la prévention et de la sanction de pratiques restrictives et d'actes de concurrence déloyale prohi- bés, pourrait être d'intérêt national, mais puisqu'il n'est pas question d'urgence nationale, cela ne suffirait pas, dans l'état actuel de la Constitution, pour que le Parlement puisse seul l'adopter. Il n'est pas possible de considérer la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions comme une Loi générale sur la concurrence adoptée par le Parlement en vertu de son pouvoir de faire des lois sur les échanges et le commerce ou de celui de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du pays. Les dispositions en cause ne se rattachent pas de façon vrai- ment accessoire à une Loi générale sur la concurrence. La sanction d'un recours civil en dommages-intérêts en faveur de la victime d'un acte criminel de concurrence déloyale n'est pas nécessairement inhérente à une législation générale visant à maintenir la concurrence; tout au plus peut-elle être vue comme proprement accessoire parce que requise pour assurer à la Loi une efficacité plus complète.
Distinction faite avec les arrêts: R. c. Zelensky [1978] 2 R.C.S. 940; Renvoi sur la Loi anti-inflation [1976] 2 R.C.S. 373. Arrêts suivis: In re the Validity of the Com bines Investigation Act and Section 498 of the Criminal Code [1929] R.C.S. 409; Ross c. Le Registraire des véhicules automobiles [1975] 1 R.C.S. 5; MacDonald c. Vapor Canada Ltd. [ 1977] 2 R.C.S. 134. Arrêts examinés: Proprietary Articles Trade Association c. Le procureur général du Canada [1931] A.C. 310; British Columbia Lightweight Aggregate Ltd. c. Canada Cement LaFarge Ltd. (non publié); Philco Products, Ltd. c. Thermionics, Ltd. [1940] R.C.S. 501; Ex parte Island Records Ltd [1978] 3 All E.R. 824.
ACTION AVOCATS:
Pierre Gaudreau et Jean Morand pour la demanderesse.
Louis Crête pour l'intervenant le procureur général du Québec.
Jacques Ouellet pour l'intervenant le procu- reur général du Canada.
Hubert Walters et Henri-Louis Fortin pour les défendeurs Quebec Ready Mix Inc. et al. Gérald Tremblay et J. P. Belhumeur pour les défendeurs Dominion Ready Mix Inc. et al.
PROCUREURS:
Bélanger, Gagnon, Gaudreau & Ass., Québec, pour la demanderesse.
Boissonneault, Roy, Poulin, Montréal, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intervenant le procureur général du Canada. Létourneau & Stein, Québec, pour les défen- deurs Quebec Ready Mix Inc. et al.
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb, Montréal, pour les défendeurs Dominion Ready Mix Inc. et al.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: La Cour, par ordonnance datée du 24 septembre 1979, a accepté de statuer préliminairement sur deux questions de droit sou- levées par l'action ici intentée. La demanderesse réclame dans son action les dommages qui lui seraient résultés d'une entente que les défendeurs auraient conclue entre eux en violation des prohi bitions de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, et elle fonde son recours sur l'article 31.1 de cette Loi. Aux termes de l'ordonnance du 24 septembre, rendue sur l'accord des procureurs de toutes les parties-y compris les représentants du procureur général du Canada et du procureur général du Québec qui, présents à l'audience, furent alors formellement autorisés à intervenir— ces deux questions, qu'il faut déterminer avant de procéder plus avant dans la poursuite du litige, concernent:
1. La constitutionnalité de l'alinéa 31.1(1)a) et du paragraphe 31.1(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23 et amendements; et
2. La compétence de la Cour fédérale d'enten- dre la réclamation de la demanderesse-intimée.
C'est uniquement sur la base de sa non-compé- tence que la Cour pourrait disposer définitivement des procédures prises devant elle—ce que recher- chent en définitive les défendeurs—et c'est pour- quoi les deux questions ont été formulées séparé- ment. En fait, cependant, il est certain que, de la réponse apportée à la première, découlera par voie de conséquence nécessaire celle à donner à la seconde. Il en est ainsi parce que cette Cour n'a de juridiction que celle qui lui est attribuée par une Loi du Parlement adoptée dans les limites de sa compétence (ce que rappelait une fois de plus la Cour suprême dans l'arrêt récent MacDonald c. Vapor Canada Limited') et la seule Loi de
[1977] 2 R.C.S. 134.
laquelle elle peut tirer juridiction pour entendre l'action ici intentée est, personne ne le conteste, celle mise en cause dans la première question.
Il s'agit donc ici de se prononcer sur la constitu- tionnalité de deux paragraphes de l'un des articles de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, de deux paragraphes seulement mais qui contien- nent des dispositions qui se tiennent par elles- mêmes et qui sont les seules sur lesquelles l'action se fonde. La lecture de l'article permettra aisément de le voir:
31.1 (1) Toute personne qui a subi une perte ou un préju- dice par suite
a) d'un comportement allant à l'encontre d'une disposition de la Partie V, ou
b) du défaut d'une personne de se conformer à une ordon- nance rendue par la Commission ou une cour en vertu de la présente loi,
peut, devant toute cour compétente, réclamer et recouvrer de la personne qui a eu un tel comportement ou a omis de se conformer à l'ordonnance, une somme égale au montant de la perte ou du préjudice qu'elle est reconnue avoir subis, ainsi que toute somme supplémentaire que la cour peut fixer et qui n'excède pas le coût total, pour elle, de toute enquête relative- ment à l'affaire et des procédures engagées en vertu du présent article.
(2) Dans toute action intentée contre une personne en vertu du paragraphe (1), les procès-verbaux relatifs aux procédures engagées devant toute cour qui a déclaré cette personne coupa- ble d'une infraction visée par la Partie V ou l'a déclarée coupable du défaut de se conformer à une ordonnance rendue en vertu de la présente loi par la Commission ou par une cour, ou qui l'a punie pour ce défaut, constituent, sauf preuve con- traire, la preuve que la personne contre laquelle l'action est intentée a eu un comportement allant à l'encontre d'une dispo sition de la Partie V ou a omis de se conformer à une ordon- nance rendue en vertu de la présente loi par la Commission ou par une cour, selon le cas, et toute preuve fournie lors de ces procédures quant à l'effet de ces actes ou omissions sur la personne qui intente l'action constitue une preuve de cet effet dans l'action.
(3) La Cour fédérale du Canada a compétence aux fins d'une action prévue au paragraphe (1).
(4) Il ne peut être intenté d'action en vertu du paragraphe (1),
a) dans le cas d'une action fondée sur un comportement qui va à l'encontre d'une disposition de la Partie V, plus de deux ans après
(i) la date du comportement en question, ou
(ii) la date de clôture définitive des procédures pénales y relatives, si cette dernière date est postérieure à la date visée au sous-alinéa (i); et,
b) dans le cas d'une action fondée sur le défaut d'une personne de se conformer à une ordonnance de la Commis sion ou d'une cour, plus de deux ans après
(i) la date a eu lieu la violation de l'ordonnance de la Commission ou de la cour, ou
(ii) la date de clôture définitive des procédures pénales y relatives, si cette dernière date est postérieure à la date visée au sous-alinéa (i).
L'article parle de «comportement allant à l'en- contre d'une disposition de la Partie V». Cette Partie V est intitulée «Infractions relatives à la concurrence». Elle regroupe, dans deux articles à multiples paragraphes, une longue série de disposi tions qui déclarent criminels et punissables comme tels des actes ou comportements particuliers, défi- nis et circonscrits avec précision; on y parle de complot ou de concertation en vue de réduire indûment la concurrence; de trucage d'offres; de complot relatif à un sport professionnel; de créa- tion de monopole; de vente discriminatoire; de publicité trompeuse; de double étiquetage; de vente pyramidale; de vente par recommandation; de vente annoncée à prix d'occasion sans avoir suffi- samment d'articles à vendre; de vente à un prix supérieur à celui publié; de certaines manoeuvres pratiquées dans le cadre de concours publicitaires. On peut lire, à titre d'exemple, la première de ces dispositions qui justement a trait à des actes de la nature de ceux reprochés aux défendeurs dans l'action ici intentée:
32. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de cinq ans ou d'une amende d'un million de dollars, ou de l'une et l'autre peine, toute personne qui com- plote, se coalise, se concerte ou s'entend avec une autre
a) pour limiter indûment les facilités de transport, de pro duction, de fabrication, de fourniture, d'emmagasinage ou de négoce d'un produit quelconque;
b) pour empêcher, limiter ou diminuer, indûment, la fabrica tion ou production d'un produit ou pour en élever déraisonna- blement le prix;
c) pour empêcher ou diminuer, indûment, la concurrence dans la production, la fabrication, l'achat, le troc, la vente, l'entreposage, la location, le transport ou la fourniture d'un produit, ou dans le prix d'assurances sur les personnes ou les biens; ou
d) pour restreindre ou compromettre, indûment de quelque autre façon, la concurrence.
On a donc affaire à des textes qui ne présentent aucune difficulté de compréhension: ils accordent à celui qui aurait subi préjudice par suite de la commission d'un acte prohibé par la Partie V, le
droit d'intenter lui-même, indépendamment de toutes poursuites criminelles, une action en indem- nisation contre le ou les auteurs de l'acte, action qui sera régie par un certain nombre de règles précises et pourra être intentée devant la Cour fédérale. Mais si les dispositions sont en elles- mêmes très claires, le problème constitutionnel qu'elles soulèvent de prime abord ne l'est pas moins. Un simple aperçu superficiel des préten- tions respectives des parties le montre bien. Les défendeurs auxquels s'est joint le procureur géné- ral du Québec soutiennent que la sanction et la réglementation d'un recours de cette nature n'ont pas leur place dans une loi fédérale; ce sont matières qui, aux termes de la Constitution, sont réservées au pouvoir législatif exclusif des provin ces. La demanderesse et le procureur général du Canada contestent: ce sont des textes qui ne sau- raient se dissocier de la législation dont ils font partie intégrante, disent-ils, et comme tels ils ont été validement adoptés par le Parlement dans l'exercice de pouvoirs législatifs qui lui sont attri- bués par la Loi constitutionnelle. Plusieurs extraits des articles 91 et 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, S.R.C. 1970, Appendice II, No 5, sont répartis les pouvoirs législatifs entre les deux niveaux de gouvernement, peuvent être et sont effectivement invoqués:
91. Il sera loisible à la Reine, de l'avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par le présent acte exclusivement assignés aux législatu- res des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci-haut employés dans le présent article, il est par le présent déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans le présent acte) l'auto- rité législative exclusive du parlement du Canada s'étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-des- sous énumérés, savoir:
2. La réglementation des échanges et du commerce.
27. La loi criminelle, sauf la constitution des tribunaux de juridiction criminelle, mais y compris la procédure en matière criminelle.
Et aucune des matières énoncées dans les catégories de sujets énumérés dans le présent article ne sera réputée tomber dans la catégorie des matières d'une nature locale ou privée comprises dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assi gnés par le présent acte aux législatures des provinces.
92. Dans chaque province la législature pourra exclusive- ment faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:
13. La propriété et les droits civils dans la province;
16. Généralement toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province.
Le problème constitutionnel que les dispositions en cause soulèvent est donc manifeste mais avant de l'aborder directement il convient d'en bien mon- trer l'ampleur et surtout d'en voir les éléments de solution en précisant mieux les prétentions des parties.
Cet article 31.1 d'où sont tirées les deux disposi tions attaquées est de droit nouveau. Il faisait partie des modifications que le Parlement a appor- tées en décembre 1975 à sa Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.C. 1974-75-76, c. 76. La Loi elle-même toutefois, on le sait, est loin d'être nouvelle et elle a connu, sur le plan du droit, une histoire fort mouvementée qu'il sera utile de garder bien présente à l'esprit. J'en rappelle à ce moment-ci les grandes lignes, quitte à revenir plus tard, au besoin, sur des étapes plus significatives.
Le Parlement s'est inquiété très tôt de pratiques susceptibles de fausser les lois du libre marché en restreignant la concurrence. Dès 1889, il prohibait les plus connues d'entre elles par un certain nombre de dispositions qui furent, trois ans plus tard, incorporées au Code criminel, et en 1910 il adoptait sa première Loi des enquêtes sur les coalitions, S.C. 1910, c. 9, par laquelle il confiait, à un organisme ad hoc nanti de pouvoirs d'injonc- tion, la mission de procéder à des enquêtes suscep- tibles de déceler les pratiques réprouvées et de faire rapport au Ministre. Ni les dispositions cri- minelles de 1889, ni la Loi de 1910 ne firent l'objet d'attaque devant les tribunaux.
En 1919, après la guerre, une certaine pénurie des biens nécessaires à la vie suscita une action beaucoup plus vigoureuse. Deux lois furent adop- tées. L'une (9-10 George V, c. 37 [S.C. 1919, c. 37]) créait une Commission de commerce (Board of Trade) avec larges pouvoirs d'enquêtes et d'in-
jonctions chargée de surveiller le respect des pres criptions de l'autre (9-10 George V, c. 45 [S.C. 1919, c. 45]) qui, elle, avait trait, disait son titre, aux «coalitions, monopoles, trusts et mergers et leur répression et l'accaparement de denrées et la majoration du prix des denrées». La Commission avait pouvoir d'ordonner ou de défendre tout acte requis ou prohibé par l'une ou l'autre des deux lois, et toute désobéissance à ses ordres était sévère- ment punie. Elle avait spécifiquement le devoir de réprimer et d'interdire la formation et les opéra- tions de coalitions, mais c'était la disponibilité des biens constituant des «choses nécessaires à la vie», comme les articles d'alimentation, les vêtements, les combustibles, qu'il fallait surtout assurer. Il était interdit d'accumuler ou de retenir des quanti- tés déraisonnables de ces «choses nécessaires à la vie», et la Commission avait les pouvoirs d'émettre les ordonnances nécessaires pour éviter que qui- conque, commerçant ou individu, n'en entrepose en quantités excessives, ne se prête à quelque manoeu vre visant à en majorer les prix, ou ne se permette effectivement de réaliser à leur égard des profits excessifs. Sitôt promulguées, les deux Lois soulevè- rent des doutes quant à leur constitutionnalité et de fait, dès 1921, le Conseil privé déclarait qu'elles constituaient un empiétement des pouvoirs des pro vinces que n'autorisaient ni l'alinéa introductif, ni le paragraphe (2), (réglementation des échanges et du commerce) ni le paragraphe (27) (droit crimi- nel) de l'article 91 de l'Acte constitutionnel (In re the Board of Commerce Act, 1919 and the Fair Prices Act, 1919 [1922] 1 A.C. 191).
En 1923, le Parlement se reprenait. Il adoptait une autre Loi sur le modèle de celles de 1919 mais de moindre ampleur. Cette nouvelle Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.C. 1923, c. 9, prenait soin de limiter essentiellement les pouvoirs de la Commission à des pouvoirs d'enquête et de rapport, tout en maintenant évidemment la nomenclature des actes prohibés avec les peines auxquelles ils pouvaient donner lieu. Étant donné le sort qu'avaient connu les Lois de 1919, la nou- velle Loi n'était certes pas à l'abri d'attaques et le gouvernement lui-même, en 1929, jugea à propos d'en vérifier judiciairement la validité. Le Conseil privé l'approuva: telle qu'adoptée, elle constituait un exercice valide des pouvoirs du Parlement au titre du droit criminel (91.27) (Proprietary
Articles Trade Association c. Le procureur géné- ral du Canada 2 ). Cette Loi forme encore la char- pente de la Loi actuelle.
En 1935, par une Loi modifiant la Loi de 1923 (25-26 George V, c. 54 [S.C. 1935, c. 54]) et une autre établissant une Commission fédérale du commerce et de l'industrie (Loi sur la Commission fédérale du commerce et de l'industrie, 1935, S.C. 1935, c. 59), le Parlement confiait à un nouvel organisme la surveillance des pratiques commer- ciales déloyales lui donnant notamment pouvoir de recevoir des plaintes, d'enquêter à leur sujet, de recommander et d'intenter des poursuites. Les textes nouveaux furent validés par le Conseil privé sur la même base que la Loi de 1923 (Le procu- reur général de l'Ontario c. Le procureur général du Canada'). La même année, 1935, le Parlement inscrivait au Code criminel une disposition (article 498A) prohibant la discrimination entre acheteurs (price discrimination), qui fut jugée intra vires tant par la Cour suprême dans Reference Re Sec tion 498A of the Criminal Code 4 , que par le Conseil privé dans Le procureur général de la Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada 5 .
En 1951, s'ajoutait à la liste des actes prohibés le maintien des prix de détail (retail price mainte nance) et l'année suivante était donné, aux Cours de juridiction criminelle compétentes, le pouvoir d'émettre à l'adresse de personnes trouvées coupa- bles d'actes prohibés, en sus des sentences, des ordres de prohibition et de dissolution de fusions. Dans les deux cas, la Cour suprême jugea qu'il s'agissait de dispositions valides, toujours parce que rattachées au droit criminel. (Regina c. Campbell et The Goodyear Tire and Rubber Company of Canada Limited c. La Reine 6 ).
Enfin, dernière étape: la Loi du 15 décembre 1975. Ce fut une révision de grande envergure. En est résultée une Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.C. 1974-75-76, c. 76, profondément remaniée dans le sens suggéré par le Rapport intérimaire sur la politique de concurrence que le Conseil économique du Canada avait soumis au gouvernement, en 1969, en exprimant sa foi dans
2 [1931] A.C. 310.
3 [1937] A.C. 405.
4 [1936] R.C.S. 363.
5 [1937] A.C. 368.
6 (1966) 58 D.L.R. (2°) 673 et [1956] R.C.S. 303.
un système économique la production et la distribution des biens comme des services seraient laissées à l'action des forces du marché opérant dans un véritable contexte de libre concurrence'. Les tribunaux peuvent maintenant émettre des injonctions intérimaires à l'adresse de celui dont les agissements sont judiciairement mis en doute; les actes prohibés couvrent les services autant que les biens, et leur liste est considérablement exten- sionnée; des règles de procédures nouvelles sont applicables; et finalement, pour en venir à ce qui nous préoccupe, est prévu et réglementé, comme on l'a vu, un recours civil en faveur de celui qui subirait préjudice par suite d'un comportement allant à l'encontre de quelque disposition prohibi tive de la Partie V ou d'une ordonnance rendue en vertu de la Loi.
Que plusieurs des textes nouveaux donnent tôt ou tard lieu à une nouvelle ronde d'attaques consti- tutionnelles n'étonnera personne. Les membres du Conseil économique, les premiers, l'ont prévu. 8 Mais tous les textes discutables ne donnent pas lieu aux mêmes réserves et il faut bien se rappeler que seuls ceux relatifs au recours civil résultant de la commission d'un acte prohibé sont ici mis en cause. Le reste de la Loi, avec tous les textes nouveaux, constitue, pour nous, un ensemble légis- latif valable auquel sont greffées ou dans lequel s'insèrent les dispositions attaquées. Ces derniers mots, en fait, me sont suggérés par les thèses en présence dont j'ai déjà dit l'essentiel. J'y reviens.
Si l'on considère en elles-mêmes ces dispositions de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions qui sanctionnent la possibilité d'une action en dommages, il est clair qu'on ne peut que constater
7 Les amendements que cette Loi de 1975 apporte à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions n'épuisent toutefois pas toutes les suggestions du Conseil: on aurait apparemment choisi de procéder en deux phases; la deuxième est à venir.
8 Cf Voir l'ouvrage de Michael Flavell, Canadian Competi tion Law: A Business Guide, 1979, publié chez McGraw-Hill Ryerson Ltd. Voir aussi l'article de Peter W. Hogg and Warren Grover, «The Constitutionality of the Competition Bill» (1975- 76) 1 Canadian Business Law Journal 197 et celui de S. G. M. Grange, The Constitutionality of Federal Intervention in the Marketplace—The Competition Case, Montreal, C. D. Howe Research Institute, 1975.
qu'elles ont pour objet une matière couverte par les paragraphes (13) et (16) de l'article 92 de l'A.A.N.B. Un recours en réparation d'un préju- dice subi est un droit civil, de nature locale et privée. Mais chacun sait que la question de consti- tutionnalité ne peut se résoudre à partir de cette seule . constatation. Le Parlement a évidemment juridiction sur les droits civils directement mis en cause dans les domaines qui lui sont confiés: les mots «propriété et droits civils» du paragraphe 92(13) et «matière de nature privée» du para- graphe 92(16) ne peuvent s'interpréter autrement qu'en tenant compte des champs de compétence visés à l'article 91. Le bon sens, autant que le dernier alinéa de l'article 91, l'exigent. On a même toujours reconnu, on le sait, que le Parlement pouvait empiéter sur un domaine de compétence provinciale, lorsque tel empiétement était requis en vue d'une législation efficace sur un sujet de sa compétence. Ces principes d'interprétation des articles de la Constitution relatifs au partage des pouvoirs entre les deux niveaux de gouvernement sont très clairement mis en lumière dans ce pas sage, souvent cité, tiré des propos de lord Tomlin dans l'affaire des conserveries de poissons (Le procureur général du Canada c. Le procureur général de la Colombie-Britannique [1930] A.C. 111, à la page 118):
[TRADUCTION] La Chambre de Leurs Seigneuries a été souvent saisie de conflits de juridiction entre le parlement du Dominion et les assemblées législatives des provinces, et les décisions de la Chambre permettent d'énoncer les propositions suivantes:—
(1) La législation du parlement fédéral, tant qu'elle se rap- porte strictement à des sujets de législation énumérés expressé- ment dans l'art. 91, est prépondérante même si elle empiète sur des sujets assignés aux législatures provinciales par l'art. 92: voir Tennant c. Union Bank of Canada [1894] A.C. 31.
(2) Le pouvoir général de législation accordé au parlement du Canada par l'art. 91 de l'Acte, en plus des pouvoirs de légiférer sur les sujets expressément énumérés dans cet article est limité exclusivement aux questions ayant de toute évidence un caractère d'intérêt et d'importance au point de vue national et il ne doit pas empiéter sur les sujets énumérés dans l'art. 92 comme étant du ressort des gouvernements provinciaux, à moins que ces questions n'aient pris une telle ampleur qu'elles touchent à l'organisme de l'État: voir Le procureur général de l'Ontario c. Le procureur général du Dominion [1896] A.C. 348.
(3) Il est de la compétence du parlement fédéral de statuer sur des questions qui, bien qu'étant à d'autres égards de la compétence législative des provinces, sont accessoirement nécessaires à une législation effective du parlement fédéral sur un sujet de législation expressément mentionné à l'art. 91: voir
Le procureur général de l'Ontario c. Le procureur général du Dominion [1894] A.C. 189; et Le procureur général de l'Onta- rio c. Le procureur général du Dominion [1896] A.C. 348.
(4) II peut y avoir un domaine dans lequel les législations provinciale et fédérale chevaucheraient, auquel cas ni l'une ni l'autre ne serait anticonstitutionnelle, si le champ est libre, mais si le champ n'est pas libre et que les deux législations viennent en conflit, celle du Dominion doit prévaloir: voir Chemin de fer Grand-Tronc du Canada c. Le procureur général du Canada [1907] A.C. 65.
Aussi est-ce encore à partir de cette citation que le juge Pigeon définissait la doctrine du pouvoir accessoire dans ses motifs de jugement à l'arrêt tout récent La Reine c. Zelensky 9 , ajoutant qu'au lieu de l'expression «nécessairement accessoire» (necessarily incidental) dans le paragraphe 3, on pouvait dire comme l'avait fait des arrêts subsé- quents «vraiment accessoire» (truly ancillary) ou «proprement accessoire» (properly ancillary), mais qu'il s'agissait d'expressions qui devaient être prises comme synonymes.
Personne ici naturellement ne songe à contester ces données de base; elles s'imposent à tous au départ. C'est naturellement quant à leur applica tion concrète et aux conclusions qu'on en doit tirer que les thèses en présence s'opposent.
Les défendeurs et le procureur général du Québec s'en rapportent au seul contenu des textes mis en cause. Ces textes parlent par eux-mêmes, disent-ils, et rien ne permet de les considérer autre- ment qu'en eux-mêmes. Or, les dispositions qu'ils édictent sont manifestement ultra vires des pou- voirs du Parlement puisqu'elles ne se rapportent à aucun des domaines spécifiquement visés à l'article 91 de l'A.A.N.B. et traitent strictement d'une question de nature locale et de droit civil que l'article 92 place sous l'autorité exclusive des provinces.
La demanderesse et le procureur général du Canada s'objectent, comme on a vu,. à ce que les textes en cause soient isolés de leur contexte. Les dispositions qu'ils comportent, disent-ils, concer- nent peut-être une question de droit civil, mais ce sont des dispositions qui se rattachent directement ou à tout le moins de façon «proprement acces- soire» à cette matière de compétence fédérale qui fait l'objet de la Loi dont elles font partie. Cela on
9 [1978] 2 R.C.S. 940, aux pages 983 et suiv.
peut aisément le vérifier, à leur avis, qu'on regarde la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions strictement comme une Loi de droit criminel au sens du paragraphe (13) de l'article 91 de l'A.A.N.B., ou mieux qu'on la regarde comme une Loi plus générale relative à la concurrence, régle- mentant les échanges et le commerce (pouvoir de 91(2)) ou visant à promouvoir la paix, l'ordre et le bon gouvernement du pays (pouvoir résiduaire de l'alinéa introductif).
Ce sont ces deux dernières propositions sur les- quelles repose toute la thèse des tenants de la constitutionnalité qu'il faut examiner, car si aucune d'elles ne se vérifie, il faudra convenir avec leurs adversaires qu'étant donné la matière dont ils traitent, les textes contestés étaient bien ultra vires des pouvoirs du Parlement.
I
La première proposition est donc que les disposi tions attaquées seraient constitutionnellement vali- des en tant que rattachées à une législation crimi- nelle adoptée en vertu des pouvoirs attribués au Parlement au titre du droit criminel. La demande- resse et le procureur général du Canada en font même, dans leur argumentation, leur proposition essentielle, étant donné que l'approche qu'elle adopte pour définir l'objet de la Loi dans son ensemble est celle qui se présente d'abord à l'esprit et prend fondement dans la jurisprudence même.
On se rappelle, en effet, que la première Loi des enquêtes sur les coalitions fut perçue comme une Loi de droit criminel et c'est à la même enseigne que devaient toujours être acceptés par la suite les changements ou additions qui lui furent apportés. En validant la Loi de 1923, dans l'arrêt Proprie tary Articles Trade Association (ci-haut cité), lord Atkin s'expliquait comme suit la page 314):
[TRADUCTION] La comparaison de la loi actuellement en litige avec les deux lois examinées dans le Renvoi sur la Commission de Commerce [1922] 1 A.C. 191, révèle que tous les éléments qui avaient alors été jugés inacceptables ont été omis. Il existe en outre une distinction essentielle. Dans le renvoi précité, il a été jugé que les lois étaient invalides parce qu'elles constituaient une ingérence dans les domaines attribués aux législatures provinciales et qu'on avait tenté de les ratta- cher aux pouvoirs du Dominion en adoptant des dispositions accessoires à caractère pénal. En l'espèce, puisque la loi a principalement pour objet et pour effet de faire de certains actes des infractions lorsqu'ils opèrent au détriment du public,
les dispositions relatives aux enquêtes deviennent alors raison- nablement nécessaires à la réalisation de cet objet. Si certaines de ces dispositions ne relèvent pas directement du paragraphe 27 de l'art. 91, elles sont néanmoins valides à titre de dis positions accessoires prévues pour atteindre le but visé par la loi
Et plus loin, aux pages 323 et 324:
[TRADUCTION] De l'avis de leurs Seigneuries, l'art. 498 du Code criminel et la plus grande partie des dispositions de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions entrent dans le pouvoir qu'a le Parlement du Dominion de faire des lois en ce qui concerne les matières entrant dans la catégorie de sujets «le droit criminel, y compris la procédure en matière criminelle» (art. 91, par. 27). En substance, le but de la Loi est, dans son art. 2, de définir et, dans son art. 32, de rendre criminelles les coalitions que le législateur entend prohiber dans l'intérêt public. Cette définition est large et peut couvrir des activités que l'on ne considérait pas jusque-là comme criminelles. Mais seules sont touchées les coalitions «qui ont opéré ou sont de nature à opérer au détriment ou à l'encontre de l'intérêt du public, soit des consommateurs, soit des producteurs ou d'au- tres»; et si le Parlement décide à bon droit que lesdites activités commerciales doivent être réprimées dans l'intérêt public, leurs Seigneuries ne voient pas pourquoi le Parlement ne pourrait pas en faire des crimes. Le «droit criminel» signifie «le droit crimi- nel dans son sens le plus large» (Le procureur général de l'Ontario c. Hamilton Street Ry. Co. [1903] A.C. 524. Il ne se confine certainement pas à ce que le droit anglais ou celui d'une province quelconque considéraient comme des actes criminels en 1867. Ce pouvoir doit permettre de légiférer pour définir de nouveaux crimes. Le droit est criminel en ce qu'il désigne la qualité de certains actes ou omissions qui sont interdits par l'État en vertu de dispositions pénales appropriées. La qualité criminelle d'un acte ne peut se discerner intuitivement; elle ne peut se découvrir qu'en se référant à une norme unique: l'acte est-il interdit et assorti de conséquences pénales? La moralité et la criminalité sont loin d'être la même chose; de même, la criminalité ne fait pas nécesssairement partie d'un domaine plus étendu qui serait la moralité, à moins que la morale courante ne désapprouve nécessairement tous les actes interdits par l'État, auquel cas on se trouve dans un cercle vicieux. Il apparaît assez vain à leurs Seigneuries de chercher à confiner les crimes à une catégorie d'actes qui, de par leur nature véritable, appartiennent au domaine du «droit criminel», car on ne peut fixer le domaine du droit criminel qu'en examinant quels actes l'État qualifie de crimes à chaque période en cause et le seul trait commun qu'on pourra trouver auxdits actes est que l'État les interdit et que ceux qui les commettent sont punis.
L'approche suggérée par la première proposition des tenants de la constitutionnalité est donc toute indiquée. La Loi en est certes une en grande partie de droit criminel. Mais si, s'en tenant à cette façon de voir, on la regarde strictement comme telle, peut-on admettre que les dispositions mises en cause s'y rattachent de façon nécessaire ou à titre «proprement accessoire»? A mon avis, on ne le peut pas.
Voici des dispositions adoptées en vue de régle- menter un recours purement civil, au seul profit de parties privées et entre parties privées, dont l'exer- cice reste totalement indépendant de tout proces- sus criminel. Elles ne sont certes pas en elles- mêmes des dispositions de nature criminelle et elles ne sauraient le devenir du seul fait que le recours dont elles traitent est celui pouvant résul- ter de la commission d'actes déclarés criminels: les effets civils résultant de la commission d'un acte restent des effets civils que l'acte soit prohibé au criminel ou non. Penser autrement conduirait à vider de tout sens spécifique le concept de droit criminel face à celui de droit civil. On a depuis longtemps rejeté, pour les fins d'interprétation des articles 91 et 92 de l'A.A.N.B., toute notion stati- que, étroite ou rigide du droit criminel (Le procu- reur général de l'Ontario c. The Hamilton Street Railway Company 10 ). On a facilement admis aussi qu'étaient du domaine du droit criminel, non seule- ment la définition et la sanction des comporte- ments jugés préjudiciables à la société, mais aussi leur prévention (The Goodyear Tire and Rubber Company of Canada Limited c. La Reine"). On n'a jamais pensé cependant, en autant que je sache, que le pouvoir du Parlement de légiférer en matière criminelle pouvait comprendre celui de réglementer, en dehors du processus criminel, les effets purement civils des actes prohibés au nom de la société. Ainsi le disait clairement le juge Duff dans In re the Validity of the Combines Investiga tion Act and Section 498 of the Criminal Code 12 :
[TRADUCTION] Les termes du paragraphe 27 pris dans leur acception la plus large permettraient au Parlement de connaître de toute conduite humaine dans quelque sphère d'activité que ce soit en interdisant des comportements d'une description donnée et en les déclarant actes criminels et punissables comme tels. Mais il est évident que l'autonomie constitutionnelle des provinces disparaîtrait si le Dominion pouvait utiliser les pou- voirs que lui confère le paragraphe 27 dans le but de contrôler la conduite de personnes à qui est confiée la responsabilité du fonctionnement d'institutions provinciales. Il est également manifeste qu'on aboutirait au même résultat si le Parlement pouvait, en utilisant ces pouvoirs, prescrire et, indirectement, faire respecter des règles de conduite auxquelles les législatures provinciales n'auraient pas donné leur sanction, dans des domaines attribués exclusivement aux provinces. Cela a été étudié de façon exhaustive dans les arrêts que je viens de mentionner.
10 [1903] A.C. 524.
" [1956] R.C.S. 303.
12 [I929] R.C.S. 409, la page 412.
Et ainsi le répétait le juge en chef Laskin dans MacDonald c. Vapor Canada Limited ' 3 :
Ce dernier argument sur la constitutionnalité ne mérite pas plus qu'un bref énoncé des motifs de le rejeter. Même en présumant que l'al. e) de l'art. 7 (comme d'ailleurs les autres alinéas de l'art. 7) interdit des méthodes d'affaires antisociales susceptibles de la sanction générale prévue à l'art. 115 du Code criminel pour désobéissance à une loi fédérale, on dépasse vraiment les bornes en prétendant fonder sur le Code criminel le redressement civil prévu à l'art. 53 de la Loi sur les marques de commerce. Le principe qui en découlerait aurait pour consé- quence d'ouvrir la voie toute large à la législation fédérale sur le redressement civil à l'égard de nombreux articles du Code criminel et, vu la vaste compétence fédérale en matière de droit criminel, affaiblirait l'autorité législative provinciale et la juri- diction des tribunaux provinciaux de façon à transformer nos arrangements constitutionnels sur le partage des compétences au point de les rendre méconnaissables. Il n'est sûrement pas nécessaire d'examiner dans les détails une attitude si déraison- nable. L'arrêt de cette Cour dans Goodyear Tire and Rubber Co. of Canada Ltd. c. La Reine ([1956] R.C.S. 303), qui a maintenu la validité d'une loi fédérale autorisant l'émission d'une ordonnance d'interdiction à l'occasion d'une déclaration de culpabilité d'infraction relative aux coalitions, fait voir que le pouvoir fédéral en matière de droit criminel permet l'adop- tion de mesures préventives pour renforcer une déclaration de culpabilité. A la poursuite pour une infraction, on a joint une sanction effective. Cela ne favorise aucunement une législation fédérale qui, en l'absence toute procédure criminelle, prévoit des procédures purement civiles en dommages-intérêts avec demande d'injonction.
Aussi le juge Pigeon pouvait-il affirmer de façon aussi claire que définitive dans Ross c. Le Regis- traire des véhicules automobiles 14 :
Il faut maintenant tenir pour réglé que les conséquences civiles d'un acte criminel ne doivent pas être considérées comme une «peine» de façon à faire relever la question de la compé- tence exclusive du Parlement.
Il est vrai que tout récemment, la Cour suprême, dans La Reine c. Zelensky, 15 a validé l'article 653 du Code criminel aux termes duquel le juge qui condamne une personne trouvée coupable d'un crime contre la propriété est autorisé à inclure dans la sentence une ordonnance de réparation ou de dédommagement en faveur de la victime. Mais le juge en chef, qui écrivait pour la majorité (les juges Pigeon et Beetz étaient dissidents) s'em- ploya, avec soin, à faire voir que la décision repo- sait sur l'idée que l'ordonnance autorisée pouvait, là, correspondre à une forme de sanction du crime, étant partie intégrante du processus de sentence.
13 [1977] 2 R.C.S. 134, aux pages 145 et 146.
14 [l975] 1 R.C.S. 5, à la page 13.
15 [1978] 2 R.C.S. 940.
Le raisonnement pourrait difficilement s'appliquer ici. Le recours de l'alinéa 31.1(1)a) est indépen- dant de toute poursuite criminelle, il ne met nulle- ment en cause la Couronne, et il est régi par des règles propres différentes de celles de la procédure criminelle: vouloir l'assimiler à un moyen nouveau de contrainte et de sanction criminelle me semble abusif.
Bref, justifier la législation en cause par le pou- voir immédiat ou ancillaire du Parlement de légifé- rer en matière de droit criminel ne me paraît pas possible.
II
La deuxième proposition des tenants de la cons- titutionnalité est que les dispositions attaquées seraient valides en tant que rattachées à une légis- lation de plus grande envergure qu'une stricte législation criminelle, soit une législation sur la concurrence, adoptée en vertu des pouvoirs attri- bués au Parlement au titre des échanges et du commerce ou à celui de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement du pays. C'est une proposition plus complexe que celle dont je viens de disposer.
La première, en effet, attribuait à la Loi elle- même un sens que la jurisprudence lui a toujours reconnu, de sorte que la seule question qui se posait était celle du rattachement possible des dispositions en cause. La proposition qu'il faut maintenant examiner suggère au contraire une approche qui ne va certes pas de soi. Une telle approche peut sans doute être suggérée, et d'au- tant plus légitimement que lord Atkin avait pris la peine de souligner, au terme de son jugement validant la Loi de 1923 dans Proprietary Articles Trade Association 16 , que si le Conseil n'avait pas cru nécessaire d'examiner la possibilité d'appuyer la Loi sur les pouvoirs du Parlement au titre des échanges et du commerce, il ne fallait pas pour autant en déduire qu'une telle possibilité devait être écartée. Mais avant de parler de dispositions se rattachant à une loi générale sur la concurrence, il faut se demander s'il est possible d'assigner à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions une telle envergure, eu égard aux pouvoirs en vertu desquels elle a pu être adoptée. On ne saurait
16 [1931] A.C. 310, la page 326.
donner à cette législation une dimension qui la sortirait des cadres à l'intérieur desquels le Parle- ment pouvait légiférer.
Or, à mon avis, l'état actuel de la jurisprudence sur l'interprétation qu'on doit donner au paragra- phe (2) et à l'alinéa introductif de l'article 91, ne permet pas de penser que le pouvoir de faire des lois sur les échanges et le commerce, ou celui de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouverne- ment du pays, pourrait permettre au Parlement d'adopter une législation générale sur la concur rence devant s'appliquer aussi bien au commerce local qu'au commerce interprovincial ou interna tional.
A. De tous les paragraphes que renferment les articles 91 et 92 de l'A.A.N.B., le paragraphe (2) est certes l'un de ceux qui ont été les plus explorés par la Cour suprême et le Conseil privé. Ce n'en est pas moins, peut-être, celui dont la portée exacte est encore la moins précise. C'est compréhensible. Il est apparu dès le début que les mots «réglemen- tation des échanges et du commerce», aussi clairs qu'ils soient, ne pouvaient être pris dans leur sens plein, si l'on ne voulait pas vider d'une énorme partie de leur contenu les pouvoirs des provinces sur la propriété, les droits civils et les affaires locales et fausser ainsi tout l'équilibre de la Consti tution. Mais une fois cela acquis, les tribunaux se sont toujours soigneusement gardés par la suite, comme le Conseil privé l'avait recommandé dans The Citizen Insurance Company of Canada c. Parsons,' 7 de tenter de donner à la disposition une définition plus précise ou plus générale que celle qu'exigeait la solution des cas d'espèce qui leur étaient successivement soumis. L'histoire de cette jurisprudence volumineuse a été souvent reprise. Dans ses motifs sous l'arrêt Reference re The Farm Products Marketing Act 18 , le juge Locke en fait une longue analyse et tout récemment le juge en chef Laskin faisait de même en disposant de l'affaire MacDonald c. Vapor Canada Limited (précitée). Je n'ai besoin pour mon propos que d'en rappeler l'évolution générale.
' 7 (1881-82) 7 App. Cas. 96.
18 [1957] R.C.S. 198, aux pages 228 et suiv.
Le pouvoir du Parlement de légiférer en matière d'échanges et de commerce a semblé un moment devoir être réduit à peu de chose à la suite de l'observation de lord Haldane dans Toronto Elec tric Commissioners c. Snider 19 :
[TRADUCTION] Selon leurs Seigneuries, il est maintenant clair qu'on ne peut considérer que le pouvoir de réglementer les échanges et le commerce permette au Parlement du Dominion de réglementer les droits civils dans les provinces, sauf dans la mesure ce pouvoir peut être invoqué pour appuyer une capacité indépendamment conférée en vertu d'autres termes de l'art. 91.
En fait, la position qui semblait se dégager de cette affirmation fut par la suite considérée excessive et les arrêts qui suivirent s'en dégagèrent peu à peu. Ils l'ont toujours fait cependant avec beaucoup de réserve. On peut le voir par les conclusions du juge en chef Duff, dans Reference re the Natural Prod ucts Marketing Act, 1934 20 :
[TRADUCTION] Il semble résulter de ces décisions que la réglementation des échanges et du commerce, au sens que lui donne l'article 91, ne comprend ni la réglementation de profes sions ou négoces particuliers, ou encore d'un genre particulier de commerce, comme les opérations d'assurances à l'intérieur des provinces, ni la réglementation du commerce de denrées particulières ou de catégories particulières de denrées en tant que ces affaires sont locales au point de vue provincial, tandis que, d'un autre côté, elle embrasse la réglementation du com merce extérieur ou interprovincial et telle législation complé- mentaire qui peut être nécessairement accessoire à l'exercice de ces attributions.
Et plus loin (page 412):
[TRADUCTION] Celui-ci [le Parlement] ne peut s'arroger la juridiction absolue sur des matières d'intérêt local et provincial que supposent ces dispositions en légiférant simultanément sur les commerces extérieur et interprovincial et en confiant au même organisme la réglementation de ces derniers, ainsi que la réglementation du commerce exclusivement local et des com- merçants et producteurs y intéressés. 21
Et on peut le voir encore dans les propos du juge en chef Laskin, dans l'arrêt MacDonald c. Vapor Canada Limited (précité). Bien que le juge en chef se montre disposé à revenir à la position qu'avait adoptée le Conseil privé dans l'arrêt Parsons (pré- cité), avant que lord Haldane ne fasse son affirma-
19 [1925] A.C. 396, la page 410.
20 [19 36] R.C.S. 398, la page 410.
21 Ce jugement fut subséquemment approuvé par le Conseil privé et la Cour suprême dans Le procureur général de la Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada, à la page 387 et Reference re The Farm Products Marketing Act [1957] R.C.S. 198, la page 209.
tion, Sir Montague Smith avait dit la page 113]:
[TRADUCTION] Par conséquent, si l'on interprète les mots »réglementation des échanges et du commerce» en s'aidant des divers moyens mentionnés plus haut, on voit qu'ils devraient inclure les arrangements politiques concernant les échanges qui requièrent la sanction du Parlement et la réglementation des échanges dans les matières d'intérêt interprovincial. Il se pour- rait qu'ils comprennent la réglementation générale des échan- ges s'appliquant à tout le Dominion. Leurs Seigneuries s'abs- tiennent dans la présente circonstance de tenter d'établir les limites de l'autorité du Parlement du Dominion dans ce domaine.
Tout cela reste fort vague sans doute, surtout que l'on revient au point de départ. Mais de cette évolution elle-même et des réactions qui l'ont guidée se dégage une proposition générale qui me parait certaine. Si on doit prendre pour acquis que par-delà sa juridiction exclusive sur le commerce interprovincial et international, le Parlement a, en vertu du paragraphe (2) de l'article 91, pouvoir de légiférer sur des matières qui sont proprement accessoires au commerce interprovincial et inter national, et même aussi possiblement sur des matières de réglementation générale affectant l'en- semble du pays, il faut bien prendre garde que l'exercice de ce pouvoir ne saurait de toute façon permettre un accaparement des pouvoirs des pro vinces sur le commerce local.
C'est parce qu'une loi générale sur la concur rence en tant que telle, donc une loi qui réglemen- terait la concurrence par-delà la détection, la pré- vention et la sanction d'actes réprouvés et prohibés, permettrait un tel accaparement qu'il ne me paraît pas possible de l'appuyer sur le pouvoir du Parlement en matière d'échanges et de com merce. La concurrence, en tant que moteur de notre système de production et de circulation des biens et des services, dépend de tant d'éléments et se présente sous tellement d'aspects qu'elle peut donner lieu à des législations aussi vastes que diversifiées. Admettre que, comme telle, elle est couverte par le pouvoir du Parlement en vertu du paragraphe (2) de l'article 91, ce serait ouvrir la porte à une possibilité d'empiétement des pouvoirs des provinces que la jurisprudence a, à mon sens, malgré ses hésitations persistantes, définitivement condamnée.
B. Le pouvoir résiduaire du Parlement a donné lieu, lui aussi, à une jurisprudence extrêmement vaste et parfois difficile à bien saisir. L'arrêt récent de la Cour suprême dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation 22 permet toutefois de voir plus clair à son sujet et même, il me semble, de faire nettement le point.
On a toujours admis sans difficulté que l'alinéa introductif de l'article 91 ne pouvait s'interpréter comme autorisant le Parlement à s'immiscer dans des champs de compétence provinciale sous le seul prétexte qu'une uniformisation du droit à travers le pays lui paraîtrait souhaitable. Mais par-delà cette donnée de base, deux tendances se sont mani- festées. Certains ont pensé que le pouvoir rési- duaire pouvait justifier une intervention législative fédérale dès lors que le problème qu'elle visait à résoudre avait atteint une dimension nationale. Pour les autres au contraire, en dehors d'une légis- lation portant sur un sujet distinct et précis ne se rattachant à aucun de ceux visés à l'article 92 (par exemple, l'incorporation de compagnies pour des fins autres que provinciales, 23 l'aéronautique, 24 la radio, 25 la capitale nationale 26 ), le pouvoir rési- duaire ne pouvait permettre une immixtion dans un domaine réservé aux provinces que dans le cas d'une situation d'urgence affectant l'ensemble du pays. La première tendance, qui a donné lieu à la doctrine dite «des dimensions nationales», pouvait se réclamer d'un certain nombre d'arrêts, les plus célèbres étant ceux de Russell c. La Reine 27 et Le procureur général de l'Ontario c. Canada Tem perance Federation 28 . Mais la seconde avait pour elle la grande majorité des autorités jurispruden- tielles.
Dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation la Cour suprême fut directement appelée à se prononcer sur la valeur respective de ces vues opposées. On soutenait en effet que la Loi mise en cause se
22 [ ‘ , " , 17 /6i 2 R.C.S. 373.
23 The Citizen Insurance Company of Canada c. Parsons (1881-82) 7 App. Cas. 96.
24 In re the Regulation and Control of Aeronautics in Canada [1932] A.C. 54 et Johannesson c. Rural Municipality of West St. Paul [ 1952] I R.C.S. 292.
25 In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada [1932] A.C. 304.
26 Munro c. La Commission de la Capitale nationale [1966] R.C.S. 663.
27 (1881-82) 7 App. Cas. 829.
28 [1946] A.C. 193.
justifiait au titre du pouvoir général résiduaire: d'abord, parce que l'inflation avait atteint des proportions qui soulevaient un problème de «dimension nationale»; et ensuite, parce que de toute façon, ce problème était tel qu'il en résultait une situation d'urgence affectant tout le pays. La Loi fut de fait validée, la majorité des membres du tribunal (les juges Beetz et de Grandpré étaient dissidents) reconnaissant qu'elle avait été adoptée en vue de pallier à une situation d'urgence, mais cinq des 9 juges prirent soin, en exprimant leur opinion, de rejeter expressément la doctrine des dimensions nationales. C'est le juge Beetz, qui en son nom et en celui du juge de Grandpré, écrit, sur le sujet, les notes les plus élaborées, s'employant avec soin à discuter tous les arrêts antérieurs d'im- portance, mais le juge Ritchie, qui rendait juge- ment pour lui-même et les juges Martland et Pigeon, n'en est pas moins catégorique lorsqu'il écrit la page 437):
Je ne crois pas que la validité de la Loi puisse reposer sur une certaine doctrine constitutionnelle tirée d'anciennes décisions du Conseil privé, toutes citées par le Juge en chef, doctrine dite de la «dimension nationale» ou de l'«intérêt national». Il n'est pas difficile d'envisager nombre de circonstances diverses sus- ceptibles d'évoquer un intérêt national, mais, du moins depuis l'arrêt Japanese Canadians, j'estime qu'il est admis qu'à moins que cet intérêt ne découle de circonstances exceptionnelles qui constituent une situation d'urgence nationale, le Parlement n'a pas le pouvoir de légiférer, sous le couvert de la clause de «la paix, l'ordre et le bon gouvernement», à l'égard de matières qui, en vertu de l'art. 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britanni- que, relèvent de la compétence exclusive des provinces. Sur ce point, je suis complètement d'accord avec les motifs rédigés par mon collègue M. le juge Beetz, lesquels motifs j'ai eu l'avantage de lire; je n'ai que peu à y ajouter.
Toutefois, je dois dire également que je ne suis pas d'avis que le pouvoir du Parlement d'adopter une loi comme celle dont il s'agit, prend sa source dans aucune des catégories de sujets énumérées à l'art. 91. La compétence législative du Parlement de décréter la Loi anti-inflation doit, selon moi, se fonder sur la clause de «la paix, l'ordre et le bon gouvernement» et l'étendue de la compétence fédérale découlant de cette clause ne peut, à mon avis, être élargie de façon à envahir le champ de compé- tence provinciale que lorsque la Loi vise directement à conjurer une véritable situation d'urgence dans le sens que j'ai indiqué.
Il est vrai que cette opinion des juges Ritchie, Martland et Pigeon n'était pas à la base de leurs conclusions et qu'on peut soutenir en conséquence que la question n'a pas été définitivement réglée. Il peut en être ainsi pour la Cour suprême mais non pour moi.
A mon avis, la concurrence, en tant que pièce moteur d'un système économique, ne constitue pas
un sujet de législation précis et autonome au même titre que ceux énumérés aux articles 91 et 92, ou encore au même titre que les compagnies incorpo- rées pour des fins autres que provinciales, l'aéro- nautique, la radio ou la capitale nationale. Il me semble qu'on peut dire de la concurrence et de sa promotion ce que le juge Beetz, en discutant de la Loi anti-inflation, S.C. 1974-75-76, c. 75, disait de l'inflation et de son endiguement (aux pages 457 et 458):
A mon avis, la constitution de compagnies pour des objets autres que provinciaux, la réglementation et le contrôle de l'aéronautique et de la radiocommunication, l'aménagement, la conservation et "embellissement de la région de la capitale nationale, sont des cas clairs de sujets distincts qui ne se rattachent à aucun des paragraphes de l'art. 92 et qui, de par leur nature, sont d'intérêt national.
Je ne vois pas comment les arrêts qui en ont ainsi décidé peuvent être invoqués à l'appui du premier moyen. Ces arrêts ont eu pour effet d'ajouter par voie jurisprudentielle de nouvel- les matières ou de nouvelles catégories de matières à la liste des pouvoirs fédéraux spécifiques. Cependant la jurisprudence n'en a ainsi décidé que dans des cas la nouvelle matière n'était pas un agrégat mais présentait un degré d'unité qui la rendait indivisible, une identité qui la rendait distincte des matières provinciales et une consistance suffisante pour retenir les limi- tes d'une forme. Il fallait aussi, avant de reconnaître à ces nouvelles matières le statut de matières de compétence fédérale, tenir compte de la mesure dans laquelle elles permettraient au Parlement de toucher à des matières de compétence provinciale: si un pouvoir fédéral désigné à l'art. 91 en termes généraux, tel que le pouvoir relatif aux échanges et au commerce, doit, selon la jurisprudence, être interprété de façon à ne pas embrasser et anéantir les pouvoirs provinciaux (arrêt Parsons) et détruire ainsi l'équilibre de la Constitution, les tribunaux doivent à plus forte raison se garder d'ajouter des pouvoirs de nature diffuse à la liste des pouvoirs fédéraux.
«L'endiguement et la réduction de l'inflation» n'est pas accep table comme nouvelle matière. C'est un agrégat de sujets divers dont certains représentent une partie importante de la compé- tence provinciale. C'est une matière totalement dépourvue de spécificité et dont le caractère envahissant ne connaît pas de limites; en faire l'objet d'une compétence fédérale rendrait illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux.
Sans doute, la mise en oeuvre d'une politique de production et de circulation des biens, fondée sur l'entreprise privée et la liberté du marché, con- cerne l'ensemble du pays qui ne peut à cet égard être vu que comme formant une seule unité écono- mique, et je n'ai aucune peine à admettre qu'une loi générale sur la concurrence, qui irait au-delà de la prévention et de la sanction de pratiques restric- tives et d'actes de concurrence déloyale prohibés, pourrait être d'intérêt national. Mais malheureuse- ment, puisqu'il n'est pas question d'urgence natio-
nale, je ne crois pas que dans l'état actuel de la Constitution, cela suffise pour que le Parlement puisse seul l'adopter.
Ainsi l'approche suggérée par les tenants de la constitutionnalité dans leur deuxième proposition n'est pas acceptable. Il ne paraît pas possible de considérer la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions comme une Loi générale sur la concur rence adoptée par le Parlement en vertu de son pouvoir de faire des lois sur les échanges et le commerce ou de celui de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du pays. Je pour- rais m'en tenir et disposer de la proposition elle-même sur cette seule base, mais, pour expli- quer pleinement ma pensée, je me permettrai d'al- ler au-delà et de raisonner dans l'hypothèse l'approche suggérée aurait été acceptable.
La proposition est à l'effet que les dispositions en cause se rattacheraient, sinon de façon immé- diate du moins de façon «vraiment accessoire«, à une Loi générale sur la concurrence. De cela non plus je ne suis pas convaincu.
La sanction d'un recours civil en dommages en faveur de la victime d'un acte criminel de concur rence déloyale ne me paraît pas nécessairement inhérente à une législation générale visant à main- tenir la concurrence; tout au plus peut-elle être vue comme proprement accessoire parce que requise pour assurer à la Loi une efficacité plus complète. Et de fait c'est ainsi qu'on présente le rattache- ment invoqué. L'existence d'un tel recours, dit-on, incite les particuliers à surveiller eux-mêmes le respect de la Loi et à dénoncer, par leurs poursui- tes civiles, les transgressions auxquelles elle pour- rait donner lieu. Et on prend l'exemple, concluant à cet égard, de la situation qui prévaut aux États- Unis apparemment, à la suite du Clayton Act (1914) qui s'est employé à étendre les droits d'ac- tions en faveur des particuliers, la majorité des poursuites antitrusts sont devenues privées. 29
29 C'est ce que rapporte B. C. McDonald, dans son étude intitulée «Private Actions and the Combines Investigation Act»
au chapitre 8 de la publication de Butterworths, Competition Policy, Fotoset by Howarth & Smith.
Que l'existence d'un recours civil soit suscepti ble d'apporter une plus grande efficacité à une Loi qui vise à empêcher des pratiques préjudiciables souvent difficiles à déceler, nul ne songerait à le contester. Mais pour expliquer l'adoption des dis positions attaquées à partir de cette observation, il faudrait prendre pour acquis que le recours n'exis- tait pas déjà. Or je ne crois pas qu'il en soit ainsi.
On ne saurait douter, je pense, que le recours existait déjà en droit québécois, en vertu du prin- cipe général de responsabilité sanctionné à l'article 1053 du Code civil. (Cf. Beullac, La responsabilité civile dans le droit de la province de Québec, 1948, p. 12; Nadeau, Traité pratique de la res- ponsabilité civile délictuelle, 1971, p. 221; en droit français, Planiol & Ripert, Traité pratique de droit civil français, 2e éd., T-6, p. 15, 12.) Le jugement soigneusement motivé rendu récemment par le juge Nadeau dans l'affaire Philippe Beau- bien & Cie Ltée c. Canadian General Electric Company Limited 30 , en est une illustration remar- quable. (Voir aussi, Roy c. Biais 31 ; Joyal c. Air Canada 32 )
En common law, la situation ne saurait certes donner lieu à une affirmation aussi simple et déci- sive, étant donné l'absence de principe général de responsabilité, mais elle ne paraît pas conduire à des résultats très différents.
On peut noter d'abord qu'une décision toute récente de la Cour suprême de la Colombie-Bri- tannique, longuement motivée par le juge Calla- han, reconnaît l'existence du recours civil de common law dans une affaire les faits étaient semblables à ceux invoqués dans la présente action (British Columbia Lightweight Aggregate Ltd. c. Canada Cement LaFarge Ltd. 33 ). Mais il y a surtout le principe que le juge Duff dans Philco Products, Limited c. Thermionics, Limited 34 , exprimait de façon fort laconique en ces termes: [TRADUCTION] «Si B commet un acte criminel dont la conséquence directe est que A subit un préjudice spécial, différent de celui que subissent
30 [1976] C.S. 1459.
31 [1931] 50 B.R. (Qué.) 164.
32 [1976] C.S. 1211.
33 Décision non encore rapportée du 24 août 1979.
34 [1940] R.C.S. 501,à la page 504.
les autres sujets de Sa Majesté, alors, en général, A jouit d'un recours contre B». Et je me permets de reproduire une longue citation prise du juge- ment de lord Denning dans l'arrêt de la Cour d'appel d'Angleterre, Ex parte Island Records Ltd, 35 qui portait précisément sur le recours civil possible de la victime éventuelle d'une offense criminelle:
[TRADUCTION] La portée de l'affaire Gouriet peut se résu- mer comme suit: lorsqu'une loi crée une infraction et l'assortit d'une peine sans toutefois prévoir de recours civil, la règle générale veut qu'un particulier ne puisse lui-même intenter une action au criminel, ni par injonction ni par action en domma- ges-intérêts. C'est au procureur général qu'il revient d'intenter une action, soit de sa propre initiative, soit à la demande d'un particulier qui lui «expose» les faits.
Mais il existe une exception à cette règle pour les cas l'acte criminel, en plus de causer un préjudice au public en général, cause ou est de nature à causer un préjudice spécial à un particulier. En effet, si un particulier peut démontrer que l'acte criminel porte atteinte à un de ses droits subjectifs, lui causant ainsi ou étant de nature à lui causer un préjudice spécial supérieur à celui causé au public en général, il peut alors intenter une action à titre particulier et demander la protection de son droit: voir les motifs des lords Dilhorne, Diplock, Edmund-Davies et Fraser dans l'arrêt Gouriet. Le tribunal peut, en pareils cas, accorder une injonction interdisant au délinquant de continuer ou de répéter son acte criminel. Et le défendeur ne peut vraiment pas objecter: «C'est un crime que je suis sur le point de commettre. Si une injonction est accordée et que j'y contreviens, je suis sujet à deux poursuites différentes pour un même fait—pour outrage au tribunal devant la juridic- tion civile d'une part et pour l'infraction même devant la juridiction criminelle d'autre part.» La réponse est simple: «Raison de plus pour ne pas enfreindre la loi. De cette façon vous ne serez pas sujet à deux poursuites différentes pour un même fait. Mais si malgré tout vous contrevenez à la loi, vous ne serez pas puni deux fois. Quel que soit le tribunal devant lequel vous vous trouverez, il tiendra compte de la peine que vous aura imposée, ou que pourra vous imposer, l'autre tribunal.»
L'exception ne s'applique toutefois que dans le cas un particulier est titulaire d'un droit subjectif qu'il a le droit de faire protéger. Cela a été précisé, il y a longtemps, par le juge en chef Holt dans l'arrêt Iveson c. Moore, cas d'espèce faisant autorité, il était saisi d'une affaire de nuisance publique par suite du barrage d'une voie publique menant à une houillère. C'était un acte criminel mais il a été décidé que le proprié- taire de la houillère pouvait intenter une action contre le délinquant à condition de prouver qu'il avait subi un préjudice spécial. Voici en quels termes s'est exprimé le juge en chef Holt: «... les actions en dommages-intérêts pour trouble de jouissance sont fondées sur les droits subjectifs; en l'absence d'un droit subjectif, le demandeur n'a aucun recours.»
La question se résume donc à ceci: le demandeur est-il titulaire d'un droit subjectif qu'il a le droit de faire protéger? La jurisprudence est unanime à répondre que quiconque
35 [1978] 3 All E.R. 824, aux pages 829 et 830.
exploite ou exerce un commerce ou une activité légitime a le droit d'être protégé contre toute entrave illégale dans l'exercice de son entreprise: voir Acrow (Automation) Ltd c. Rex Chain - belt Inc. Ce droit ressemble au droit de propriété. Toute personne a le droit à ce que l'accès à ses locaux ne soit obstrué ou gêné par de mauvaises odeurs (voir Benjamin c. Storr); toute personne a le droit d'exploiter à des fins lucratives un traversier sur la rivière Mersey sans subir de préjudice causé par un trafic ferroviaire qui se poursuit en contravention des lois pénales (voir Chamberlaine c. Chester and Birkenhead Railway Co); toute personne a le droit d'empêcher la circula tion d'écrits apocryphes, préjudiciables à ses intérêts (voir Emperor of Austria c. Day and Kossuth); toute personne a le droit d'empêcher la concurrence déloyale (voir les motifs du juge James dans Levy c. Walker); toute personne a le droit à ce que ses employés puissent se rendre sans entrave au travail, même si l'atteinte à ce droit n'est déclarée illégale que par une loi pénale (voir Springhead Spinning Co c. Riley), toute per- sonne a le droit à la non-ingérence de tiers dans ses relations contractuelles, sauf motif ou excuse légitime (voir National Phonograph Co Ltd c. Edison-Bell Consolidated Phonogra- phic Co Ltd; Torquay Hotel Co Ltd c. Cousins; et la cause récente des cricketeurs, Greig c. Insole), et tout travailleur a le droit d'obtenir son bulletin de paye dûment certifié, même si l'atteinte à ce droit n'est déclarée illégale que par une loi pénale (voir Simmonds c. Newport Abercarn Black Vein Steam Coal Co un jugement déclaratoire a été accordé).
Dans toutes ces causes, l'atteinte constituait soit un délit civil, comme la fraude ou la concurrence déloyale; soit un crime, comme le fait d'avoir commis une nuisance publique ou d'avoir contrevenu à une loi qui ne prévoit que des sanctions pénales; mais quelle que soit la nature de l'atteinte, la partie intéressée a le droit d'intenter elle-même son action en justice pour demander la protection de ses droits. Le défendeur ne peut simplement répondre: «J'ai commis un crime, donc vous ne pouvez me poursuivre.» Le droit serait dans un bien triste état si une personne pouvait s'exonérer par un plaidoyer semblable et causer impunément un préjudice spécial. Car il faut bien l'admettre: le droit criminel n'est d'aucun secours dans certains de ces cas—à tout le moins en l'espèce. La police n'a ni le personnel ni les moyens pour enquêter sur une infraction, dépister le délinquant et le traduire en justice. Elle n'a d'ail- leurs pas la volonté de le faire. Le procureur général non plus. On nous a dit qu'il a refusé de consentir à une action par quasi-demandeur (relator action) parce que aucun droit objec- tif n'est en cause. Par nécessité, donc pour que la loi soit respectée et que justice soit faite, les tribunaux doivent permet- tre au particulier d'intenter lui-même une action contre le délinquant dans les cas l'infraction commise cause un préju- dice spécial à ses droits et intérêts.
On peut donner à ce principe une portée plus étendue pour couvrir non seulement le droit de propriété ou des droits de même nature, mais aussi d'autres droits ou intérêts, tels que le droit de l'individu au respect de son nom et de son honneur (voir Margaret, Duchess of Argyll c. Duke of Argyll) et le droit à la transmission licite de son courrier (voir l'exemple que j'ai donné dans l'affaire Gouriet).
Je veux bien penser que les dispositions atta- quées ont clarifié, avantageusement réglementé et même possiblement élargi le recours civil auquel
pouvait déjà prétendre la victime d'un acte prohibé par la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions en se fondant sur les seuls principes de droit civil ou de common law. Je ne vois pas pour autant en vertu de quoi elles seraient vues plus favorable- ment que celles de l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, c. T-10, que l'arrêt MacDonald c. Vapor Canada Limited (pré- cité) refusa de valider, après que le juge en chef Laskin eut conclu, après les avoir analysées 36:
En définitive, soit que l'on considère l'al. e) de l'art. 7 isolément ou mieux, comme partie d'un petit système visé par l'art. 7 dans son ensemble, la conclusion doit être que le Parlement du Canada a, par une loi, embrassé ou élargi des droits d'action reconnus en matière civile relevant de la juridic- tion des tribunaux provinciaux et touchant des questions de compétence législative provinciale.
Au terme de cette longue analyse, que l'impor- tance et la complexité du problème soulevé requé- raient, je crois être en mesure de répondre aux questions qui m'ont été posées.
A la première question, je réponds: non. L'alinéa 31.1(1)a) et le paragraphe 31.1(3) de la Loi rela tive aux enquêtes sur les coalitions ne sont pas valides parce que ultra vires des pouvoirs du Parlement.
A la deuxième question, je réponds aussi, par voie de conséquence: non. Le paragraphe 31.1(3) ne pouvant avoir d'effet, cette Cour n'a pas compé- tence pour entendre la réclamation que fait valoir l'action telle qu'intentée.
Je ne dispose pas de l'action elle-même ni ne me prononce sur les dépens, puisque aucune demande n'a été soumise à cet effet.
36 [1977] 2 R.C.S. 134, la page 156.
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