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T-3203-76
La Reine (Demanderesse)
c.
Saskatchewan Wheat Pool (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Collier— Winnipeg, les 25 et 26 avril; Vancouver, le 19 juillet 1979.
Couronne Action fondée sur le manquement à une obli gation statutaire Le chargement de grain infesté est interdit par la Loi La défenderesse a chargé à son insu du grain infesté à bord d'un navire La Commission canadienne du blé, mandataire de la demanderesse, a reçu l'ordre de procéder à la fumigation La demanderesse cherche à recouvrer les frais de fumigation Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, c. 7, art. 38(1),(2), 61(1), 86a),b),c),d), 89(2).
Action en recouvrement des frais de fumigation d'une partie d'une cargaison de blé chargée des élévateurs de la défenderesse à bord d'un navire et dont l'infestation (qui constitue une violation de l'alinéa 86c) de la Loi sur les grains du Canada) a été découverte après l'appareillage du navire. La défenderesse n'était pas au courant de cette infestation. La Commission canadienne des grains, en vertu des pouvoirs qu'elle tient de la Loi, a ordonné à la Commission canadienne du blé de fumiger le grain entreposé dans les cales affectées. Comme le port de destination ne convenait pas pour cette tâche, la fumigation a eu lieu à Kingston. Les propriétaires du navire ont facturé à la Commission la location d'un remorqueur et le temps d'immobi- lisation du navire. Ce dernier, représentant ce que le navire aurait normalement rapporté sur une base journalière, donnait un chiffre supérieur aux surestaries calculées sur une base horaire. L'action de la demanderesse ne se fonde pas sur la négligence, mais simplement sur le manquement à une obliga tion statutaire prévue à l'alinéa 86c) de la Loi sur les grains du Canada. La défenderesse soutient a) que la Loi sur les grains du Canada ne crée aucun droit susceptible d'exécution par action civile de la part de personnes s'estimant lésées par le manquement à certaines obligations, b) que l'obligation prévue à l'alinéa 86c) n'est pas absolue mais assortie de réserves et qu'il n'y a pas manquement en cas de précautions raisonnables, et c) que les dommages-intérêts réclamés sont soit déraisonna- bles soit excessifs soit les deux à la fois.
Arrêt: l'action est accueillie. A la lumière de l'ensemble de la Loi, l'alinéa 86c) impose à la défenderesse une obligation dont l'exécution par voie judiciaire peut être demandée par toute personne lésée en raison d'un manquement à cette obligation. Alors que la diligence raisonnable peut être une défense contre une accusation criminelle au titre de l'alinéa 86c), il ne s'ensuit pas qu'elle en soit une contre une poursuite civile fondée sur l'inobservation de cet alinéa. La Cour rejette l'argument vou- lant qu'une bonne défense contre une accusation criminelle réduit le fardeau civil afférent à une obligation absolue à celui afférent à une obligation restreinte. Le législateur a imposé une interdiction absolue contre le chargement de grain infesté en vue de faire du grain une denrée valable sur les marchés intérieurs et d'exportation. La Commission a eu raison de payer
le montant réclamé par les propriétaires du navire et ce mon- tant, vu les circonstances, n'est pas déraisonnable. La Commis sion et le navire se sont trouvés en face d'une situation nouvelle.
Arrêt appliqué: Potts or Riddell c. Reid [1943] A.C. 1. Arrêts examinés: Lignes aériennes Canadien Pacifique, Ltée c. La Reine [1979] I C.F. 39; R. c. La ville de Sault Ste-Marie [ 1978] 2 R.C.S. 1299.
ACTION. AVOCATS:
Henry B. Monk, c.r., Edythe MacDonald, c.r.
et Deedar Sagoo pour la demanderesse.
E. J. Moss, c.r. pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.
Balfour, Moss, Milliken, Laschuk, Kyle, Vancise & Cameron, Regina, pour la défende- resse.
Ce gui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE COLLIER: La Commission canadienne du blé (ci-après appelée «la Commission») est un mandataire de la Couronne fédérale (la demande- resse). En 1975, la défenderesse exploitait à Thun der Bay (Ontario) deux élévateurs à grain termi nus autorisés. L'un est appelé le terminus 8.
La Commission détient un certain nombre de récépissés d'élévateur à grain terminus délivrés par la défenderesse. Le 19 septembre 1975, elle a ordonné, par l'entremise d'un mandataire, d'expé- dier une cargaison de blé sur le navire Frankcliffe Hall. Cette cargaison devait comprendre du blé canadien d'utilité générale 3 et du blé d'une autre classe. Seul le blé canadien d'utilité générale 3 est en cause en l'espèce. Les récépissés d'élé- vateur afférents à cette cargaison ont été remis à la défenderesse. Celle-ci a alors fait charger le blé canadien d'utilité générale 3 dans les cales 1, 3, 5 et 6 du navire. Cette opération fut effectuée conformément au paragraphe 61(1) de la Loi sur les grains du Canada'. Le chargement a com- mencé le 22 septembre 1975. Une partie du blé déchargé du terminus 8 était infesté de larves de cucujide roux. La défenderesse ignorait cette situa-
' S.C. 1970-71-72, c. 7.
tion. L'infestation a été découverte au cours d'une inspection effectuée par la Division de l'inspection des grains de la Commission canadienne des grains, des échantillons prélevés pendant le charge- ment par les inspecteurs du gouvernement.
L'infestation a été circonscrite au grain entre- posé dans les cales 5 et 6. Elle n'a été découverte qu'après que le navire eut quitté Thunder Bay, le 23 septembre 1975. La Commission canadienne des grains, en vertu des pouvoirs que la Loi lui confère, a ordonné à la Commission de fumiger les 237,569 boisseaux chargés dans les cales 5 et 6, ce qu'elle a fait.
Les faits exposés ci-dessus ne sont pas contestés.
La Commission prétend que la fumigation du grain infesté lui a coûté $98,261.55. La demande- resse, en sa qualité de mandant, cherche mainte- nant à recouvrer de la défenderesse ce montant.
La réclamation de la demanderesse se fonde non pas sur la négligence, mais simplement sur le manquement à une obligation statutaire. Elle pré- tend que la défenderesse n'a pas déchargé dans le navire du grain du genre ou de la classe mention- née dans les récépissés d'élévateur, comme le requiert le paragraphe 61(1) de la Loi sur les grains du Canada. En effet, le grain infesté n'était pas du blé canadien d'utilité générale 3. Elle prétend également que la défenderesse a violé l'ali- néa 86c) de la Loi en ce qu'elle a déchargé de son élévateur du grain infesté.
Voici les dispositions législatives pertinentes:
61. (1) Lorsque le détenteur d'un récépissé d'élévateur pour du grain, délivré par l'exploitant d'un élévateur de transborde- ment autorisé, qui peut légalement livrer le grain mentionné dans le récépissé à un autre élévateur ou à un destinataire à une adresse autre qu'un élévateur
a) demande que le grain soit expédié,
b) fait placer le long de l'élévateur pour transporter le grain, un moyen de transport qui peut recevoir le grain déchargé de l'élévateur et auquel le grain peut légalement être livré, et
c) rend le récépissé d'élévateur et paie les frais dus, en vertu de la présente loi pour le grain mentionné dans le récépissé,
l'exploitant de l'élévateur doit, sous réserve du paragraphe (7) de l'article 70, immédiatement décharger dans le moyen de transport le grain exigé dans le récépissé rendu ou la même quantité de grain du même genre et de la même classe.
86. L'exploitant d'un élévateur autorisé ne doit pas
a) délivrer un bon de paiement au comptant constatant l'achat de grain, un récépissé d'élévateur ni un autre docu ment présenté comme étant un accusé de réception de grain si le grain n'a pas été acheté ou reçu dans l'élévateur;
b) laisser en circulation pour une quantité de grain se trou- vant dans l'élévateur plus d'un bon de paiement au comptant ou plus d'un récépissé d'élévateur ou autre document consta- tant la réception du grain;
c) sauf en vertu des règlements ou d'un arrêté de la Commis sion, recevoir dans l'élévateur ou en décharger du grain, des produits à base de grain ou des criblures qui sont infestés ou souillés ou qui peuvent raisonnablement être considérés comme infestés ou souillés; ou
d) sauf avec la permission de la Commission, mélanger avec du grain dans l'élévateur toute autre matière que du grain.
Le paragraphe 9 de la déclaration énonce les principaux points de la cause d'action:
[TRADUCTION] 9. La défenderesse, à tort et contrairement aux termes des récépissés d'élévateur et des contrats y afférents, ainsi que de la Loi sur les grains du Canada, a omis de livrer du blé canadien d'utilité générale 3, lequel devait être déchargé de son élévateur terminus 8 à Thunder Bay, dans les cales n°s 5 et 6 du navire susmentionné. En outre, elle a, à tort et contrairement aux termes des récépissés d'élévateur, desdits contrats et de ladite Loi, déchargé dans les cales n°s 5 et 6, un total de 122,017.8 boisseaux de blé qui était infesté de larves de cucujide roux et qui n'était pas du blé canadien d'utilité générale 3.
Au cours de sa plaidoirie, Me Monk, avocat de la demanderesse, a admis que la preuve n'établis- sait pas que la défenderesse n'avait pas observé le paragraphe 61(1) de la Loi et qu'il n'invoquerait pas, par conséquent, son inobservation. Je n'insis- terai donc pas sur ce point.
La défenderesse avance les moyens suivants:
a) la Loi sur les grains du Canada ne crée aucun droit exécutoire par action civile en faveur de personnes qui prétendent avoir été lésées par le manquement à certaines obliga tions;
b) l'obligation énoncée à l'alinéa 86c) n'est pas absolue, mais restreinte. Du moment que la défenderesse a pris des précautions raisonnables, comme elle le prétend en l'occurrence, elle n'a manqué à aucune obligation;
c) les dommages-intérêts sont déraisonnables ou excessifs ou les deux.
Je passe au premier moyen de défense.
Pour déterminer si une violation de l'alinéa 86c) confère le droit d'intenter une action civile, on doit considérer l'ensemble de la Loi sur les grains du Canada. Elle prévoit des poursuites et des pénali- tés contre ceux qui contreviennent ou omettent de se conformer à ses dispositions. A titre d'exemple, je cite le paragraphe 89(2):
89....
(2) Quiconque contrevient ou omet de se conformer à une disposition de la présente loi, autre que l'article 59, ou à une disposition des règlements ou d'un arrêté de la Commission, autre qu'un arrêté portant paiement d'argent ou répartition de perte, est coupable d'une infraction et
a) s'il s'agit d'un particulier, est passible
(i) sur déclaration sommaire de culpabilité d'une amende de deux mille dollars au plus ou d'un emprisonnement d'un an au plus, ou de l'une et l'autre peine, ou
(ii) sur déclaration de culpabilité après mise en accusa tion, d'une amende de quatre mille dollars au plus ou d'un emprisonnement de deux ans au plus, ou de l'une et l'autre peine; ou
b) s'il s'agit d'une corporation, est passible
(i) sur déclaration sommaire de culpabilité, d'une amende de trois mille dollars au plus, ou
(ii) sur déclaration de culpabilité après mise en accusa tion, d'une amende de six mille dollars au plus.
Mais cela ne règle pas la question ni n'entraîne nécessairement la conclusion que des personnes lésées ne disposent pas de recours civils.
La Partie III de la Loi traite des permis délivrés aux exploitants d'élévateur et aux négociants en grains, ainsi que des droits et des obligations ratta- chés à ces permis. Aucun d'eux ne doit être délivré à moins que les requérants n'établissent à la satis faction de la Commission canadienne des grains («la Commission> dans la Loi) qu'ils sont financiè- rement capables de poursuivre ce genre d'exploita- tion et ne donnent une garantie pour assurer le respect de tous les engagements «relatifs au verse- ment de fonds ou à la livraison de grains» (article 36). Cette dernière peut également exiger une garantie supplémentaire au cours de la durée de validité d'un permis (paragraphe 38(1)). Les para- graphes 38(1) et (2) sont pertinents quant à la question de la responsabilité civile:
38. (1) Lorsque, à tout moment au cours de la durée de validité d'un permis, la Commission a des raisons de croire ou est d'avis que toute garantie donnée par le titulaire de permis n'est pas suffisante pour assurer le respect de tous les engage ments envers les détenteurs de documents relatifs au versement de fonds ou à la livraison de grains, la Commission peut, par arrêté, exiger du titulaire de permis qu'il donne, dans le délai que la Commission estime raisonnable, la garantie supplémen-
taire sous forme de cautionnement, d'assurance ou autrement qui, de l'avis de la Commission, est suffisante pour assurer le respect de tous ces engagements.
(2) Toute garantie donnée par un titulaire de permis pour ce permis peut être réalisée ou recouvrée
a) par la Commission; ou
b) par toute personne qui a subi une perte ou un préjudice en raison du refus ou de l'omission du titulaire de permis
(i) de se conformer à la présente loi, à tout règlement ou à tout arrêté établis sous son régime, ou
(ii) de verser des fonds ou de livrer du grain au détenteur d'un bon de paiement au comptant ou d'un récépissé d'élévateur établis par le titulaire du permis en application de la présente loi, sur présentation du bon ou du récépissé d'élévateur aux fins de paiement ou de livraison.
Il me semble logique qu'une personne, qui a subi une perte ou un préjudice par suite du refus ou de l'omission du titulaire d'un permis d'observer les obligations que la Loi lui impose, doit d'abord établir la responsabilité civile de ce titulaire avant de demander d'être indemnisée à même la garantie donnée par ce dernier. Ce qui nous ramène à la question de savoir si la Loi prévoit ou confère le droit d'intenter une action civile.
Les aspects juridiques de ce problème d'ordre général ont été récemment discutés par la Cour d'appel fédérale dans Lignes aériennes Canadien Pacifique, Ltée c. La Reine 2 . Voici en quels termes s'est exprimé le juge Le Dain aux pages 47 et 48:
On a dit que la question de savoir si le manquement à une obligation statutaire donnait à la personne lésée le droit d'inten- ter une action civile était affaire d'interprétation de la loi et devait donner lieu à [TRADUCTION] «un examen complet de ladite loi et des circonstances de son adoption, y compris le droit préexistant» (Cutler c. Wandsworth Stadium Ld. [1949] A.C. 398, la page 407). Il appert que la question comporte deux aspects: a) l'obligation imposée était-elle, au moins en partie, à l'avantage ou pour la protection de la catégorie de personnes à laquelle appartient l'appelante? b) dans l'affirma- tive, le droit d'action serait-il exclu s'il existe un recours ou une autre sanction en cas de manquement à l'obligation, ou encore l'exclusion serait-elle fondée sur un principe général? Il appert qu'il s'agit, en dernière analyse, d'une question de principe, surtout si la responsabilité de la Couronne est en cause. On doit distinguer entre la législation adoptée manifestement pour le bénéfice ou la protection d'une catégorie déterminée de person- nes, comme les dispositions prescrivant des normes de sécurité pour les travailleurs, dont l'affaire Groves c. Wimborne (voir
2 [1979] 1 C.F. 39, confirmant [1977] 1 C.F. 715.
Voir aussi: Orpen c. Roberts [1925] R.C.S. 364, motifs du
juge Duff, à la p. 370. Direct Lumber Co. Ltd. c. Western
Plywood Co. Ltd. [1962] R.C.S. 646, la p. 648. Cutler c. Wandsworth Stadium Ld. [1949] A.C. 398. Phillips c. Britan- nia Hygienic Laundry Co., Ltd. [ 1923] 2 K.B. 832.
note 6 ci-dessous) est un exemple d'application, et la législation qui impose une obligation générale de fournir un service public ou des installations à l'usage du public. Selon une opinion qui a été exprimée, dans ce dernier cas les tribunaux reconnaîtront plus difficilement le droit d'ester de la personne privée.
A mon avis, les objets de la Loi sont essentielle- ment ceux de la Commission, tels qu'énoncés à l'article 11:
Objets de la Commission
11. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi à cet égard, et des instructions données à l'occasion à la Commis sion, en vertu de la présente loi, par le gouverneur en conseil ou le Ministre, la Commission doit, dans l'intérêt des producteurs de grain, établir et maintenir des normes de qualité pour le grain canadien et réglementer la manutention du grain au Canada en vue d'obtenir une denrée valable sur les marchés intérieurs et les marchés d'exportation.
A la lumière de l'ensemble de la Loi, je conclus que l'alinéa 86c) impose à la défenderesse une obligation dont l'exécution, par voie judiciaire, peut être demandée par toute personne lésée en raison d'un manquement à cette obligation.
En deuxième lieu, la défenderesse prétend que l'obligation créée par l'alinéa 86c) n'est pas abso- lue, mais restreinte. Selon elle, l'alinéa, lorsqu'on l'interprète correctement, ne requiert de l'exploi- tant d'élévateur autorisé que de prendre des pré- cautions raisonnables pour ne pas décharger du grain infesté; le simple fait d'en avoir déchargé ne suffit pas à établir sa responsabilité civile. La défenderesse se fonde sur des jugements comme Hammond c. The Vestry of St. Pancras, l'on trouve les commentaires suivants ' :
[TRADUCTION] Il nous faut donc chercher ici l'interprétation correcte à donner à la Loi du Parlement. A mon sens, cela nous permettra de régler les deux points, car ils tournent autour de l'interprétation de l'art. 72. La déclaration n'accuse pas les défendeurs de négligence. Elle ne révèle aucune responsabilité de common law à leur encontre et ne peut être valable que si elle s'appuie sur la Loi. Les termes de l'art. 72 pourraient signifier ou bien qu'une obligation absolue est imposée aux défendeurs ou bien qu'ils sont seulement tenus de faire preuve d'une diligence raisonnable. Quelle est alors la règle d'interpré- tation applicable? Les défendeurs sont un organisme public auquel le législateur impose une obligation qui, même avec la plus grande diligence, n'est pas toujours possible à exécuter. Il est évident que, dans certains cas, un égout, en dépit de précautions raisonnables, peut être obstrué. On a d'ailleurs conclu en ce sens en l'espèce. Effectivement, le jury a jugé que la canalisation en brique était obstruée, mais que les défendeurs l'ignoraient et ne pouvaient pas le savoir, même en faisant preuve d'une diligence raisonnable. Il me semble contraire à la
(1873-74) L.R. 9 C.P. 316, la p. 322.
justice naturelle de dire que le législateur a eu l'intention d'imposer à un organisme public une responsabilité pour quel- que chose qu'aucune diligence raisonnable ne pouvait éviter. L'obligation peut malgré tout être absolue, mais elle doit alors être imposée dans des termes aussi clairs que possible. L'inten- tion du législateur doit être déduite des termes qu'il emploie et du sujet. Lorsque ces termes sont compatibles avec l'un ou l'autre point de vue, il ne faut pas les interpréter de manière à infliger une quelconque responsabilité, à moins que la partie que l'on veuille poursuivre n'ait pas fait preuve d'une diligence raisonnable dans l'exécution de l'obligation imposée. Par consé- quent, selon mon interprétation de l'art. 72, le conseil district ne doit pas être tenu responsable pour ne pas avoir curé les égouts en tout état de cause et en toutes circonstances, mais seulement lorsqu'en prenant des précautions raisonnables, il aurait pu et savoir qu'ils requéraient un curage et auraient pu être curés.
Le professeur Fleming' fait remarquer que le jugement Hammond a été rendu à l'époque de l'introduction de la doctrine préconisant une res- ponsabilité pour manquement à une obligation sta- tutaire, et que la tendance moderne est d'imposer, dans certains secteurs, sinon une responsabilité absolue, au moins une responsabilité plus stricte.
Pour sa part, la demanderesse se réfère à des jugements il a été décidé que tout manquement à une obligation engage la responsabilité du défen- deur, même lorsque celui-ci a fait preuve d'une diligence raisonnables. A mon avis, les règles de droit applicables sont énoncées avec exactitude dans la 3e édition de Halsbury 6 , dont voici un extrait:
[TRADUCTION] 693. Obligation absolue et obligation res- treinte. Dans bien des cas, l'obligation imposée par une loi est absolue, c'est-à-dire que pour prouver tout manquement à celle-ci, il suffit de prouver que les exigences de la loi n'ont pas été observées en fait et il n'est pas nécessaire dans une action introduite à cet égard que le demandeur établisse les motifs de ce manquement ou prouve que le défendeur n'a pas pris les mesures raisonnables pour exécuter l'obligation, et le défendeur ne peut normalement, quant à lui, s'exonérer en prouvant qu'il a pris toutes les précautions raisonnables pour en assurer l'exécution. Dans certains cas, l'obligation imposée par une loi est assujettie à des conditions expresses. Toutefois, en général, ce n'est qu'en interprétant la loi qu'il est possible de répondre à la question de savoir si une obligation imposée par une loi donnée est absolue, au sens mentionné auparavant, ou si elle est telle que le défendeur dans une action fondée sur un manque-
4 Fleming, The Law of Torts (4e éd.-1971, The Law Book Co. Ltd.), à la p. 131.
5 Voir, par exemple: Galashiels Gas Co., Ld. c. O'Donnell or Millar [1949] A.C. 275, aux pp. 282 285. Potts or Riddell c. Reid [1943] A.C. 1, aux pp. 24 et 25.
6 Halsbury's Laws of England (3e éd.-1961) vol. 36, par. 693, aux pp. 455à 457.
ment à cette obligation, pourrait s'exonérer en prouvant qu'en dépit d'une diligence raisonnable, il n'a pas pu éviter ce man- quement. Soulignons que plusieurs jugements relatifs à l'obliga- tion statutaire des administrations publiques locales d'entrete- nir des ouvrages, ont statué qu'elle n'est pas absolue. Mais je doute que l'on puisse étendre ces jugements à d'autres obliga tions prescrites par les lois. D'autre part, l'on a jugé absolue, dans bien des cas, l'obligation de prendre les mesures de sécurité imposées par les lois sur les manufactures, les mines et les carrières, ainsi que par d'autres lois protectrices semblables et leurs règlements d'application. Cela pourrait avoir pour effet de forcer un employeur à garantir que les machines ou l'équipe- ment qu'il est tenu d'entretenir, ne seront jamais défectueux. Nous examinerons plus loin le caractère absolu de la responsa- bilité statutaire d'un propriétaire de navires pour les dommages que son navire a causés à un port.
Mais la défenderesse fait en outre valoir l'argu- ment suivant: si elle avait été accusée d'une infrac tion aux termes de l'alinéa 86c), il aurait incombé au ministère public de prouver l'existence de la mens rea chez elle; or, elle aurait pu se défendre contre une telle accusation en démontrant qu'elle avait fait preuve d'une diligence raisonnable. Elle prétend, par conséquent, que la même théorie doit s'appliquer lorsqu'on cherche à la tenir civilement responsable. Elle invoque le jugement rendu par le juge Nay dans La Reine c. Schneider', l'accusé avait été inculpé d'une infraction aux termes du paragraphe 16(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé. Le juge a déclaré dans ses motifs que la mens rea était requise, mais que la preuve n'en avait pas été apportée.
Des arrêts récents de la Cour suprême du Canada traitent des catégories d'infractions crimi- nelles et des moyens de défense possibles, s'il en est. Le précédent s'intitule R. c. La ville de Sault Ste-Marie', le juge Dickson a prononcé le jugement de la Cour. Il déclare aux pages 1324 à 1326:
Nous sommes, par conséquent, devant une situation plu- sieurs tribunaux de ce pays, à tous les niveaux, jugeant d'infrac- tions contre le bien-être public préconisent (i) de ne pas exiger que le ministère public prouve la mens rea, (ii) de rejeter l'idée que la responsabilité suit inexorablement la simple preuve de l'actus reus, ce qui exclut toute défense possible. Les tribunaux suivent l'exemple donné par l'Australie il y a déjà longtemps et que plusieurs cours anglaises ont récemment essayé d'adopter.
On suggérera que l'introduction d'une défense fondée sur la diligence raisonnable et le renversement de la charge de la
' (1958) 26 W.W.R. 267.
8 [1978] 2 R.C.S. 1299, aux pages 1324 à 1326.
Voir aussi: La Reine c. Prue; La Reine c. Baril (C.S.C.—
[ 1979] 2 R.C.S. 547) et R. c. Gulf of Georgia Towing Co. Ltd.
[1979] 3 W.W.R. 84 (C.A.C.-B.).
preuve devraient être mis en vigueur par une loi. En réponse, il faut rappeler que le concept de responsabilité absolue et la catégorie juridique des infractions contre le bien-être public sont tous deux des créations du pouvoir judiciaire et non du législateur. Ce sont également des juges, au Canada aussi bien qu'en Australie et en Nouvelle-Zélande, qui jusqu'ici, dans les diverses décisions que j'ai citées, ont élaboré cette défense. La présente cause fournit l'occasion de consolider et de clarifier cette thèse.
A mon avis, l'approche correcte serait de relever le ministère public de la charge de prouver la mens rea, compte tenu de l'arrêt Pierce Fisheries et de l'impossibilité virtuelle dans la plupart des cas d'infractions réglementaires de prouver l'inten- tion coupable. Normalement, seul l'accusé sait ce qu'il a fait pour empêcher l'infraction et l'on peut à bon droit s'attendre à ce qu'il rapporte la preuve de la diligence raisonnable. Ceci est particulièrement vrai quand on allègue, par exemple, que la pollution a été causée par les activités d'une compagnie impor- tante et complexe. De même, il n'y a aucun mal à rejeter la responsabilité absolue et à admettre la défense de diligence raisonnable.
Selon cette thèse, il n'incombe pas à la poursuite de prouver la négligence. Par contre, il est loisible au défendeur de prouver qu'il a pris toutes les précautions nécessaires. Cela incombe au défendeur, car généralement lui seul aura les moyens de preuve. Ceci ne semble pas injuste, vu que l'alternative est la responsa- bilité absolue qui refuse à l'accusé toute défense. Alors que la poursuite doit prouver au-delà de tout doute raisonnable que le défendeur a commis l'acte prohibé, le défendeur doit seulement établir, selon la prépondérance des probabilités, la défense de diligence raisonnable.
Je conclus, pour les motifs que j'ai indiqués, qu'il y a des raisons impératives pour reconnaître trois catégories d'infrac- tions plutôt que les deux catégories traditionnelles:
I. Les infractions dans lesquelles la mens rea, qui consiste en l'existence réelle d'un état d'esprit, comme l'intention, la connaissance, l'insouciance, doit être prouvée par la poursuite soit qu'on puisse conclure à son existence vu la nature de l'acte commis, soit par preuve spécifique.
2. Les infractions dans lesquelles il n'est pas nécessaire que la poursuite prouve l'existence de la mens rea; l'accomplisse- ment de l'acte comporte une présomption d'infraction, lais- sant à l'accusé la possibilité d'écarter sa responsabilité en prouvant qu'il a pris toutes les précautions nécessaires. Ceci comporte l'examen de ce qu'une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances. La défense sera recevable si l'accusé croyait pour des motifs raisonnables à un état de faits inexistant qui, s'il avait existé, aurait rendu l'acte ou l'omission innocent, ou si l'accusé a pris toutes les précau- tions raisonnables pour éviter l'événement en question. Ces infractions peuvent être à juste titre appelées des infractions de responsabilité stricte. C'est ainsi que le juge Estey les a appelées dans l'affaire Hickey.
3. Les infractions de responsabilité absolue il n'est pas loisible à l'accusé de se disculper en démontrant qu'il n'a commis aucune faute.
Les infractions criminelles dans le vrai sens du mot tombent dans la première catégorie. Les infractions contre le bien-être public appartiennent généralement à la deuxième catégorie. Elles ne sont pas assujetties à la présomption de mens rea
proprement dite. Une infraction de ce genre tombera dans la première catégorie dans le seul cas l'on trouve des termes tels que «volontairement», «avec l'intention de», «sciemment» ou «intentionnellement» dans la disposition créant l'infraction. En revanche, le principe selon lequel une peine ne doit pas être infligée à ceux qui n'ont commis aucune faute est applicable. Les infractions de responsabilité absolue seront celles pour lesquelles le législateur indique clairement que la culpabilité suit la simple preuve de l'accomplissement de l'acte prohibé. L'économie générale de la réglementation adoptée par le légis- lateur, l'objet de la législation, la gravité de la peine et la précision des termes utilisés sont essentiels pour déterminer si l'infraction tombe dans la troisième catégorie.
Selon moi, alors que la diligence raisonnable peut être une défense contre une accusation crimi- nelle au titre de l'alinéa 86c), il ne s'ensuit pas qu'elle en soit une contre une poursuite civile fondée sur l'inobservation dudit alinéa. En d'autres termes, une bonne défense contre une accusation criminelle ne réduit pas le fardeau civil afférent à une obligation absolue à celui afférent à une obli gation restreinte. Lord Wright, dans Poils or Rid- dell c. Reid 9 rejette précisément ce genre de pré- tention. Il déclare entre autres:
[TRADUCTION] L'obligation imposée par le règlement 7 a trait non seulement à la construction initiale de la plate-forme, mais aussi à son entretien. Elle «doit être «soutenue»; aucune planche ou madrier «ne doit dépasser» la distance permise. S'il y a manquement à l'obligation, l'employeur, même s'il n'est pas à blâmer, est responsable des conséquences envers ses employés, du moins en l'absence de toute réserve énoncée dans la loi ou le règlement. Et même alors, il incombe à l'employeur de prouver qu'il a le droit de se prévaloir de cette réserve: Britannic Merthyr Coal Co., Ld. c. David ([ 1910] A.C. 74); Black c. Fife Coal Co., Ld. ([1912] A.C. 149). Toutefois, les lois dont il était question dans ces affaires, telles que les Factory Acts, traitent de responsabilité criminelle. L'obligation imposée par la common law s'y superpose. Les termes qui restreignent la portée de l'infraction criminelle ont naturellement trait à la responsabilité criminelle, de sorte qu'il reste encore à savoir s'ils assurent une défense contre des réclamations fondées sur la responsabilité civile du contrevenant. Naturellement, cela peut dépendre du libellé de la loi ou de l'ordonnance rendue sous son empire. Dans Watkins c. Naval Colliery Co. (1897), Ld. ([1912] A.C. 693, 705), lord Atkinson s'est dit d'avis qu'il incombe à l'employeur «de prouver les faits qui l'exonèrent de toute responsabilité «pour les actes accomplis par l'un de ses ouvriers en violation des «règles générales.» De même, lord Kinnear, dans Black c. Fife Coal Co., Ld. ([1912] A.C. 149, 165) a considéré la réserve énoncée dans la Coal Mines Regula tion Act, 1887, «comme une partie essentielle de la «définition de l'infraction» et a laissé entendre que si l'employeur peut prouver qu'il n'est pas fautif, il n'a commis ni infraction ni manquement à son obligation. Le point n'a pas été directement
9 [1943] A.C. 1, aux pp. 24 et 25. Voir aussi les motifs de lord Russell of Killowen aux pp. 17 et 18.
soulevé mais j'estime que les réserves clairement énoncées dans la loi, qui visent à fournir une défense contre la responsabilité criminelle, ne s'appliquent pas à la responsabilité civile encou- rue pour les dommages causés par suite du manquement à une obligation envers l'ouvrier.
J'adopte, en l'espèce, le point de vue énoncé par lord Wright.
J'ai indiqué précédemment à la page 413, quels sont, à mon avis, les objets de la Loi sur les grains du Canada. En vue de faire du grain une denrée valable sur les marchés intérieurs et d'exportation,
le législateur, selon moi, impose une interdiction absolue contre le déchargement de grain infesté.
Le raisonnement du législateur dans le présent cas peut possiblement être exprimé par les propos tenus par lord Radcliffe dans Brown c. National Coal Board, il était question de dispositions législatives pour la protection des ouvriers 10 .
[TRADUCTION] Sans aucun doute, lorsqu'il est question de santé publique, de sécurité ou de protection des ouvriers, le législateur a maintes et maintes fois imposé des obligations absolues en prévision des infractions qui pourraient être commi- ses contre eux sans mens rea ou même lorsque l'auteur d'une telle infraction aurait été dans l'impossibilité absolue d'observer l'obligation qui lui était imposée. Dans les circonstances, il lui incombe une responsabilité et non pas tant une obligation à remplir. Il est typique de créer de telles obligations en exigeant d'une personne le maintien en permanence d'un certain état de chose ou l'exécution inconditionnelle d'une chose déterminée. [C'est moi qui souligne.]
Par conséquent, le second moyen de défense échoue.
Enfin, la défenderesse prétend que les domma- ges-intérêts réclamés sont déraisonnables ou exces- sifs ou les deux.
Le Frankcliffe Hall a quitté Thunder Bay à destination d'un port du Saint-Laurent. Le 26 septembre, Port Cartier (Québec) lui a été désigné comme destination. Sa cargaison devait y être déchargée dans l'élévateur à grain. Quand l'infes- tation a été découverte, la Commission canadienne des grains, comme je l'ai déjà dit, a ordonné que le grain des cales 5 et 6 soit fumigé. L'élévateur de Port Cartier ne convenait pas pour cette tâche. La Commission a examiné la capacité et les possibili- tés des autres élévateurs des ports du Saint-Lau- rent. Finalement, elle a décidé que la fumigation
1 0 [1962] A.C. 574, la p. 592. Dans cette affaire, il a été
jugé que l'obligation du directeur de la mine était restreinte.
aurait lieu dans le port de Kingston. Le 29 septem- bre 1975, elle a ordonné au navire de s'y rendre. On a alors procédé à la fumigation et le navire a été immobilisé à Kingston de 14 h 20 le 29 septem- bre à 17 h 40 le 5 octobre.
Les propriétaires du navire ont réclamé à la Commission la somme de $75,437.50. Tout ce montant, à l'exception de $500, a été calculé sur la base de $11,000 par jour pour tout le temps le navire a été immobilisé. Les $500 restants repré- sentent le prix de la location d'un remorqueur. Le représentant des propriétaires du navire, qui a témoigné à l'audience, a dit que les $11,000 repré- sentent le montant que le navire aurait normale- ment rapporté. Les surestaries et frais d'escale normaux se seraient chiffrés à $400 l'heure. La différence dans les chiffres est donc de $1,400 par jour.
A mon avis, la Commission a eu raison de payer le montant réclamé par les propriétaires du navire et ce montant, vu les circonstances, n'est pas dérai- sonnable. La Commission et le navire se sont trouvés en face d'une situation nouvelle.
La défenderesse prétend que la Commission a agi de façon déraisonnable en ordonnant que la fumigation ait lieu à Kingston et que la cargaison soit rechargée et envoyée à Port Cartier. Elle aurait dû, selon elle, envoyer le navire à Port Cartier ou à Sorel et y faire décharger la cargai- son. Ainsi, le navire n'aurait pas été retenu et le grain aurait été fumigé à l'un de ces deux ports. D'ailleurs, il est maintenant permis à un navire infesté de se rendre à son port de destination, d'y décharger et d'y fumiger sa cargaison de grain (voir pièce 11). C'est donc ce que la Commission aurait faire.
Mais, il ressort de la preuve que cette infestation est la première qui se produise sur un navire. Les autres s'étaient produites dans des wagons. Face à cette nouvelle situation, j'estime que la Commis sion a agi raisonnablement, vu les circonstances. L'élévateur de Port Cartier ne convenait pas pour une telle fumigation; la Commission s'est donc enquise des autres installations et a finalement choisi Kingston.
La défenderesse prétend qu'elle aurait choisir l'élévateur de Sorel. Tout ce que je peux dire
maintenant, après coup, c'est qu'effectivement il y avait une possibilité. A mon sens, il n'y a pas motif à critiquer la décision de la Commission. La défenderesse prétend aussi que cette dernière aurait demander à la Commission canadienne des grains de prendre un arrêté en vertu de l'alinéa 100c) ou d) de la Loi, ordonnant aux exploitants des élévateurs de Port Cartier ou de Sorel de traiter le blé infesté. 11 s'agit encore de commentai- res donnés rétrospectivement. En outre rien ne prouve que la Commission canadienne des grains aurait rendu une telle ordonnance.
A mon sens, vu les circonstances, les dommages- intérêts réclamés par la demanderesse sont raison- nables et la défenderesse est tenue de les acquitter.
Elle doit donc verser à la demanderesse la somme de $98,261.55, et les dépens.
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