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T-4102-76
Eileen Ethel Beaton et Betty Frances Bryant (Demanderesses)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge en chef adjoint Thurlow—Vancouver, 7 septembre; Ottawa, 17 octobre 1979.
Couronne Loi de l'assurance des soldats de retour Revendication faite par les bénéficiaires éventuelles nommées du produit du contrat d'assurance établi en application de cette Loi Il échet d'examiner si les demanderesses sont les bénéficiaires du contrat, et si un changement de bénéficiaires, effectué par l'assuré en application d'une modification subsé- quente de cette Loi, avait pour effet de priver les demanderes- ses des droits qu'elles auraient eus à titre de bénéficiaires Il échet d'examiner, à titre subsidiaire, si les demanderesses ont droit aux dommages-intérêts, la Couronne ayant omis de notifier aux bénéficiaires éventuelles nommées les mesures prises en vue d'un changement de bénéficiaires Loi de l'assurance des soldats de retour, S.C. 1921, c. 52, modifiée Loi d'interprétation, S.R.C. 1927, c. 1, art. 19(1)c).
Les demanderesses revendiquent, à titre de bénéficiaires, le produit d'un contrat d'assurance établi en 1922 en application de la Loi de l'assurance des soldats de retour, sur la vie de feu leur père. La mère des demanderesses était nommée bénéfi- ciaire dans le corps du contrat, et les demanderesses nommées bénéficiaires éventuelles dans l'avenant figurant au verso. La police d'assurance était en la possession de la mère des deman- deresses et, à sa mort, en la possession de ces dernières. En 1960, le père des demanderesses signa et enregistra un docu ment portant changement des bénéficiaires du contrat. Ce changement ne fut notifié ni aux demanderesses ni à leur mère. La mère des demanderesses mourut en 1968, et leur père en 1972. A l'époque de l'établissement du contrat, la Loi prévoyait que tout changement devait se faire par voie d'avenant ou d'annexe à la police. Les modifications apportées en 1951 et en
1958 la Loi prévoyaient que l'assuré pouvait changer les bénéficiaires à tout moment par déclaration faite au moyen d'un document jugé satisfaisant par le Ministre. Les demande- resses font valoir qu'elles sont les bénéficiaires du contrat, et que le changement de bénéficiaires, effectué en 1960, ne saurait constituer une révocation de la désignation précédente de béné- ficiaires. A titre subsidiaire, les demanderesses concluent aux dommages-intérêts contre la Couronne qui a omis de notifier à leur mère le changement dans la désignation de bénéficiaires.
Arrêt: les demanderesses sont les bénéficiaires du contrat d'assurance et ont droit au produit de ce contrat. En common law, le bénéficiaire désigné du contrat d'assurance souscrit par une personne sur sa propre vie n'acquiert aucun droit en vertu de ce contrat s'il n'y est pas partie, à moins qu'il n'y ait eu création d'une fiducie portant sur le produit du contrat en faveur du bénéficiaire désigné. A la différence des Married Women's Property Acts de l'Angleterre qui créaient une fiducie en faveur des bénéficiaires quand les contrats étaient faits au profit de l'épouse ou des enfants, la Loi de l'assurance des
soldats de retour de 1920, modifiée en 1921, prévoit que le contrat est conclu au bénéfice de ces bénéficiaires et leur donne droit, aussi bien en common law qu'en equity, au versement du produit de l'assurance conformément aux conditions du contrat. Les cas qui permettent de procéder à la désignation d'un bénéficiaire après l'établissement du contrat d'assurance sont prévus de façon limitative, ce qui réfute toute idée de droit général pour l'assuré de révoquer une désignation de bénéficiai- res. Le contrat prévoit que les bénéficiaires peuvent être chan- gés conformément à la Loi, mais celle-ci ne comporte aucune disposition permettant le changement, sauf en cas de décès du bénéficiaire désigné ou de toute une classe de bénéficiaires. Les mesures prises en 1960 en vue d'un changement de bénéficiai- res ne privaient pas les demanderesses des droits qu'elles avaient à titre de bénéficiaires. La présomption selon laquelle la modification de la Loi ne visait pas à autoriser la diminution des droits des bénéficiaires déjà désignés au moment de son adoption doit prévaloir. Il s'ensuit que les modifications de 1951 et de 1958 ne portent pas atteinte aux droits des bénéfi- ciaires antérieurement désignés. La réclamation subsidiaire de dommages-intérêts est rejetée car il n'a pas été démontré que les demanderesses pouvaient exercer le droit d'action de leur mère lors même que celle-ci avait eu ce droit, ni que celle-ci, qui était décédée avant son époux, avait subi un préjudice quelconque.
Arrêts analysés: Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association [1892] 1 Q.B. 147; In re Engelbach's Estate, Tibbetts c. Engelbach [1924] 2 Ch. 348; Cousins c. Sun Life Insurance Society [1933] 1 Ch. 126. Arrêts mention- nés: Hull c. Le Roi [1940] R.C.E. 1; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Le ministre du Revenu national [1977] 1 R.C.S. 271.
ACTION. AVOCATS:
G. F. Culhane pour les demanderesses.
W. Scarth et G. P. Cassady pour la défenderesse.
PROCUREURS:
MacQuarrie, Hobkirk, McCurdy, Schuman, Culhane & van Eijnsbergen, Vancouver, pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF ADJOINT THURLOW: Les demanderesses réclament en l'espèce, en tant que bénéficiaires, le montant d'une police d'assurance établie le 1" juin 1922 par le Dominion du
Canada, en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour', sur la vie de feu leur père, Ralph Asser. Sa Majesté rejette cette réclamation et demande dans sa défense, sans qu'il s'agisse d'une demande reconventionnelle, qu'il soit déclaré que le montant de la police d'assurance est payable à Donald Asser, le fils de Ralph Asser.
Dans la déclaration modifiée qu'elles ont dépo- sée à l'ouverture de l'audience, les demanderesses réclament subsidiairement des dommages équiva- lant au montant de l'assurance, en raison du défaut pour Sa Majesté d'avoir informé leur mère, Frances Louisa Asser, décédée depuis, des mesures prises par leur père en 1960 pour changer les bénéficiaires de la police, l'empêchant ainsi de prendre les mesures propres à préserver les droits qu'elle avait à l'époque. A celà je répondrai, en premier lieu, que même si Mme Asser avait un droit d'action à cet égard, il n'a pas été démontré que les demanderesses pouvaient l'exercer dans la présente cause et, en second lieu, que Mme Asser étant décédée avant son époux, rien ne nous permet de conclure qu'elle a subi quelque perte ou dommage par suite des mesures prises pour changer le béné- ficiaire ou par suite du défaut de Sa Majesté de l'avoir informée de ce changement. Cette réclama- tion subsidiaire est donc sans fondement.
Il est allégué dans le cadre de la réclamation principale, que les demanderesses sont les bénéfi- ciaires de la police d'assurance et que les mesures prises en 1960 n'ont pu faire de Donald Asser le bénéficiaire de cette police.
La police d'assurance a été établie à la suite de la demande faite par Ralph Asser le 29 mars 1922. Jusqu'au décès de l'assuré, les primes mensuelles de $9.40 ont été prélevées sur sa pension d'invali- dité pour blessures de guerre. Elles ont d'abord été prélevées sur la partie de cette pension qui lui était régulièrement versée, puis, de 1926 1961, sur la partie régulièrement versée à son épouse, Frances Louisa Asser, à titre de pension alimentaire pour elle et les deux demanderesses et enfin, depuis 1961, la suite des mesures prises pour faire de Donald Asser le bénéficiaire de la police, sur la partie de la pension versée à Ralph Asser.
La demande d'assurance spécifiait que la police devait être envoyée à Mme Asser. Il est admis que
S.C. 1921,c. 52.
la police est restée en la possession de cette der- nière jusqu'à son décès, survenu en juin 1968, pour passer ensuite en la possession des demanderesses.
Dans le corps de la police, Frances Louisa Asser est désignée comme bénéficiaire. Il y a cependant à l'endos un avenant signé par le ministre des Finances et un membre de la Commission de pension, aussi signataires de la police, qui est ainsi rédigé:
[TRADUCTION] Ottawa, le 1°r juin 1922.
Si Frances Louisa Asser, la bénéficiaire désignée aux présen- tes, décède avant l'assuré, le produit de la présente police sera versé en parts égales à: Eileen Ethel Asser et Betty Frances Asser, filles de l'assuré, aux mêmes conditions.
Les demanderesses sont les deux filles de l'as- suré nommées dans l'avenant et, puisque leur mère est décédée avant leur père, elles sont les bénéfi- ciaires de l'assurance à moins que ce qui s'est produit en 1960 constitue une révocation valide en droit de la précédente désignation de bénéficiaires.
En août 1960, bien qu'il ne fût pas en possession de la police d'assurance, l'assuré a signé une for- mule de désignation de bénéficiaire de la police d'assurance à l'effet de [TRADUCTION] «révoquer toute désignation antérieure de bénéficiaire ou de bénéficiaire éventuel, toute répartition et tout mode de versement des sommes payables en vertu de la police» et d'indiquer que le produit de la police d'assurance devait, à son décès, être versé à son fils Donald Asser. Le surintendant des assu rances des anciens combattants a enregistré le document le 8 août 1960. Aucun avis du change- ment de bénéficiaire ni de son enregistrement n'a été transmis à Frances Louisa Asser; elle n'a pas eu connaissance, pas plus que les demanderesses, de ce qui s'était passé.
Frances Louisa Asser est décédée le 8 juin 1968. Le 8 juillet 1968, l'assuré épousait la mère de son fils, Donald Asser. L'assuré est décédé le 14 octo- bre 1972.
Les demanderesses soutiennent que la police d'assurance appartenait à leur mère en vertu de l'arrangement de séparation et que le fait qu'elle en avait la possession constituait un des termes de l'arrangement par lequel son droit à la police d'assurance se trouvait protégé, puisque à l'époque cette dernière a été établie et pendant plusieurs années par la suite, la Loi exigeait que tout chan-
gement soit fait par voie d'avenant ou d'annexe à la police même. Compte tenu de la situation que révèle le dossier et notamment de l'époque la désignation des demanderesses comme bénéficiai- res éventuelles a été faite et du fait que l'assuré a demandé de remettre la police d'assurance à son épouse dont il était séparé, je considère comme probable que la police d'assurance et les ententes auxquelles elle a donné lieu faisaient partie d'un arrangement entre l'assuré et son épouse quant à sa pension alimentaire et à celle des demanderes- ses, et que l'exclusion de l'enfant à naître du bénéfice de la police d'assurance constituait un acte délibéré de la part de l'assuré. Cependant, puisque les sommes payables en vertu de la police d'assurance étaient incessibles 2, à mon sens, aucune entente de cette nature entre l'assuré et sa femme ne pouvait lier Sa Majesté ni l'obliger à reconnaître des droits à la police d'assurance ou à son produit autres ou plus étendus que ceux qui découlent du contrat lui-même ou de la Loi qui en a permis la passation.
En plus, même si l'on pouvait affirmer que le maintien de l'assurance au bénéfice de l'épouse de l'assuré et des enfants de celle-ci si elle décédait avant lui, constituait une condition de l'arrange- ment entre l'assuré et sa femme, il ne s'agissait pas, à mon avis, d'un arrangement entre l'assuré et les demanderesses, non plus que d'un arrangement dont les demanderesses auraient être à un moment quelconque, ou seraient présentement, en mesure d'exiger l'exécution de la part de Sa Majesté, en admettant qu'elles sont en mesure d'en exiger l'exécution de qui que ce soit.
J'en viens maintenant à la question des droits des demanderesses, si elles en ont, à titre de bénéfi- ciaires de l'assurance.
Dans les cas le droit de la province relatif aux assurances s'applique, les contrats d'assurance-vie et les droits qui en découlent sont affectés par les lois de la province applicables à cette matière. En Angleterre, le droit pertinent à ces contrats a été modifié par les dispositions de les Married Women's Property Acts de 1870 et de 1882. En dehors des textes, l'assurance-vie et les droits des bénéficiaires désignés en vertu de contrats d'assu- rance-vie sont régis par le droit général des con
2 S.C. 1919-20, c. 54, art. 16.
trats. Tandis que le droit civil reconnaît et appli- que les stipulations faites à un contrat en faveur d'une personne qui n'y est pas partie, en common law, le bénéficiaire désigné nommément du contrat d'assurance souscrit par une personne sur sa propre vie n'acquiert aucun droit en vertu du contrat s'il n'y est pas partie, à moins qu'il n'y ait eu création d'une fiducie pour le produit de la police en faveur du bénéficiaire désigné. Même dans les cas il y a eu création d'une fiducie en faveur du bénéficiaire désigné, les exécuteurs du contractant sont les seules parties habilitées à poursuivre l'exécution du contrat en justice.
Le point de savoir s'il y a eu création d'une fiducie au profit du bénéficiaire dénommé dépend des circonstances particulières de chaque cas, mais il est bien établi que le seul fait de la mention dans la police ou la proposition que l'assurance est au profit d'un bénéficiaire nommément désigné ne suffit pas à créer une fiducie du produit de l'assu- rance en faveur du bénéficiaire, même si le lien entre lui et l'assuré est tel qu'il fasse présumer que la transmission au bénéficiaire constitue un don.
La Cour d'appel d'Angleterre expose la common law sur le sujet dans l'arrêt Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association', une affaire la Married Women's Property Act, 1882, 45 & 46 Vict., c. 75, s'appliquait. Dans cette affaire, l'as- suré, après avoir contracté une police d'assurance sur sa vie désignant comme bénéficiaires son épouse, si elle lui survivait, et, à défaut, son exécu- teur, avait été assassiné par son épouse. L'assureur avait refusé de verser le produit de la police d'assu- rance pour le motif que, puisque la bénéficiaire se trouvait être l'assassin, il était contraire à l'ordre public de lui permettre de tirer profit de son crime. La Cour a toutefois jugé que, bien qu'il y ait eu création d'une fiducie en faveur de l'épouse par suite de l'application de la Loi, comme il était devenu impossible de réaliser l'objet de la fiducie, il y avait fiducie implicite en faveur de la succes sion de la victime. Lord Esher M.R. s'est exprimé ainsi 4 :
[TRADUCTION] Cette police d'assurance revêt une forme un peu inusitée, qui, je le suppose, est d'invention récente. Elle ne spécifie pas dans le texte même par qui elle est souscrite, mais spécifie que, pour les contreparties y mentionnées, les défen- deurs acceptent l'assuré comme membre et promettent payer à
[l892] 1 Q.B. 147.
4 [1892] 1 Q.B. 147, aux pages 151 et 152.
son décès le montant de la police à son épouse, Florence Maybrick, si elle lui survit, ou à défaut, à ses exécuteurs testamentaires. Je vais d'abord examiner les effets juridiques de cette police d'assurance en faisant abstraction de la Married Women's Property Act. Le contrat est intervenu avec le mari et personne d'autre. La femme n'y est pas partie. En l'absence de la Loi, le droit de poursuivre l'exécution du contrat aurait sans doute été dévolu aux exécuteurs testamentaires du mari. La promesse étant telle qu'elle ne pouvait être remplie qu'après le décès du mari, il faut en conséquence qu'on ait envisagé que c'est à ses exécuteurs qu'il appartiendrait d'en exiger l'exécu- tion. La condition de laquelle dépendait le paiement de la somme est le décès de James Maybrick. Il n'était pas prévu d'exception si son décès résultait du crime d'une autre per- sonne, même s'il s'agissait du crime de sa femme. En consé- quence, la condition stipulée à la police d'assurance pour que la somme devienne exigible est remplie. Donc jusqu'ici, si ce n'était des considérations d'ordre public, les défendeurs n'au- raient pas de défense à opposer à une action des exécuteurs de James Maybrick. Abstraction faite de la Loi, quel peut être l'effet de stipuler que la somme sera payable à l'épouse? A mon sens, quant aux exécuteurs et aux défendeurs la stipulation n'a aucun effet. L'épouse n'est pas partie au contrat; je ne crois pas que les défendeurs jouissent d'un droit de regard quelconque sur la somme qu'ils étaient tenus de payer ni qu'ils puissent tenir compte de l'usage que les exécuteurs feront de l'argent. A mon avis, si l'on fait abstraction de la Loi, une police d'assu- rance comme celle-ci ne crée pas de fiducie en faveur de l'épouse. James Maybrick aurait pu, n'importe quand, modifier la destination de la somme comme il aurait pu en disposer par testament ou par donation. S'il l'avait fait, les défendeurs n'auraient pu l'en empêcher. Je crois que, si l'on fait abstrac tion de la Loi, l'épouse n'acquiert aucun droit du seul fait qu'elle est désignée comme bénéficiaire de la police d'assu- rance. Si le mari voulait que sa femme acquière des droits, il fallait qu'il lui lègue la somme par testament ou la lui trans- porte par acte entre vifs; autrement la somme est dévolue à ses exécuteurs ou administrateurs.
Le lord juge Fry a déclaré ce qui suit 5 :
[TRADUCTION] James Maybrick a assuré sa vie par la police d'assurance en cause en 1888. Par la proposition d'assurance, qui a été incorporée à la police, il a déclaré que l'assurance était prise au bénéfice de sa femme. Dans la police d'assurance même elle est d'ailleurs désignée comme bénéficiaire du produit de l'assurance pour le cas, qui s'est produit, elle survivrait à son mari. Indépendamment de la Married Women's Property Act de 1882, l'effet de cette opération a été, à mon avis, de former un contrat entre les défendeurs et James Maybrick, par lequel les défendeurs s'engageaient, sous une condition qui s'est réalisée, à verser à Florence Maybrick le montant de l'assu- rance de 2000 livres; le défaut de lui payer la somme constitue- rait une violation du contrat, mais le droit d'action découlant de l'inexécution du contrat appartiendrait aux exécuteurs de l'as- suré et non à la bénéficiaire. Indépendamment de la Loi, elle était étrangère au contrat; les parties contractantes auraient pu y mettre fin sans son consentement et l'inexécution du contrat ne lui donnait aucun droit d'action contre qui que ce soit.
5 [1892] 1 Q.B. 147, à la page 157.
Dans l'affaire In re Engelbach's Estate, Tibbetts c. Engelbach 6 , la Married Women's Property Act, 1882, ne s'appliquait pas, un père avait souscrit une police d'assurance dotation au profit de sa fille en bas âge, la dotation lui étant payable à elle, à la date fixée, vingt et un ans plus tard, à condition qu'elle soit toujours vivante. Le père était décédé avant la date ainsi fixée. Le juge Romer, après avoir cité une partie du passage précité des motifs du lord juge Fry dans l'affaire Cleaver, s'exprima en ces termes 7 :
[TRADUCTION] Il en résulte que, dans la présente affaire, la fille n'aurait pu exiger l'exécution de ce contrat de la compa- gnie d'assurance en son propre nom et qu'elle était absolument étrangère au contrat, auquel les deux parties auraient pu mettre fin sans son consentement. Il résulte aussi de cet arrêt que la seule stipulation que le produit de l'assurance sera payable à quelqu'un d'autre que l'assuré ne rend pas l'assuré fiduciaire de la police d'assurance ni de la somme au bénéfice de la personne ainsi désignée.
Puisque j'en arrive à la conclusion que la fille n'a acquis aucun droit, ni en common law, ni en equity, à la police d'assurance ou à son produit du seul fait qu'il est stipulé que le produit de la police lui est payable, il me reste à examiner si le testateur a pu se constituer fiduciaire pour sa fille de quelque autre manière.
Dans la formule de proposition que le père a remplie et signée, il a inscrit vis-à-vis des mots «Nom, prénoms et qualité du proposant» les mots «Edward Coryton Engelbach, pour sa fille Mary Noel, âgée d'un mois»; on soutient qu'il s'est par constitué fiduciaire de la somme payable en vertu de la police d'assurance.
Ce point a, à mon avis, été également tranché par l'arrêt Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association. ([1892] 1 Q.B. 157.) Dans le passage de ses motifs que j'ai cité plus haut le lord juge Fry dit: «Par la proposition d'assurance, qui a été incorporée à la police, il» (c'est-à-dire Maybrick) «a déclaré que l'assurance était prise au bénéfice de sa femme», et il conclut que, en faisant abstraction de l'art. 11 de la Married Women's Property Act de 1882, cette déclaration ne rendait pas M. Maybrick fiduciaire de la police d'assurance ou de son produit au profit de sa femme.
Cette affaire se distingue de l'affaire Cousins c. Sun Life Assurance Society 8 , l'épouse était décédée avant l'assuré et où, du fait d'une formu lation différente de la désignation de la femme comme bénéficiaire, la Cour d'appel a statué que la Married Women's Property Act, 1882 s'appli- quait de façon à constituer une fiducie en faveur de l'épouse et que celle-ci avait acquis immédiate-
6 [1924] 2 Ch. 348.
7 [1924] 2 Ch. 348, aux pages 353 355.
8 [1933] 1 Ch. 126.
ment un droit au contrat. Lord Hanworth M.R. dit ceci 9 :
[TRADUCTION] Dans la présente affaire, il est simplement énoncé dans la police d'assurance que «La présente police est délivrée au profit de Lilian Cousins, épouse de l'assuré, en vertu des dispositions de la Married Women's Property Act de 1882»; cet énoncé crée une fiducie en faveur de l'épouse. Il ressort de ces mots qu'elle a acquis le droit au produit de l'assurance dès la délivrance de la police d'assurance. J'ai cherché en vain une clause qui contienne une condition qui empêche la naissance d'un tel droit en faveur de l'épouse désignée à la police d'assu- rance. On a soutenu que l'article édicte que, en certaines circonstances, le produit de l'assurance revient à la succession de l'assuré pour en faire partie. Quelles sont ces circonstances?
11 est nettement dit qu'une police d'assurance comme celle-ci crée une fiducie et il est précisé que «Les sommes payables en vertu d'une telle police ne feront pas partie de la succession de l'assuré aussi longtemps que l'un quelconque des objets de la fiducie restera à atteindre.» Dans les circonstances et d'après les faits que nous devons examiner, pouvons-nous dire que tous les objets de la fiducie ont été atteints ou en reste-t-il à atteindre, de sorte qu'il n'y aurait pas ce que j'appellerais de fiducie par déduction en faveur de l'assuré? D'après les termes non équivo- ques de la police d'assurance, il reste l'obligation fiduciaire de remettre les sommes dues en vertu de la police d'assurance aux exécuteurs de Lilian Cousins, de sorte que la fiducie en sa faveur n'a pas pris fin par son décès. Il reste encore un objet de la fiducie à atteindre et, dans ces circonstances, les dispositions de la Loi empêchent en l'espèce toute transmission de droit au mari.
Le lord juge Lawrence, pour sa part, a dit ceci 10 :
[TRADUCTION] En vertu de la Loi de 1882, une police d'assu- rance souscrite par un homme sur sa propre vie et stipulée être au profit de l'épouse nommément désignée, a, à mon avis, les effets d'une déclaration valide de fiducie entre vifs en faveur de l'épouse et confère à l'épouse un droit acquis absolu à la police et aux sommes d'argent qu'elle assure à compter du moment la police est souscrite. Dans In re Adam's Policy Trusts (23 Ch. D. 525), une affaire relative à une police d'assurance souscrite, sous l'empire de la Loi de 1870, par un homme marié sur sa propre vie au profit de son épouse et de ses enfants, le juge Chitty dit (Ibid. 527): «Voici comment j'interprète la police d'assurance: il s'agit d'une déclaration de fiducie entre vifs et c'est une déclaration valide de fiducie. ... A mon avis, la portée de la police d'assurance et de la Loi, prises ensemble, est de constituer une déclaration d'executed trust et la Cour ne peut rien faire d'autre que d'exprimer son avis sur l'interpréta- tion des deux documents considérés ensemble. En souscrivant la police d'assurance, le disposant ne se réserve aucune faculté de distribution; donc il ne s'agit pas d'un executory trust, mais d'une fiducie définitive d'après le texte même du document. La question est alors celle-ci: quelle est l'interprétation correcte du document?» A mon avis, le passage que j'ai cité s'applique à une police d'assurance souscrite en vertu de la Loi de 1882. Il s'ensuit, que dans la présente affaire, puisque le demandeur a simplement déclaré dans la police d'assurance qu'elle était souscrite au nom de sa femme, celle-ci acquiert l'usufruit
9 [ 193 3] 1 Ch. 126, à la page 134.
10 [1933] 1 Ch. 126, aux pages 137 à 139.
absolu de la police d'assurance. Le demandeur aurait pu, sans doute, avoir souscrit la police d'assurance en vertu de l'art. 11 au profit de son épouse, si elle lui survivait, (comme dans Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association ([1892] 1 Q.B. 147) et dans In re Fleetwood's Policy ([1926] Ch. 48)) ou il aurait pu avoir souscrit une police d'assurance au profit de la femme qui, lui survivant, deviendrait sa veuve (comme dans In re Browne's Policy ([1903] 1 Ch. 188)), mais ce n'est pas ce qui s'est produit ici. Il a choisi de souscrire une police d'assu- rance au profit de celle qui était alors son épouse et il a de ce fait créé une fiducie dont on ne peut dire que l'objet était pleinement réalisé ou pour utiliser les termes de la Loi, qu'au- cun de ses objets ne restait à atteindre lors du pré-décès de son épouse. Il en résultait un droit acquis en faveur de l'épouse et ce droit faisait partie de sa succession et a été transmis à ses exécuteurs lors de son décès. C'est une chose étrange, si l'on tient compte de la thèse présentée par M. Cleveland-Stevens et M. Beyfus, que dans In re Fleetwood's Policy ([1926] Ch. 48) l'avocat ait soutenu que la police d'assurance ne tombait pas dans le champ d'application de la Loi parce que l'avantage conféré à l'épouse était assorti de la condition qu'elle survive à l'assuré. En réponse à cette prétention, le juge Tomlin dit ([1926] Ch. 53): «Il est vrai qu'elle» (la police d'assurance) «est stipulée souscrite au profit de l'épouse sous une condition donnée, mais le fait que l'avantage ait un caractère limité ou conditionnel ne l'empêche pas d'être un avantage au sens de la présente Loi. Je crois, en conséquence, que la police d'assurance crée une fiducie en faveur de l'épouse, mais seulement dans les termes de la fiducie.»
C'est, à mon avis, dans ce contexte du droit qu'il faut étudier les effets de la désignation comme bénéficiaire de Frances Louisa Asser et, au cas elle décéderait avant Ralph Asser celle des deman- deresses. Les lois provinciales relatives à l'assu- rance-vie et les Married Women's Property Acts d'Angleterre n'ont rien à voir avec la question. Cette question ne doit pas non plus être résolue en fonction du droit général sans tenir compte des lois écrites, puisqu'il y a une loi particulière qui s'ap- plique, qui a permis de conclure le contrat et en vertu de laquelle le contrat est intervenu. Il faut donc examiner l'effet de cette loi particulière sur la solution qu'on adopterait normalement. En vertu de la common law, abstraction faite des lois écri- tes, il est clair, à mon sens, que les demanderesses n'ont ni qualité pour poursuivre en vertu du con- trat ni droit à faire valoir sur le produit de la police au-delà de ce qui peut leur échoir à titre d'héritières de leur père.
En 1922, lors de l'établissement de la police d'assurance, la Loi applicable était la Loi de l'as-
surance des soldats de retour" de 1920, modifiée en 1921 12 . D'autres modifications ont été appor- tées dans les années subséquentes, notamment en 1951 et en 1958, modifications dont il faudra étudier les effets; lors de cette étude, il faudra toutefois se rappeler la présomption qui veut qu'une modification ne porte pas atteinte aux droits acquis en vertu de la Loi avant sa modifica tion. Cette présomption, qui a peut-être plus de force encore en droit civil québécois qu'en common law, exige qu'une loi soit interprétée, si possible, de façon à lui donner effet sans porter atteinte à de tels droits 13 .
Le titre long de la Loi est Loi portant création de l'assurance des soldats de retour par le Domi nion du Canada. En vertu du paragraphe (1) de l'article 3, le ministre des Finances peut «conclure avec un soldat de retour ... un contrat d'assurance stipulant le versement de cinq cents dollars ou de tout multiple de ce nombre, n'excédant pas, toute- fois, cinq mille dollars, en cas de décès de l'assuré». Les paragraphes suivants permettent à l'assuré de choisir le mode de paiement et de le modifier par une déclaration endossée sur la police ou y annexée. Le mode de paiement s'applique à la somme à payer au décès, à la somme à verser sous forme d'annuités et à la durée de versement des annuités. Le bénéficiaire pouvait aussi modifier le mode de paiement, avec le consentement du Minis- tre, après le décès de l'assuré.
Les articles 4 à 12, 16 et 20 sont ainsi rédigés:
4. Lesdits versements doivent être effectués à l'épouse, au mari, à l'enfant, au petit enfant, au père ou à la mère, au frère ou à la soeur de l'assuré, ou à toute autre personne qu'un règlement ci-après prévu peut déclarer autorisée à devenir bénéficiaire aux termes du contrat.
5. Si l'assuré est un homme marié, ou un veuf avec un ou plusieurs enfants, le contrat est au bénéfice de sa femme, ou de ses enfants, ou de l'un ou plusieurs de ses enfants, ou de sa femme et de l'un ou de plusieurs de ses enfants; et lorsque le contrat est conclu au profit de plusieurs, l'assuré peut répartir entre eux la somme assurée, suivant qu'il le juge à propos.
6. Si l'assuré est célibataire, ou veuf sans enfants, le contrat d'assurance doit être au bénéfice de sa future épouse, ou de sa
" S.C. 1919-20, c. 54.
12 S.C. 1921, e. 52.
u Voir Driedger, The Construction of Statutes, p. 137 et la
jurisprudence qui y est citée.
future épouse et de ses enfants, et l'assuré peut partager entre eux la somme assurée, selon qu'il le juge à propos; mais, sous réserve de l'article quatre de la présente loi, l'assuré peut désigner un ou plusieurs bénéficiaires alternativement à qui doit être versée la somme assurée, s'il décède célibataire, ou veuf sans enfants. Si l'assuré meurt célibataire, ou veuf sans enfant, et s'il n'a pas désigné un ou plusieurs bénéficiaires alternative- ment, la somme assurée tombe, subordonnément aux articles quatre et onze de la présente loi, dans la succession de l'assuré et en fait partie.
7. (1) Lorsqu'une femme est l'assuré et que le contrat est effectué au profit de plusieurs bénéficiaires, elle peut répartir entre eux la somme assurée, selon qu'elle juge à propos.
(2) Si l'assuré est une veuve, le contrat est au bénéfice de la personne ou des personnes rentrant dans les catégories mention- nées à l'article quatre de la présente loi, qui sont, dans une mesure importante, à la charge de la veuve, la preuve devant en être établie à la satisfaction du Ministre.
8. Tout partage, sous le régime des trois articles précédents, peut être fait dans le contrat d'assurance, ou par une déclara- tion y endossée ou annexée et signée par l'assuré.
9. (1) Lorsqu'une répartition a été faite, tel que prévu aux articles cinq et six de la présente loi, et qu'une ou plusieurs des personnes en faveur de qui la répartition a été faite décèdent du vivant de l'assuré, ce dernier peut, au moyen d'un acte par écrit mis à l'endos du contrat d'assurance ou y annexé, déclarer que les parts auparavant attribuées aux personnes ainsi décédées sont au bénéfice de son épouse et de ses enfants, ou de l'un ou de plusieurs d'entre eux, selon qu'il le juge à propos. Toutefois, l'assuré peut désigner dans cette déclaration une ou plusieurs personnes, visées à l'article quatre de la présente loi, à qui ces parts seront payées lors de son décès, s'il est célibataire, ou veuf sans enfants.
(2) A défaut de cette déclaration, les parts des personnes ainsi décédées sont au bénéfice du survivant ou des survivants des personnes en faveur de qui la répartition a été ainsi faite, en parts égales, s'il y a plus d'une personne.
(3) Si tous les ayants droit décèdent du vivant de l'assuré, ce dernier peut, au moyen d'un acte par écrit, mis à l'endos du contrat d'assurance ou y attaché, déclarer que la somme assu rée est au bénéfice de son épouse, si elle vit, ou de ses enfants survivants, s'il y en a, ou de l'un ou de plusieurs d'entre eux, ou de son épouse et de ses enfants ou, s'il est célibataire, ou veuf sans enfants, à l'époque de son décès, à toute autre ou à toutes autres personnes, mentionnées à l'article quatre de la présente loi, qu'il peut désigner, ou de son épouse et de l'un ou de plusieurs de ses enfants, dans les proportions qu'il juge à propos, et à défaut de cette déclaration, l'assurance est au bénéfice de son épouse, si elle vit, et de ses enfants, s'il y en a, en parts égales 14 .
(4) Si l'assuré survit à son épouse et à tous ses enfants, la somme assurée, subordonnément à l'article quatre de la pré- sente loi, est payable à tout autre ou à tous autres bénéficiaires qu'il peut désigner. S'il ne désigne pas d'autre bénéficiaire, la somme assurée doit, sous réserve des articles quatre et onze de la présente loi, faire retour à la succession de l'assuré et en faire partie.
t4 [Sic] S.C. 1921, c. 52, art. 4b).
(5) Un duplicata de toute déclaration faite en conformité du présent article et du précédent est déposé entre les mains du Ministre à l'époque cette déclaration est faite.
10. Si, au décès de l'assuré, une pension devient payable, en vertu de la Loi des pensions ou de la Loi des pensions du Royaume-Uni, ou de l'un des dominions de Sa Majesté (autre que le Dominion du Canada) ou du gouvernement de Sa Majesté, ou de l'une des puissances alliées ou associées de Sa Majesté dans la grande guerre, à une personne ou à des personnes rentrant dans les catégories mentionnées à l'article quatre de la présente loi, il est déduit du bénéfice payable sous l'empire de la présente loi la valeur actuelle globale de la pension ou des pensions ainsi payables, calculée d'après les bases prescrites par règlement établi en exécution des disposi tions de l'article dix-sept de la présente loi, et il doit dans ce cas être remis au bénéficiaire ou aux bénéficiaires, proportionnelle- ment à leurs intérêts respectifs, aux termes du contrat, la proportion des primes versées, (avec intérêt composé à quatre pour cent par année, capitalisé annuellement), que le montant de ladite déduction représente de la somme totale assurée sous le régime du contrat. Toutefois, le présent article ne s'applique pas, si le bénéficiaire de l'assurance est la femme de l'assuré et qu'une pension soit accordée sous l'empire de la Loi des pen sions à quelque autre personne ou quelques autres personnes nommées à l'article quatre de la présente loi.
11. (1) Si l'assuré survit à toutes les personnes à qui le bénéfice au décès peut être versé sous l'empire des dispositions de l'article quatre de la présente loi, ou si toutes lesdites personnes décèdent avant le dernier versement du bénéfice au décès, la succession de l'assuré a droit de recevoir seulement le montant par lequel la réserve existant en vertu du contrat à l'époque de la mort de l'assuré dépasse la somme des verse- ments ainsi faits.
(2) Dans le présent article, le mot «réserve» signifie la valeur nette des primes du contrat suivant la base des British Offices Life Tables, 1893, Om (5), avec intérêt au taux de quatre pour cent par année.
12. Quand nulle répartition n'est faite de la somme assurée, comme ci-dessus prévu, toutes les personnes intéressées à titre de bénéficiaires, sous l'autorité de la présente loi, sont censées y participer également, et elles y participent également.
16. La somme assurée payable en vertu du contrat est incessible et insaisissable par les créanciers de l'assuré ou du bénéficiaire.
20. Nulle demande d'assurance ne doit être reçue sous l'em- pire de la présente loi après le premier jour de septembre mil neuf cent vingt-deux.
A mon avis, l'objet premier de ces dispositions n'était pas de fournir à l'assuré un moyen d'aug- menter sa propre succession, mais plutôt de lui procurer la possibilité de pourvoir aux besoins de certaines classes de bénéficiaires susceptibles de dépendre de l'assuré pour leur subsistance. A la différence des Married Women's Property Acts qui créaient une fiducie en faveur des bénéficiaires
quand les contrats étaient faits au profit de l'épouse ou des enfants, la présente Loi stipule que le contrat serait fait au bénéfice de ces bénéficiai- res et, à l'article 4, il va encore plus loin, en stipulant que les versements doivent être faits à ces personnes. La Loi, à mon avis, leur confère un droit, aussi bien en common law qu'en equity, au versement du produit de l'assurance, selon les con ditions exprimées dans la police d'assurance 15 . De plus, le texte ne paraît pas permettre aux exécu- teurs de l'assuré d'exiger l'exécution du contrat, sauf dans les cas précis la Loi prévoit que la succession de l'assuré a droit de toucher le produit de l'assurance. Dans ces cas, elle stipule que le produit de l'assurance doit «faire retour à la suc cession de l'assuré et en faire partie». De plus, les cas qui permettent de procéder à la désignation d'un bénéficiaire après l'établissement de la police d'assurance sont limitativement précisés. Selon moi, ces dispositions suppriment tout droit général pour l'assuré de révoquer une désignation de béné- ficiaire ou de désigner ou de changer les bénéficiai- res. La police d'assurance contient la clause suivante:
[TRADUCTION] L'assuré peut changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires nommés dans la présente police d'assurance et la répartition des sommes d'argent qui en découlent, s'il y a plus d'un bénéficiaire, dans les cas et selon les modalités prévus dans la Loi de l'assurance des soldats de retour.
Cependant la Loi ne comporte pas de disposition permettant de tels changements, sauf en cas de décès du bénéficiaire désigné ou de toute une classe de bénéficiaires. Même dans de tels cas, l'assuré en plus d'être limité à désigner des bénéfi- ciaires parmi la classe des personnes admissibles, ne pouvait le faire, chose assez significative, qu'à l'égard de la part ou partie du montant de l'assu- rance qui était destinée aux bénéficiaires décédés. Il s'ensuit, d'après moi, qu'une fois désigné comme bénéficiaire, l'épouse ou l'enfant d'un assuré avait un droit de propriété à la police et à son produit dans la mesure de la proportion attribuée à chacun d'eux et, aussi longtemps qu'ils vivaient, ils ne pouvaient être dépouillés de ce droit par aucune forme de révocation de la désignation.
15 Dans l'affaire Hull c. Le Roi [1940] R.C.É I, Sa Majesté a été jugée responsable envers le bénéficiaire d'une police d'assurance dans une procédure par pétition de droit.
J'en conclus donc que, sous réserve de la modifi cation apportée en 1951 (dont je reparlerai plus loin), la révocation de la désignation des bénéfi- ciaires que Ralph Asser a voulu faire en 1961 n'a pas eu comme conséquence d'enlever aux deman- deresses leurs droits de bénéficiaires et, qu'au décès de leur mère du vivant de leur père, elles sont devenues, en vertu de la désignation inscrite à la police d'assurance, les seules bénéficiaires et qu'elles ont droit au produit de l'assurance.
J'examinerai maintenant la portée de la modifi cation de 1951, elle-même modifiée en 1958. C'est sur cette modification que Sa Majesté s'appuie. La police d'assurance elle-même énonce qu'elle est faite en vertu de la Loi et stipule expressément qu'elle est assujettie aux dispositions de la Loi, de ses modifications et de ses Règlements d'applica- tion [TRADUCTION] «de la même manière que si lesdites dispositions étaient énoncées au-dessus des signatures apposées aux présentes». Ce qui, à mon avis, a pour effet d'incorporer à la police d'assu- rance par renvoi les dispositions de la Loi avec les modifications déjà apportées à l'époque de l'éta- blissement de la police d'assurance, mais il est impensable, selon moi, qu'on ait voulu que le texte du contrat englobe toutes les modifications que le Parlement pourrait adopter par la suite. De plus, le libellé de la clause que j'ai citée plus haut permet difficilement d'affirmer que celle-ci englobe toutes les modifications à venir, puisqu'on n'en connais- sait pas alors la teneur et qu'elles n'auraient pas pu être énoncées au-dessus des signatures.
Mais se pourrait-il que les modifications appor- tées par la Loi de 1951 et elles-mêmes modifiées en 1958 amènent, à elle seule, au même résultat en donnant à l'assuré un droit nouveau de changer à tout moment les bénéficiaires et d'enlever aux bénéficiaires déjà nommés ce qu'ils avaient acquis en vertu de la police d'assurance et des dispositions antérieures de la Loi. Les modifications adoptées en 1951 ont abrogé les articles 4 à 10 inclusive- ment de la Loi et les ont remplacés par d'autres dispositions. Le nouvel article 4 couvre, à peu de choses près, les situations prévues aux anciens articles 5 à 9 inclusivement. Les modifications n'ont pas repris les dispositions de l'ancien article 4. Un nouvel article 5 a ajouté une disposition nouvelle à l'égard des bénéficiaires subrogés, classe qui ne comprend ni l'épouse ni les enfants, et a
défini les circonstances ils peuvent être nommés bénéficiaires. Un nouvel article 6 est ainsi rédigé:
6. Sous réserve des dispositions de la présente loi, l'assuré peut en tout temps changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires, ou le bénéficiaire subrogé ou les bénéficiaires subrogés, ou modifier le choix concernant le mode de paiement ou la réparti- tion du produit de l'assurance, en soumettant une déclaration dans ce sens au moyen d'un document qui soit satisfaisant pour le Ministre.
Pour interpréter ces dispositions, il y a, à mon avis, un certain nombre de choses qu'il ne faut pas perdre de vue. Les dispositions en cause s'appli- quent à un régime d'assurance dont les polices ont toutes été établies à la suite de propositions faites au plus tard le 31 août 1933, la date limite prévue à l'article 20 de la Loi de 1920 ayant été reportée à plusieurs reprises par autant de lois, dont la der- nière sous le chapitre 38 des Statuts du Canada de 1930. Les dispositions doivent donc être interpré- tées comme des dispositions qui s'appliquent à des contrats d'assurance déjà en vigueur au moment elles ont été adoptées.
Mais en vertu de l'alinéa 19(1)c) de la Loi d'interprétation 16 (où la présomption à l'égard de droits acquis en ce qu'elle s'applique à l'abrogation de dispositions législatives, est elle-même rendue une disposition législative) 17 , «à moins que l'inten- tion contraire ne soit manifeste», les droits que les personnes désignées comme bénéficiaires avaient acquis en vertu de l'article 4 de la Loi de l'assu- rance des soldats de retour, et qui sont selon moi des droits acquis aux sommes payables en vertu de l'assurance et dont la seule cause de caducité est la survivance de l'assuré au bénéficiaire, ne sont pas modifiés par l'abrogation de l'article 4.
En 1951, lors de l'adoption de ces modifications, la classe des soldats de retour de la grande guerre de 14-18, la seule admise à faire une demande d'assurance en vertu de la Loi, était formée de personnes dans la cinquantaine et plus; le temps était venu les enfants de ces soldats de retour étaient presque tous devenus adultes et n'étaient plus à leur charge. Il allait devenir de plus en plus fréquent que le changement du bénéficiaire de ces polices d'assurance, dans les limites étroites pré- vues par la Loi depuis 1922, s'impose à la suite du décès du vivant de l'assuré des bénéficiaires
16 S.R.C. 1927, c. 1.
" Voir: Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. M.R.N. [1977] 1
R.C.S. 271 motif du juge Dickson, à la page 283.
désignés.
Une disposition législative faisant dépendre de la seule volonté de l'assuré la désignation et les droits afférents de ces nouveaux bénéficiaires, ne portait nullement atteinte aux droits acquis des bénéficiai- res. Tels étaient, selon moi, la nature et l'étendue du nouvel article 6. Selon cette interprétation, la disposition ne pouvait ni diminuer les droits des bénéficiaires déjà désignés ni leur porter atteinte, mais devait s'appliquer à la classe de plus en plus nombreuse des bénéficiaires désignés après l'adop- tion de la nouvelle disposition.
De plus, les premiers mots de l'article («Sous réserve des dispositions de la présente loi») confir- ment, à mon sens, qu'on n'a pas voulu par la modification toucher à l'économie de la Loi ou aux droits conférés jusque-là par celle-ci. L'avocat de Sa Majesté a voulu interpréter ces premiers mots de façon étroite, en soutenant qu'ils ne s'appli- quent qu'aux restrictions quant aux classes de personnes qui pouvaient être bénéficiaires. Bien qu'il n'y ait pas de raison de douter que ces mots visent ces restrictions, l'expression ne renvoie pas à des dispositions particulières de la Loi. A cet égard, cette expression est sensiblement différente de celle du paragraphe 4(4) 18 («sous réserve des paragraphes un et deux»), qui renvoie aux mêmes restrictions. Par cette expression, l'article 6 est assujetti à toutes les dispositions de la Loi, y compris celles qui limitent le droit de désigner de nouveaux bénéficiaires aux cas de décès du bénéfi- ciaire déjà désigné et à concurrence de la part de ce dernier. De plus, si l'on accepte l'interprétation proposée, il serait, à mon avis, tout à fait inutile d'avoir une disposition qui donne le droit de dési- gner des bénéficiaires au décès de l'un de ceux qui sont déjà désignés; cette disposition de la Loi ferait double emploi. Le pouvoir conféré par l'article 6 est cependant assujetti à cette disposition.
Enfin, il n'est pas expressément prévu que la modification s'applique aux désignations de bénéfi- ciaires déjà faites, désignations que l'assuré n'avait pas le pouvoir de modifier ou de révoquer à ce moment-là.
18 S.C. 1951, c. 59, art. 3.
Ces considérations m'amènent à conclure que la présomption selon laquelle la modification de la Loi ne visait pas à autoriser la diminution des droits des bénéficiaires déjà désignés au moment de son adoption doit prévaloir.
L'article 2(2) du chapitre 41 des Statuts du Canada de 1958 abroge l'article 6 et édicte un nouvel article 6 le mot «éventuel» est substitué au mot «subrogé», le mot «éventuel» ayant rem- placé le mot «subrogé» dans des modifications apportées par la même Loi quant à la classe de bénéficiaires établie par la Loi de 1951 sous l'ap- pellation de bénéficiaires «subrogés». Ce change- ment ne modifie en rien, selon moi, le champ d'application de la disposition.
Il s'ensuit que l'article 6, tel qu'institué par la Loi de 1951 et modifié par la Loi de 1958, ne permettait pas la révocation, en 1960, de la dési- gnation faite des demanderesses comme bénéficiai- res de la police d'assurance en cause sous la condi tion, qui s'est réalisée, du décès de leur mère du vivant de l'assuré.
L'action est donc accueillie. Le jugement sta- tuera que les demanderesses sont bénéficiaires de la police d'assurance en cause et qu'elles ont droit au produit de l'assurance et aux dépens.
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