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T-4108-77
Thorne's Hardware Limited, Kent Lines Limited, Canaport Limited et Irving Oil Limited (Deman- deresses)
c.
La Reine aux droits du Canada et le Conseil des ports nationaux (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Dubé— Montréal, 8 janvier; Ottawa, 17 janvier 1980.
Droit maritime Conseil des ports nationaux Limites du port extensionnées de façon à inclure le lot d'eau et les installations portuaires des demanderesses Le Conseil a perçu des droits de port sur les navires utilisant les installa tions des demanderesses, sans offrir de services en retour Il échet d'examiner si l'ordre en conseil extensionnant le port est valide et si le règlement sur les droits de port est applicable Demande de remboursement des droits de port déjà payés Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, c. N-8, art. 7(1),(2), 8, 14 Limites du port de Saint-Jean détermi- nées, DORS/77-621 Tarif des droits de port, DORS/69- 111.
Les demanderesses avaient construit des facilités pour pétro- liers à leur lot d'eau situé à l'est du port de Saint-Jean. En 1977, les limites du port de Saint-Jean ont été extensionnées de façon à inclure le lot d'eau et les installations portuaires des demanderesses et le Conseil des ports nationaux a commencé à percevoir des droits de port en vertu d'un règlement concernant le tarif de ces droits, sans offrir de services en retour. Les demanderesses contestent la validité de l'ordre en conseil et l'applicabilité du règlement concernant les droits de port, et réclament le remboursement des droits déjà payés.
Arrêt: l'action est accueillie. L'ordre en conseil extensionnant les limites du port de façon à inclure les installations portuaires des demanderesses est intra vires des pouvoirs du gouverneur en conseil puisque ce dernier, en vertu de l'article 7 de la Loi sur le Conseil des ports nationaux, a juridiction sur le port de Saint- Jean et peut à l'occasion en étendre les limites. Les demande- resses sont des propriétaires riverains qui ont droit d'accès et de sortie ainsi que droit de mouillage sur leur propre lot d'eau. Ce droit fondamental ne peut être indirectement exproprié par le biais de l'extension des limites d'un port avoisinant. L'article 8 de la Loi stipule très clairement que rien à l'article 7, y compris l'extension des limites d'un port, ne confère au Conseil la juridiction ou la régie sur des droits ou biens privés dans les limites du port en question. Le règlement dont il est question ici ne vise que le droit d'entrée dans le port, un droit privé en ce qui concerne les vaisseaux des demanderesses à l'endroit de leurs propres installations. Bien que la Loi ne confère pas au Conseil un pouvoir général de taxation, il peut, en vertu de l'article 14, établir des règlements visant l'imposition et la perception de droits sur les navires qui entrent dans les ports, manifestement pour s'en servir. Cependant, le Conseil ne peut imposer des droits sur des navires qui se rendent à leur propre lot d'eau et se servent exclusivement de leurs propres facilités, sans recevoir aucun service du port: ces vaisseaux ne font que poursuivre l'exercice d'un droit privé dont ils jouissaient déjà.
ACTION. AVOCATS:
Léopold Langlois, c.r. et Michel St-Pierre
pour les demanderesses.
Paul Plourde pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Langlois, Drouin & Associés, Québec, pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE DURÉ: Les trois premières demande- resses (ci-après «Thorne», «Kent» et «Canaport») sont des filiales à part entière de la demanderesse Irving Oil Limited («Irving»). En juin 1969 Thorne est devenue propriétaire d'un lot d'eau situé à Mispec Point à l'est du port de Saint-Jean, Nou- veau-Brunswick. En 1971 Canaport s'est portée acquéreur d'une partie du lot les demanderesses ont construit des facilités d'ancrage et de transbor- dement pour les pétroliers opérés par Kent aux fins de déchargement de cargaisons d'huile dans les réservoirs des demanderesses. Ces réservoirs sont situés en bordure du lot d'eau en question et reliés par pipe-line à la raffinerie d'Irving située à Cour- tenay Bay à quelque cinq milles de Mispec Point.
Ces installations portuaires ont coûté 43 millions de dollars aux demanderesses lesquelles ont défrayé ces coûts de leurs propres fonds, sans apport du gouvernement.
Le 27 juillet 1977, le gouverneur en conseil (C.P. 1977-2115) [DORS/77-621] a extensionné les limites du port de Saint-Jean de façon à inclure le lot d'eau et les installations portuaires des demanderesses. Depuis cette date le Conseil des ports nationaux («le Conseil») perçoit des droits de port des pétroliers en question en vertu du Règle- ment BI concernant le tarif des droits de port [DORS/69-111]. A date, la somme de $128,- 033.21 à titre de droits de port sur les navires s'ancrant à Mispec Point a été prélevée par le Conseil.
Les demanderesses contestent la validité de l'or- dre en conseil et l'applicabilité quant à elles du
Règlement BI, et réclament le remboursement de la somme précitée.
L'article 7 de la Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, c. N-8, confère au Con- seil la juridiction sur certains ports canadiens, y compris celui de Saint-Jean, et autorise le gouver- neur en conseil à déterminer, à l'occasion, par décret les limites des ports nationaux. L'article 7 se lit comme suit:
7. (1) Aux fins de la présente loi et selon qu'il y est prévu, le Conseil a juridiction sur les ports suivants: Halifax, Saint-Jean, Chicoutimi, Québec, Trois-Rivières, Montréal et Vancouver; et il administre, gère et régit de la même manière
a) tous les ouvrages et biens qui, le 1e` octobre 1936, étaient administrés, gérés et régis par l'une des corporations;
b) tous autres ports, ouvrages et biens du Canada que le gouverneur en conseil peut transférer au Conseil pour qu'il les administre, gère et régisse.
(2) Les limites des ports d'Halifax, Saint-Jean, Chicoutimi, Québec, Trois-Rivières, Montréal et Vancouver sont celles que décrit l'annexe, ou celles que détermine, à l'occasion, un décret du gouverneur en conseil, lequel décret doit être publié dans la Gazette du Canada.
Le savant procureur des demanderesses allègue que l'ordre en conseil est nul, illégal, abusif, injuste, discriminatoire et ultra vires des pouvoirs du gouverneur en conseil en ce qu'il a été adopté pour des motifs impropres, soit pour permettre au Conseil de percevoir des droits sur les pétroliers des demanderesses sans offrir de services en retour.
Il paraît à la lecture des documents mis en preuve qu'un des facteurs, très important, moti- vant l'extension du port de Saint-Jean était sûre- ment l'accroissement des revenus de ce port. Par contre, il appert également que d'autres raisons très valables militaient en faveur de l'expansion du port, plus particulièrement la rationalisation des activités maritimes de toute cette région portuaire. De fait, l'expansion n'englobe pas seulement Mispec Point à l'est, mais également les développe- ments de Lorneville à l'ouest du port.
Le décret C.P. 1977-2115 est donc intra vires des pouvoirs du gouverneur en conseil puisque ce dernier, en vertu de l'article 7 précité, a juridiction sur le port de Saint-Jean et peut à l'occasion en étendre les limites. Sa validité, dans les circons- tances, ne peut être attaquée au motif de mauvaise
foi de la part du gouverneur en conseil.'
Cependant, il n'en découle pas inéluctablement que le Conseil peut prélever des frais de port à l'endroit d'installations privées déjà en place à l'intérieur des nouvelles limites du port.
Aux fins de l'article 7, le Conseil a donc juridic- tion sur tous les ouvrages et biens qui étaient en 1936 administrés par l'une des corporations consti- tuées pour administrer les ports et tous les autres ouvrages et biens du Canada que le gouverneur en conseil peut transférer au Conseil. Par contre, l'article 8 prescrit que rien à l'article 7 n'est censé conférer au Conseil la juridiction ou la régie sur des droits ou biens privés dans les limites d'un port relevant du Conseil.
Selon l'article 14 le gouverneur en conseil peut établir des règlements, non incompatibles avec les dispositions de la présente loi, pour la régie des divers ports et ouvrages y compris l'alinéa e) qui se lit comme suit:
14. (1) ...
e) l'imposition et la perception de droits sur les navires ou aéronefs qui entrent dans les ports, en font usage ou en sortent; sur les passagers; sur les cargaisons; sur les marchan- dises ou cargaisons de toute nature qui ont été introduites dans l'un des ports ou l'une des propriétés relevant de l'administration du Conseil ou qui en ont été prises, ou qui ont été débarquées, expédiées, transbordées ou emmagasinées dans l'un des ports ou sur l'une des propriétés ressortissant au Conseil, ou qui ont été déplacées à travers des propriétés dont l'administration relève du Conseil; pour l'usage de tout bien ressortissant au Conseil ou pour tout service rendu par le Conseil; et la stipulation des termes et conditions (y compris toute modalité visant la responsabilité civile du Conseil en cas de négligence de la part d'un fonctionnaire ou employé du Conseil) auxquels un tel usage peut être fait ou un tel service rendu;
L'article 5 du Règlement B1 précité en date du 11 mars 1969 se lit comme suit:
5. (1) Les droits de port prévus à l'Annexe sont exigibles à l'égard de tout navire qui entre dans un port ou qui y est utilisé.
(2) Les droits de port prescrits au présent Règlement sont exigibles du propriétaire immédiatement et ils doivent être payés au Conseil, à son bureau du port en question.
Les demanderesses allèguent que le Règlement B1 n'est pas applicable à leurs installations en ce
Vide Le procureur général du Canada c. Hallet & Carey Ld. [1952] A.C. 427.
que le Conseil n'a pas juridiction sur leurs biens privés et qu'il ne leur rend aucun service, ce qui constitue une taxation déguisée, ultra vires des pouvoirs du Conseil.
Dans leur défense les défendeurs allèguent que le Conseil offre des services aux demanderesses, notamment des services de maître de port, d'aide à la navigation, de gestion de la circulation mari time, de sécurité et de contrôle de pollution. Les demanderesses à leur réponse nient ces allégations et ajoutent que les services de maître de port existaient déjà et que les autres services précités ne sont pas offerts par les défendeurs mais bien par le ministère des Transports, services distribués gra- tuitement d'ailleurs à tout propriétaire de navire qui circule en eau canadienne.
A l'ouverture de l'audition le procureur des défendeurs admet que les services de maître de port existaient déjà et que les services d'aide à la navigation et de gestion de la circulation maritime sont offerts par le ministère des Transports plutôt que par le Conseil. Il ajoute que les services de maître de port, de sécurité maritime et de contrôle de pollution sont offerts aux usagers du port de Saint-Jean, y compris les demanderesses.
Les demanderesses sont des propriétaires rive- rains de par leurs titres de propriété. Elles ont droit d'accès et de sortie, ainsi que droit de mouil- lage sur leur propre lot d'eau.' A mon avis, ce droit fondamental ne peut être indirectement exproprié par le biais de l'extension des limites d'un port avoisinant. L'article 8 de la Loi stipule très clairement que rien à l'article 7, y compris l'extension des limites d'un port, ne confère au Conseil la juridiction ou la régie sur des droits ou biens privés dans les limites du port en question.
Le Conseil conserve, bien sûr, son droit d'impo- ser aux demanderesses des tarifs pour services fournis, tels que les droits d'amarrage, de corps morts, de mouillage, et de services d'eau ou d'élec- tricité au quai public, droits prévus par d'autres règlements. Mais le Règlement B1 dont il est question ici ne vise que le droit d'entrée dans le port, un droit privé en ce qui concerne les vais- seaux des demanderesses à l'endroit de leurs pro- pres installations.
2 Vide North Shore Railway Co. c. Pion (1889) 14 App. Cas. 612 C.P. et Ville de Montréal c. Harbour Commissioners of Montreal (1926) A.C. 299.
A mon sens, la Loi ne confère pas au Conseil un pouvoir général de taxation. 3 En vertu de l'article 14 le Conseil peut établir des règlements, non incompatibles avec les dispositions de la présente Loi, visant l'imposition et la perception de droits sur les navires qui entrent dans les ports, manifes- tement pour s'en servir. A mon sens, le Conseil ne peut imposer des droits sur des navires qui se rendent à leur propre lot d'eau et se servent exclu- sivement de leurs propres facilités, sans recevoir aucun service du port: ces vaisseaux ne font que poursuivre l'exercice d'un droit privé dont ils jouis- saient déjà.
L'économie générale de la Loi, telle que reflétée par les articles 24, 25, 26, 27 et 31, indique bien qu'il doit être tenu des comptes distincts pour chaque port relevant du Conseil et que les recettes qui en proviennent doivent être assignées exclusi- vement aux fins de chacun de ces ports. En d'au- tres mots, le Conseil ne peut devenir un agent de perception de droits pour aider à défrayer les dépenses encourues par le ministère des Trans ports, ou par d'autres organismes fédéraux dédiés à la sécurité maritime ou au contrôle général de la navigation. Le droit pour le Conseil de percevoir des taux est conforme à sa destination de corpora tion de services et lui permet d'exiger des droits pour les services rendus aux usagers. 4 L'entrée des pétroliers des demanderesses sur leur propre lot d'eau n'est pas un service rendu par le Conseil.
Indépendamment des technicités légales, il me paraît inéquitable que le Conseil puisse exiger des droits d'entrée de port sur des navires se dirigeant vers leurs propres installations, déjà en place avant l'extension des limites du port, et cela au même titre que sur les autres vaisseaux utilisant des installations portuaires construites aux frais du contribuable.
L'action des demanderesses est donc accueillie et il est déclaré que le Règlement B1 concernant le tarif des droits de port ne s'applique pas aux
3 Vide McQuillin, The Law of Municipal Corporations, volume 16, 1979; Renvoi relativement à la Loi sur l'organisa- tion du marché des produits agricoles [1978] 2 R.C.S. 1198; Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (1977) Cars- well, page 408; Lyon c. Fishmongers' Co. (1875-76) 1 App. Cas. 662.
4 Vide Port Credit Harbour Company c. Jones 5 U.C.Q.B. 144; Simpson c. Le procureur général [1904] A.C. 476 C.L.; Le Roi c. National Fish Company, Ltd. (1931) Ex.C.R. 75.
pétroliers des demanderesses mouillant aux facili- tés de ces dernières à Mispec Point dans les limites actuelles du port de Saint-Jean. Il est déclaré également qu'aucune somme n'est due aux défen- deurs à ce chapitre, et il est ordonné au Conseil de rembourser aux demanderesses la somme de $128,033.21 (sans intérêt) avec dépens.
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