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T-66-80
La Ligue canadienne de football (Requérante) c.
La Commission canadienne des droits de la per- sonne et Maryka Omatsu (Intimées)
Division de première instance, le juge Dubé— Toronto, 4 février; Ottawa, 11 février 1980.
Brefs de prérogative Prohibition Commission cana- dienne des droits de la personne Compétence Plainte d'acte discriminatoire fondé sur l'origine nationale ou ethnique faite contre la règle du joueur américain désigné de la L.C.F. La même plainte dirigée contre les Tiger-Cats de Hamilton a été jugée par la Commission ontarienne des droits de la personne Il échet d'examiner s'il y a lieu à prohibition pour interdire l'enquête de la Commission canadienne des droits de la personne au motif que le gouvernement du Canada n'a pas compétence sur la L.C.F. et que la plainte a été déjà jugée par la Commission ontarienne des droits de la personne Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, c. 33, art. 2, 3, 4, 33 The Ontario Human Rights Code, S.R.O. 1970, c. 318, art. 14(1) Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Vict., e. 3 (R.-U.) JS.R.C. 1970, Appendice 11, 5, art. 91(2), 92(10)a)) Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, c. 1-23, art. 11.
La requérante conclut à une ordonnance interdisant à la Commission intimée ou tout tribunal constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et à Maryka Omatsu de faire quelque enquête que ce soit sur la Ligue canadienne de football (L.C.F.), aux motifs que le gouverne- ment du Canada n'a aucune compétence sur cette dernière et que la plainte de Jamie Bone, joueur de football de l'équipe des Tiger-Cats de Hamilton, a déjà été entendue et jugée par la Commission ontarienne des droits de la personne. Jamie Bone soutient qu'il a fait l'objet, de la part de la L.C.F., d'un acte discriminatoire fondé sur son origine nationale et ethnique (canadienne en l'occurrence). Considéré comme joueur cana- dien, Bone n'a pu jouer au poste de quart-arrière à cause de la règle du joueur américain désigné que pratique la L.C.F.: lorsque quinze joueurs américains sont utilisés, l'équipe doit, avant le match, désigner quarts-arrières deux joueurs améri- cains. La même plainte, formulée auparavant contre les Tiger- Cats de Hamilton, avait été jugée par la Commission onta- rienne des droits de la personne.
Arrêt: la requête est rejetée. La plainte déposée devant la Commission fédérale n'est pas dirigée contre l'équipe de foot ball de Hamilton mais contre la L.C.F. et est fondée sur le fait que la règle du joueur américain désigné empêche les Cana- diens d'être engagés pour jouer au poste de quart-arrière pro- fessionnel. La décision de la Commission provinciale n'empêche pas la Commission fédérale de connaître d'une plainte contre la L.C.F. si elle a par ailleurs compétence. La Commission est requise par l'article 33 de statuer sur toute plainte à moins qu'elle ne l'estime irrecevable pour les motifs prévus aux sous- alinéas de cet article, notamment pour défaut de compétence. C'est à la Commission, et non à la Cour, qu'il appartient à ce stade de décider si la plainte ne relève pas de sa compétence. Il
est loin d'être «clair et indubitable» que la Commission est incompétente pour statuer sur une plainte contre la L.C.F. Les activités de cette dernière pourraient fort bien relever de la compétence fédérale en vertu de l'article 91(2) (réglementation du trafic et du commerce) ou de l'article 92(10)a) (entreprises s'étendant au-delà des limites de la province) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867.
Arrêts examinés: Bell c. The Ontario Human Rights Commission [1971] R.C.S. 756; Le procureur général du Canada c. Cumming [1980] 2 C.F. 122; Lodge c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration [1979] 1 C.F. 775.
REQUÊTE. AVOCATS:
G. D. Finlayson, c.r. pour la requérante.
G. Henderson, c.r. et E. Binavince pour les
intimées.
PROCUREURS:
McCarthy & McCarthy, Toronto, pour la requérante.
Gowling & Henderson, Ottawa, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE DUBÉ: La requérante («L.C.F.») demande que soit rendue une ordonnance interdi- sant à l'intimée («la Commission») ou tout tribunal constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne' et à Maryka Omatsu de faire quelque enquête que ce soit sur la L.C.F. aux motifs que le gouvernement du Canada n'a aucune compétence sur cette dernière et que la plainte de Jamie Bone, joueur de football de l'équipe des Tiger-Cats de Hamilton, a déjà été entendue et jugée par la Commission ontarienne des droits de la personne.
Jacob Gill Gaudaur déclare, dans l'affidavit déposé à l'appui de la demande, que la L.C.F. est une simple association composée de neuf équipes de football et régie par ses statuts. Il dit que le ministre du Travail du gouvernement de l'Ontario a établi un comité d'enquête en vertu du paragra- phe 14(1) de The Ontario Human Rights Code 2 pour enquêter sur la plainte du joueur de football
' S.C. 1976-77, c. 33.
2 S.R.O. 1970, c. 318, et ses modifications.
Jamie Bone. Ledit comité se composait unique- ment du professeur John D. McCamus. Après avoir entendu les parties, M. McCamus rendit sa décision le 16 août 1979.
Le 11 juillet 1979, Jamie Bone déposa une autre plainte contre la L.C.F., cette fois-ci en vertu des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il prétendait que la règle du joueur américain désigné, qui empêche lés Canadiens d'être engagés pour jouer au poste de quart-arrière professionnel, constituait à son égard un acte dis- criminatoire de la L.C.F. fondé sur son origine nationale ou ethnique (canadienne en l'occur- rence), et donc une violation des articles 7 et 10 de ladite Loi. Par suite de cette plainte, la Commis sion désigna Maryka Omatsu pour enquêter sur la question et présenter un rapport aux commissaires.
Le paragraphe 9 de l'article 8 des statuts de la L.C.F. stipule qu'une équipe membre est autorisée à inscrire sur la liste d'alignement pour un match un maximum de 33 joueurs, dont un maximum de 15 américains. Lorsque 15 joueurs américains sont utilisés, l'équipe doit, avant le match, [TRADUC- TION] «désigner quarts-arrières deux joueurs amé- ricains». Bone est considéré comme un joueur canadien au sens du paragraphe 11e), c'est-à-dire un joueur qui [TRADUCTION] «avant d'atteindre l'âge de 21 ans a résidé au Canada pendant dix- sept ans en tout.»
M. McCamus conclut son rapport en ordonnant à l'équipe de Hamilton de verser à Bone une compensation, de l'inviter à participer à un essai de cinq jours avec l'équipe et de lui offrir de conclure avec lui un contrat de louage de service pour la saison 1980. L'avocat de la requérante affirme que l'ordonnance a été et sera respectée et que les choses devraient en rester là.
Toutefois, la plainte déposée devant la Commis sion fédérale n'est pas contre l'équipe de football de Hamilton mais contre la L.C.F. et est fondée sur le fait que la règle du joueur américain désigné empêche les Canadiens d'être engagés pour jouer au poste de quart-arrière professionnel. La déci- sion de la Commission provinciale n'empêche donc pas la Commission fédérale de connaître d'une plainte contre la L.C.F. si elle a par ailleurs compétence.
L'article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que la Loi a pour objet «de complémenter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants». Un de ces principes est que tous ont droit à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées notamment sur la race ou l'origine nationale. Aux termes de l'article 3, la race et l'origine nationale ou ethnique sont décla- rés motifs de distinction illicite. L'article 4 prévoit que ces actes discriminatoires peuvent faire l'objet d'une plainte. L'article 32 prévoit que «... les individus ... ayant des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discrimi- natoire peuvent déposer une plainte devant la Commission ...». L'article 33 détermine comment la Commission doit statuer sur une telle plainte. Cet article dit entre autres ce qui suit:
33. Sous réserve de l'article 32, la Commission doit statuer sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime la plainte irrecevable dans les cas il apparaît à la Commission
b) que la plainte
(ii) n'est pas de sa compétence,
La Commission est donc, en vertu de l'article 33, tenue de statuer sur toute plainte à moins qu'elle ne l'estime irrecevable pour les motifs prévus aux sous-alinéas dudit article, notamment pour défaut de compétence. C'est donc à la Com mission, et non à la Cour, qu'il appartient à ce stade de décider si la plainte est de sa compétence.
Dans l'arrêt Lodge c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration 3 , appel porté devant la Cour d'appel fédérale d'un jugement de la Division de première instance rejetant une demande d'injonc- tion visant à interdire au Ministre d'exécuter des ordonnances d'expulsion tant que n'aurait pas été réglée une plainte, déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, préten- dant que les procédures d'expulsion équivalaient à un acte discriminatoire interdit par cette Loi, la Cour a décidé qu'elle ne pouvait déterminer s'il y avait eu acte discriminatoire au sens de la Loi, car la compétence pour statuer sur une telle question
3 [1979] 1 C.F. 775.
revenait à la Commission créée par la Loi. Le juge Le Dain, au nom de la Cour, affirme ce qui suit à la page 786:
Il est préférable, je crois, que ces questions soient tranchées en premier lieu par la Commission, comme le stipule l'article 33, avant qu'un tribunal soit appelé à statuer.
Dans Le procureur général du Canada c. Cum ming 4 , un bref de prohibition était demandé pour empêcher Peter Cumming d'agir en sa qualité de membre d'un tribunal des droits de la personne institué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La plainte énonçait que Revenu Canada, Impôt, commettait un acte discri- minatoire en refusant à la requérante, en raison de sa situation de famille, une déduction pour une personne à charge dans le calcul de son revenu imposable. Le juge en chef adjoint Thurlow (main- tenant juge en chef de la Cour) s'est exprimé en ces termes à la page 129:
Notons qu'en vertu de l'article 33, la Commission doit sta- tuer sur toute plainte sauf si elle estime, notamment, que la plainte n'est pas de sa compétence. Aux termes de l'alinéa 36(3)b), par référence aux sous-alinéas 33b)(ii) à (iv) la Com mission doit également rejeter la plainte si elle estime que la plainte ne relève pas de sa compétence. Donc, par déduction, si elle ne rejette pas la plainte pour l'un des motifs énoncés, la Commission doit statuer sur celle-ci en vertu d'autres disposi tions de la Loi.
Il a ajouté, à la page 130:
Selon moi, le requérant, en substance, demande à la Cour de se substituer au tribunal et de statuer sur une question qui relève de la compétence du tribunal aux termes de la Loi.
Le savant juge a ainsi conclu aux pages 132 et 133:
Il est préférable pour la Cour de laisser le tribunal tenir ses enquêtes librement et de ne pas le lui interdire, sauf dans les cas il est clair et indubitable que le tribunal n'est pas compétent pour statuer sur la question qui lui est soumise. Tel n'est pas le cas en l'espèce, à mon sens. [C'est moi qui souligne.]
En l'espèce, il est loin d'être «clair et indubita ble» que la Commission est compétente pour sta- tuer sur une plainte contre la L.C.F. Je le répète, la présente plainte ne concerne pas un contrat de louage de service entre un joueur de football et son équipe, question ressortissant manifestement à la compétence provinciale et dont a connu, à bon droit, la Commission ontarienne. La présente plainte soulève un problème beaucoup plus vaste.
4 [1980] 2 C.F. 122.
Les statuts de la L.C.F. prévoient que ses mem- bres peuvent être de n'importe au pays: il y a actuellement neuf membres venant de six provin ces canadiennes. Le calendrier des matchs com- prend des rencontres interdivision et chaque équipe dispute des matchs dans les six provinces. Les matchs sont télédiffusés au Canada et aux États- Unis. L'article VII des statuts prévoit la réparti- tion des recettes et un mécanisme de péréquation dit equalization pool. L'article V prévoit que lors- que des fonds sont requis pour payer les dépenses de la Ligue, le Commissaire demande sa quote- part à chaque membre, qui doit la fournir sans délai. Chaque année, la partie des revenus tirés des droits de télédiffusion au Canada qui dépasse une certaine somme est versée à la L.C.F., qui en remet les trois quarts à la Section Ouest et le quart à la Section Est. Les droits des matchs télédiffusés à l'extérieur du Canada sont partagés également entre ses membres. Il existe évidemment une inter- dépendance économique entre les équipes et les activités de la Ligue s'exercent dans plusieurs provinces.
Comme l'a signalé l'avocat de la Commission, ces activités pourraient fort bien relever de la compétence fédérale en vertu de l'article 91(2) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (réglementation du trafic et du commerce) ou de l'article 92(10)a) (entreprises s'étendant au-delà des limites de la province) de la Constitution.
L'objet de la Loi, on s'en souvient, est «de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet des principes s'inscrivant] dans le champ de compétence du Parlement du Canada». L'article 11 de la Loi d'interprétations prévoit que chaque texte législatif est censé réparateur et doit «s'interpréter de ... façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ses objets.»
L'avocat de la requérante a beaucoup insisté sur l'arrêt Bell c. The Ontario Human Rights Com mission 6 . La Cour suprême du Canada a statué dans celui-ci que l'appelant n'était pas tenu d'at- tendre que le comité d'enquête ait décidé si cer- tains logements étaient visés par le Code avant de chercher à faire trancher cette question par une
5 S.R.C. 1970, c. 1-23.
6 [1971] R.C.S. 756.
cour de justice au moyen d'une demande d'ordon- nance de prohibition. Une ordonnance de prohibi tion fut rendue contre la Commission ontarienne. Toutefois le The Ontario Human Rights Code, 1961-62, S.O. 1961-62, c. 93, n'obligeait pas à cette époque la Commission à enquêter sur une plainte et ne comportait pas une disposition sem- blable à l'article 33 relativement à la compétence. La Loi ontarienne fut modifiée peu après pour obliger la Commission à faire enquête.'
Dans la décision qu'il rendait dans l'affaire Cumming (précitée), le juge en chef adjoint Thur - low (tel était alors son titre) mentionna l'arrêt Bell et approuva le jugement du juge en chef de la Saskatchewan, Culliton dans Re CIP Paper Pro ducts Ltd. et Saskatchewan Human Rights Com mission 8 . Ces deux extraits se trouvent à la page 131 de la décision.
La Cour a sans aucun doute le droit, quand la compétence d'un tribunal inférieur dépend d'un point de droit clair et distinct, de statuer sur ce point et, si elle conclut que le tribunal n'est pas compétent, d'interdire à ce dernier d'entendre la cause. Voir Bell c. The Ontario Human Rights Commission ([1971] R.C.S. 756). Mais comme l'a souligné le juge en chef de la Saskatchewan Culliton dans Re CIP Paper Products Ltd. et Saskatchewan Human Rights Commission ((1978) 87 D.L.R. (3e) 609), à la page 612:
[TRADUCTION] Il faut prendre garde d'étendre indûment l'application de la décision dans Bell c. Ontario Human Rights Commission (précitée). Dans cette affaire, la Cour a dit simplement que lorsque la compétence du tribunal dépend d'un point de droit clair dont la résolution ne repose pas sur des faits particuliers ce point peut être résolu sur une requête de prohibition. La Cour n'a pas dit qu'il y a lieu d'accorder la prohibition si, d'après la prétention, la plainte n'est pas fondée aux termes de la loi que le plaignant invoque.
La demande est donc prématurée et doit être rejetée avec dépens.
ORDONNANCE La requête est rejetée avec dépens.
Le paragraphe 12(1) de la Loi de 1961-62 prévoyait que la Commission [TRADUCTION] «peut enquêter sur la plainte». Le paragraphe 14(1) de la Loi modifiée [S.O. 1974, c. 73, s. 5] prévoit maintenant que la Commission [TRADUCTION] «doit enquêter sur la plainte».
8 (1978) 87 D.L.R. (3e) 609.
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