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A-651-79
La Reine (Appelante) c.
Eileen Ethel Beaton et Betty Frances Bryant (Intimées)
Cour d'appel, les juges Pratte et Le Dain et le juge suppléant Verchere—Vancouver, 1' avril; Ottawa, 29 mai 1981.
Couronne Loi de l'assurance des soldats de retour Appel formé contre le jugement par lequel la Division de première instance a décidé que les intimées étaient les bénéfi- ciaires du produit d'une police d'assurance établie en 1922 sous le régime de la Loi, nonobstant un changement de bénéfi- ciaires fait par l'assuré par suite des modifications ultérieures apportées à cette dernière Il échet d'examiner si les inti- mées, en leurs qualités de bénéficiaires de la police, ont été privées de leurs droits par la désignation d'un nouveau bénéfi- ciaire Loi de l'assurance des soldats de retour, S.C. 1919-20, c. 54, modifiée Loi d'interprétation, S.R.C. 1927, c. 1, art. 19(1)c).
La question soulevée en appel est de savoir si les intimées, en leurs qualités de bénéficiaires du produit d'une police d'assu- rance établie en 1922 en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour, sur la vie de leur père, ont été privées de leurs droits par la désignation par ce dernier, en 1960, de son fils comme seul bénéficiaire à leur place. Dans sa rédaction de 1922, la Loi ne prévoyait pas qu'un assuré pouvait modifier la désignation d'un bénéficiaire sauf pour remplacer un bénéfi- ciaire défunt. La Loi a été modifiée en 1951 et le nouvel article 6 dispose que l'assuré peut en tout temps changer les bénéficiai- res en soumettant une déclaration dans ce sens au moyen d'un document qui soit satisfaisant pour le Ministre. Le juge de première instance a décidé que les intimées avaient droit au produit sur la présomption que l'article 6, dans sa rédaction de 1951, ne visait pas à autoriser la diminution des droits de bénéficiaires antérieurement désignés tels que les intimées à l'instance.
Arrêt: l'appel est accueilli.
Le juge Pratte: Il ne s'agit pas d'un cas visé par l'article 19(1)c) de la Loi d'interprétation. La question n'est pas de déterminer l'effet de l'abrogation d'une disposition législative, mais de déterminer l'effet d'une nouvelle disposition. Le nouvel article 6 est clair: il autorise simplement toutes les personnes assurées sous le régime de la Loi à changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires. On ne saurait croire que cette disposition eût été rédigée de cette façon si le législateur avait voulu lui donner les effets limités que lui prête la Division de première instance.
Le juge suppléant Verchere: Même si, de par le texte de la police du 1°" juin 1922, les intimées avaient, aux yeux de la loi, un droit quelconque de recevoir le montant de la police d'assu- rance à la mort de leur père, on ne saurait dire que la modification apportée à la loi en 1951 ait eu à leur égard un effet rétroactif et soit donc allée à l'encontre de la présomption dont il a été fait mention. L'expression «bénéficiaire ou les bénéficiaires» contenue à l'article 6, dans sa rédaction de 1951, constituait une description des sujets de la disposition, aussi
bien avant qu'après l'adoption de cet article, et l'application de cet article à ces personnes ne signifiait pas qu'on lui donnait un effet rétroactif.
Arrêt mentionné: West c. Gwynne [1911] 2 Ch. 1.
APPEL.
AVOCATS:
W. B. Scarth, c.r., et H. Robertshaw pour
l'appelante.
G. F. Culhane pour les intimées.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante.
MacQuarrie, Hobkirk, McCurdy, Schuman, Culhane & van Eijnsbergen, Vancouver, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: La Cour statue sur l'appel interjeté du jugement par lequel la Division de première instance [[1980] 2 C.F. 527] a décidé que les intimées avaient droit au produit de la police d'assurance souscrite sur la vie de leur père, le major Ralph Asser, et établie par le Dominion du Canada en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour'.
Le 29 mars 1922, le major Asser, se prévalant de la Loi de l'assurance des soldats de retour, demanda une police d'assurance de $5,000. La police fut établie le l e ' juin 1922; il y était précisé que le produit de la police était payable à l'épouse de l'assuré, Frances Louisa Asser et, dans le cas celle-ci décéderait avant son époux, à leurs deux filles, les intimées.
Le 2 août 1960, le major Asser modifia la désignation de bénéficiaires contenue dans la police; il signa une formule, qui fut enregistrée le 8 août 1960 auprès du surintendant des assurances des anciens combattants, à Ottawa, par laquelle il révoquait la désignation antérieure et désignait son fils, Donald Asser, comme bénéficiaire unique.
Le major Asser mourut le 14 octobre 1972, après son épouse. Ses filles, les deux intimées, poursuivirent l'appelante, prétendant avoir droit au
1 S.C. 1919-20, c. 54, modifiée par S.C. 1921, c. 52.
produit de la police d'assurance en dépit du chan- gement de bénéficiaires effectué par leur père le 2 août 1960.
La seule question à trancher en l'espace est de savoir si c'est à bon droit que la Division de première instance a décidé que le changement de bénéficiaires effectué en 1960 par le major Asser n'était pas autorisé par la Loi de l'assurance des soldats de retour, et était donc dénué de tout effet juridique.
Dans sa rédaction de 1922, la Loi de l'assurance des soldats de retour ne prévoyait pas qu'un assuré pouvait modifier la désignation d'un bénéficiaire sauf pour remplacer un bénéficiaire défunt. De l'absence d'une telle disposition et de certaines dispositions de la loi prévoyant que le montant de la police d'assurance était payable aux bénéficiai- res et non à la succession de l'assuré, la Division de première instance a déduit qu'une fois désigné, un bénéficiaire avait, en vertu de la Loi, un droit de propriété sur le contrat d'assurance et sur son produit, et ne pouvait nullement en être privé par l'assuré.
La loi a toutefois été modifiée en 1951 2 ; le nouvel article 6 dispose que:
6. Sous réserve des dispositions de la présente loi, l'assuré peut en tout temps changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires ... en soumettant une déclaration dans ce sens au moyen d'un document qui soit satisfaisant pour le Ministre.
Il est clair que cette modification s'applique aux polices d'assurance établies avant 1951, puisqu'en vertu de la Loi modifiée, aucune demande d'assu- rance ne pouvait être reçue après le 31 août 1933. La Division de première instance a toutefois, invo- quant la présomption selon laquelle une modifica tion ne doit pas porter atteinte aux droits acquis, conclu que le nouvel article 6 avait pour seul effet d'autoriser l'assuré à changer les bénéficiaires qu'il avait désignés après la date de la modification en remplacement de ceux qui l'avaient prédécédé.
Je ne saurais me rallier à cette conclusion. Con- trairement à ce que le premier juge semble avoir présumé, il ne s'agit pas d'un cas qui tombe sous le
2 S.C. 1951, e. 59.
coup de l'article 19(1)c) de la Loi d'interpréta- tion'. En l'espèce, la question n'est pas de détermi- ner l'effet de l'abrogation d'une disposition législa- tive, mais de déterminer l'effet d'une nouvelle disposition. Il est vrai que la modification de 1951, en plus d'adopter le nouvel article 6, a abrogé d'autres dispositions de la Loi, mais, autant que je sache, les droits des intimées n'ont nullement été affectés par l'abrogation de ces dispositions. La seule question à trancher en l'espèce est celle du champ d'application du nouvel article 6.
Pour apprécier correctement ce champ d'appli- cation, on doit se rappeler la règle d'interprétation des lois selon laquelle il est présumé, en l'absence d'une intention contraire manifeste, que le législa- teur n'a pas voulu porter atteinte aux droits acquis. Toutefois, on ne doit pas oublier que, comme le dit Driedger 4 , cette présomption [TRADUCTION] «n'est pas une présomption prima facie, mais sim- plement une présomption qui peut être invoquée lorsque la loi est raisonnablement susceptible de deux interprétations.»
A mon avis, le nouvel article 6 est clair: il autorise simplement toutes les personnes assurées sous le régime de la Loi à changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires. Je ne puis croire que cette disposition eût été rédigée de cette façon si le législateur avait voulu lui donner les effets limités que lui prête la Division de première instance.
Selon moi, la modification de 1951 conférait clairement au major Asser le droit de changer les bénéficiaires désignés dans sa police d'assurance.
Pour ces motifs, j'estime qu'il y a lieu d'accueil- lir l'appel, d'infirmer la décision de la Division de première instance et de déclarer que le produit de la police 11255, établie par le Dominion du Canada en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour, sera payable à Donald Asser, le
3 S.R.C. 1927, c. 1:
19. Lorsqu'une ... disposition législative est abrogée ..., alors, à moins que l'intention contraire ne soit manifeste, cette abrogation ... ne peut, sauf s'il y est autrement prévu au présent article,
c) porter atteinte à un droit ... acquis ... sous l'autorité
de la ... disposition législative ... ainsi abrogé[e] ... .
4 Driedger, The Construction of Statutes, p. 139.
fils de l'assuré. J'estime également qu'il y a lieu d'adjuger à l'appelante les dépens tant devant la présente Cour qu'en première instance.
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Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: J'ai pris connaissance des motifs de mes collègues Pratte et Verchere, et je conviens qu'il y a lieu d'accueillir l'appel au motif que la présomption selon laquelle il ne doit pas être porté atteinte aux droits acquis, à supposer que la Loi de l'assurance des soldats de retour ait eu pour conséquence de créer de tels droits, est en l'espèce mise en échec par ce qui, eu égard au libellé et à l'effet possible de l'article 6 de la Loi considérée, tel qu'institué en 1951 et modifié en 1958, doit être considéré comme l'intention mani- feste du législateur, savoir que ledit article s'appli- que à toutes les polices en vigueur et à toutes les désignations de bénéficiaire, quelle que soit l'épo- que oit celles-ci ont été faites.
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Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE SUPPLÉANT VERCHERE: La question soulevée dans le présent appel se résume à ceci: les intimées, en leurs qualités de bénéficiaires du pro- duit d'une police d'assurance établie le Pr juin 1922, en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour, sur la vie de leur père, ont-elles été privées de leurs droits par la désignation par ce dernier, en 1960, de leur demi-frère, Donald Asser, comme bénéficiaire à leur place? L'appelante pré- tend que cette question doit recevoir une réponse affirmative, c'est-à-dire que M. Donald Asser est la personne autorisée à recevoir le produit de la police. A l'appui de l'existence du droit de l'assuré de désigner un bénéficiaire de la police à la place de ses filles antérieurement désignées, elle invoque l'article 6 de la Loi, tel qu'il a été institué en 1951. Cet article est ainsi conçu:
6. Sous réserve des dispositions de la présente loi, l'assuré peut en tout temps changer le bénéficiaire ou les bénéficiaires ... en soumettant une déclaration dans ce sens au moyen d'un document qui soit satisfaisant pour le Ministre.
Le juge de première instance a estimé que l'arti- cle 6, dans sa rédaction de 1951, ne visait pas à autoriser la diminution des droits de bénéficiaires
antérieurement désignés tels que les intimées à l'instance. Après avoir examiné en profondeur les articles 4 à 12, 16 et 20, il en est arrivé à la conclusion la page 540] que la loi, en prévoyant que le contrat d'assurance serait fait au bénéfice des bénéficiaires désignés, et que son produit de- vrait être versé à ces personnes, «à mon avis, leur confère un droit, aussi bien en common law qu'en equity, au versement du produit de l'assurance, selon les conditions exprimées dans la police d'as- surance.» Et l'article 6 étant, de par sa formula tion, assujetti à toutes les dispositions de la Loi, y compris celles qui limitaient le droit de désigner de nouveaux bénéficiaires au cas de décès du bénéfi- ciaire désigné, le premier juge a conclu en outre la page 544] «que la présomption selon laquelle la modification de la Loi ne visait pas à autoriser la diminution des droits des bénéficiaires déjà dési- gnés au moment de son adoption doit prévaloir.» Il a, par conséquent, conclu à l'accueil de l'action.
Or, selon moi, c'est justement l'opinion contraire qui doit prévaloir, c'est-à-dire qu'après l'adoption de l'article 6 en 1951, il était loisible à l'assuré de révoquer une désignation antérieure et de désigner un nouveau bénéficiaire, comme en l'espèce. Je fais mienne l'opinion exprimée par le juge Pratte, dont j'ai pris connaissance des motifs de jugement. Selon lui, la modification de 1951 conférait à l'assuré le droit de changer le bénéficiaire du produit de sa police d'assurance, parce que, si je le comprends bien, cette modification constituant une nouvelle disposition et non une révocation d'une disposition antérieure, elle ne tombe pas sous le coup de l'article 19(1)c) de la Loi d'interprétation, S.R.C. 1927, c. 1, et que sa formulation claire interdit toute interprétation de son champ d'appli- cation autre que celle selon laquelle un assuré avait le droit de changer le bénéficiaire de sa police.
Toutefois, je voudrais ajouter que même si, de par le texte de la police du ler juin 1922, les intimées avaient, aux yeux de la loi, un droit quelconque de recevoir le montant de la police d'assurance à la mort de leur père, on ne saurait dire, à mon avis, que la modification apportée à la loi en 1951 ait eu à leur égard un effet rétroactif et soit donc allée à l'encontre de la présomption dont il a été fait mention. Il me semble que l'expression «le bénéficiaire ou les bénéficiaires» contenue à
l'article 6, dans sa rédaction de 1951, constituait une description des sujets de la disposition, aussi bien avant et après l'adoption de cet article, et que l'application de cet article à ces personnes ne signifiait pas qu'on lui donnait un effet rétroactif.
Sur ce point, Driedger, dans son ouvrage intitulé The Construction of Statutes, dit ceci à la page 144:
[TRADUCTION] Le sujet et le cas visés peuvent être définis soit par référence à certaines de leurs caractéristiques propres soit par référence à la survenance d'un événement. Si le sujet ou le cas visés sont définis par référence à une caractéristique, la loi s'appliquant aux personnes ou aux choses qui possèdent cette caractéristique avant son adoption n'a pas d'effet rétroactif du moment que celles-ci la possèdent toujours après son adoption; mais lorsque le sujet ou le cas visés sont définis par référence à la survenance d'un événement, la loi serait alors rétroactive si on l'appliquait pour imposer une nouvelle obligation ou une nouvelle incapacité à l'égard d'événements qui ont eu lieu avant l'adoption de la loi.
Je me rallie au point de vue exprimé par le savant auteur et, par conséquent, j'estime, comme je l'ai déjà indiqué, que les mesures prises en 1960 par l'assuré pour révoquer la désignation faite dans sa police d'assurance et pour, au moyen d'une for- mule qui fut enregistrée auprès du surintendant des assurances des anciens combattants, désigner Donald Asser comme l'unique bénéficiaire du pro- duit de la police d'assurance, n'ont pas eu pour conséquence de faire produire un effet rétroactif à la modification apportée à la loi en 1951. Ce point de vue trouve sa confirmation dans l'affaire West c. Gwynne [1911] 2 Ch. 1, invoquée par les avocats de l'appelante. Dans cette affaire, la question était de savoir si l'article 3 de la Conveyancing Act de 1892, était d'application générale, ou si son champ d'application se limitait aux baux signés après l'entrée en vigueur de la Loi. Le lord juge Buckley dit ceci à la page 12:
[TRADUCTION] Mais si, à la date de l'adoption de la Loi, l'événement ne s'est pas produit, alors la Loi, en interdisant la naissance subséquente d'une dette, ne produit pas d'effet rétroactif, mais plutôt porte atteinte aux droits existants en ce qu'elle enlève à A le droit de devenir éventuellement créancier de B. Il est de règle qu'un texte de loi ne peut, sans raison valable, être considéré comme rétroactif. Il existe, pour ainsi dire, une présomption que la loi ne dispose que pour l'avenir. Mais il n'existe pas de présomption selon laquelle une loi ne porte pas atteinte aux droits existants. La plupart des lois du Parlement portent en réalité atteinte à des droits existants. Pour interpréter cet article, il me suffit simplement de le lire et d'en dégager le juste sens compte tenu de la Loi dans laquelle il se trouve.
J'adopte donc ce passage comme constituant en l'espèce la confirmation susmentionnée.
Pour ces motifs, j'estime qu'il y a lieu d'accueil- lir l'appel et de déclarer que le produit de la police numéro 11255, établie par le Dominion du Canada en vertu de la Loi de l'assurance des soldats de retour au nom du major Ralph Asser, sera payable au fils de ce dernier, Donald Asser, bénéficiaire régulièrement désigné du produit.
L'appelante aura droit aux dépens tant devant la présente Cour qu'en première instance.
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