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T-3324-75
Warwick Shipping Limited (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Addy— Montréal, 9 septembre; Ottawa, 26 novembre 1980.
Couronne Responsabilité délictuelle Action en dom- mages-intérêts Embardée du navire de la demanderesse causée par un haut-fond situé près de l'alignement des feux et heurt d'un écueil submergé Accident dans un chenal naturel Début de dragage en vertu d'un contrat quelques semaines avant l'accident Navire dirigé par un pilote, lequel ne s'est pas fié aux aides à la navigation, les feux d'alignement exceptés, ceux-ci fonctionnant normalement et étant à leur place Aucune indication sur la carte, et les avis aux navigateurs la modifiant, publiés par la défenderesse, que le haut-fond traversait l'alignement Extension du haut-fond au-delà de l'alignement d'après les levés effectués par les fonctionnaires de la défenderesse avant l'accident Articula tions de la demanderesse: mise en place incorrecte d'une bouée; carte et avis publiés par la défenderesse erronés et trompeurs; absence de signalisation des dangers connus par la défende- resse et dragage inadéquat du chenal par la défenderesse Responsabilité délictuelle de la défenderesse, ou non, pour négligence de ses fonctionnaires ou en tant que propriétaire ou occupant d'un bien Action rejetée Loi sur la responsabi- lité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3(1)a),b), 4(1)a), (2).
L'action en l'espèce résulte de l'échouement du navire de la demanderesse et des avaries qu'il a subies en conséquence. La demande est fondée sur une prétendue mise en place incorrecte d'une bouée; sur des informations prétendues erronées et faus- ses que fournirait une carte marine publiée par la défenderesse et mise à jour, à la date de l'échouement, par deux avis aux navigateurs; sur le fait que la défenderesse n'a pas révélé les dangers dont elle avait connaissance et, enfin, sur le non-dra- gage ou sur le dragage incomplet du chenal le long d'un alignement, déterminé par des feux, menant au port. La demanderesse prétend que le dommage a été le fait d'un préposé de la Couronne et aussi qu'il y a eu inexécution d'une obligation découlant de la propriété, de l'occupation, de la possession ou de la garde d'un bien, comme prévu à l'article 3(1)a) et b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne. Le navire suivait une route le long d'un alignement de feux, sous l'autorité immédiate du pilote lorsque, soudainement, il embarda à cause d'un haut-fond situé près de l'alignement et heurta un écueil submergé. Une ligne continue représentait l'alignement sur la carte; ce qui signifie une «route recomman- dée». Un levé de 1972 indiquait un haut-fond à environ 50 pieds au nord de l'alignement, se prolongeant au-delà de l'alignement avec une profondeur minimale sous l'alignement de 26 pieds. Chacun des deux avis aux navigateurs indiquait la présence d'un seul haut-fond (ou point de sondage), les deux au nord de l'alignement. Aucune indication n'était donnée d'un prolonge- ment quelconque du haut-fond jusqu'à l'alignement, ou au-delà, au sud. La carte indiquait que toutes les profondeurs un peu au nord de l'alignement, sous celui-ci et au sud de celui-ci, étaient
de plus de 30 pieds au-dessus du zéro de la carte. L'accident s'est produit dans un chenal naturel qu'on avait dragué en partie quelques semaines auparavant conformément à un con- trat. On ne s'est nullement fié aux aides à la navigation, les feux d'alignement exceptés, et ceux-ci fonctionnaient normale- ment et étaient à leur place. Il échet d'examiner si la défende- resse n'aurait pas été négligente pour l'une des raisons qu'allè- gue la demanderesse.
Arrêt: l'action est rejetée. Le simple fait de draguer ou qu'un contrat soit conclu par la Couronne pour un dragage à une certaine profondeur ne constitue pas une annonce de la Cou- ronne au public que le fond a été ou sera dragué à la profon- deur stipulée. De toute façon, ces travaux publics, même s'ils étaient suffisants pour que le secteur relève de l'article 3(1)b), ne pouvaient être considérés comme terminés tant que le levé de vérification de dragage n'avait pas été fait. Enfin, on n'a nullement laissé entendre qu'on était parvenu à supprimer les hauts-fonds. Puisque la défenderesse ne peut être tenue respon- sable sur le fondement de l'article 3(1)b) pour ce qui est du dragage, toute responsabilité reliée à cette activité doit être fondée sur l'article 3(1)a). Il n'existe aucune obligation de la défenderesse d'enlever les obstacles à la navigation dans des secteurs qui ne doivent pas être entretenus. Rien n'oblige d'entretenir les chenaux naturels. Comme il n'existe aucune obligation expresse de faire, il ne peut y avoir aucune responsa- bilité pour inexécution de la tâche à moins que des actes de négligence n'aboutissent à créer une situation plus dangereuse que celle qui existait auparavant et que de ce danger accru résulte le dommage. En outre, conformément à l'article 4(2), la Couronne ne peut être tenue responsable sur le fondement de l'article 3(1)a) à moins de ne pouvoir poursuivre le préposé lui-même pour négligence. Le dragage a été effectué par une entreprise indépendante conformément à un contrat dans lequel la demanderesse n'a aucun intérêt. L'entrepreneur n'avait aucune obligation envers la demanderesse d'exécuter son con- trat. Quoique le haut-fond n'ait pas été enlevé dans sa totalité aux abords de l'alignement, il semble que le contrat en soi ne stipulait peut-être pas qu'il devait y avoir suppression du haut- fond sous l'alignement; il n'a donc pas été établi que l'entrepre- neur a effectivement rompu le contrat. Il n'y a aucune respon- sabilité envers la demanderesse pour la non-suppression totale du haut-fond. D'après la preuve administrée, aucune responsa- bilité ne peut être imputée à la défenderesse quant aux aides à la navigation. La simple préparation et publication d'une carte marine ne fait pas de l'autorité qui la publie le propriétaire ni l'occupant ni le possesseur ni le gardien des terres ou autres accidents géographiques que représente la carte et, en consé- quence, aucune responsabilité aux termes de l'article 3(1)b) ne peut être retenue sur ce fondement. La demanderesse n'a pas démontré qu'à l'époque la carte a été publiée, les sondages et les couleurs indicatrices des profondeurs sur la carte n'étaient pas exacts. La défenderesse n'avait aucune obligation de rechercher les obstacles et de les signaler soit par des modifica tions à la carte, soit dans des avis aux navigateurs, car il s'agissait d'un chenal naturel. Se borner à publier deux avis aux navigateurs relatifs aux deux sondages ponctuels effectués au nord de l'alignement, qui continuait d'être recommandé, était trompeur et équivalait à une indication fautive. L'indication fautive, quoiqu'il y ait eu négligence, a été faite de bonne foi: il n'y avait aucune intention de tromper. L'indication avait une fin publique et était destinée au public en général ou, à tout le
moins, à une catégorie particulière de public, c'est-à-dire à l'ensemble des navigateurs, utilisateurs éventuels de la carte. Lorsque de telles indications publiques sont données à des fins publiques, et qu'on s'attend que les intéressés se fient à ces indications, il n'est pas nécessaire qu'existe une relation parti- culière ou spéciale entre celui qui les a faites et ceux qui s'y fient pour qu'il y ait obligation de prendre garde. En outre, lorsque de nombreuses vies sont en jeu, qu'il y a un risque sérieux de dommage aux biens et que l'inexécution de l'obliga- tion peut avoir des conséquences fort graves, le degré de prudence à exercer doit, par conséquent, être élevé. Toutefois, la responsabilité de la Couronne est légale au sens étroit, et limitée aux termes de la loi qui la crée. L'article 3(1 )a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne peut seul s'appliquer en matière d'indication fautive. Pour tenir personnellement responsable un préposé de la Couronne envers un tiers, pour manquement à l'exercice des fonctions qu'exige de lui la Cou- ronne, il faut qu'on ait voulu créer un lien immédiat entre le préposé et le tiers. Il n'existe aucun «lien immédiat» entre la demanderesse et les préposés de la Couronne qui ont négligé d'exécuter leurs fonctions. Aucun des préposés ayant effectué les sondages, préparé les levés ou rédigé les rapports ou les avis aux navigateurs, n'était un préposé de la Couronne ayant, dans l'exercice de ses fonctions, à traiter avec le public. Leurs obligations étaient exclusivement envers la Couronne.
Arrêt appliqué: Cleveland -Cliffs Steamship Co. c. La Reine [1957] R.C.S. 810. Distinction faite avec les arrêts: Grossman c. Le Roi [1952] 1 R.C.S. 571; Candler c. Crane, Christmas & Co. [1951] 2 K.B. 164; Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465; Workington Harbour and Dock Board c. Towerfield (Owners) [1951] A.C. 112 (C.L.); Haig c. Bamford (1977) 72 D.L.R. (3e) 68. Arrêt approuvé: The Stoomvaart Maatschappy Nederland c. The Directors, &c., of The Peninsular and Oriental Steam Navigation Co. (1880) 5 App. Cas. 876. Arrêts mentionnés: The Grit [ 1924] P. 246; «The Mersey Docks and Harbour Board» Trustees c. Gibbs (1866) L.R. 1 H.L. 93; R. c. Canada SS. Lines, Ltd. [1927] 1 D.L.R. 991; R. c. Hochelaga Shipping & Towing Co. Ltd. [1940] R.C.S. 153; Hendricks c. La Reine [1970] R.C.S. 237; St. Just Steam Ship Co., Ltd. c. Hartlepool Port & Harbour Commissioners (1929) 34 LI. -L. Rep. 344; «Neptun» (Owners) c. Humber Conservancy Board (1937) 59 LI. L. Rep. 158; Kommanvittselskapet Harwi c. N.M. »Gerwi» 1971 AMC 2435 (U.S.C.A.); The Ham- burg American Packet Co. c. Le Roi (1901) 7 R.C.É. 150; Pacific Steam Navigation Co. («Orita») c. Mersey Docks & Harbour Board (1925) 22 Ll. L. Rep. 235; R. c. Nord-Deutsche Versicherungs-Gesellschaft [1971] R.C.S. 849; Japan Line, Ltd. c. U.S.A. 1976 AMC 355; R. c. Canada Steamship Lines, Ltd. [1927] R.C.S. 68; Les propriétaires du vapeur Panagiotis Th. Coumantaros c. Le Conseil des ports nationaux [1942] R.C.S. 450; Meredith c. La Reine [1955] R.C.É. 156; Burton c. La Reine [1954] R.C.E. 715; R. c. Anthony [1946] R.C.S. 569; Magda c. La Reine [1953] R.C.E. 22; M'Alister (or Donoghue) (Pauper) c. Stevenson [1932] A.C. 562.
ACTION.
AVOCATS:
Pierre G. Côté et Johanne Gauthier pour la demanderesse.
Derek Aylen, c.r., et David Sgayias pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Ogilvy, Renault, Montréal, pour la demande- resse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ADDY: L'action en l'espèce a été enga gée par les propriétaires du navire-citerne Golden Robin, lequel a subi des avaries lorsqu'il toucha le fond dans les parages du chenal de navigation conduisant au port de Dalhousie, au Nouveau- Brunswick, à la jonction de l'embouchure de la rivière Restigouche et de la mer libre, dans la Baie des Chaleurs. Le navire-citerne transportait alors 26,000 tonnes de mazout de soute, catégorie C, destinées à la Corporation d'énergie électrique du Nouveau-Brunswick.
La demande est fondée principalement sur une prétendue mise en place incorrecte d'une bouée, dite bouée 2 1 / 2 D; sur des informations prétendues erronées et fausses que fournirait la carte marine 4426 publiée par la défenderesse et mise à jour, à la date de l'échouement, par deux avis aux naviga- teurs; sur le fait que la défenderesse n'a pas révélé les dangers dont elle avait connaissance et enfin sur le non-dragage ou sur le dragage incomplet du chenal le long d'un alignement, déterminé par des feux, menant au port.
La demanderesse fait valoir les articles 3(1)a) et 3(1)b) de la Loi sur la responsabilité de la Cou- ronne'. Elle prétend, en d'autres mots, que le dommage a été le fait d'un préposé de la Couronne et aussi qu'il y a eu inexécution d'une obligation découlant de la propriété, de l'occupation, de la possession ou de la garde d'un bien.
' S.R.C. 1970, c. C-38.
OBSERVATIONS GÉNÉRALES *
L'échouement a eu lieu à environ 4 h 13, au petit matin du 30 septembre 1974. La nuit était claire et la visibilité illimitée. L'eau était relative- ment calme et le vent léger (c.-à-d. de force 3 à 4 sur l'échelle de Beaufort) soufflait de l'ouest. Le capitaine Reid a dit que [TRADUCTION] «c'était un matin si beau et si clair que l'on pouvait tout apercevoir.» A toutes fins pratiques, on peut le mieux décrire les conditions météorologiques en les qualifiant d'idéales.
Le navire était au mouillage depuis quelques heures, à peu de distance de l'entrée sud-est du port, dans l'attente du pilote, car les approches du port constituent une zone de pilotage obligatoire. Le pilote, un certain Fearon, une fois à bord, le navire demeura quelque temps au mouillage, attendant la marée haute pour se présenter à l'entrée du port et arriver à quai à l'étale. Le navire quitta le mouillage pour suivre une route le long de ce qui sera décrit comme l'alignement 260, soit un alignement de feux au relèvement vrai de 260° conduisant vers l'ouest depuis la mer libre jusqu'au sud-est dans le goulet du port, immédiate- ment à l'est du quai. Après avoir discuté, dans une certaine mesure, de la route envisagée, de l'heure et des conditions de la marée avec le pilote, le capitaine se rangea à son avis. Mais la route à suivre depuis le mouillage jusqu'au quai ne fut pas tracée sur la carte.
Le navire était, bien entendu, sous l'autorité immédiate du pilote, mais le capitaine Reid, le commandant du navire, qui devait, en tant que tel, endosser la responsabilité ultime de sa sécurité, demeura tout le temps sur la passerelle près du pilote.
Le pilote donnait des directives sur la vitesse et le cap à suivre au capitaine qui donnait les ordres de changer de cap à l'homme de barre et au premier lieutenant responsable de la salle des machines. Ce dernier transmettait les ordres à l'officier mécanicien de la façon ordinaire, au moyen du transmetteur d'ordres, et notait le temps
* Au profit du lecteur, un schéma grossier, non à l'échelle, est annexé en «A».
et les détails des ordres dans le carnet de passe- relle. Comme l'homme de barre était espagnol, il y avait aussi sur la passerelle un officier parlant espagnol qui se tenait immédiatement derrière lui et s'assurait que les ordres du capitaine étaient bien compris et exécutés.
Plusieurs circonstances ont rendu l'établisse- ment des faits dans l'espèce plus difficile que d'habitude: le bâtiment a été livré à la ferraille avant que la cause ne soit parfaitement en état et qu'on n'ait pu déterminer la vitesse de réponse des machines. Bon nombre de papiers et journaux de bord originaux ont été perdus ou égarés et le pilote est mort avant l'instruction. Les parties et la Cour ont donc été privées de preuves importantes et notamment du bénéfice de l'interrogatoire viva voce du pilote à l'instruction. Comme ce dernier avait antérieurement été partie à l'action et avait été interrogé au préalable, une transcription de son interrogatoire a été versée au dossier du consente- ment des parties. Il était entendu que l'interroga- toire ne devrait pas être considéré comme soumis par l'une ou l'autre des parties en tant qu'élément de leurs preuves. L'interrogatoire serait toutefois entièrement admissible relativement à tous les points en litige, chaque partie demeurant libre de l'invoquer, de le contredire ou d'argumenter dans le même sens ou dans un sens contraire.
Lorsque les témoins se trompent, même quand ils s'efforcent d'être véridiques et objectifs, c'est généralement dans le sens de leur intérêt plutôt que dans un sens contraire. Comme le pilote était partie à l'action à l'époque de l'interrogatoire préa- lable, le bon sens dicte, à mon avis, de considérer toute déclaration paraissant directement incrimi- nante comme vraisemblablement conforme à la vérité et, inversement, de scruter avec le plus grand soin toute déclaration disculpatoire, d'au- tant plus que ce témoignage n'a pas été soumis au creuset du contre-interrogatoire.
Le navire faisait route vers l'ouest, vers l'entrée du port de Dalhousie, lorsque soudainement il embarda sur bâbord à cause d'un haut-fond situé par tribord près de l'alignement 260. On chercha à compenser l'embardée par l'action de la machine et de la barre mais, avant qu'elle n'ait pu être corrigée, le bâtiment avait traversé le chenal en
diagonale et heurté un écueil submergé près de la côte de l'Île Dalhousie qui, au moment de l'embar- dée, se trouvait par bâbord avant. L'écueil, qui en fait n'a jamais été localisé, malgré tous les efforts entrepris en ce sens, est la cause de tous les dommages.
Comme dans la plupart des cas d'abordage ou d'échouement, la solution dépend de différences relativement petites dans les temps, dans les vites- ses et dans les distances. Les témoignages du pilote Fearon et du capitaine Reid diffèrent quelque peu au sujet de la position du Golden Robin par rap port aux feux d'alignement au moment de l'embar- dée. Tous deux sont d'accord pour dire que le navire faisait route au 260. Fearon dit cependant que le navire [TRADUCTION] «arrivait bien à l'ali- gnement» et était pour ainsi dire parfaitement centré sur l'alignement et qu'il se tenait en position de gouverner et [TRADUCTION] «allait donner l'or- dre `comme ça' lorsque le navire commença à embarder sur bâbord»; tandis que d'après ce qu'a dit le capitaine Reid, au procès, le navire aurait suivi une route parallèle à l'alignement à une largeur de navire environ (c.-à-d. quelque 82 pieds) au sud. Le témoignage du capitaine à l'ins- truction relatif à la position du navire au moment de l'embardée diffère de sa déposition lors de l'interrogatoire préalable. A l'instruction, il déclara que l'embardée s'était produite avant qu'ils arrivent par le travers de la bouée 21D; lors de l'interrogatoire préalable, il avait affirmé que l'em- bardée s'était produite une longueur de navire (c.-à-d. quelque 600 pieds) après la bouée. De plus, le capitaine n'était jamais venu au port de Dalhou- sie auparavant et a été fort imprécis quant à la route d'approche suivie par le navire et quant au point il a touché. Ses souvenirs à ce sujet étaient vagues. Il se bornait à indiquer la route suivie en gros; elle pouvait ne pas être exacte. Je suis donc plus enclin à accepter le témoignage du pilote à ce sujet puisque ce dernier connaissait fort bien le secteur et qu'il ne serait pas dans son intérêt de placer le navire sur l'alignement plutôt que légèrement plus au sud.
Il est reconnu dans l'exposé conjoint des faits versé au dossier que les sondages effectués par les Services de levés hydrographiques du Canada et reportés sur la feuille d'opération 4575 représen- tent fidèlement la configuration du fond des appro-
ches du port de Dalhousie au moment le levé fut effectué, soit entre les 12 et 31 octobre 1974, c'est-à-dire dans les semaines qui suivirent l'acci- dent: en conséquence, j'estime qu'à toutes fins pratiques, ils représentent aussi la configuration du fond au moment de l'accident car il n'y a rien qui permette de croire qu'un changement important aurait pu se produire en quelques semaines.
De l'examen des résultats de ce levé, il ressort clairement que le haut-fond n'avait pas entière- ment été dragué, qu'il existait toujours, en partie, au nord de l'alignement, sur l'alignement et même qu'il se prolongeait de quelques pieds au sud de celui-ci.
De la preuve administrée, laquelle est parfois contradictoire, les conclusions de fait suivantes peuvent être tirées quant à la position, à la route suivie et à la vitesse du Golden Robin immédiate- ment avant le moment et au moment il toucha le ou les écueils le long de la rive nord-est de l'Île Dalhousie. Le Golden Robin embarda sur ce qui restait du haut-fond ou de la formation de hauts- fonds dont le contour, soit l'isobathe de 26 pieds, s'étendait auparavant, sur une courte distance, soit quelque 25 pieds, au sud de l'alignement. L'embar- dée se produisit dans les parages et selon toute apparence, immédiatement au sud de l'endroit la bouée 2 1 / 2 D était alors située. Le navire faisait route vers l'entrée du port, cap au 260 et se trouvait soit directement sur l'alignement, soit fort près de celui-ci. Il n'y aucune preuve qu'il ait effectivement touché le haut-fond et je tiens pour avéré que ce ne fut pas le cas, mais que l'embardée résulta entièrement de ce qu'on appelle la réaction de l'eau sur le haut-fond, due aux changements de pression sur la muraille et le fond de tout bâtiment approchant d'un banc ou d'un haut-fond ou pas- sant au-dessus. A cause de cette réaction, l'arrière du bâtiment fut déplacé vers l'obstacle alors que la proue en était brutalement écartée.
Le navire parcourut quelque 1,300 1,400 pieds depuis le point de l'embardée jusqu'au point il toucha. L'obstacle ne l'immobilisa pas; il poursui- vit sa route, entra dans le port et s'amarra au quai de Dalhousie.
LA RESPONSABILITÉ DÉLICTUELLE DE LA COU- RONNE
Plusieurs ministères assument la responsabilité de différents ouvrages, services et opérations que
vise l'action en cause: les aides à la navigation relèvent du ministère des Transports, la construc tion et l'entretien des travaux publics relatifs à la navigation, comme le dragage des chenaux de navigation, relèvent à la fois des ministères des Transports et des Travaux publics, et les levés hydrographiques qui, en 1974, incombaient au ministère de l'Environnement, sont aujourd'hui du ressort du ministère des Pêches et des Océans.
Diverses lois délimitent ces responsabilités mais, à mon avis, cela n'a aucune importance en l'espèce puisque chaque ministère intéressé n'est qu'un élé- ment de l'organisation administrative de la défen- deresse, pour les activités de laquelle celle-ci sera, en dernier ressort, tenue responsable, lorsqu'il y a responsabilité en droit pour le fait ou l'omission en cause.
L'action est délictuelle. La responsabilité de la Couronne dans ce cas est prévue par la Loi sur la responsabilité de la Couronne. Voici les deux dis positions de cette Loi sur lesquelles peut se fonder sa responsabilité délictuelle:
3. (1) La Couronne est responsable des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier majeur et capable,
a) à l'égard d'un délit civil commis par un préposé de la Couronne, ou
b) à l'égard d'un manquement au devoir afférent à la pro- priété, l'occupation, la possession ou la garde d'un bien.
L'article 4(2) est lui aussi fort important; le voici:
4....
(2) On ne peut exercer de recours contre la Couronne, en vertu de l'alinéa 3(1)a), à l'égard d'un acte ou d'une omission d'un préposé de la Couronne, sauf si, indépendamment de la présente loi, l'acte ou l'omission eût donné ouverture à une poursuite en responsabilité délictuelle contre ce préposé ou sa succession.
L'article 3(1)a), bien entendu, vise la responsa- bilité pour le fait d'un préposé et l'article 3(1)b), la responsabilité en tant que propriétaire, occupant, possesseur ou gardien d'un bien.
Il importe au plus haut point à mon avis, lors- qu'on étudie les arrêts de principe anglais à ce sujet, de se rappeler qu'il existe des différences, en droit, sur ce qui fonde la responsabilité de la
Couronne. Outre les différences dans les textes de certaines lois, l'Angleterre, contrairement au Canada, a un système unitaire de gouvernement suprême et la propriété, la possession et la garde des fonds des lacs, rivières et autres étendues d'eau, initialement à tout le moins, sont dévolues à la même Couronne. Il arrive que certaines autori- tés publiques et commissions autres que la Cou- ronne elle-même aient cette possession ou cette garde, aussi ne peut-on pas toujours clairement dire si l'immunité normalement rattachée à la Couronne s'applique ou non, ou même lorsqu'elle s'applique, si c'est sous réserve des mêmes condi tions que celles prévues à l'article 3(1)a) de notre Loi sur la responsabilité de la Couronne, de condi tions similaires à celles prévues par l'article 3(1)b), ou de toutes ces conditions.
Il est également important de se rappeler, dans le cas des précédents canadiens, qu'antérieurement au 14 mai 1953, la responsabilité de la Couronne fondée aujourd'hui sur l'article 3(1)a) reposait alors sur l'article 18(1)c) (antérieurement l'article 19(1)c)) de la Loi sur la Cour de l'Échiquier 2 dont le libellé correspondait à l'article 3(1)a) et que l'article 3(1)b) ne fut proclamé en vigueur que le 15 novembre 1954. Toutes les décisions cana- diennes influant sur des droits antérieurs au 15 novembre 1954, époque à laquelle la responsabilité autre que la stricte responsabilité délictuelle pour le fait des préposés fut pour la première fois instaurée par législation, doivent par conséquent être considérées en ayant cela à l'esprit. L'arrêt de la Cour suprême du Canada dans The Cleveland - Cliffs Steamship Co. c. La Reine 3 est un exemple typique de ces affaires. Le navire dans cette espèce s'était échoué en août 1953, époque à laquelle l'article 3(1)a) était en vigueur alors que l'article 3(1)b) n'avait pas été encore proclamé; en consé- quence, la question de considérer ou non la bouée déplacée comme un bien au sens de cet article ne s'était jamais posée.
LA NÉGLIGENCE DE LA DÉFENDERESSE
Dans toutes les demandes fondées sur un délit, pour qu'il y ait droit à indemnisation, il doit y avoir une obligation de diligence de la part de la défenderesse envers la demanderesse.
2 S.R.C. 1970, c. E-11.
3 [1957] R.C.S. 810.
a) Le dragage
Il sera d'abord traité de la responsabilité pour le dragage des chenaux, il est d'importance pri- mordiale de distinguer entre les canaux, créés par l'homme, et les chenaux naturels. Pour ce qui est des premiers, outre la responsabilité pour le fait des préposés sur le fondement de l'article 3(1)a), il peut y avoir responsabilité directe sur le fondement de l'article 3(1)b) par suite de l'existence d'une obligation envers les usagers du canal, comme il y en a une envers les usagers des quais, bassins et autres ouvrages publics de ce genre. De nombreu- ses affaires traitent de l'obligation générale de prendre toutes les mesures raisonnables pour main- tenir les quais, bassins et autres ouvrages de ce genre suffisamment en bon état et de publier ou de placer les avertissements appropriés lorsqu'ils pré- sentent quelque danger connu. (Voir The Grit 4 ; « The Mersey Docks and Harbour Board» Trus tees c. Gibbs 5 ; Le Roi c. Canada SS. Lines, Ltd. 6 ; Le Roi c. Hochelaga Shipping & Towing Com pany Ltd. 7 ; et Hendricks c. La Reines.) Les affai- res relatives à l'obligation d'entretenir les canaux, créés par l'homme, ou les chenaux naturels dont on annonce qu'ils ont été dragués et sont maintenus à une certaine profondeur, sont fondées sur des prin- cipes identiques. (Voir St. Just Steam Ship Com pany, Ltd. c. Hartlepool Port & Harbour Com missioners 9 ; «Neptun» (Owners) c. Humber Conservancy Board 10 ; Kommanvittselskapet Harwi c. N.M. «Gerwi» "; Japan Line, Ltd. c. U.S.A. 1 z; The Hamburg American Packet Com pany c. Le Roi"; Pacific Steam Navigation Co. («Orita») c. Mersey Docks & Harbour Board 14 ; Workington Harbour and Dock Board c. Tower - field (Owners) 15 ; et La Reine c. Nord-Deutsche Versicherungs-Gesellschaft 16 .) I1 n'existe en ce cas aucun doute quant à l'obligation d'entretien.
4 [1924] P. 246.
5 (1866) L.R. 1 H.L. 93.
6 [1927] 1 D.L.R. 991.
7 [ 1940] R.C.S. 153.
8 [1970] R.C.S. 237.
9 (1929) 34 LI. L. Rep. 344.
10 (1937) 59 LI. L. Rep. 158.
" 1971 AMC 2435 (U.S.C.A.).
12 1976 AMC 355.
13 (1 901) 7 R.C.É. 150.
10. (1925) 22 LI. L. Rep. 235.
15 [1951] A.C. 112 (C.L.).
16 [1971] R.C.S. 849.
Quoique dans l'arrêt Les propriétaires du vapeur Panagiotis Th. Cournantaros c. Le Conseil des ports nationaux, on ait jugé que le Conseil n'était pas responsable de n'avoir pas enlevé une obstruction, ce ne fut pas parce qu'il n'existait aucune obligation d'entretien, mais plutôt parce qu'au moment de l'accident, l'ouvrage n'était pas sous son contrôle, les travaux étant effectués par le ministère de la Marine. La jurisprudence ci-dessus établit toutefois que l'obligation d'entretenir un chenal dragué n'est ni absolue ni permanente: l'obligation n'existe plus lorsque les avertissements appropriés ou un avis ont été donnés déclarant que le chenal n'est plus entretenu ni dragué.
Pour ce qui est des chenaux naturels toutefois, il n'existe aucune obligation d'enlever les obstruc tions, naturelles ou non, des rives ou des cours d'eau à moins qu'on n'ait laissé entendre que cette obligation avait été assumée.
Les faits de l'espèce établissent qu'il s'agissait d'un chenal naturel et qu'aucun dragage n'avait été effectué si ce n'est quelques semaines avant l'accident lorsque des travaux furent entrepris con- formément à un contrat pour la suppression des hauts-fonds dans les parages de l'alignement. Le lieu du dragage est encore controversé. Je constate qu'en fait le levé en prévision du dragage effectué par un certain Hamilton au printemps 1974 cou- vrait un secteur s'étendant immédiatement au nord de l'alignement, sans comprendre celui-ci. Le dra- gage lui-même fut probablement effectué dans ce secteur en général et peut-être aussi en partie sur l'alignement.
Le fait pur et simple de draguer ou de tenter d'enlever quelque obstruction naturelle ou non d'un chenal naturel, sans plus, n'en fait pas en soi un ouvrage public de nature à rendre la défende- resse soit propriétaire, soit occupant, soit posses- seur ou gardien au sens de l'article 3(1,)b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne. Ce serait fort différent si, une fois les travaux effectués, la défenderesse annonçait que le secteur a été dragué et sera maintenu à une profondeur spécifiée ou s'il était dit que tout obstacle a maintenant été enlevé et qu'on remédiera à toute détérioration future. A mon avis, la défenderesse exercerait alors sur le
17 [1942] R.C.S. 450.
chenal une occupation ou un contrôle suffisant pour faire jouer les dispositions de l'article 3(1)b). Le simple fait de draguer ou qu'un contrat soit intervenu entre la Couronne et une entreprise pour un dragage à une certaine profondeur ne constitue pas une annonce de la Couronne au public que le fond a effectivement été ou sera dragué à la pro- fondeur stipulée. De toute façon, ces travaux publics, même s'ils étaient suffisants pour que le secteur relève de l'article 3(1)b), ne seraient pas considérés comme terminés tant que le levé de vérification de dragage n'aurait pas été fait, ce qui ne fut pas le cas en l'espèce. Enfin, on n'a nulle- ment laissé entendre qu'on était parvenu à suppri- mer les hauts-fonds.
Puisque les faits de l'espèce ne permettent pas de tenir la défenderesse responsable sur le fonde- ment de l'article 3(1)b) pour ce qui est du dragage, toute responsabilité reliée à cette activité doit être fondée sur l'article 3(1)a). A ce sujet, il n'existe aucune obligation en droit imposée à quelque pré- posé de la défenderesse, ou à la défenderesse elle- même, par l'action de ses préposés, d'enlever les obstacles à la navigation dans des secteurs qui ne doivent pas être entretenus. Rien n'oblige en droit d'entretenir les chenaux naturels. Comme il n'exis- te aucune obligation expresse de faire quelque chose, il ne peut y avoir aucune responsabilité pour inexécution de la tâche reliée à l'obligation à moins que des actes de négligence n'aboutissent à créer une situation plus dangereuse que celle qui existait auparavant et que de ce danger accru un dommage en résulte. En outre, il a été jugé, con- formément à l'article 4(2) de la Loi sur la respon- sabilité de la Couronne, et aussi antérieurement à cette législation, que la Couronne ne peut être tenue responsable sur le fondement de l'article 3(1)a) à moins que celui qui agit contre la Cou- ronne n'ait eu un recours contre le préposé pour négligence relativement à l'acte ou à l'omission dont on se plaint.
L'énoncé du droit que fait le juge Rand dans l'arrêt The Cleveland -Cliffs Steamship Co. c. La Reine, précité, aux pages 814 et 815 du recueil, est on ne peut plus d'actualité:
[TRADUCTION] Si on suppose que le centre de la bouée rouge se trouvait à l'extérieur de la ligne est du chenal, rien ne nous
indique quand ni comment elle est arrivée à cet endroit. On n'a d'ailleurs établi aucun fait qui permette de poursuivre un préposé de la Couronne. L'administration des aides à la naviga tion dépend des crédits votés par le Parlement. Mais indépen- damment de cela, pour qu'un préposé de la Couronne puisse être tenu personnellement responsable envers un tiers d'un manquement à ses devoirs envers la Couronne, les faits doivent permettre de conclure à l'intention de créer une relation directe entre le préposé et le tiers. Le premier devoir des préposés de la Couronne est envers celle-ci; et les circonstances dans lesquelles le préposé peut, en même temps, être tenu d'une obligation envers un tiers, sont extrêmement rares. La règle qu'a énoncée l'arrêt Grossman c. Le Roi ([1952] 1 R.C.S. 571, [1952] 2 D.L.R. 241) est, comme je l'interprète, celle-ci: le préposé, de par la nature de son obligation spécifique, c.-à-d. une obligation reliée à l'action du tiers, est censé savoir que ce dernier règle sa conduite en présumant l'exécution de cette obligation par le préposé, lequel est réputé avoir accepté l'obligation envers le tiers. En d'autres mots, entre eux, une relation de facto de responsabilité de l'un envers l'autre et de l'un se fiant à l'autre est envisagée. Ce n'est pas le cas en l'espèce. L'administration gouvernementale, comme le montre la preuve administrée, a un caractère général, sans lien direct ni immédiat avec quelque ouvrage particulier de navigation dans ces eaux et sans accepta- tion par un fonctionnaire visé quelconque d'une obligation envers le tiers ni croyance en l'exécution d'une obligation individuelle reliée à l'usage par ce dernier de l'ouvrage public. Les bouées ne sont pas des aides sûres pour la navigation. On n'a démontré aucune négligence lors de leur mise en place initiale ni constaté leur déplacement. Le «dragage» et les autres travaux qu'on a suggéré de faire dans le chenal présupposent une obligation de la Couronne, non une obligation imposée au préposé. Le placement de ces bouées et leur maintien en bonne place relèvent d'une directive de caractère général. En tant qu'aide fournie au public, leur entretien ne constitue, pour ce qui est du préposé individuel, qu'un aspect seulement d'une obligation envers l'employeur. La preuve démontre uniquement que les ordres à donner et la responsabilité ne dépassent pas le niveau des bureaux du Ministère. Il ne s'agit donc pas d'un cas la responsabilité personnelle d'un préposé de la Couronne est engagée; et comme il n'y a aucun fondement permettant de poursuivre un préposé, une condition nécessaire pour agir contre la Couronne selon l'art. 18c) de la Loi sur la Cour de l'Échiquier, l'action, sur ce moyen, doit être déboutée. On ne prétend pas qu'il y ait un droit de réclamer fondé sur une obligation de la Couronne; il n'existe pas, reconnaît-on, d'obli- gation de ce genre.
La , majorité rejeta l'appel en se fondant sur les faits uniquement, aussi ce qui précède peut être considéré comme obiter, mais le juge en chef Kerwin a rédigé un énoncé semblable du droit à la page 813 du même recueil. La nature strictement indirecte de la responsabilité de la Couronne est
aussi confirmée dans les arrêts suivants: Meredith c. La Reine 18 ; Burton c. La Reine 19 ; Le Roi c.
Anthony 20 ; et Magda c. La Reine 21 .
18 [1955] R.C.É. 156.
19 [1954] R.C.É. 715.
20 [1946] R.C.S. 569.
21 [1953] R.C.É. 22.
Quant aux faits, premièrement, le dragage a été effectué par Vigneault Navigation Ltd., une entre- prise indépendante, non par un préposé de la Cou- ronne; deuxièmement, il a été effectué conformé- ment à un contrat et, si le fait de n'avoir pas supprimé le haut-fond dans sa totalité peut consti- tuer une inexécution du contrat, la demanderesse n'y a cependant aucun intérêt; troisièmement, Vigneault Navigation Ltd. n'avait aucune obliga tion envers la demanderesse d'exécuter son contrat avec la Couronne. Je pourrais ajouter, quoique le haut-fond n'ait pas été enlevé dans sa totalité aux abords de l'alignement, qu'il semble d'après le levé effectué en prévision du dragage, comme dit précé- demment, que le contrat ne stipulait peut-être pas en soi qu'il devait y avoir suppression du haut-fond sous l'alignement; il n'a donc pas été établi que l'entrepreneur a effectivement rompu le contrat en ne draguant pas le long de l'alignement.
Pour les motifs ci-dessus donc, je ne constate aucune responsabilité envers la demanderesse pour la non-suppression totale du haut-fond ou pour la manière dont le dragage a été effectué.
b) Les aides à la navigation
La question suivante concerne les aides à la navigation. Les seules aides en question sont la bouée 2 1 / 2 D, la bouée 4, les feux de l'alignement 260 et le phare sur l'Île Dalhousie. Pour ce qui est de la bouée 4, il n'y a aucune contestation: appa- remment elle fonctionnait et se trouvait au bon endroit. Il n'y a aucune preuve que les feux de l'alignement 260 n'aient pas été installés adéquate- ment ni n'aient fonctionné comme il le fallait. Je crois fondé le témoignage du capitaine Boggild lorsqu'il dit que l'alignement 260 représenté en partie sur la carte comme une ligné: continue n'était pas, dans le contexte, une route recomman- dée et sûre pour un navire du tonnage et du tirant d'eau du Golden Robin. Selon le pilote Fearon, il était entendu qu'il devait s'adresser au capitaine Ball de l'Administration de pilotage dans le cas des navires de gros tonnage, discuter de la question et décider de les piloter ou non. Quant au phare, qui aurait été modifié depuis la publication de la carte, il n'y a pas la moindre preuve qu'on se soit guidé sur lui de quelque façon pour gouverner ou pour déterminer la position du navire, à quelque moment que ce soit. Au contraire, les témoignages et du pilote et du capitaine établissent que la nuit
était si claire, l'île entière étant parfaitement visi ble, qu'on a conduit le navire vers le port sans se guider sur ce feu.
La bouée 2 1 / 2 D était une bouée-espar à feu scintillant indiquant un haut-fond par tribord pour les navires entrant dans le port. (Le feu scintillant signale de [TRADUCTION] «mettre l'accent sur la prudence».) Je constate qu'il était des plus difficile de la maintenir en place et qu'elle était continuel- lement déplacée de la position indiquée sur les cartes par l'action des marées et des courants sur les estacades flottantes de la rivière Restigouche. Je constate en outre, vu le témoignage de Fearon, que les pilotes étaient parfaitement au courant des difficultés éprouvées à maintenir la bouée 2 1 / 2 D dans la position indiquée sur les cartes, qu'ils ne s'y fiaient jamais et que Fearon, en fait, ne s'y est pas fié cette nuit-là. Il l'a affirmé, ajoutant que bien qu'il ne se soit pas fié à la bouée, il pensait néanmoins que cette nuit-là elle se trouvait à sa place. Le capitaine a aussi dit dans son témoignage qu'il ne s'est fié qu'aux feux d'alignement et au radar pour déterminer la position de son navire. Il ne s'est pas fié à la bouée 2 1 / 2 D.
Le périodique intitulé Instructions nautiques Golfe et Fleuve St-Laurent, édition 1973, publié par le Service hydrographique du Canada, doit être lu en se reportant aux cartes couvrant la région que publie ce service. Il comporte l'avertis- sement suivant à la page 5 sous la rubrique «Bouées.—Avertissement.»:
Les navigateurs ne doivent pas s'attendre à trouver toujours les bouées aux positions indiquées sur les cartes. Les bouées devraient être considérées comme des aides de navigation, et non comme des marques infaillibles. Toute bouée peut être déplacée de sa position sur la carte par une tempête, la glace, un heurt, ou du fait de particularités topographiques telles que hauts-fonds, récifs ou barres rocheuses qui tendent à faciliter le déplacement d'une bouée. Les capitaines devraient naviguer par relèvements ou angles d'amers, et en sondant chaque fois que la chose est possible, plutôt que de se fier complètement aux bouées.
Je constate donc qu'on ne s'est nullement fié aux aides à la navigation, les feux d'alignement excep tés, et que ceux-ci étaient en bonne condition, fonctionnaient normalement et étaient à leur place. Il s'ensuit qu'aucune responsabilité ne peut être imputée à la défenderesse quant à ces aides.
c) La carte 4426 et les avis aux navigateurs
La demanderesse prétend aussi que la carte était incorrecte et trompeuse et que la défenderesse a publié des avis aux navigateurs inexacts ou incom- plets et qu'ainsi elle n'a pas entièrement signalé, comme elle aurait le faire, les dangers qu'elle connaissait et qui, finalement, causèrent l'accident ou y contribuèrent. Les cartes sont des représenta- tions de la nature, du type et de la position des aides à la navigation, de la configuration des terres, du fond et des profondeurs de la mer et des autres particularités tant du littoral que du fond de la mer. Les renseignements fournis sont, bien entendu, ceux du dernier levé dont la date est toujours indiquée sur la carte. Le dernier levé pour la carte en cause remontait à 1966, soit à huit ans avant l'accident. Les levés antérieurs remontaient à 1923 et à 1964. En outre, il faut lire une carte en tenant compte de toutes les mentions de la carte elle-même et aussi sous réserve des instructions, avis, mises en garde et autres renseignements d'or- dre hydrographique ou relatifs à la navigation communiqués en même temps que la carte, anté- rieurement ou subséquemment et dont il faut pren- dre connaissance.
Tous les renseignements que contient une carte ont pour fin première la navigation. Ils sont donc destinés aux marins, c'est-à-dire des personnes qui ont une connaissance pratique de la mer, de la navigation et d'autres matières connexes comme les vents, les courants et les marées; on présume donc qu'ils lisent les renseignements que fournit la carte et savent s'en servir.
Pour ce qui est des sondages, ils n'ont pas une valeur absolue; ils ne garantissent pas que les profondeurs indiquées demeureront ou seront maintenues telles à moins qu'il n'y ait une indica tion en ce sens sur la carte.
La simple préparation et publication d'une carte marine couvrant un secteur particulier ne fait pas de l'autorité qui la publie le propriétaire ni l'occu- pant, ni le possesseur ni le gardien des terres ou autres accidents géographiques que représente la carte et, en conséquence, aucune responsabilité aux termes de l'article 3(1)b) ne peut être retenue sur ce fondement. Par contre, pour ce qui est des quais, bassins, écluses, chenaux dragués ou canaux creusés par l'homme et autres ouvrages de marine signalés sur la carte, que possède la Couronne ou dont elle a la garde, toute indication fautive
donnée par elle ou en son nom, s'il en résulte un dommage, fait entrer en jeu les dispositions de l'article 3(1)b). Ce qui n'est manifestement pas le cas en l'espèce puisque le chenal était naturel et non l'ceuvre de l'homme. Aussi, ce n'est que sur l'article 3(1)a) que la responsabilité peut être fondée.
Les experts de la défenderesse et le capitaine Reid, ainsi que tous les autres marins et experts questionnés à ce sujet, ont clairement dit qu'il est bien connu dans les milieux maritimes que les profondeurs indiquées sur une carte sont constam- ment sujettes à changement, spécialement dans l'estuaire des fleuves, lesquels comportent des hauts-fonds de sable et de vase. En outre, la publi cation Instructions nautiques Golfe et Fleuve St-Laurent, édition 1973, laquelle je me suis précédemment référé) comporte la mise en garde suivante à la rubrique «Précision d'une carte», à la page 4:
Les conditions générales que la carte représente sont celles qui existaient au moment des levés et celles qui ont été signalées au Service hydrographique canadien, mais pas nécessairement du moment présent.
Les zones prédominent le sable et la vase, en particulier les entrées et les approches des baies et des rivières exposées aux forts courants de marée et à la grosse mer, sont sujettes à un changement continuel.
L'article 4(1)a) et la jurisprudence suivante: The Cleveland -Cliffs Steamship Co. c. La Reine; Meredith c. La Reine; The Grit; et Hendricks c. La Reine, citée précédemment (voir les pages 157, 159 et 160 respectivement) alors que je traitais de la question de la responsabilité découlant du dra- gage, sont fort pertinents.
Suivant la règle juridique qu'exprime cette juris prudence, il faut décider si un préposé quelconque de la Couronne a agi négligemment dans l'exercice de ses fonctions en tant que préposé de la Cou- ronne et, en outre, si, en droit, le préposé aurait pu être tenu responsable envers la demanderesse de cette négligence. Que l'une de ces conditions ne soit pas remplie et la Couronne ne saurait être tenue responsable.
Par suite d'un incident survenu en mai 1972, lorsque le Golden Falcon se souleva de quelque trois pieds alors qu'il suivait l'alignement, les pilo- tes locaux tentèrent de localiser le haut-fond mais ne parvinrent à trouver aucune profondeur infé-
rieure à 30 pieds. L'Association des pilotes signala la chose à la défenderesse qui, en conséquence, fit faire une série de sondages, à 50 pieds d'intervalle, sur une bande de 300 pieds de large, entre le 31 mai et le 9 juin de la même année, par ses Services de levés hydrographiques. Par la suite, deux avis aux navigateurs furent publiés en 1972: l'avis 622 du 30 juin et l'avis 1039 du 3 novembre. Aucune modification à la carte et aucun autre avis pertinent aux navigateurs ne furent publiés entre 1966, année de publication de la carte, et la date de l'accident.
Les Services de levés hydrographiques effectuè- rent un levé du fond en 1973. Subséquemment, en 1974, Hamilton effectua un levé des parages en prévision du dragage au nord de l'alignement. Toutefois, ce dernier levé couvre un secteur au nord de l'alignement et non l'alignement lui-même. C'est ce qu'a confirmé dans son témoignage l'un des experts de la demanderesse, un certain M. Redmond. Il ne peut donc servir à résoudre le litige. Le levé de 1966, sur lequel la carte est fondée, n'a pas été produit et aucune preuve d'au- cun sondage effectué entre cette date et 1972 n'a été produite.
Je conclus donc que la demanderesse n'a pas démontré qu'à l'époque la carte a été publiée, en 1966, les sondages et les couleurs indicatrices des profondeurs sur la carte n'étaient pas exacts.
Quant à ce qui s'est passé entre 1966 et le moment de l'accident, deux questions se posent:
1. La défenderesse avait-elle quelque obligation de rechercher les obstacles et de les signaler soit par des modifications à la carte, soit dans des avis aux navigateurs? Dans le cas des chenaux naturels, ce qui est la situation en l'espèce, la jurisprudence dit clairement que la réponse est «nom>.
2. Laissant de côté la question de savoir simple- ment si, dans le cas d'un chenal naturel, il existe en droit une obligation pour une autorité quel- conque responsable de la navigation, comme la défenderesse, d'avertir de tout danger découvert ou porté à son attention, pour considérer la situation où, en outre, cette autorité en fait s'engage à publier un avertissement de tout danger récemment découvert, y a-t-il alors obli gation de s'assurer que toutes les sources de
danger découvertes sont suffisamment bien décrites et qu'ainsi leur étendue et leur nature soient bien comprises? En d'autres mots, lors- qu'un danger n'est décrit que partiellement, et que cette description, en elle-même exacte peut, parce qu'elle est incomplète, tendre à tromper le navigateur quant à l'étendue du danger ou aux parages dangereux et si cette omission cause ou contribue à causer un accident, y a-t-il responsa- bilité parce qu'il y avait obligation de fournir une description raisonnablement complète du danger?
La réponse à cette seconde question est loin d'être aussi catégorique que dans le cas de la première. Pour cette raison, je vais me borner à l'étudier strictement à la lumière des faits particuliers de l'espèce.
Comme il a été précédemment dit dans ma description générale des faits, le haut-fond, en septembre 1974, se trouvait directement sous l'ali- gnement des feux au 260 et dans les parages. Une ligne continue représente l'alignement sur la carte 4426. Ce qui signifie, d'après l'interprétation des symboles de la carte publiée par la défenderesse, lorsque ceux-ci indiquent un alignement ou le relè- vement de feux d'alignement, une [TRADUCTION] «route recommandée» alors qu'une ligne pointillée ou interrompue marque simplement la direction de l'alignement ou du relèvement réel des feux.
Voici le rapport du levé de 1972 sur lequel les deux avis aux navigateurs précédemment mention- nés furent fondés: [TRADUCTION] «Un haut-fond a été découvert à environ 50 pieds au nord de l'ali- gnement, réduisant la profondeur à 17 pieds. Ce haut-fond se prolonge au-delà de l'alignement avec une profondeur minimale sous l'alignement de 26 pieds.» Chacun des deux avis aux navigateurs, d'autre part, indique la présence d'un seul haut- fond (ou point de sondage), l'un à une profondeur de 17 pieds et l'autre à 26 pieds, les deux au nord de l'alignement. Aucune indication n'est donnée d'un prolongement quelconque, à une profondeur de 26 pieds, jusqu'à l'alignement, ou au-delà, au sud.
L'examen du levé de 1973 montre, sans doute aucun, qu'à cette époque aussi les préposés des Services de levés hydrographiques de la défende- resse, s'ils ont jeté un coup d'oeil à ce document, n'ont pas pu ne pas savoir qu'un haut-fond à
quelque 26 pieds de profondeur se prolongeait au-delà de l'alignement sur une distance de quel- que 25 pieds. La carte elle-même, blanche à cet endroit, indique que toutes les profondeurs un peu au nord de l'alignement, sous celui-ci et au sud de celui-ci, sont de plus de 30 pieds au-dessus du zéro de la carte et, en outre, le chiffre indicatif du sondage le plus proche indique sept brasses, soit 42 pieds au-dessus du zéro.
Je rejette le témoignage de l'hydrographe expert de la défenderesse lorsqu'il déclare que si la carte elle-même n'a été modifiée ni en 1972, ni en 1973, ni avant l'accident c'est qu'étant à petite échelle, au 1:36,360, on ne pouvait y intercaler plus de renseignements sans en faire un fouillis et en rendre la lecture et l'interprétation difficiles. D'abord, il aurait été facile de publier un avertisse- ment dans un avis formel aux navigateurs décri- vant l'étendue du haut-fond tel que découvert en 1972, un peu comme dans le rapport interministé- riel précité, plutôt que de se borner à indiquer deux sondages ponctuels. Ensuite, ce qui est plus important, en 1976 une modification de la carte fut publiée; l'isobathe de 30 pieds s'y prolonge en pointillé bien au sud de l'alignement et pourtant la carte demeure tout aussi claire et lisible que la précédente.
Il ne suffit pas de dire qu'aucun hydrographe n'a contredit ce témoignage à l'instruction. Une carte n'est pas destinée uniquement aux hydrogra- phes.
Il est vrai que l'isobathe de 17 pieds, de couleur bleu foncé, indiquant une profondeur maximale de 18 pieds, pourrait peut-être être considérée comme impliquant la possibilité d'une profondeur infé- rieure à 30 pieds près de l'alignement à cause de la nature du fond et de la relative proximité de la courbe et de l'alignement, mais cela peut tout aussi bien indiquer une pente fort raide au nord de l'alignement puisque, contrairement à ce qui se passe ailleurs, il n'y a pas de bleu pâle indiquant une isobathe de 30 pieds. Au contraire, le sondage le plus proche, immédiatement au sud de la courbe, et toujours au nord de l'alignement, indi- que une profondeur de 42 pieds. Ce qui ne pouvait être le cas en 1972 ni en 1973 et les préposés de la défenderesse le savaient. A la lumière de cette preuve, j'estime que s'être borné à publier deux
avis aux navigateurs relatifs aux deux sondages ponctuels effectués au nord de l'alignement, qui continuait d'être recommandé, mais pas nécessai- rement pour les navires à grand tirant d'eau, était en fait trompeur et équivalait à une indication fautive. On aurait prendre un soin beaucoup plus grand, dans le cas des parages d'un aligne- ment de ce genre, qu'il n'est habituellement néces- saire. C'était là, tous les ministères intéressés le savaient, un secteur important et délicat. Cepen- dant, quoiqu'il y ait eu négligence, l'indication fautive a été faite de bonne foi: il n'y a certes eu aucune intention de tromper.
L'avocat de la défenderesse a soutenu que, même s'il pouvait y avoir eu une indication fautive, elle n'avait aucune obligation en l'instance à ce sujet. Il se référait aux dires de lord Denning dans son opinion dissidente dans l'affaire Candler c. Crane, Christmas & Co. 22 , que la Chambre des lords a subséquemment approuvée dans l'arrêt bien connu Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. 23 Lord Denning, dans l'affaire Candler, aux pages 182 et 183 du recueil précité, avait dit:
[TRADUCTION] Troisièmement, à quelle transaction l'obliga- tion de prendre soin s'étend-elle? Elle s'étend, je pense, unique- ment à ces transactions dont les comptables savaient qu'ils auraient à rendre compte. Par exemple, en l'espèce, elle s'étend à l'investissement initial de 2,000 livres que le demandeur a effectué en tenant compte de cette comptabilité car les compta- bles savaient qu'elle lui était nécessaire pour qu'il pût prendre une décision éclairée d'investir; mais elle ne s'étend pas aux 200 livres subséquentes qu'il a investies alors qu'il travaillait à la compagnie depuis deux mois. Cette distinction, que l'obligation n'existe que pour la transaction même que l'on avait à l'esprit à l'époque, est implicite dans les précédents. Ainsi le médecin qui, fautivement, certifie aliéné un homme qui ne l'est pas, doit lui en rendre compte quoiqu'il n'y ait aucun contrat en l'espèce, car le médecin sait que son certificat est requis pour qu'on puisse décider si l'homme sera interné ou non, mais le médecin d'une compagnie d'assurances n'a aucune obligation envers la personne assurée parce qu'il fait son examen pour la compagnie d'assurances: voir Everett c. Griffiths ([1920] 3 K. B. 163, 211, 217), le lord juge Atkin procède en s'appuyant sur les mêmes principes, qu'il énonça plus amplement plus tard dans Donoghue c. Stevenson ([1932] A. C. 562). Ainsi, un inspec- teur de Lloyd qui, procédant à une inspection à des fins de classification, considère fautivement un mât comme en bon état alors qu'il ne l'est pas, n'est pas responsable envers le proprié- taire des dommages que sa rupture a causés car cet inspecteur ne procédait à l'inspection qu'aux fins de classification du bâtiment pour le registre des yachts et non à d'autres fins: Humphery c. Bowers ((1929) 45 T. L. R. 297). De même,
22 [1951 ] 2 K.B. 164.
23 [ 1964] A.C. 465.
l'homme de science ou l'expert, et notamment l'hydrographe, n'a pas de compte à rendre à ses lecteurs pour les énoncés imprudents que contiennent les ouvrages qu'il a publiés. Il publie ses ouvrages dans un but d'information uniquement et non en ayant à l'esprit une transaction particulière. Mais lorsqu'un scientifique ou un expert procède à une enquête et fait rapport pour les fins mêmes de cette transaction particu- lière alors, à mon avis, il est débiteur d'une obligation de prudence relativement à cette transaction.
On remarquera que j'ai limité l'obligation à des affaires celui qui doit rendre compte rédige son exposé et fait son rapport dans le but d'éclairer l'individu engagé dans la transac tion en cause. Cela suffit pour décider de l'espèce.
Je ne souscris pas à l'argument de l'avocat voulant que la règle de droit énoncée par lord Denning s'applique à l'espèce en cause. Tant dans l'arrêt Candler que dans l'arrêt Hedley Byrne, l'indication fautive a été faite de bonne foi, sans qu'il y ait obligation conventionnelle, à un individu précis, dans un but bien déterminé, par le déten- teur de connaissances spéciales. Dans ces affaires, on a jugé que l'obligation n'existait que pour la transaction particulière envisagée par les parties et uniquement envers les parties elles-mêmes; on a aussi jugé qu'elle s'étendait à ceux que l'on s'atten- drait à voir directement ou nécessairement intéres- sés bien qu'ils puissent être inconnus du défendeur. (Voir Haig c. Bamford 24 .) Dans de tels cas, il faut cependant qu'il y ait une relation spéciale entre la partie qui fait la déclaration et celle qui s'y fie.
En l'espèce, non seulement l'indication a-t-elle une fin ou un objet public (c.-à-d. faciliter et aider la navigation dans le secteur) et non une fin privée (c.-à-d. conseiller un individu particulier) mais encore l'indication elle-même est destinée au public en général ou, à tout le moins, à une catégorie particulière de public, c.-à-d. à l'ensem- ble des navigateurs, utilisateurs éventuels de la carte. L'autorité responsable l'a faite, en sachant et en s'attendant que les commandants de navires et autres bâtiments naviguant dans ces eaux y auraient recours pour assurer la sécurité de leurs bâtiments, de leurs cargaisons et de leurs passa- gers. Lorsque de telles indications publiques sont données à des fins publiques, et qu'on s'attend que les intéressés se fient à ces indications, il n'est pas nécessaire qu'existe une relation particulière ou spéciale entre celui qui les a faites et ceux qui s'y fient pour qu'il y ait obligation de prendre garde.
24 (1977) 72 D.L.R. (3e) 68.
En outre, lorsque, comme en l'espèce, de nombreu- ses vies sont en jeu, qu'il y a un risque sérieux de dommage aux biens et que l'inexécution de l'obli- gation peut avoir des conséquences fort graves, le degré de prudence à exercer doit, par conséquent, être élevé.
Compte tenu des constatations de fait précitées et de ma conception du droit, je considérerais la Couronne, si elle était un défendeur ordinaire, comme responsable en droit de tout dommage résultant de l'indication fautive donnée par la publication d'avis aux navigateurs incomplets, les- quels, compte tenu des autres renseignements four- nis par la carte 4426, étaient, comme on pouvait s'y attendre, susceptibles de tromper tous ceux désirant suivre une route vers le port sur l'aligne- ment ou immédiatement au sud.
Toutefois, il est parfaitement évident que la responsabilité de la Couronne est légale au sens étroit, et limitée aux termes de la loi qui la crée. Pour les raisons données précédemment, l'article 3(1)a), et non l'article 3(1)b), de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, peut seul s'appli- quer en matière d'indication fautive comme l'ont montré les présents motifs. Quoique la responsabi- lité délictuelle doive être établie conformément au droit de la province le délit a été commis, en l'espèce le Nouveau-Brunswick, ce droit ne s'appli- que que dans la mesure il n'entre pas en conflit avec la nature de la responsabilité créée par la Loi sur la responsabilité de la Couronne. (Voir Gaetz c. La Reine25.)
Je ne puis, en l'espèce, juger, comme l'exigerait la loi, qu'il y a un «lien immédiat» entre la deman- deresse et le ou les préposés de la Couronne qui a ou ont négligé d'exécuter ses ou leurs fonctions. Je me réfère notamment aux déclarations du juge en chef Kerwin et du juge Rand dans l'arrêt The Cleveland -Cliffs Steamship Co. c. La Reine, dont j'ai fait mention antérieurement aux pages 156, 159 et 164 des présents motifs, et à l'arrêt rendu par la majorité de cette juridiction dans Grossman c. Le Roi cité par le juge en chef Kerwin et le juge Rand dans l'espèce précédente.
Il importerait de noter qu'à l'époque de l'arrêt Grossman, aucune responsabilité pour le fait du préposé n'a été constatée, et des autres arrêts de la
25 [1955] R.C.É. 133.
Cour suprême du Canada, tels que l'arrêt Le Roi c. Canada Steamship Lines, Limited 26 , la Cou- ronne fut, cette fois, reconnue responsable pour le fait du préposé, quoiqu'on ait trouvé une disposi tion identique à l'article 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne dans la Loi sur la Cour de l'Échiquier, aucune loi ne comportait des dispositions expresses semblables au présent article 4(2) de la Loi sur la responsabilité de la Cou- ronne. Ce qui peut fort bien expliquer l'arrêt Le Roi c. Canada Steamship Lines, Limited, précité et certaines réserves exprimées dans l'arrêt Gross- man par le juge Cartwright [tel était alors son titre], lequel a néanmoins souscrit à la décision de la majorité selon laquelle l'arrêt Le Roi c. Anthony, précité, devait être appliqué.
Lorsque la Cour suprême du Canada a été saisie de la question de la responsabilité directe ou per- sonnelle des préposés ou mandataires envers les tiers, elle a, dans certaines instances, comme dans l'arrêt Grossman précité, rappelé la pertinence de la distinction à faire entre les incidents dus à des actes fautifs par opposition à ceux dus à des omissions fautives. Plusieurs juridictions anglaises se sont appuyées sur cette distinction. L'espèce en cause se rapproche plutôt de la faute par omission, puisque la demanderesse n'a pas réussi à établir que le sondage ponctuel décrit dans les deux avis aux navigateurs était erroné. Ma constatation de l'existence d'une faute est fondée uniquement sur le fait que les avis étaient vraiment incomplets et pour cette raison trompeurs en l'espèce. Ce qui peut fort bien être perçu comme un acte positif, mais de toute façon ne change rien en l'espèce quant à la responsabilité.
Aucun des préposés ayant effectué les sondages, préparé les levés ou rédigé les rapports ou les avis aux navigateurs, n'était un préposé de la Couronne ayant, dans l'exercice de ses fonctions, à traiter avec le public d'une façon ou d'une autre. Leurs obligations étaient exclusivement envers la Cou- ronne ex contracta et ne les obligeaient nullement, même indirectement, à avoir des relations avec les membres du public qui, en dernier ressort, bénéfi- cieraient ou souffriraient des conséquences de leurs efforts communs. Le seul ou les seuls préposés qui pourraient s'être trouvés dans ce cas sont ceux qui ont effectivement publié ou ordonné la publication
26 [1927] R.C.S. 68.
des avis. La demanderesse n'a pas réussi à démon- trer que ces préposés étaient effectivement des individus qui possédaient, ou dont on pouvait attendre qu'ils possèdent les connaissances spécia- les nécessaires les rendant responsables en droit en leur capacité personnelle d'avoir communiqué de bonne foi l'indication fautive en cause. Il semble que l'hydrographe ne peut être tenu délictuelle- ment responsable envers le public même lorsqu'il ne s'agit pas d'un simple employé qui obtient des renseignements pour le compte de son commettant, mais de celui-là même qui publie les renseigne- ments hydrographiques destinés au public. Ce sont là, du moins, les vues de lord Denning dans l'arrêt Candler déjà cité. J'ajouterais, toutefois, que je ne considère pas cette question résolue en droit au Canada ni même en Angleterre.
Par ces motifs précités, je rejetterais l'action, motif pris qu'en l'espèce aucune obligation de prendre garde n'était due à la demanderesse par un préposé quelconque de la Couronne, aucun «lien direct» ni suffisant n'existant entre eux pour créer cette obligation.
Dès le début du procès, les parties ont fait savoir que si elles n'avaient pas gain de cause, leur inten tion était de se pourvoir au besoin jusqu'au tribu nal de dernier ressort, la Cour suprême du Canada. L'instance impliquait non seulement la résolution de plusieurs litiges relatifs à la responsa- bilité, incluant des défenses subsidiaires, mais aussi une évaluation des dommages. Ce fut un procès relativement long ayant occasionné des dépenses et une préparation considérables de même que le témoignage de nombreux experts dont plusieurs venaient de l'extérieur du Canada. Comme il demeure toujours possible qu'une juri- diction d'appel puisse, sur les faits comme pour quelque motif de droit, telle la règle de la prévision raisonnable énoncée dans M'Alister (or Donoghue) (Pauper) c. Stevenson 27 , arriver à une conclusion contraire et décider que le préposé serait responsa- ble envers la demanderesse, je vais maintenant statuer sur certaines autres questions soulevées et évaluer l'importance des dommages, comme si j'avais jugé que l'on a satisfait à l'article 4(2) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne. J'espère ainsi éviter un nouveau procès et les retards, les
27 [1932] A.C. 562.
dépens et les frais en découlant, dans l'éventualité un tribunal supérieur en arriverait à une déci- sion contraire quant à l'effet de l'article 4(2) et désirerait aussi trancher définitivement toutes les questions litigieuses entre les parties.
LA CAUSE DE L'EMBARDÉE
En 1972, peu après que les navires à grand tirant d'eau ont commencé à utiliser le port de Dalhousie, le Golden Falcon, un navire-jumeau du Golden Robin, toucha et se souleva d'environ trois pieds alors que M. Fearon le pilotait. Il tirait environ 34 pieds d'eau à ce moment-là et faisait route vers le port en suivant une route immédiate- ment au sud de l'alignement 260. Le navire ne fut pas avarié, mais l'incident provoqua un rapport de l'Association des pilotes lequel, finalement, amena les sondages de 1972, qui, à leur tour, suscitèrent la publication des deux avis aux navigateurs 622 (de juin 1972) et 1039 (de novembre 1972).
Depuis l'échouement du Golden Falcon, M. Fearon et les autres pilotes du port de Dalhousie font suivre à tous les navires à grand tirant d'eau une route qui depuis le sud-est s'infléchit vers l'entrée du port afin de passer au large de l'aligne- ment laissé plus au nord jusqu'à ce qu'ils attei- gnent la passe à l'entrée du port dans les parages de la bouée 4D, en amont de l'Île Dalhousie. Environ vingt-cinq navires-citernes à grand tirant d'eau ont été amenés à bon port par cette route. Depuis 1972 M. Fearon a, sans difficulté, non seulement piloté d'autres navires à grand tirant d'eau mais a aussi, à quatre ou cinq occasions, conduit au port le Golden Robin lui-même par cette route du sud. Il a été clairement établi que M. Fearon et les autres pilotes connaissaient par- faitement le danger qu'il y avait, avant les opéra- tions de dragage, commencées le 9 septembre 1974 et terminées le 18 du même mois, à s'approcher de l'alignement 260 pour les bâtiments à grand tirant d'eau, sauf dans les parages immédiats de la bouée 4D.
Lorsqu'un dragage a été effectué le long d'un chenal de navigation, il est d'usage, invariable- ment, de procéder à un levé d'après dragage des parages pour s'assurer que tous les hauts-fonds ont été complètement supprimés et que l'ensemble du
secteur a bien été dragué partout à la profondeur requise. Le pilote savait cela et aussi que le levé n'avait pas encore été effectué.
Il a dit qu'après le 18 septembre il avait, six à huit fois, personnellement procédé à des sondages, utilisant son bateau-pilote de 16 pieds et son propre sondeur. Certains de ceux-ci avaient été effectués alors qu'il allait à la rencontre des navi- res arrivants. Il aurait aussi, à deux reprises, effec- tué des sondages à bord de navires de tirant d'eau inférieur qui arrivaient, alors qu'il les pilotait le long de l'alignement.
La preuve démontre aussi que les pilotes locaux connaissent habituellement si bien leurs eaux loca les qu'ils peuvent faire le point et déterminer leur route, à n'importe quel moment, sans avoir recours aux cartes ou aux aides à la navigation si ce n'est aux feux d'alignement. Ils se fient dans une large mesure à leur connaissance du littoral environnant, notamment des feux de la côte, des édifices et autres amers. Fearon a déclaré que les pilotes, lorsqu'une nouvelle carte est publiée, l'examinent pour voir s'il y a quelque changement, mais qu'à part cela ils n'en font pas usage.
En ce qui concerne la bouée 2 1 / 2 D, le pilote savait parfaitement qu'on n'arrivait pas à la main- tenir en place à cause des estacades flottantes à l'embouchure de la rivière et il ne s'y fiait pas pour déterminer la position de ses navires. On se fiait généralement aux amers terrestres. Interrogé au sujet de la carte 4426, il ne pouvait même pas se rappeler l'avoir vue cette nuit-là.
Comme explication de son choix de la route le long de l'alignement 260 cette nuit-là, il a déclaré que le pilote en chef et lui avaient, environ deux semaines auparavant, alors qu'on draguait encore le long de l'alignement, décidé qu'après le dragage on suivrait l'alignement 260. Il est évident qu'il est beaucoup plus facile de se présenter devant le port en suivant une route rectiligne le long d'un aligne- ment menant directement de la mer libre, à l'est, dans le port qu'en suivant une route courbe s'ap- prochant du sud-est. Je ne reconnais pas comme avéré toutefois qu'il y ait eu une décision du pilote en chef, ni de quelqu'un d'autre d'ailleurs, si ce n'est de M. Fearon, de suivre l'alignement 260 tant que le levé d'après dragage n'aurait pas été effec-
tué. J'estime que le pilote n'a pas été induit en erreur de quelque façon par la description incom- plète par la défenderesse des hauts-fonds existants ou des points de faible profondeur sur la carte ou dans les avis aux navigateurs ou par le non-main- tien de la bouée 2 1 / 2 D à la position fixée sur la carte ou de toute autre aide à la navigation habituelle.
A cet égard, l'arrêt Workington Harbour and Dock Board c. Towerfield (Owners) 28 mérite qu'on s'y attarde. Dans cette action, l'échouement avait eu lieu dans un canal construit par l'homme, ce qui, naturellement, fut crucial pour la décision. La Chambre des lords considéra l'affaire comme un cas de responsabilité de l'occupant, c'est-à-dire en fonction de la relation entre le maître des lieux et ses invités. On constata une négligence de la part du pilote et de la capitainerie du port. Un plan fourni par le Conseil du port à l'amirauté indiquait un canal d'une largeur de 250 pieds. L'amirauté le reproduisit et l'inséra dans son plan. L'ajout disait que le canal et le bassin courbe étaient dragués régulièrement à une profondeur de 4 1 / 2 pieds du zéro des cartes. L'information que le Conseil du port avait fournie à l'amirauté était inexacte et trompeuse puisque la profondeur annoncée n'avait que rarement, sinon jamais, été maintenue et que le canal était beaucoup moins large qu'indiqué. L'amirauté, à titre de cartographe, ne fut jamais mise en cause, mais il semble qu'en tant que telle, elle n'aurait pas été reconnue responsable.
Parlant de l'obligation d'avertir les pilotes des dangers existants, lord Normand déclara, à la page 140 du recueil:
[TRADUCTION] Le pilote aussi est un usager du port et les appelants avaient l'obligation de l'avertir ainsi que le comman dant du Towerfield de tout danger imprévu pour la navigation dans le chenal.
Mais le pilote n'était pas un étranger dans le port et son métier l'obligeait à se familiariser avec les conditions de naviga tion dans celui-ci. Les appelants n'avaient pas à l'avertir des dangers qu'un pilote compétent aurait connaître car la mesure de l'obligation de notifier ces dangers imprévus doit dépendre des compétences et des connaissances présumées du créancier. Mais il y a un cas je crois qu'il est démontré que les appelants ont manqué à leur obligation envers le pilote. Il ne suffit pas qu'un pilote connaisse l'existence de bancs obstruc- teurs. Il devrait connaître aussi précisément que possible les limites des eaux navigables du chenal. Ce qu'il ne pouvait savoir car les appelants, comme on l'a montré, ont négligé leur
28 [1951] A.C. 112 (C.L.).
devoir. La négligence peut être datée précisément car l'éminent juge a statué qu'il n'y avait aucune raison de ne pas effectuer les sondages les 6 et 7 octobre. Je souscris à cette constatation et conclus qu'il y a inexécution d'une obligation dont le pilote était créancier, soit la non-communication des données de sondages raisonnablement précis et les plus récents possible.
Les faits de l'espèce en cause la distinguent de l'arrêt Workington Harbour précité car dans notre cas le comportement du pilote a résulté entière- ment de sa propre décision, fondée sur ses connais- sances personnelles de ce qu'était la situation avant le dragage, et du fait qu'il a présumé, se fondant sur ses propres observations, que le dra- gage avait effectivement fait disparaître les hauts- fonds. Il va sans dire que toute indication fautive ne peut faire l'objet d'un recours que si elle a réellement trompé ou influencé celui dont le fait ou la décision ont causé le dommage. Il va aussi sans dire que la demanderesse doit non seulement prouver la faute de la défenderesse, mais aussi que la faute a causé ou contribué à causer l'accident.
En somme, je ne puis dire qu'une indication fautive qu'aurait donnée la défenderesse ou l'inexécution éventuelle d'une obligation d'infor- mer ont, de quelque façon, amené ou contribué à amener le pilote à décider de suivre l'alignement 260 cette nuit-là, pour la première fois depuis l'échouement du Golden Falcon en 1972.
On peut donc résumer mes conclusions à ce sujet comme suit: la défenderesse a démontré par une preuve concluante et convaincante qu'outre l'exis- tence du haut-fond, l'embardée a été causée par la décision du pilote d'adopter une route le long de l'alignement 260 et la demanderesse n'a pas réussi à démontrer que cette décision fut en quelque façon influencée par une faute quelconque de la défenderesse ou par quelque indication fautive qu'elle aurait donnée.
LA NÉGLIGENCE DU PILOTE
Au cas une juridiction supérieure statuerait au contraire que les indications erronées sont effectivement responsables de la décision du pilote ou y ont contribué, la question d'une faute contri- butive possible de la part du pilote ou du capitaine ou de quelque autre préposé de la demanderesse pourrait se poser. La question de la faute du pilote présente donc un certain intérêt.
A ce sujet, outre les constatations faites sous la rubrique qui précède immédiatement le présent chapitre, lesquelles fondèrent ma conclusion sur la cause de l'embardée, les circonstances dans les- quelles et la manière selon laquelle les sondages furent effectués par le pilote sont fort pertinentes:
1. Il n'existe aucune preuve que le pilote ait eu une formation quelconque d'hydrographe en matière de sondages ni qu'il ait su se servir d'un sondeur ou en ait connu les limites intrinsèques.
2. Même parmi ceux reconnus à l'instruction comme experts compétents dans le domaine des levés hydrographiques et bien que leurs résultats aient été fort similaires, il n'y a pas eu accord complet sur tous les points quant à la configura tion du fond; certains doutes demeurent quant à la localisation précise de l'un des levés par rapport à l'alignement.
3. Les sondages furent effectués depuis son bateau-pilote au moyen d'un sondeur non calibré à un moment les responsables des Services de levés hydrographiques du Canada estimaient que les conditions météorologiques n'étaient pas favo- rables.
4. Il n'y a aucune preuve que les sondages aient été fondés sur quelque méthode particulière d'ex- ploration section par section du secteur critique. Au contraire, la preuve administrée révèle que le pilote s'est borné à effectuer ces sondages en fai- sant route avec son bateau le long de l'alignement et dans les parages. Il n'a pas tenté d'établir au moyen d'un instrument quelconque le dragage avait été effectué ni n'a eu de conversation avec les personnes qui s'en sont chargées.
5. Il n'a pu se rappeler même approximative- ment la profondeur minimale qu'il avait trouvée et aucune note sur l'état réel de la marée, à un moment particulier, n'a été fournie en preuve.
6. Après l'incident du Golden Falcon en 1972, les pilotes du port de Dalhousie tentèrent de locali- ser le haut-fond mais ne trouvèrent aucune profon- deur inférieure à 30 pieds. Néanmoins, quelques semaines plus tard, le levé hydrographique de la défenderesse révélait des profondeurs de 17 et de 26 pieds.
La décision du pilote, prise dans les circons- tances que j'ai décrites précédemment, compte
tenu particulièrement du fait qu'il savait que de faibles profondeurs avaient existé antérieurement au dragage et qu'il savait ou aurait savoir, que tant que le levé d'après dragage n'aurait pas été effectué et les résultats annoncés, il ne pouvait y avoir aucune garantie que tous les hauts-fonds avaient été complètement supprimés, équivalait à beaucoup plus qu'une simple erreur de jugement n'entraînant pas de faute en droit. Il n'était pas justifié de se fier aux sondages qu'il avait effectués au petit bonheur, d'une manière inexperte ni à son aptitude à effectuer de bons sondages dans les circonstances. Quant au dragage, il ne l'avait jamais vérifié ni auprès du personnel qui s'en était chargé, ni auprès de l'entreprise de dragage, des ministères des Travaux publics ou des Transports ou encore de la capitainerie du port.
Je conclus donc qu'en agissant de la sorte, dans les circonstances mentionnées ci-dessus, le pilote a été négligent, puisque, connaissant parfaitement les dangers inhérents et les conséquences possibles il a, sans justification, choisi d'exposer le Golden Robin à une route hasardeuse alors qu'il en existait une autre régulièrement empruntée et relativement sûre. Je dis aussi que c'est cette action du pilote qui est à l'origine de l'embardée du navire au-des- sus du haut-fond.
EFFET DE L'INDICATION ERRONÉE SUR LA DÉCI- SION DU CAPITAINE
Certes, j'ai jugé que la décision du pilote de suivre la route qu'il avait choisie n'a été en aucune manière influencée par le manque d'information sur la carte ou dans les deux avis aux navigateurs, manque que j'ai estimé équivaloir à une indication erronée dans les faits; demeure néanmoins la ques tion subsidiaire de savoir si le capitaine n'aurait pas souscrit à la route proposée par le pilote si tous ces renseignements avaient été fournis par la défenderesse antérieurement à l'accident. En un tel cas, l'indication fautive constituerait en vérité l'une des causes contributives de l'accident.
Certaines des considérations dont il est question ci-dessous au chapitre de «LA NÉGLIGENCE DU CAPITAINE» (voir page 180 ci-dessous) s'appli- quent ici. Je me bornerai maintenant à les mentionner.
La route suivie depuis le mouillage se trouvait dans une zone de pilotage obligatoire. Le capitaine ne connaissait absolument pas ces eaux. Il lui a paru évident que la route à suivre l'obligeait à s'engager dans un passage relativement étroit dans un estuaire, au-dessus d'un fond de vase dont la configuration était, selon toute vraisemblance, constamment modifiée par les effets combinés du vent, de la glace, de la marée et des courants; l'état réel des lieux à ce moment-là pouvait n'offrir qu'une vague ressemblance avec ce qui était indi- qué sur la carte. Il savait que le navire avait déjà été conduit dans le port en d'autres occasions sans incident. En conséquence, il se fiait aux connais- sances du pilote pour ce qui était des conditions locales du moment et à sa décision quant à la route appropriée à suivre.
Le capitaine Reid a été fort vague dans sa déposition quant à la route d'atterrissage suivie et à l'égard de la position du navire par rapport à l'alignement, avant que ne se produise l'embardée. Sa déposition en interrogatoire préalable à ce sujet contredit son témoignage à l'instruction. Il a lui- même qualifié ses souvenirs d'approximatifs ou de généraux. Je constate qu'il n'a pas discuté en détail du cap à suivre avec le pilote. S'il l'avait fait, le pilote aurait, au moment de l'enquête initiale, ouverte peu de temps après l'échouement, et plus tard au cours de son interrogatoire préalable, été à même de se souvenir qu'il avait au moins aperçu une copie de la carte 4426 sur le Golden Robin cette nuit-là. De même, le capitaine aurait pu se rappeler la route suivie beaucoup plus précisément et fournir plus de détails, avec plus d'assurance, puisque cette route et la position du navire ont sans doute constitué l'une des principales questions soulevées lors de l'enquête.
Les conditions étaient idéales; on pouvait tout apercevoir, même les caractéristiques de la terre; il n'était pas nécessaire d'avoir recours au radar. Il n'y a aucune preuve que le capitaine ait consulté la carte après que le navire eut quitté le mouillage. S'il l'avait fait, il l'aurait dit et d'ailleurs le pilote, qui est resté à ses côtés sur la passerelle pendant tout ce temps, se serait au moins rappelé avoir vu la carte sur la passerelle.
Je constate donc qu'en réalité le capitaine n'a pas étudié sur la carte la route proposée d'une manière approfondie ni avant ni au cours de l'ap-
proche le long de l'alignement et du haut-fond et qu'il s'est fié pour le choix de la route à suivre à la compétence du pilote. Je conclus à ce sujet que la demanderesse n'est pas parvenue à démontrer que le défaut d'information, jugé par moi équivaloir à en fausser le sens, avait causé ou contribué à causer l'accident puisque ni le pilote ni le capitaine n'ont en fait été trompés par cette information fausse. L'action doit donc être déboutée par ces motifs aussi puisqu'il s'agit des deux seules person- nes qui auraient pu être induites en erreur, et qui étaient responsables de la route suivie.
Comme les conclusions ci-dessus peuvent laisser entendre qu'il y a eu faute de la part du capitaine et aussi parce qu'une preuve considérable a été administrée par la défenderesse, dont le témoi- gnage de plusieurs experts, dans sa tentative d'étayer son plaidoyer de faute contributive fondée sur la prétendue négligence du capitaine, je traite- rai de cette question bien que je n'aie pas jugé la défenderesse responsable.
LA NÉGLIGENCE DU CAPITAINE
Un certain capitaine Boggild a été cité à la barre comme expert de la défenderesse. Rétrospec- tivement, il n'est pas difficile d'admettre que le plan d'atterrissage choisi par le capitaine Boggild doive être préféré à celui accepté par le capitaine du Golden Robin. Indépendamment de cela, si l'on devait tenter de tracer la route d'atterrissage idéale en ayant recours uniquement aux informa- tions fournies par la carte 4426, telle que modifiée à l'époque par les deux avis aux navigateurs perti- nents, dans l'ignorance des conditions locales réel- les et précises, notamment la configuration du fond, les marées et les courants, la route suggérée par le capitaine Boggild paraît préférable à celle choisie bien qu'elle nécessite un changement de cap de 15° (du 285° au 270°), dans un passage relativement étroit, d'une demi-encablure à une encablure, en un point ne laissant que peu de place à l'erreur.
D'après l'expert de la demanderesse cité en réponse, la route suggérée par le capitaine Boggild serait dangereuse précisément pour cette raison. Qu'on mollisse la barre de 10° 15° et la hanche du Golden Robin évitera, ce qui représenterait une distance de 100à 130 pieds; lorsqu'on trace une
route dans une passe étroite, on doit prendre en compte cet espace additionnel. Tous les pilotes locaux avaient cependant adopté en fait une route semblable impliquant un changement de cap aussi important, presque au même point, et ce sans encombre, pour tous les navires à grand tirant d'eau, depuis l'incident du Golden Falcon de 1972.
Je suis prêt à accepter comme preuve prépondé- rante le témoignage du capitaine Boggild voulant que, d'après l'examen de la carte 4426, la route qu'il suggérait soit préférable du point de vue du bon marin et de la navigation à celle que le capitaine Reid avait apparemment accepté d'adop- ter.
Il ne s'ensuit pas nécessairement toutefois que le capitaine Reid ait, en cela, commis une faute. Lorsque, comme en l'espèce, plusieurs routes, ou plus d'une route, sont possibles, ne pas adopter la plus idéale ne constitue pas nécessairement une faute. La mesure utilisée est celle de l'homme raisonnable, non celle de l'homme idéal, de l'homme parfait.
Il est vrai que l'on exige d'un officier de marine qui commande un navire une habileté supérieure, une plus grande prudence que celle que l'on requiert de l'homme ordinaire exécutant une tâche quotidienne. Néanmoins, la mesure demeure tou- jours le raisonnable et non la perfection. Il s'agit toujours du degré d'habileté et de diligence dont font habituellement preuve les personnes expéri- mentées qui exercent leurs fonctions dans les cir- constances du moment. En d'autres mots, l'étalon est ce que l'on attendrait d'un commandant bon marin et prudent ayant les capacités requises dans les circonstances. Lord Blackburn a dit dans l'arrêt The Stoomvaart Maatschappy Nederland c. The Directors, &c., of The Peninsular and Oriental Steam Navigation Company 29 aux pages 890 et 891:
[TRADUCTION] Je devrais ajouter, afin de prévenir tout malen- tendu possible, que l'obligation, mis à part le droit législatif, que la Cour impose au maître d'un navire en mer est identique à celle que le droit impose au voiturier à terre, savoir faire diligence et usage d'une habileté raisonnable afin de ne causer aucun dommage, bien que la nature différente des deux véhicu- les fasse une grande différence dans l'application pratique de la règle. On attend de l'équipage d'un navire, qui doit scruter l'horizon à des milles de distance, plus de prudence que du
29 (1880) 5 App. Cas. 876.
conducteur de voiture qui peut se contenter de regarder à quelques verges devant lui; on exige beaucoup plus d'habileté de celui qui prend le commandement d'un vapeur que de celui qui conduit une voiture.
Je fais mien cet énoncé du droit. La route proposée par le capitaine Boggild n'est pas idéale en ce sens qu'elle ne comporte aucun risque; le changement de route au lieu indiqué comporte un certain élément de risque. C'est une route qui, après une analyse soigneuse, paraît préférable, sans plus. C'est une question de jugement car, même après une étude approfondie, les experts eux-mêmes n'ont pu s'entendre à l'instruction pour dire qu'il s'agissait d'une route préférable.
La question que je me pose en l'espèce est de savoir si le commandant compétent, ayant l'habi- leté et les connaissances requises pour diriger un navire-citerne comme le Golden Robin aurait, à la lumière de toutes les circonstances de l'espèce, été taxé d'imprudence pour avoir accepté la route proposée par le pilote.
Choisir une route en apparence préférable sur une carte à petite échelle est une chose; présumer que la route proposée par le pilote, qui implique que l'on doit suivre l'alignement 260 bien avant d'arriver au passage resserré au sud de la bouée 4D, au lieu d'effectuer un virage de 15° immédia- tement avant ce point, ne devrait pas être acceptée par un capitaine compétent et suffisamment pru dent ou même que celui-ci aurait, en l'espèce, la mettre en doute, en est une autre. Lorsqu'il quitta le mouillage, le Golden Robin entra dans une zone de pilotage obligatoire. La loi obligeait le capitaine à recevoir du pilote des directives précises quant à l'horaire, à la vitesse et à la route; on s'attendrait normalement qu'il les suive à moins d'avoir des raisons de croire que la sécurité de son bâtiment ou de son équipage est en danger. On pouvait présu- mer que le pilote Fearon était expérimenté (il l'était) et qu'il connaissait fort bien les parages. Le capitaine Reid, qui n'était jamais venu au port de Dalhousie, était, en l'absence de preuves ou d'in- formations contraires, en droit de se fier à la connaissance que le pilote avait des lieux et des conditions locales et, plus précisément, des profon- deurs et des routes à suivre. Le Golden Robin avait, à au moins quatre ou cinq reprises aupara- vant, durant les deux dernières années, été conduit
sans encombre au port de Dalhousie par les pilotes. Quoique, malheureusement, on ne semble pas avoir interrogé le capitaine sur ce point, on peut raisonnablement présumer que le livre de bord, les propriétaires, les affréteurs ou l'équipage l'avaient renseigné à ce sujet. Il n'avait aucune raison de penser que le pilote avait décidé de s'écarter du plan d'atterrissage habituel et, pour la première fois depuis 1972, de suivre l'alignement 260, ni que la nouvelle route franchissait un secteur récem- ment dragué sans qu'aucun levé n'ait vérifié ce dragage. Il a affirmé, et j'accepte son témoignage à ce sujet, que le pilote ne lui a jamais dit que le navire devrait franchir un secteur récemment dragué.
Je déclare donc avéré que le prétendu plan d'atterrissage n'a certainement pas été discuté en détail. Le pilote connaissait bien ces eaux et il semble qu'il ait simplement indiqué en général la route qu'il avait l'intention de suivre. Dans ces circonstances, il n'est pas coutumier, ni considéré nécessaire pour le bon marin ni contraire aux bonnes pratiques de navigation, de tracer la route du navire sur une carte. La plupart du temps, ce serait tout à fait impossible car souvent le pilote monte à bord du navire alors que ce dernier fait déjà route vers le port. J'accepte comme fondée la preuve voulant que la plupart des pilotes locaux n'ont même pas recours aux cartes, mais se fient entièrement à leur connaissance des eaux locales pour guider le navire. En vérité, il a été incapable
de se rappeler s'il avait vu la carte 4426 cette occasion. Enfin, l'état de la mer, le temps et la visibilité étaient idéals. Rien n'avertissait le capi- taine d'un danger particulier. Il est vrai que dans les estuaires des fleuves, il y a toujours une possibi- lité plus grande de changements rapides et specta- culaires des fonds par suite de la sédimentation, de l'action et de la réaction des courants et des marées, mais c'est précisément pour cette raison qu'un capitaine se fie aux connaissances supposées à jour du pilote quant aux conditions locales, particulièrement lorsque, comme en l'espèce, le levé, en fonction duquel les sondages, les courbes et les couleurs indiquant les profondeurs ont été établis sur la carte, remonte à plusieurs années.
Dans ces circonstances, je ne suis pas prêt à dire que le capitaine a été négligent de quelque façon en acceptant la route proposée ni ne puis-je consta-
ter quelque carence de sa part à exercer ses fonc- tions de commandant du Golden Robin en bon marin, conformément aux pratiques reconnues en matière de navigation.
LA CAUSE DE L'ÉCHOUEMENT
L'avocat de la défenderesse, comme défense subsidiaire, a administré une preuve abondante pour tenter de démontrer que, même si la défende- resse devait, de quelque façon, être tenue responsa- ble en droit de l'embardée sur bâbord due au haut-fond près de l'alignement 260, si le navire avait répondu, comme il aurait le faire, aux ordres donnés à la barre et aux machines, une fois constatée l'embardée, il n'aurait pas pu poursuivre sa route sur bâbord et traverser le chenal pour aller s'avarier sur le rocher aux abords de la côte de l'Île Dalhousie, comme il l'a été. Au contraire, d'après la défenderesse, l'embardée aurait pu faci- lement être compensée en venant sur tribord et le Golden Robin aurait alors poursuivi en toute sûreté sa route jusqu'au port de Dalhousie.
Quoique ce point ait nécessité plusieurs jours d'instruction et une preuve technique et d'expert considérable, je n'ai pas l'intention de m'étendre sur ces aspects scientifiques. Je vais toutefois pro- céder à certaines constatations générales de fait qui reposent sur la preuve produite par l'ensemble des experts de même que sur celle portant sur les faits reliés à ce qui s'est passé cette nuit-là; je commenterai aussi certains aspects de la preuve administrée.
On a argumenté longuement au sujet du temps écoulé entre le moment l'embardée a commencé à se faire sentir et celui le navire a heurté l'écueil au large de l'Île Dalhousie de l'autre côté du chenal. Ce qui, naturellement, est fort impor tant lorsqu'on cherche à savoir si le navire a répondu comme il aurait aux ordres donnés de la passerelle et exécutés dans la salle des machines. Le carnet de passerelle et le carnet de la salle des machines sont d'accord sur les intervalles séparant les ordres donnés à la salle des machines. Il est vrai que les inscriptions sont généralement arrondies à la minute (quoique certaines le soient à la demi- minute) et que, par une coïncidence, l'un pourrait indiquer un temps trop long et l'autre un temps trop court. Mais ni le témoignage de Fearon ni celui du capitaine ne permettent de contredire ce
qui est inscrit dans les deux carnets, celui de la passerelle étant la responsabilité du premier lieute nant, lequel inscrit les temps d'après la montre du navire tout en transmettant chaque ordre à la salle des machines par le transmetteur d'ordres, et l'au- tre, celle de l'officier mécanicien, lequel reçoit l'ordre dans la salle des machines et l'inscrit sur le carnet de celle-ci. Il ne paraît pas y avoir la moindre suggestion dans la preuve administrée que les intervalles ainsi inscrits ne réflètent pas, selon toute vraisemblance, l'état réel des choses.
Bien qu'une certaine incertitude demeure quant au degré d'amplitude de l'embardée subie, je juge qu'elle approchait, sans les dépasser, les 15° sur bâbord. Lorsque l'embardée se produisit, la machine était à «en avant doucement», c.-à-d. 25 t/mn et le navire avançait à une vitesse d'environ 4 1 / 2 nœuds. L'embardée fut perçue une fois le navire déplacé de 1.7° sur bâbord; alors une action compensatrice de la barre fut exercée en ordon- nant [TRADUCTION] «la barre à droite toute», puis le commandement [TRADUCTION] «en avant, demi-vitesse» fut donné, suivi, quelques secondes plus tard, du commandement [TRADUCTION] «en avant toute» (c.-à-d. 75 t/mn). Comme le navire manoeuvrait et que le personnel de la salle des machines était en alerte, tous à leur poste, il aurait fallu environ dix secondes à compter du moment l'embardée fut perçue, pour donner l'ordre d'ac- croître la vitesse et l'exécuter, c'est-à-dire pour que les machines commencent à répondre au comman- dement «en avant, demi-vitesse». Cet ordre fut en fait donné à 4 h 10 du matin mais, avant que la machine puisse atteindre le nombre de tours demandés, le commandement «en avant toute» avait été donné. Je constate donc que si on avait donné le commandement «en avant toute» immé- diatement plutôt que «en avant, demi-vitesse», cela n'aurait fait aucune différence.
Le navire continua d'embarder au nord-ouest en direction de la pointe sud-est de l'Île Dalhousie. A 4 h 12 du matin, soit deux minutes après que le commandement «en avant, demi-vitesse» a été donné, on ordonna [TRADUCTION] «en avant dou- cement» puis, immédiatement après, [TRADUC- TION] «en avant très doucement» et, environ une minute plus tard, soit à 4 h 13, la carène toucha un ou des écueils par bâbord aux abords de l'Île Dalhousie.
Le témoignage du capitaine et du pilote est formel: dans les deux minutes qui se sont écoulées entre le moment le commandement «en avant, demi-vitesse», suivi presque immédiatement par «en avant toute» a été donné et celui le com- mandement «en avant doucement» l'a été, la machine ne parvint pas à atteindre le nombre de tours maximal, soit 75 t/mn, de vitesse de manoeu vre. Le capitaine a déclaré qu'elle avait atteint 50 t/mn et le pilote, 65. Je serais enclin à préférer le témoignage du capitaine à celui du pilote vu sa plus grande connaissance du navire et vu aussi que le pilote croyait que le nombre maximal de tours à la vitesse de manoeuvre était de 95 et non de 75. Je constate donc comme avéré que le navire n'avait atteint que 50 t/mn, en deux minutes, depuis sa vitesse de 25 t/mn, lorsque le premier ordre pour compenser l'embardée fut donné.
Quant à la question du temps requis pour passer, à la vitesse de manoeuvre, de 25 t/mn, «en avant doucement», à 75 t/mn, «en avant toute», le capitaine Reid a déclaré que cela devait prendre entre 25 40 secondes alors que M. Cowing, qui fut chef mécanicien du Golden Robin pendant un an et demi, ayant quitté le navire en août 1970, a affirmé que cela devait prendre environ trente secondes. Ce dernier a aussi déclaré qu'une dimi nution du vide et une perte de vapeur ralentissent les machines même si on ne touche pas aux com- mandes. On aurait dû, selon lui, le remarquer dans la salle des machines. Les papiers de bord n'indi- quent pas que la machine ait été défectueuse à ce moment-là, mais on n'a cité aucun témoin qui aurait été présent dans la salle des machines cette nuit-là. Même en allouant dix secondes pour un temps total de réaction, ce qui me paraît, d'après la preuve administrée, fort généreux, la machine aurait prendre entre 35 et 50 secondes pour atteindre les 75 t/mn. L'absence évidente de réponse de la machine demeure complètement inexpliquée. Il n'y a aucune preuve de l'existence d'un défaut de la barre ou de l'appareil à gouver- ner et je dois conclure qu'ils fonctionnaient norma- lement. Tous les experts semblent s'accorder pour dire que les ordres de compenser donnés à la machine et à la barre le furent dès que l'embardée fut perçue. Le carnet de la salle des machines indique que les ordres furent reçus et régulière- ment exécutés en temps voulu. Il y a une corréla- tion exacte entre ce carnet et celui de la passerelle.
Quoique la charge de démontrer que la machine ne fonctionnait pas normalement appartienne de toute évidence à la défenderesse, la preuve admi- nistrée semble exiger quelque explication de la demanderesse faute de quoi on doit conclure, vu la prépondérance de preuves, que le rendement de la machine était très mauvais, soit moins de 40% de la normale. Dans le cas d'un navire, l'obligation que le propriétaire en prenne un soin raisonnable pour s'assurer qu'il est apte à la mer et sûr et que la coque, les machines et l'armement sont raison- nablement en bon état, demeure toujours. Lorsque preuve est faite d'une carence importante du temps de réponse de la machine, comme en l'instance, et qu'on ne peut expliquer comment cela aurait pu être causé par un vice soudain, qu'on ne pouvait raisonnablement prévoir ni prévenir, la conclusion logique est que ce défaut est à un manque d'entretien raisonnable de la machine.
Un expert de la défenderesse, un certain M. Corlett, a déclaré dans son témoignage qu'indé- pendamment des résultats des essais en bassin qu'il avait fait faire en Hollande, si l'on avait atteint 75 t/mn en une minute, il n'y aurait eu aucune possibilité d'échouement sur l'Ile Dalhousie. Cette opinion, fondée sur l'étude de la preuve adminis- trée lors de l'enquête et des interrogatoires préala- bles et selon laquelle le Golden Robin n'aurait pas s'échouer, l'avait amené à faire construire un modèle, à l'échelle du navire, en Hollande, au Netherlands Ship Model Basin, à Wageningen. On y procéda à des essais avec ce modèle dans le bassin d'essai spécial. La configuration générale du fond aux environs de l'alignement et le haut-fond furent reproduits dans le bassin et on procéda à plusieurs essais, en faisant fonctionner la machine et l'appareil à gouverner de différentes façons.
Les résultats de ces essais amenèrent M. Corlett à conclure que l'échouement n'était pas à une embardée incontrôlable causée par le haut-fond ou une bosse mais plutôt que l'embardée, de faible amplitude, devint incontrôlable par suite de l'ab- sence de réponse des machines.
La configuration du fond reproduite dans le bassin ne correspondait pas exactement au fond de la mer; ainsi la profondeur en un point de sondage était plus faible dans le modèle que sur le haut- fond véritable et la rive de l'Île Dalhousie n'était pas reproduite dans le modèle. Les routes suivies
ne correspondaient pas exactement à celles du Golden Robin et il est clair qu'il est impossible de reproduire parfaitement à l'échelle dans un modèle les forces respectives du safran, de l'hélice, de l'action du fond et des courants et leurs interactions.
Toutefois, M. Corlett a exprimé l'opinion sui- vante, que M. Beck, l'expert que la demanderesse avait appelé en réponse, n'a pas contredite:
1. Un navire obéit aux commandes mieux qu'un modèle.
2. L'effet de la poussée de l'hélice est plus importante sur un modèle que sur un navire.
3. Il en résulte qu'un navire du type étudié vire avec une efficacité de 5% supérieure à celle du modèle.
4. L'embardée causée par l'approche d'un banc est plus marquée dans un modèle que dans le cas d'un navire.
L'embardée la plus importante obtenue, avec compensation de la barre et de la machine, lors des essais avec le modèle, fut de huit degrés et, sans compensation, de quatorze degrés. Lors des essais, 55 secondes furent accordées aux machines pour passer de 25 à 75 t/mn, ce que je considère fort généreux vu la preuve faite des capacités du navire compte tenu de son âge.
Au sujet de ces essais, bien qu'il y ait des inexactitudes et qu'il faille allouer une marge d'er- reur et tenir compte des différences par rapport à la situation réelle et bien que les conclusions de M. Corlett exigent certaines interpolations mathéma- tiques, je suis d'avis que l'effet de tous ces facteurs est relativement minime. M. Corlett m'a convaincu que la proposition qu'il a avancée peut supporter une large marge d'erreur tout en demeurant valide pour l'essentiel. Si ces essais visaient à déterminer, par exemple, la route suivie, la vitesse, la distance parcourue et le point d'impact, avec un certain degré de précision mathématique, on aurait pu douter sérieusement de leur valeur probante; mais je suis convaincu qu'ils sont suffisamment près de la réalité et exacts pour permettre de vérifier la proposition générale voulant que, si les machines avaient répondu comme on pouvait raisonnable- ment s'y attendre, le Golden Robin serait sorti de son embardée sans s'échouer sur l'Île Dalhousie
les dommages se sont produits.
Cependant, je considère la carence de la machine à répondre comme une cause contributive et non comme la cause unique de l'échouement. Le vice, quel qu'il ait été, doit avoir existé au moment de l'embardée. L'embardée et le mauvais fonction- nement de la machine combinés, ont été les causes effectives de l'échouement.
Je constate aussi que la carence de la machine à répondre était grave, probablement due à un défaut dont l'existence, en l'absence d'explications contraires, conduit à conclure qu'il était attribua- ble soit à un mauvais entretien, soit à un manque déraisonnable d'inspection. Dans l'un comme dans l'autre cas, on ne s'est pas assuré avec une dili gence raisonnable que la machine était raisonna- blement en bon état de fonctionnement.
LES DOMMAGES
Le Golden Robin avait été affrété à temps, pour une durée de trois ans, lorsque l'accident se pro- duisit. Après quelques réparations temporaires à Dalhousie, il fut dirigé sur le chantier maritime de Baltimore (E. -U.) l'on effectua une inspection des dommages ainsi qu'une évaluation du coût de réparation de la coque. Subséquemment, on décida de ne pas réparer le navire mais de le vendre à la ferraille à une firme espagnole.
Ce qui a soulevé un litige fort fréquent, spéciale- ment dans les affaires maritimes; lorsque les répa- rations ne sont pas effectuées, il faut déterminer si l'indemnisation des dommages occasionnés au navire doit être fondée sur l'évaluation du coût total des réparations ou sur la différence entre la valeur réelle du navire immédiatement avant l'ac- cident et celle immédiatement après.
Comme je rejette l'action, il ne servirait à rien de résoudre ce litige ni certains autres points de droit soulevés, comme celui de savoir si certains dommages devraient être calculés conformément à la [TRADUCTION] «règle du jour du dommage», c.-à-d. au taux d'escompte existant entre le dollar canadien et le dollar américain au jour de l'acci- dent ou du paiement, à la date du jugement ou à la date de l'institution de l'instance; ou comme celui de savoir si la perte d'usage dans ces cas-là doit être calculée comme s'arrêtant à la date il est
décidé de vendre plutôt que de réparer ou à la date du contrat de vente, ou encore à la date de déli- vrance du navire. Si une juridiction d'appel en vient à une conclusion différente quant à la respon- sabilité, elle sera en aussi bonne posture pour décider du droit et pour évaluer les dommages en conséquence pourvu que tous les faits aient été constatés par la Cour.
Voici comment je perçois ces faits, y inclus les évaluations, poste par poste, et les divers aveux des parties:
1. Le Golden Robin gagna directement le port après l'échouement, sans stopper, et y déchargea sa cargaison d'hydrocarbures le même jour, soit le 30 septembre 1974. Les parties sont conve- nues de le considérer comme n'étant plus nolisé le jour suivant, soit le ler octobre 1974.
2. Il demeura au port de Dalhousie du 30 sep- tembre au 7 octobre, appareilla à destination de Baltimore le 7 octobre pour y être inspecté, y arriva le 11 et fut inspecté les 12 et 13.
3. Les propriétaires décidèrent de vendre le navire à la ferraille le ler novembre 1974.
4. Il fut vendu avarié à des ferrailleurs espa- gnols, par contrat, en date du 7 novembre 1974.
5. Il fut délivré à l'acheteur le 25 novembre 1974.
6. Il aurait fallu 44 jours consécutifs pour effec- tuer toutes les réparations.
7. La somme de $3,591.91 canadiens fut dépen- sée pour divers services fournis dans le port de Dalhousie.
8. Le manque à gagner, par jour, s'élevait à $4,594.45 américains.
9. Selon l'estimation convenue entre les parties, le coût des réparations aurait été de $844,429 américains.
10. Le prix de vente du bâtiment endommagé, payé par les ferrailleurs, fut de $885,000 américains.
11. La valeur convenue du dollar américain était:
au jour de l'accident $1.02 canadien à la date d'institution
de l'instance $1.15 canadien
à la date du paiement à la date du jugement j
12. La valeur du bâtiment avant qu'il ne soit avarié:
A ce sujet, plusieurs évaluateurs experts furent cités par les deux parties. Ils ont tous cherché à établir la valeur marchande du Golden Robin par la méthode dite de [TRADUC- TION] «l'évaluation sur le papier», c.-à-d. en comparant les ventes de navires-citernes de ton nage à peu près similaire, approximativement à l'époque de l'avarie, sans inspection ni du Golden Robin ni des navires mis en comparaison et sans égard pour l'état physique réel ni la qualité de construction de la coque, des machi nes ou de l'armement de chacun. Les détails de chaque vente ont été extraits des listes officielles et des rapports de vente de navires et bateaux de commerce ou autres. Aucune démarche n'a été tentée pour obtenir des vendeurs, des acheteurs, de leurs agents ou de quelque autre personne des détails sur les motifs de la vente ou de l'achat, pour savoir, autrement dit, si certains vendeurs n'étaient pas relativement obligés de vendre ou certains acheteurs d'acheter. En aucun de ces cas, y compris dans celui du Golden Robin, a-t-on obtenu quelque détail sur la condition réelle du navire. Les seuls critères retenus au sujet de l'état du navire ont été les dates de la dernière inspection et l'âge. Ce n'est que dans un ou deux cas que l'on savait que le navire, au moment de la vente, était affrété à temps. Les modalités d'affrètement n'étaient pas connues. Et pourtant il semble évident que les termes de tout affrètement auxquels le navire est assujetti au moment de la vente peuvent fort bien influer sur le prix de vente.
On a procédé à des ajustements en fonction de l'âge du bâtiment en appliquant une formule mathématique consistant en un pourcentage fixe par année de dépréciation. Chaque expert a appli- qué un coefficient de dépréciation (fondé sur un pourcentage annuel fixe) pour l'âge et a exprimé la valeur du bâtiment considéré en fonction de l'âge du Golden Robin. Les experts ne s'entendaient pas sur ce coefficient de dépréciation. Ils ont tous
déclaré que leur coefficient était [TRADUCTION] «l'habituel>, celui invariablement appliqué à toutes les ventes de navires comme ajustement pour l'âge. Pourtant, aucun n'a pu justifier son choix de préfé- rence à celui des autres. Dans chaque cas, le nombre de ventes considérées était tellement limité qu'il était difficile de parler de l'étude d'un marché véritable et non d'une simple comparaison d'un nombre fort limité de ventes individuelles. On a souvent répété que [TRADUCTION] «une vente ne fait pas un marché». La comparaison de deux ou même de trois ventes ne vaut guère mieux. Le seul évaluateur qui étudia plus de trois ventes a pris en considération les ventes de navires à moteur diesel alors que les quatre autres rejetèrent complète- ment cette façon de procéder.
Voici les chiffres qu'utilisèrent les cinq experts appelés à témoigner pour l'ajustement en fonction de l'âge: trois ont choisi 5% comme facteur de dépréciation, un autre 6 1 / 4 % et un autre 5% par an purement et simplement. L'un a étudié deux ventes, trois autres, trois ventes et un autre, cinq ventes. Aucune des ventes servant à la comparai- son choisies par les deux experts de la demande- resse ne l'a été par l'un des trois experts de la défenderesse. Certains évaluateurs opéraient un ajustement en fonction de la vitesse, d'autres non. Le seul évaluateur qui a pris comme point de comparaison des pétroliers à moteur procéda à un rajustement, en pourcentage, à la baisse, afin d'ob- tenir la valeur comparative d'un navire à turbines à vapeur comme le Golden Robin.
Dans l'ensemble, la preuve administrée relative- ment à la valeur marchande s'est révélée plutôt maigre, d'une qualité peu satisfaisante: il m'a semblé que certains évaluateurs ne manifestaient pas l'objectivité requise d'un expert et que d'autres étaient incapables d'expliquer d'une manière satis- faisante leur conclusion pour certains postes de leur évaluation. Une fois choisies les formules appliquées par l'évaluateur, la prétendue valeur marchande aurait pu être déterminée par quicon- que possède une connaissance rudimentaire de l'arithmétique, sans qu'il soit nécessaire d'être expert. Mais comme la seule preuve disponible à ce sujet est celle relative à la valeur marchande, la Cour n'a pas d'autre choix que de fonder ses constatations sur celle-ci.
Considérant les cinq rapports et la preuve des experts administrée à l'instruction et éliminant les valeurs qui, dans l'ensemble, paraissent inhabituel- lement élevées ou inhabituellement basses, j'arrive à la conclusion que la valeur marchande du Golden Robin, immédiatement avant l'accident, était de $1,930,000 américains.
Par les motifs donnés précédemment, l'action est rejetée avec dépens.
APPENDIX "A"/ANNEXE «A»
SKETCH NOT TO SCALE (EOR ORIENTATION PURPOSES ONI Y) SCHÉMA N O N À L'ÉCHELLE TITRE D'INDICATIONS SEULEMENT)
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