Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-222-81
Air Canada (requérante) c.
Nancy Bain et la Commission canadienne des droits de la personne (intimées)
Cour d'appel, les juges Pratte et Ryan et le juge suppléant Lalande—Montréal, 16 décembre 1981; Ottawa, 4 janvier 1982.
Examen judiciaire Droits de la personne Demande d'annulation de la décision par laquelle le tribunal des droits de la personne a conclu que la requérante avait commis un acte discriminatoire en refusant d'accorder à deux adultes qui n'avaient aucun lien de parenté le tarif réduit dont bénéfi- ciaient les couples mariés voyageant ensemble Le tarif réduit s'appliquait également aux personnes non mariées qui vivent ensemble 11 échet d'examiner si Air Canada est coupable de distinction illicite, fondée sur la situation de famille Il faut déterminer si le tribunal avait compétence pour connaître de la plainte Demande accueillie Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 28 Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, c. 33, art. 3, 4, 5, 41(2)a) Loi sur l'aéronautique, S.R.C. 1970, c. A-3, art. 10, 14m), 15 Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, c. N-17, art. 3, 21, 22d) Règlement sur les transporteurs aériens, C.R.C. 1978, ,Vol.1, c. 3, art. 112(1), (3),(4),(8),(10), 113(2)a), 115.
Demande d'examen et d'annulation d'une décision du tribu nal des droits de la personne. Le tribunal a conclu qu'Air Canada avait commis un acte discriminatoire en refusant d'ac- corder à deux adultes qui n'avaient aucun lien de parenté le tarif réduit dont bénéficiaient les couples mariés voyageant ensemble. Dans sa décision, le tribunal a affirmé sa compétence à connaître de la plainte, trouvé celle-ci fondée, mais refusé de rendre une ordonnance contre Air Canada en excipant de son incompétence pour ce faire, en l'espèce. La requérante fait valoir que le tribunal n'avait pas compétence pour connaître de la plainte au motif qu'une plainte déposée contre un transpor- teur aérien relativement à ses tarifs relèverait de la compétence exclusive de la Commission canadienne des transports.
Arrêt: la demande est accueillie. Rien dans la Loi sur l'aéronautique ni dans le Règlement sur les transporteurs aériens n'enlèverait toute sa compétence à la Commission canadienne des droits de la personne et au tribunal constitué par elle pour examiner une plainte portée contre un transpor- teur aérien et faisant état de discrimination relativement à l'imposition de tarifs ou de taux. Cependant, même si le tribunal avait été compétent, sa décision devrait être annulée pour le motif qu'Air Canada n'avait pas commis d'acte discri- minatoire, au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en ne faisant pas bénéficier l'intimée Bain et son compagnon du tarif familial. La plainte formulée par Mile Bain, laquelle a été jugée fondée par le tribunal, était qu'Air Canada s'était rendue coupable de distinction illicite fondée sur la situation de famille en fournissant ses services au grand public. On ne peut dire que le Tarif familial d'Air Canada créait une distinction illicite entre les voyageurs sur la base de leur
situation de famille. Ce n'était pas la situation de célibataire de l'intimée qui empêchait cette dernière de se prévaloir du tarif familial, mais le fait qu'elle n'avait avec son compagnon de voyage aucun lien pouvant laisser conclure qu'ils formaient une famille. Mariée ou pas, une personne qui voyage en compagnie d'un ami n'a pas droit au tarif familial. Il ne saurait y avoir de distinction illicite fondée sur la situation de famille, si dans des circonstances identiques, une personne mariée et une personne célibataire se voient refuser le même avantage. On peut préten- dre que le tarif familial est un tarif qui s'applique aux familles ou aux couples qui voyagent ensemble, et qu'en conséquence, la situation de famille qui est essentielle pour établir son caractère discriminatoire est celle du couple qui voyage ensemble et non celle de chacune des deux personnes qui forment ce couple. On peut facilement réfuter cet argument en disant que, même s'il fallait évaluer de cette façon le caractère discriminatoire du Tarif familial, on ne pourrait pas dire qu'il crée une distinction illicite fondée sur la situation de famille. Ce ne sont pas seulement les personnes mariées voyageant ensemble qui peu- vent bénéficier de ce tarif, mais aussi les personnes qui, bien que non mariées, vivent ensemble de façon plus ou moins permanente, constituant ainsi une famille «de faite.
DEMANDE d'examen judiciaire. AVOCATS:
R. P. Saul pour la requérante.
R. G. Juriansz pour l'intimée la Commission
canadienne des droits de la personne.
PROCUREURS:
Service du contentieux d'Air Canada, Mont- réal, pour la requérante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée la Commission canadienne des droits de la personne.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Il s'agit en l'instance d'une demande faite en application de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, pour l'examen et l'annulation de la décision d'un tribunal des droits de la personne, constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, c. 33. Le tribunal, dans cette décision, a conclu qu'Air Canada, la requé- rante en l'espèce, avait commis un acte discrimina- toire en refusant d'accorder à deux adultes qui voyageaient ensemble mais qui n'avaient aucun lien de parenté, le tarif réduit dont bénéficiaient les couples mariés voyageant ensemble.
Le 7 avril 1978 ou vers cette date, M"» Nancy Bain de Vancouver, qui était en train de préparer un voyage dans l'Est du Canada en compagnie d'un ami, téléphona à Air Canada pour se rensei- gner sur les prix et sur les réductions qu'il leur serait possible d'obtenir. L'agent de voyage lui expliqua que si elle était mariée et voyageait avec son époux, elle pourrait bénéficier d'un tarif réduit. Mn' Bain répondit qu'elle était célibataire et voyagerait en compagnie d'un ami. On lui a alors dit qu'elle pourrait quand même bénéficier du tarif réduit si elle vivait avec l'ami qui voya- geait avec elle. Mile Bain n'a apparemment pas poursuivi la conversation. Quelques jours plus tard, elle déposa une plainte contre Air Canada devant la Commission canadienne des droits de la per- sonne, prétendant qu'elle avait été victime de dis tinction illicite, fondée sur sa situation de famille. La Commission constitua un tribunal chargé d'examiner la plainte. Celui-ci a tenu une audience publique à Vancouver, le 3 décembre 1980. Au cours de l'audition, l'avocat de la Commission, qui représentait aussi Mile Bain, et l'avocat d'Air Canada, ont produit l'exposé conjoint des faits suivant:
[TRADUCTION] 1. Air Canada est une compagnie incorporée en vertu d'une loi spéciale du Parlement, et son principal objet consiste à exploiter une entreprise de transport aérien, locale- ment et à l'étranger.
2. Depuis le mois d'octobre 1953, Air Canada a offert à sa clientèle un tarif de groupe connu sous le nom de «Tarif familial».
3. En avril 1978, le Tarif familial était offert à un groupe qui correspondait à la définition suivante:
(i) un époux et son épouse, ou
(ii) un époux et son épouse, accompagnés d'un ou plusieurs de leurs enfants âgés de 2 à 21 ans, ou
(iii) l'un ou l'autre des conjoints, accompagné d'un ou plu- sieurs de ses enfants âgés de 2 à 21 ans.
4. En mai 1979, la composition du groupe a été modifiée en remplaçant l'alinéa (iii) par le suivant:
(iii) un parent, accompagné d'un ou plusieurs de ses enfants âgés de 2 à 21 ans.
5. Les définitions suivantes s'appliquent à ce groupe:
a) époux ou épouse s'entend d'une personne mariée ou vivant avec un autre maritalement,
b) parent comprend: les beaux-parents, les parents adoptifs et les tuteurs légalement nommés,
c) enfant comprend: les beaux-fils ou belles-filles, les enfants légalement adoptés et les pupilles légalement confiés à la garde d'un tuteur.
6. Un tel groupe, se déplaçant ensemble à l'intérieur du Canada, paiera à Air Canada la proportion suivante du tarif fixé pour un aller simple d'adulte:
Chef de famille 100%
Premier membre de la famille qui accompagne
le chef de famille 83% Autre(s) membre(s) de la famille qui
accompagnent le chef de famille 83% Autre mineur qui accompagne les autres
membres de la famille 66-2/3%
7. Les définitions suivantes s'appliquent à ce tarif:
(1) Chef de famille: peut signifier époux, épouse ou parent.
(2) Premier membre de la famille qui accompagne le chef de famille: s'entend du conjoint, ou si le conjoint n'accompagne pas le groupe, peut s'entendre d'un enfant âgé de 2 à 21 ans.
(3) Autre membre de la famille qui accompagne le chef de famille: s'entend d'un enfant âgé de 2 à 21 ans, lorsqu'il y a déjà un premier membre de la famille qui accompagne le chef de famille.
8. Le Tarif familial n'est pas applicable à deux personnes adultes ou plus qui voyagent ensemble, et qui n'ont pas les liens de parenté décrits plus haut.
9. Le 21 avril 1978, Nancy Bain a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, prétendant que le Tarif familial est discriminatoire.
10. Il est admis que si la Loi canadienne des droits de la personne s'applique à Air Canada, c'est l'article 5b) qui s'appli- que en l'espèce.
L'avocat d'Air Canada a d'abord soutenu devant le tribunal, que ce dernier n'avait pas com- pétence pour examiner la plainte, qui, d'après lui, relevait de la juridiction exclusive de la Commis sion canadienne des transports. Il a aussi fait valoir que, sur le fond, la plainte de Mue Bain devait être rejetée. Dans sa décision, le tribunal a affirmé sa compétence à connaître de la plainte, trouvé cel- le-ci fondée, mais refusé de rendre une ordonnance en vertu de l'alinéa 41(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne contre Air Canada, en excipant de son incompétence pour ce faire, en l'espèce. C'est contre cette décision que le pourvoi de l'article 28 est dirigé.
L'avocat de la requérante a repris l'argument selon lequel le tribunal n'avait pas compétence en la matière, et que, pour cette raison, il aurait s'abstenir d'examiner la plainte de M"e Bain. Il a cité plusieurs articles de la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, c. N-17 (articles 3, 21, 22d)), de la Loi sur l'aéronautique, S.R.C. 1970, c. A-3 (articles 10, 14m), 15) et du Règlement sur les transporteurs aériens, C.R.C. 1978, Vol. I, c. 3 (articles 112(1),(3),(4),(8),(10), 113, 115), qui d'après lui, établissent la compétence exclusive de la Commission à traiter de plaintes déposées contre un transporteur aérien, relativement à ses
tarifs. Il a ajouté que l'incapacité du tribunal d'ordonner en vertu de l'alinéa 41(2)a), à Air Canada de modifier ses tarifs découlait simple- ment de son incompétence à examiner la plainte.
Cet argument ne m'a pas convaincu. Si les tarifs et les taux des transporteurs aériens étaient fixés par la Commission canadienne des transports, j'au- rais tendance à convenir de la futilité qu'il y a, pour un tribunal, d'examiner une plainte de dis tinction illicite contre un transporteur aérien, quand ni ce tribunal, ni le transporteur ne peuvent faire cesser la distinction illicite. Mais il n'en est pas ainsi: ce n'est pas la Commission canadienne des transports qui fixe les tarifs et les taux des transporteurs aériens. Certes, la Commission peut réglementer les tarifs et les taux, de la manière prévue par la Loi sur l'aéronautique, ce qu'elle a fait dans le Règlement sur les transporteurs aériens. En vertu de ce Règlement, il incombe à un transporteur aérien de déposer son tarif devant la Commission, et il ne peut par la suite exiger des taux différents de ceux qui sont prévus au tarif ainsi déposé, ou des taux qui ont été rejetés ou suspendus par la Commission. De plus, la Com mission peut, en vertu de l'article 10 de la Loi sur l'aéronautique, établir si un transporteur aérien s'est conformé à l'alinéa 113(2)a) du Règlement sur les transporteurs aériens qui se lit comme suit:
113. ...
(2) Il est interdit à un transporteur aérien, en ce qui concerne les taux,
a) d'établir une distinction injuste au détriment d'une per- sonne ...
Je ne vois rien, cependant, dans ces dispositions qui enlèverait toute sa compétence à la Commission canadienne des droits de la personne et au tribunal constitué par elle pour examiner une plainte portée contre un transporteur aérien, et faisant état de discrimination relativement à l'imposition de tarifs ou de taux. Cela ne veut pas dire toutefois, que la Loi nationale sur les transports et la Loi sur l'aéronautique n'ont aucun rapport avec la compé- tence d'un tribunal des droits de la personne. Normalement, un tribunal a le pouvoir d'examiner la plainte qui lui est soumise, et de rendre les ordonnances prévues aux articles 41 et 42. Cepen- dant, ce tribunal ne pourrait pas rendre une ordon- nance qui, bien que prévue aux articles 41 et 42, forcerait la personne à qui elle s'adresse à agir
illégalement. C'est pour cette raison que le tribu nal dont la validité de la décision est contestée ne pouvait pas ordonner à Air Canada de ne pas tenir compte du tarif déposé devant la Commission, et d'effectuer le transport des passagers à des taux différents de ceux qui figurent au tarif. Cependant, je ne vois pas ce qui empêcherait le tribunal d'or- donner à Air Canada de déposer un nouveau tarif devant la Commission. A mon avis, le tribunal avait ce pouvoir, en vertu de l'alinéa 41(2)a) et pouvait l'exercer sans aller d'aucune façon à l'en- contre de la Loi nationale sur les transports, de la Loi sur l'aéronautique et du Règlement sur les transporteurs aériens.
Cependant, je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'exprimer une opinion définitive sur cette ques tion de compétence, puisque je suis d'avis que même si le tribunal avait été compétent, sa déci- sion devrait être annulée pour le motif qu'Air Canada n'a pas commis d'acte discriminatoire au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en ne faisant pas bénéficier Mile Bain et son compagnon du tarif familial.
Les articles 3, 4 et 5 de cette Loi se lisent comme suit:
3. Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinc tion illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou l'état de personne graciée et, en matière d'emploi, sur un handicap physique.
4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 13 peuvent faire l'objet d'une plainte en vertu de la Partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l'objet des ordonnances prévues aux articles 41 et 42.
5. Constitue un acte discriminatoire le fait pour le fournis- seur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'héber- gement destinés au public
a) d'en priver, ou
b) de défavoriser, à l'occasion de leur fourniture, un individu, pour un motif de distinction illicite.
La plainte formulée par M"e Bain, laquelle a été jugée fondée par le tribunal, était qu'Air Canada s'était rendue coupable de distinction illicite fondée sur la situation de famille en fournissant ses services au grand public. A mon avis, on ne peut pas dire en l'espèce que M"e Bain a été victime de distinction illicite fondée sur sa situation de famille ou, pour s'exprimer de façon plus générale, que le Tarif familial d'Air Canada créait une distinction
illicite entre les voyageurs sur la base de leur situation de famille. Mile Bain était célibataire et avait l'intention de voyager avec un ami. Ce n'était pas sa situation de célibataire qui l'empêchait de se prévaloir du tarif familial mais le fait qu'elle n'avait avec son compagnon de voyage aucun lien pouvant laisser conclure qu'ils formaient une famille. Mariée ou pas, une personne qui voyage en compagnie d'un ami n'a pas droit au tarif familial. Il ne saurait y avoir de distinction illicite fondée sur la situation de famille, si dans des circonstances identiques, une personne mariée et une personne célibataire se voient refuser le même avantage.
On peut toutefois prétendre que le tarif familial dont il est question en l'instance, est un tarif qui s'applique aux familles ou aux couples qui voya- gent ensemble, et qu'en conséquence, la situation de famille qui est essentielle pour établir son caractère discriminatoire est celle du couple qui voyage ensemble et non celle de chacune des deux personnes qui forment ce couple. On peut facile- ment réfuter cet argument en disant que, même s'il fallait évaluer de cette façon le caractère discrimi- natoire du Tarif familial, on ne pourrait pas dire qu'il crée une distinction illicite fondée sur la situation de famille. Ce ne sont pas seulement les personnes mariées voyageant ensemble qui peuvent bénéficier de ce tarif, mais aussi les personnes qui, bien que non mariées, vivent ensemble de façon plus ou moins permanente, constituant ainsi une famille «de fait».
Par ces motifs, j'accueillerais la demande, j'an- nulerais la décision du tribunal, et je lui renverrais la cause pour qu'il en juge en reconnaissant que les modalités du Tarif familial d'Air Canada ne créent pas de distinction illicite fondée sur la situa tion de famille.
* * *
LE JUGE RYAN: Je souscris à ces motifs.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT LALANDE: Je souscris à ces motifs.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.