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A-465-79
Davie Shipbuilding Limited et Canada Steamship Lines Limited (intimées) (demanderesses)
c.
La Reine (défenderesse)
et
Robert Morse Corporation Limited et Colt Indus tries (Canada) Ltd. (appelantes) (tierces parties)
Cour d'appel, juges Pratte et Urie, juge suppléant Lalande—Montréal, 23 novembre 1983; Ottawa, 12 janvier 1984.
Pratique Jugements et ordonnances Requête sous le régime de la Règle 337(5)6) pour demander à la Cour un nouvel examen des termes du prononcé du jugement Le jugement n'a pas statué sur la demande de l'intérêt perdu à la vente, par suite d'une rupture de garantie, des obligations déposées en garantie de l'exécution du contrat La demande relève-t-elle justement de l'action en garantie? Omission, par la Cour, d'exercer son pouvoir discrétionnaire relativement à l'octroi d'un intérêt avant jugement Date à partir de laquelle l'intérêt devrait courir Taux applicable Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 35 Loi sur l'intérêt, S.R.C. 1970, chap. I-18 Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 337(5)b), 474 C.P. 1970-4/2.
Le jugement de cette Cour a négligé ou accidentellement omis de statuer sur l'appel incident formé contre le jugement de la Division de première instance dans les procédures relatives à tierce partie de cette affaire. Cet appel incident porte sur une demande de l'intérêt perdu à la vente, par suite d'une rupture de garantie dont les appelantes ont été déclarées responsables, des obligations déposées en garantie de l'exécution d'un contrat de construction navale pour le remplacement d'un moteur endommagé.
Arrêt: l'appel incident devrait être accueilli. Puisqu'il existe un rapport quant à l'objet entre la cause d'action dans la demande reconventionnelle de l'action principale et la demande de redressement contre la tierce partie, et que ette demande découle d'un rapport contractuel qui était antérieur à l'action principale, la réclamation de l'intérêt perdu relève justement de l'action en garantie.
La Cour a le pouvoir discrétionnaire d'adjuger un intérêt couru avant jugement. Selon les principes du droit maritime qui s'appliquent à l'espèce, l'intérêt est accordé à titre de partie intégrante des dommages-intérêts adjugés. En l'espèce, le pre mier juge n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire dans un sens ou dans l'autre même si aucune circonstance exception- nelle n'empêchait la Cour d'accorder aux appelantes l'intérêt perdu. Les appelantes ont donc droit au paiement de l'intérêt à compter des diverses dates auxquelles les obligations ont été vendues par la défenderesse jusqu'à la date du jugement de la Division de première instance.
Dans n'importe quelle cause, l'établissement du taux relève, tout comme l'octroi d'un intérêt avant jugement, de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire. En l'espèce, pour les obligations vendues avant leur échéance, le taux devrait être celui que les obligations auraient rapporté à l'échéance et, à partir de la date de l'échéance à la date du jugement, il devrait être versé sur le principal un intérêt à un taux qui est la moyenne, au cours de cette période, de quatre-vingt-dix pour cent des taux légaux moyens pour les bons du Trésor de trois mois.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Allan v. Bushnell T.V. Co. Ltd., [1968] 1 O.R. 720 (C.A.); Canadian General Electric Company Limited c. Pickford & Black Limited, [1972] R.C.S. 52; Drew Brown Limited c. Le navire «Orient Trader» et autre, [1974] R.C.S. 1286; La cie de téléphone Bell c. Le «Mar-Tirenno» et autres, [1974] 1 C.F. 294 (1"e inst.); Jefford and another y Gee, [1970] 1 All E.R. 1202 (C.A.); The Funabashi Sycamore Steamship Co Ltd y Owners of the Steamship White Mountain and another, [1972] 2 All E.R. 181 (Q.B.D.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Iron Mac Towing (1974) Ltd., et autres c. Les navires North Arm Highlander, et autres (1979), 28 N.R. 348 (C.F. Appel).
DÉCISIONS CITÉES:
Cremer and others y General Carriers SA, [1974] 1 All E.R. 1 (Q.B.D.); B.P. Exploration Co. (Libya) Ltd. v. Hunt, [1979] 1 W.L.R. 783 (Q.B.D.); Tate & Lyle Food and Distribution Ltd y Greater London Council and another, [1981] 3 All E.R. 716 (Q.B.D.).
AVOCATS:
Joan Clark, c.r. et J. Gauthier pour les inti- mées (demanderesses).
Personne n'a comparu pour la défenderesse.
Gerald Barry pour les appelantes (tierces parties).
PROCUREURS:
Ogilvy, Renault, Montréal, pour les intimées (demanderesses).
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Gasco, Linteau, Grignon & Barry, Montréal, pour les appelantes (tierces parties).
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE URIE: Il s'agit d'une demande formu- lée, en vertu de la Règle 337(5)b)' des Règles et ordonnances générales de la Cour [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], par les intimées dans l'appel du jugement de la Division de pre- mière instance en matière de procédures relatives à tierce partie, relativement à leur appel incident de ce jugement; selon les intimées, l'arrêt rendu par cette Cour le 13 septembre 1983 [A-482-79, encore inédit] n'a pas statué sur leur appel incident ou a accidentellement omis de décider de ce dernier.
Il n'est pas contesté que, dans leur demande reconventionnelle, les appelantes (Davie et C.S.L.) [dans l'appel A-482-79] ont réclamé l'intérêt perdu à l'égard des sommes engagées par l'intimée [défenderesse] pour le remplacement du moteur endommagé, lesquelles sommes provenaient de la vente des obligations qu'elles ont déposées en garantie de l'exécution de leur contrat.
Ni dans ses motifs de jugement ni dans le jugement lui-même, le juge de première instance n'a statué sur la demande de l'intérêt perdu. Par conséquent, dans l'appel interjeté par Morse et Colt du jugement rendu par la Division de pre- mière instance dans les procédures relatives à tierce partie, l'avocat de Davie et de C.S.L. a déposé un document intitulé [TRADUCTION] «Avis relatif à l'appel des procédures relatives à tierce partie intentées devant la Division de première instance», il a été exposé que, à l'audition de l'appel interjeté par les mises-en-cause
[TRADUCTION] ... les intimées ont l'intention de faire valoir que la Cour doit modifier ledit jugement pour ajouter qu'en plus de la somme de 322 589,23 $, les appelantes (tierces parties) versent aux intimées (demanderesses) un intérêt sur ladite somme calculée à compter des dates respectives de l'emploi et de la vente, par la défenderesse, des obligations des intimées ...
Règle 337. ...
(5) Dans les 10 jours de prononcé d'un jugement en vertu de l'alinéa (2)a), ou dans tel délai prolongé que la Cour pourra accorder, soit avant, soit après l'expiration du délai de 10 jours, l'une ou l'autre des parties pourra présenter à la Cour, telle qu'elle est constituée au moment du prononcé, une requête demandant un nouvel examen des termes du prononcé, mais seulement l'une ou l'autre ou l'une et l'autre des raisons suivantes:
b) on a négligé ou accidentellement omis de traiter d'une question dont on aurait traiter.
Manifestement, cet avis de modification a le caractère d'un avis d'appel incident, et cette procé- dure sera ci-après appelée appel incident.
Une lecture attentive du jugement et des motifs du jugement indique clairement que, pour diverses raisons (l'explication possible est qu'il y a eu omis sion plutôt que rejet de la demande d'intérêt, et cette question n'est donc pas pertinente aux fins de la présente demande), il n'a pas été statué, dans l'appel des tierces parties, sur l'appel incident interjeté par Davie et C.S.L. J'estime par consé- quent que la Règle 337(5)b) s'applique clairement à la requête.
Il n'est nullement nécessaire de s'appuyer sur une jurisprudence pour dire que le fait, pour un premier juge, de ne pas trancher une question importante soulevée par une partie à l'instruction, que cela implique ou non l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, ne doit pas empêcher une cour d'appel de statuer sur la question lorsque, comme en l'espèce, la Cour dispose, dans les éléments de preuve et les motifs de jugement, de tous les renseignements nécessaires pour trancher la ques tion. A mon avis, le silence total du juge de première instance quant à la demande d'intérêt n'indique pas, ainsi que l'a prétendu l'avocat de Morse et de Colt, qu'il ait refusé d'exercer son pouvoir discrétionnaire. C'est plutôt l'indice, du moins en ce qui me concerne, d'une omission totale. Puisque le dossier de l'espèce est tel que la Cour est, autant que le juge de première instance, à même de faire ce qu'il a négligé de faire, je compte trancher la validité de la demande et la méthode à employer aux fins du calcul de son montant, si la demande est bien fondée.
Il convient de souligner d'abord que la question de savoir si la demande reconventionnelle dans l'action qui a donné lieu à l'appel principal (no du greffe A-482-79) et les procédures relatives à tierce partie qui en découlent étaient de la compé- tence de la Division de première instance a été tranchée par cette Division dans un jugement rendu par le juge Gibson 2 lors d'une décision préliminaire sur un point de droit conformément à la Règle 474. Il a conclu que la Cour avait compé- tence pour entendre et trancher ces points liti-
2 [1979] 2 C.F. 235 (1" inst.).
gieux. Compte tenu des renseignements fournis à
la Cour, aucun appel n'a été interjeté de ce juge- ment, et aucune question quant à la compétence n'a été non plus soulevée dans le présent appel.
Au cours de l'audition, la Cour a fait savoir aux avocats qu'elle s'inquiétait du fait que le paragra-
phe 16 de la déclaration, ainsi que la demande de redressement, alléguait que
[TRADUCTION] Les demanderesses ont droit à un dédommage- ment de la part des tierces parties à l'égard de toute responsabi- lité relative à la prétendue panne du moteur principal bâbord intérieur (no 2) ... et jusqu'à concurrence de tout intérêt et de tous dépens accordés par le jugement et que les demanderesses peuvent être condamnées à verser à la défenderesse ... [C'est moi qui souligne.]
La préoccupation de la Cour est que, par sa nature et les plaidoiries, une demande en garantie pour- rait être limitée à la somme que Davie et C.S.L. ont été condamnées à verser à l'intimée et pourrait écarter la réclamation de Davie et de C.S.L. pour l'intérêt perdu. L'avocat n'a pu citer aucune juris prudence à ce sujet et bien que je n'aie pu trouver aucune décision de la Cour fédérale permettant de résoudre la question, la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Allan v. Bushnell T.V. Co. Ltd. 3 , ainsi que plusieurs autres décisions ontariennes sont, à mon sens, utiles.
Dans cette affaire, une requête avait été intro- duite pour faire radier une demande en garantie au motif que l'action principale relevait de la respon- sabilité délictuelle alors que l'action en garantie relevait de la responsabilité contractuelle. Le juge d'appel Laskin (tel était alors son titre) a conclu que la requête en radiation était sans fondement. Plus important encore, pour la situation qui se pose en l'espèce, il a dit ce qui suit au sujet du lien commun qui doit exister entre l'action principale et la procédure relative à tierce partie afin de permet- tre à cette dernière de suivre son cours. Je cite le passage extrait de la page 723 du recueil:
[TRADUCTION] La méthode appropriée est, à mon avis, celle que reflètent les propos suivants tenus par le juge Middleton dans Swale v. C.P.R., précité, à la p. 505 O.L.R., à la p. 93 D.L.R.:
N'est pas fondée la proposition qu'on fait parfois selon laquelle le droit à une indemnité doit porter sur la totalité de la demande du demandeur—il suffit que ce droit existe à l'égard d'une partie distincte ou séparable de l'action du demandeur.
3 [1968] 1 O.R. 720 (C.A.).
La décision Drabik v. Harris, [1955] O.W.N. 590, rendue par cette Cour exprime, de façon différente mais avec le même résultat, le principe adopté dans l'affaire Miller la p. 591):
... il doit apparaître que le montant des dommages-intérêts dans l'appel en garantie est le même que celui dans l'action principale.
Si cette affirmation vise à imposer la condition que le montant soit le même, alors je ne suis pas d'accord.
À mon avis, l'essentiel du recours à l'action en garantie est que les faits sur lesquels s'appuie le demandeur à l'encontre du défendeur devraient découler des relations entre le défendeur et la tierce partie. Je préfère ce mode d'expression à des affirma tions qu'on trouve dans la jurisprudence selon lesquelles il doit y avoir une question commune ou des questions communes entre le demandeur et le défendeur et entre le défendeur et la tierce partie. Puisque le «redressement» mentionné à la Règle 167 signifie le redressement à l'égard de l'action du demandeur (voir Dipasquale et al. v. Muscatello, [1953] O.W.N. 1001, à la p. 1004), il doit y avoir un rapport de fait ou un rapport quant à l'objet entre la cause de l'action permettant au deman- deur d'intenter une poursuite et l'action en redressement inten- tée par le défendeur contre la tierce partie; et une telle action découlerait ordinairement de relations entre le défendeur et la tierce partie qui existaient avant celles existant entre le deman- deur et le défendeur et qui ont provoqué l'action principale.
Point n'est besoin de dire que lorsqu'une demande en garan- tie est contestée, la Cour ne se préoccupe pas de statuer sur le fond à la suite des plaidoiries; et à moins que le cas ne soit trop manifeste pour être contesté, les droits des parties quant au fond ne doivent être déterminés qu'au procès. [C'est moi qui souligne.]
J'estime que la règle exposée dans ce passage s'applique à l'action en garantie en réclamation de l'intérêt perdu en l'espèce. Puisqu'il existe
a) un rapport quant à l'objet entre la cause d'action dans la demande reconventionnelle de l'action principale (savoir le cautionnement, la garantie et le gage que représentent les obliga tions qui assurent la bonne exécution de la garantie) et
b) la demande de redressement contre la tierce partie (savoir le cautionnement et la garantie), laquelle demande découle d'un rapport contrac- tuel entre Davie et Morse qui était antérieur à l'action principale, la réclamation de l'intérêt perdu qui découle naturellement de ce rapport relève justement, à mon avis, de l'action en garantie.
J'aborde maintenant les questions de fond.
1. Comme je l'ai déjà dit, cette Cour a le pouvoir de statuer tant sur une question que le juge de première instance a omis de trancher que sur un
pouvoir discrétionnaire qu'il n'a pas exercé lors- que, comme c'est le cas en l'espèce, le dossier contient suffisamment de documents pour permet- tre à la Cour de faire ce que le juge de première instance aurait faire.
2. La première question quant à l'intérêt perdu est de savoir si la Cour peut adjuger un intérêt couru avant jugement. Dans sa décision préliminaire sur un point de droit, précitée, le juge Gibson a cons- taté que l'objet de la procédure relative à tierce partie relevait de la compétence de la Cour parce qu'il s'agissait d'une question de droit maritime au sens de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10], et parce que cet objet est vraiment accessoire à l'objet de l'action principale relevant de la compétence de la Cour. Cela étant, la règle de droit relative à l'intérêt couru avant jugement, qui s'applique en droit maritime à l'ex- clusion des règles correspondantes de la common law, devrait s'appliquer. Il me suffit de citer trois causes. Dans l'arrêt Canadian General Electric Company Limited c. Pickford & Black Limited 4 , le juge Ritchie énonce le principe comme suit, aux pages 56 et 57:
La règle, en Cour d'amirauté, est la même que celle qui s'applique aux affaires d'amirauté en Angleterre et, à mon avis, le Juge A. K. MacLean [sic], agissant en tant que Président de la Cour de l'Échiquier, l'énonce exactement dans The Pacifico v. Winslow Marine Railway and Shipbuilding Company ([1925] 2 D.L.R. 162 167, [1925] R.C. de l'É. 32), lorsqu'il dit:
[TRADUCTION] Le principe adopté par la Cour d'amirauté, statuant en equity, énoncé par sir Robert Phillimore dans The Northumbria (1869), 3 A. & E. 5, et tiré du droit civil, est que le créancier a toujours droit aux intérêts lorsque le débiteur a différé le paiement, que l'obligation résulte d'un contrat ou d'un délit. Il semble que le point de vue adopté par la Cour d'amirauté a été que la personne responsable d'une dette ou de dommages, ayant retenu la somme à payer au demandeur, devrait être considérée comme l'ayant reçue pour le compte de celui à qui le principal est payable. Les dommages et les intérêts, en vertu du droit civil, sont la perte qu'une personne a subie ou le gain qu'elle a manqué de réaliser. Les motifs sont, je crois, nombreux et manifestes de faire prévaloir, dans des affaires comme celle-ci, un principe différent de celui qui s'applique aux affaires commerciales ordinaires.
Je crois que, dans l'exercice de la juridiction d'equity de cette Cour, étant donné que la Cour d'amirauté a toujours jugé selon des principes différents et dissemblables de ceux dont les principes de la common law paraissent tirés, le demandeur en la présente affaire a droit aux intérêts accor dés par la cour de première instance, dans son ordonnance formelle de jugement.
4 [1972] R.C.S. 52.
Il est donc bien établi qu'il y a une nette distinction entre la règle appliquée dans les cours de common law et celle qui l'est en amirauté quant à ce qui est d'accorder une demande d'inté- rêts comme partie intégrante des dommages adjugés.
L'arrêt Drew Brown Limited c. Le navire «Orient Trader» et autres de la Cour suprême du Canada a suivi ce principe.
Dans La cie de téléphone Bell c. Le «Mar- Tirenno» et autres 6 , aux pages 311 et 312, le juge Addy de la Division de première instance de cette Cour a succinctement énoncé ce principe:
Il est certain que cette cour, en sa juridiction d'amirauté, a compétence pour allouer des intérêts à titre de partie intégrante des dommages-intérêts auxquels la demanderesse peut par ail- leurs avoir droit, que ce soit ex contractu ou ex delicto.
Dans les affaires de ce genre, on n'accorde pas les intérêts au demandeur à titre de pénalité contre le défendeur, mais simple- ment comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage initial subi par la partie lésée et imputable au défendeur: ceci constitue une application totale du principe restitutio in integrum.
D'autres décisions anglaises, canadiennes et américaines vont dans le même sens. Le principe semble être reconnu parce qu'il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire de la Cour qu'elle ne devrait refu- ser d'exercer que dans des cas exceptionnels. En l'espèce, le premier juge n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire dans un sens ou dans l'autre. Je ne vois aucune circonstance exceptionnelle qui puisse empêcher la Cour de l'exercer de la façon normale et d'accorder aux appelantes l'intérêt perdu. C'est mon opinion malgré le fait que si la Cour avait accueilli l'appel principal des appelantes en sous- crivant à leur théorie quant à la cause de la rupture des coussinets, l'intimée n'aurait pas été condamnée à leur verser un intérêt en raison de l'article 35 7 de la Loi sur la Cour fédérale, puis- que le contrat entre les appelantes et l'intimée ne prévoit pas le paiement d'intérêt. Cette théorie ayant été rejetée, j'estime qu'il y a lieu d'appliquer le principe qui prévaut normalement dans les causes maritimes quant à l'adjudication d'un inté- rêt couru avant jugement.
5 [1974] R.C.S. 1286, la p. 1335.
6 [1974] 1 C.F. 294 (1fe inst.).
7 35. Lorsqu'elle statue sur une demande contre la Couronne, la Cour n'accorde d'intérêt sur aucune somme qu'elle estime être due au demandeur, à moins qu'il n'existe un contrat stipulant le paiement d'un tel intérêt ou une loi prévoyant, en pareil cas, le paiement d'intérêt par la Couronne.
3. La question suivante à trancher est de savoir depuis quelle date l'intérêt devrait être exigible. Les arguments subsidiaires des appelantes sont que l'intérêt devrait courir
a) à compter de chacune des dates auxquelles des obligations ont été vendues par l'intimée pour défrayer le coût de remplacement et d'ins- tallation du moteur; ou
b) à compter de la date à laquelle on a officielle- ment avisé les tierces parties de la vente des obligations, soit le 18 novembre 1974.
À mon avis, les appelantes ont droit au paiement d'intérêt calculé à compter des diverses dates aux- quelles les obligations ont été vendues par l'inti- mée, jusqu'à la date du jugement de la Division de première instance. Dès le mois d'octobre 1970, les tierces parties avaient été avisées de l'appel en garantie de Davie, mais elles avaient refusé de reconnaître leur responsabilité. Elles ont donc pro- voqué la suite des événements qui ont conduit aux ventes, à diverses occasions, des obligations, ce qui a privé Davie et C.S.L. du revenu tiré de l'argent que représentaient ces obligations. J'estime donc qu'elles devraient être tenues responsables de la perte d'intérêt à compter des dates des ventes, l'intimée ayant crédité Davie et C.S.L. de l'intérêt couru jusqu'à ces dates.
4. La dernière question se rapporte au taux d'inté- rêt approprié. Dans leur mémoire supplémentaire, Davie et C.S.L. ont prétendu qu'il devrait s'agir d'un taux équivalant au taux bancaire préférentiel ou commercial ayant cours à diverses occasions jusqu'à la date du jugement. À l'audition du pré- sent appel incident, elles ont essayé de produire des éléments de preuve s'y rapportant, bien qu'aucun élément de preuve en ce sens n'ait été administré à l'instruction. À mon avis, il est révélateur que, dans leurs premières observations à l'appui de l'appel incident, elles aient réclamé un intérêt [TRADUCTION] «au taux annuel de 5 % conformé- ment aux articles 3 et 14 de la Loi sur l'intérêt ...»
Dans l'affaire Iron Mac Towing (1974) Ltd., et autres c. Les navires North Arm Highlander, et autres 8 , la Cour a examiné la question du taux de l'intérêt couru avant jugement lorsqu'il n'y a pas de preuve quant aux taux d'intérêt ayant cours, et
8 (1979), 28 N.R. 348 (C.F. Appel), aux pp. 359 et 360.
elle a conclu qu'il fallait appliquer le taux prévu par la Loi sur l'intérêt, S.R.C. 1970, chap. I-18, soit 5 %.
L'avocat de Morse et de Colt a insisté sur le fait que, compte tenu des faits de l'espèce, on devrait tirer une conclusion semblable. À mon avis, il ne faut pas nécessairement suivre cette décision. Dans n'importe quelle cause, l'établissement du taux relève, tout comme pour la décision d'accorder ou non un intérêt couru avant jugement, de l'exercice, par la Cour, de son pouvoir discrétionnaire. Dans l'affaire Iron Mac, la Cour a conclu que, compte tenu de tous les faits, notamment de l'absence d'éléments de preuve permettant d'établir le taux, ledit taux légal de 5 % devrait s'appliquer. Toute- fois, ce jugement n'a pas posé une règle générale applicable dans tous les cas on n'a pas fourni d'éléments de preuve relatifs à des prêts, emprunts commerciaux, ou à d'autres taux d'intérêt. Si elle l'avait fait, la Cour aurait entravé à tort l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour dans les affaires subséquentes.
En l'espèce, en vertu de son obligation contrac- tuelle, C.S.L. a déposé auprès du ministère des Transports les obligations mentionnées au paragra- phe 4 de la déclaration modifiée. Selon le paragra- phe 13 de ce document, elles ont été remplacées par des obligations au porteur émises par le gou- vernement du Canada ayant une valeur nominale totale de 360 000 $, exigibles le ler octobre 1976 et rapportant un intérêt au taux annuel de 5 1 / 2 % payable semestriellement. Il semble donc clair que, quel que soit le taux d'intérêt applicable après le ler octobre 1976, le taux d'intérêt ne devrait pas, avant cette date, dépasser 5 1 / 2 % l'an. Cela ne veut pas dire qu'il s'agit du taux qui devrait être fixé à cette date. Ce taux peut être pertinent, mais il n'est pas nécessairement déterminant aux fins de l'établissement du taux applicable pour l'intérêt couru avant jugement. Les appelantes ont choisi de déposer les obligations plutôt qu'une autre forme de garantie. Morse et Colt n'ont pas contribué à ce choix, ce qui fait que, à leur égard, le taux d'inté- rêt payable sur ces obligations n'est pas nécessaire- ment pertinent et ne les lie pas aux fins de l'éta- blissement de leur part de responsabilité pour l'intérêt perdu.
Toutefois, compte tenu du fait que Davie et C.S.L. n'ont pas produit d'éléments de preuve
permettant à la Cour de déterminer le taux à appliquer, quel devrait être le taux applicable dans les circonstances de l'espèce? Dans ce cas, on peut recourir, dans une certaine mesure, à la pratique suivie par les tribunaux anglais pour fixer l'intérêt couru avant jugement. La jurisprudence qui com mence avec l'affaire Jefford and another y Gee 9 est pertinente.
En Angleterre, antérieurement à 1970, le pou- voir des tribunaux d'accorder, dans des affaires de dommages corporels, un intérêt couru avant juge-
ment était, de par la loi, discrétionnaire. Après 1970, il est devenu obligatoire. L'affaire Jefford étant survenue avant 1970, l'octroi était facultatif, mais, comme l'a souligné lord Denning, M.R., à la page 1205 du recueil, la modification apportée à la
loi en 1970 n'a pas changé les principes qu'appli- queraient les tribunaux dans l'octroi, dans des affaires de dommages corporels, d'un intérêt couru avant jugement.
Quant au taux d'intérêt à payer, il dit ceci à la page 1210 du recueil (ce passage a été cité dans des affaires maritimes subséquentes et dans d'au- tres affaires):
[TRADUCTION] On nous a proposé que, en principe, le taux d'intérêt, sur une dette ou sur des dommages-intérêts, couru avant le jugement devrait être le même que le taux couru après le jugement. Il serait anormal qu'un défendeur paie, après le jugement, moins d'intérêt qu'avant celui-ci.
Cet argument serait acceptable si le taux d'intérêt sur une dette reconnue par le jugement était un taux réaliste. Or, ce n'est pas le cas. Il n'est que de 4 pour cent. Ce taux a été adopté en 1838 et n'a jamais été modifié depuis. On devrait le modi fier. On nous informe que des démarches sont faites pour le faire augmenter. Mais nous ne pensons pas que nous devrions attendre jusqu'à ce que l'augmentation soit faite. Nous devrions accorder un taux réaliste lors même qu'il s'agirait d'une excep tion à la règle. On est passé à l'autre extrême en proposant l'octroi du taux bancaire. Ce taux est de 8 pour cent. Nous ne saurions souscrire à cette proposition. Les taux bancaires fluc- tuent beaucoup trop.
À notre avis, on pourrait très bien se laisser guider par le taux exigible sur l'argent consigné à la cour qui est déposé dans un compte d'investissement à court terme. Il s'agit d'un inves- tissement qui est fait en vertu des art. 6 et 7 de l'Administra- tion of Justice Act de 1965, et des Supreme Court Funds Rules de 1927 (règles 73 80). Cela a commencé en octobre 1965. La Supreme Court Practice de 1970 indique qu'il s'agit d'un investissement:
« ... qui convient particulièrement à l'argent qui ne doit pas rester investi pendant longtemps et qui peut être retiré, en
9 [1970] 1 All E.R. 1202 (C.A.).
tout ou en partie, à un délai relativement court.»
Le taux d'intérêt est établi au besoin par des règles prises par le lord Chancelier. Jusqu'ici, les taux sont les suivants: ... [Notes en bas de page omises.]
Lord Denning, M.R., énonce ensuite le taux courant à compter du 1" octobre 1965, qui était de 5 % jusqu'au ler mars 1970, date à laquelle le taux est passé à 7 %, et il ajoute la même page]:
[TRADUCTION] L'époque en question dans l'affaire [Jefford]
va de 1967 1969. Nous estimons que, au cours de cette période, nous devrions prendre la moyenne du taux susceptible d'être obtenu sur un compte d'investissement à court terme. Il s'agirait d'un taux de 6 pour cent.
Deux ans après, dans l'affaire The Funabashi Sycamore Steamship Co Ltd y Owners of the Steamship White Mountain and another 10 , le juge Dunn de l'Admiralty Court a suivi l'arrêt Jefford et a dit:
[TRADUCTION] Il s'agit d'une question laissée à la discrétion de la cour dans chaque cas, et il n'existe, en principe, aucune distinction entre l'intérêt sur un fonds de réserve et l'intérêt sur des dommages-intérêts pour des dommages corporels. L'affaire Jefford y Gee lie toutes les divisions de la High Court et, normalement, l'Admiralty Court doit suivre le point de vue adopté par la Cour d'appel dans Jefford y Gee et prendre la moyenne du taux susceptible d'être obtenu sur le compte d'investissement à court terme à compter de la date de l'acci- dent jusqu'à la date de paiement en cour ou du paiement. Il est possible que, dans l'avenir, ce taux soit le même que le taux d'intérêt sur une créance reconnue par le jugement. S'il en est ainsi, le taux que la cour adopte importe peu, pourvu qu'il s'agisse d'un taux réaliste. En l'espèce, je prends donc la moyenne du taux susceptible d'être obtenu sur le compte d'investissement à court terme au cours de la période perti- nente. Il existe peut-être des cas exceptionnels où, en raison de la conduite de l'une ou de l'autre des parties ou du fait d'autres circonstances spéciales, la cour, usant de son pouvoir discrétion- naire, va adopter un autre critère pour fixer un intérêt sur un fonds de réserve. Mais l'espèce n'a rien d'exceptionnel. [Note en bas de page omise.]
En Angleterre, dans des affaires commerciales,
des facteurs différents de ceux adoptés dans des affaires de dommages corporels telles que l'affaire Jefford ont été retenus comme applicables dans les affaires Cremer and others y General Carriers SA", B.P. Exploration Co. (Libya) Ltd. v. Hunt 12 et Tate & Lyle Food and Distribution Ltd y Greater London Council and anotherl 3 .
10 [1972] 2 All E.R. 181 (Q.B.D.), à la p. 185. 1' [1974] 1 All E.R. 1 (Q.B.D.), à la p. 17.
12 [1979] 1 W.L.R. 783 (Q.B.D.), à la p. 849.
13 [1981] 3 All E.R. 716 (Q.B.D.), à la p. 722.
Certes, il n'existe, au Canada, aucune loi fédé- rale semblable à la loi anglaise relative à l'intérêt couru avant jugement. Je suis toutefois en faveur du point de vue que, compte tenu des faits de l'espèce, la méthode d'établissement du taux d'in- térêt employée dans l'affaire Jefford est la plus sensée. Il conviendrait donc d'appliquer un taux qu'on peut établir en fonction de celui payable sur l'argent consigné à la Cour. Le décret C.P. 1970-4/2 a été pris le 14 janvier 1970 et est resté en vigueur jusqu'à maintenant. Ce décret dispose:
[TRADUCTION] C.P. 1970-4/2
CANADA (C.T.692984)
CONSEIL PRIVÉ
AU PALAIS DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL À OTTAWA
LE MERCREDI 14 JANVIER 1970
DEVANT:
SON EXCELLENCE
LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL EN CONSEIL
Sur avis conforme du ministre de la Justice, du ministre des Finances et du Conseil du Trésor, il plaît à Son Excellence le Gouverneur général en conseil, conformément à la Loi sur l'administration financière, d'approuver, en ce qui concerne les sommes d'argent versées jusqu'à présent et par la suite à la Cour de l'Échiquier et à sa division d'amirauté, et transférées ou versées à un compte spécial du Fonds du revenu consolidé pour une fin spéciale sous le régime de la Loi sur l'administra- tion financière,
1. que l'intérêt soit accordé et versé semestriellement sur ces sommes d'argent à même le Fonds du revenu consolidé, le 30 septembre et le 31 mars de chaque année, et
2. que le taux de cet intérêt soit un taux qui équivaut à neuf dixièmes de la moyenne mensuelle des taux légaux pour les bons du Trésor de trois mois, calculé sur le solde mensuel minimum,
selon que l'établit le ministre des Finances.
Par conséquent, le ministre des Finances avise la Cour chaque mois du taux exact qui équivaut à 90 % des taux légaux pour les bons du Trésor de trois mois. On peut obtenir facilement du greffe de la Cour le taux applicable pour chaque mois depuis les diverses dates auxquelles les obligations ont été employées, et ce taux est indiqué dans l'annexe «A» ci-jointe. On obtient ainsi le taux moyen au cours de la période en question, et ce taux devrait être appliqué aux fins du calcul de l'intérêt payable par Morse et Colt sur les valeurs nominales des obligations employées de temps à autre pour défrayer le coût de remplacement du moteur endommagé. Puisque le taux ainsi obtenu dépasse 5 1 / 2 %, c'est le taux qui ne devrait être appliqué qu'après le Zef octobre 1976. Avant cette
date, l'intérêt devrait être calculé au taux de 5' %, soit le taux que prévoient les obligations. J'ai choisi ce taux malgré le fait que Morse et Colt n'avaient pas contribué à l'accord sur le dépôt de ces obliga tions, au lieu de l'argent liquide, comme garantie. J'ai ainsi agi parce que ce taux représente la perte réelle en intérêts subie par Davie et C.S.L. jus- qu'au lef octobre 1976, supposer, comme cela se doit en raison de l'absence de preuve contraire, qu'elles auraient conservé les obligations jusqu'à leur échéance si celles-ci avaient été libérées à l'exécution du contrat signé avec l'intimée.
En conséquence, je suis d'avis de modifier l'arrêt rendu par la Cour le 13 septembre 1983 par l'adjonction dans cet arrêt du paragraphe suivant et par l'attribution du numéro 1 au seul paragra- phe de l'arrêt dans sa formulation actuelle:
2. L'appel incident est accueilli, et le jugement rendu par la Division de première instance le 29 juin 1979 est modifié par l'adjonction, au paragraphe 4, de ce qui suit:
«avec intérêt au taux annuel de 5 1 / 2 % sur les sommes ci-après énumérées et ce, à compter des dates indiquées jusqu'au 1e' octobre 1976:
a) sur la somme de 103 082,19 $ à compter du 11 janvier 1972;
b) sur la somme de 25 001,03 $ à compter du 8 février 1972;
c) sur la somme de 50 275,51 $ à compter du 7 mars 1972;
d) sur la somme de 150 242,77 $ à compter du 10 octobre 1972 jusqu'au 14 janvier 1974; et
e) sur la somme de 144 230,50 $, soit 150 242,77 $ moins 6 012,27 $ que l'intimée a remise à Davie et C.S.L. le 14 janvier 1974, compter de cette date;
À compter du 1°' octobre 1976 jusqu'à la date du jugement le 29 juin 1979, il sera versé sur le principal de 322 589,23 $ un intérêt au taux de 7,47 % qui est la moyenne, au cours de ladite période, de quatre-vingt-dix pour cent des taux légaux moyens pour les bons du Trésor de trois mois.»
Dans les circonstances, je ne crois pas qu'il y ait lieu d'accorder des dépens additionnels découlant de cet avis de requête en nouvel examen du prononcé.
LE JUGE PRATTE: Je souscris aux motifs ci-dessus.
LE JUGE SUPPLÉANT LALANDE: Je souscris aux motifs ci-dessus.
* * *
ANNEXE «A»
TAUX D'INTÉRÊT EN VIGUEUR POUR LA PÉRIODE DU 1" OCTOBRE 1976 au 29 JUIN 1979
Intérêt fondé sur:
90 % de la moyenne des bons du Trésor de trois mois
Octobre 76 6,92
Novembre 76 6,54
Décembre 76 6,41
Janvier 77 6,17
Février 77 5,29
Mars 77 5,83
Avril 77 6,79
Mai 77 6,53
Juin 77 6,36
Juillet 77 6,41
Août 77 6,45
Septembre 77 6,39
Octobre 77 6,47
Novembre 77 6,52
Décembre 77 6,47
Janvier 78 6,43
Février 78 6,51
Mars 78 6,86
Avril 78 7,36
Mai 78 7,30
Juin 78 7,41
Juillet 78 7,59
Août 78 7,89
Septembre 78 8,08
Octobre 78 8,57
Novembre 78 9,24
Décembre 78 9,37
Janvier 79 9,70
Février 79 9,71
Mars 79 9,80
Avril 79 9,76
Mai 79 9,75
Juin 79 9,74
moyenne 7,47 %
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