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A-619-81
H.B. Nickerson & Sons Limited (appelante) c.
Insurance Company of North America, General Security Insurance Company, Commonwealth Insurance Company et The Central National Insurance Company (intimées)
Cour d'appel, juges Pratte, Le Dain et Marceau— Ottawa, 20 septembre et 26 octobre 1983.
Droit maritime Perte d'un navire Fardeau de la preuve La demanderesse ne s'est pas déchargée du fardeau qui lui incombait d'établir que le sinistre résultait d'un péril de la mer parce qu'elle n'a pas pu expliquer le naufrage Action rejetée Compte tenu de la présomption de navigabi- lité du navire, la perte pouvait-elle, par déduction, résulter d'un péril de mer? Appel rejeté La constatation de l'absence de tout défaut d'étanchéité n'équivaut pas à une conclusion positive quant à la navigabilité du navire avant le naufrage La demanderesse n'a pas tenté en première ins tance de soulever la question de la navigabilité Il incombe à la demanderesse d'établir que le sinistre résulte principalement et réellement d'un péril de la mer et non pas d'en préciser la cause exacte La norme de preuve: la prépondérance des probabilités La preuve par inférence est valide et le proprié- taire a gain de cause si, par une preuve convaincante de navigabilité, il satisfait le juge de l'improbabilité de toute cause qui n'en serait pas une comprise dans la notion de péril de la mer La question de savoir si la preuve est assez convaincante est laissée à l'appréciation du juge qui préside l'instruction La preuve n'est pas irrésistible Marine Insurance Act, 1906, 6 Edw. 7, chap. 41 (R.-U.), art. 39(5), 55(1), première annexe, Rules for Construction of Policy, Règle 7 Marine Insurance Act 1909 (Commonwealth), art. 45(5).
Appel est interjeté du rejet de l'action de la demanderesse contre les compagnies d'assurance en vue de recouvrer des dommages-intérêts pour la perte de son bâtiment. Le bâtiment a coulé à la suite de l'infiltration d'eau de mer par les dalots. Pour avoir gain de cause, la demanderesse devait établir que la perte était due à un péril de la mer au sens qu'en donne la police. Comme la preuve ne donne aucune explication de la cause probable du naufrage, le juge de première instance a conclu que la demanderesse ne s'était pas déchargée de la preuve qui lui incombait et, par conséquent, a rejeté l'action. La demanderesse soutient que le juge de première instance n'a pas tenu compte du fait que, comme la navigabilité du navire avait été établie, sa perte pouvait, par déduction, résulter d'un péril de la mer, conformément à la décision de la Haute Cour de l'Australie dans Skandia Insurance Co Ltd v Skoljarev and Another (1979), 26 A.L.R. 1. Pour justifier son argument, la demanderesse s'est fondée sur un passage des motifs du juge de première instance selon lequel aucun des experts qui ont exa- miné le navire n'a signalé quelque défaut d'étanchéité de la coque. La demanderesse a interprété ce passage comme énon- çant une conclusion équivalant à une conclusion de navigabilité entièrement appuyée par la preuve. Elle soutient en outre que si
le juge de première instance avait apprécié la signification de l'existence d'une preuve de navigabilité, il ne se serait pas fondé sur l'affaire Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co. (1956), 5 D.L.R. (2d) 700 (C.S.C.-B.), aucune preuve de navigabilité n'avait été présentée. Dans cette affaire, aucune explication du naufrage n'a été fournie par la preuve et la Cour a statué que si la demanderesse ne parvient pas à prouver ce qu'elle avance, il doit y avoir jugement en faveur de l'assureur.
Arrêt: l'appel est rejeté.
Le juge Marceau (avec l'appui des juges Pratte et Le Dain): La constatation du juge de première instance quant à l'absence de tout défaut apparent d'étanchéité constitue une constatation négative; il ne s'agit pas d'une constatation équivalant à une conclusion positive quant à la navigabilité du navire avant l'accident. De plus, c'est une constatation qui concerne stricte- ment l'état de la coque et se fonde exclusivement sur un examen effectué longtemps après le naufrage. Lors de l'instruc- tion, la demanderesse n'a jamais essayé de soulever, d'une manière positive et par des éléments de preuve pertinents, la question de la navigabilité du bâtiment à quelque moment précis avant l'accident. Il n'y a donc aucune distinction impor- tante entre la présente cause et la cause Marion qui puisse se rapporter à la question de navigabilité.
Pour définir la position juridique des parties relativement à la preuve qui doit être présentée lors de l'instruction d'une action opposant les propriétaires du navire et les assureurs, à la suite de la perte d'un bâtiment, il faut tenir compte de trois principes fondamentaux du droit énoncé dans l'affaire Skandia: (1) pour que sa demande d'indemnisation soit valable, le propriétaire doit démontrer que le sinistre résulte d'un péril de la mer, c.-à-d. un accident fortuit ou un sinistre maritime; (2) lorsqu'au su de l'assuré, le navire prend la mer dans un état d'innavigabi- lité, l'assureur n'est pas tenu des pertes résultant de cet état; (3) la norme de la preuve applicable est celle qui résulte de l'évaluation de la prépondérance des probabilités. Le proprié- taire a l'obligation d'établir que le sinistre résulte principale- ment et réellement d'un péril de la mer, non d'en préciser la cause exacte.
L'affaire Skandia appuie la proposition selon laquelle un propriétaire, dans une poursuite contre ses assureurs à la suite de la perte de son bâtiment, peut démontrer par inférence, qui est un moyen de preuve parfaitement valide, que l'accident est résulté d'un péril de la mer, et il y parviendra si, par une preuve positive et convaincante de navigabilité, il peut satisfaire le juge de l'improbabilité de toute cause qui n'en serait pas une com prise dans la notion de péril de la mer. Toutefois, la prétention à l'effet qu'appliquée à l'espèce, cette proposition entraînerait nécessairement une conclusion différente de celle du juge de première instance, s'il était possible de qualifier les constata- tions de celui-ci sur l'état apparent de la coque du bâtiment de preuve positive de navigabilité, est insoutenable. La question de savoir si, dans un cas particulier, la preuve est assez forte et convaincante pour permettre l'induction suggérée sera laissée à l'appréciation du juge qui préside l'instruction. Les constata- tions du juge de première instance sur l'étanchéité apparente de la coque constitueraient-elles des conclusions positives de la navigabilité, la preuve qui en résulterait ne serait certainement pas aussi «irrésistible» que dans l'affaire Skandia. Il n'y a aucune raison de croire que c'est simplement parce qu'il avait
oublié ses constatations antérieures ou qu'il refusait d'en tenir compte que le juge de première instance a conclu que rien ne lui permettait de déduire, lorsque la preuve offerte n'est pas dans ce sens, que la cause immédiate du naufrage fut plus probablement un péril assuré qu'un péril non couvert par la police.
JURISPRUDENCE
DECISION APPLIQUÉE:
Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co. (1956), 5 D.L.R. (2d) 700 (C.S.C.-B.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Skandia Insurance Co Ltd v Skoljarev and Another (1979), 26 A.L.R. 1 (H.C.).
DECISIONS CITÉES:
Leyland Shipping Company, Limited v. Norwich Union Fire Insurance Society, Limited, [1918] A.C. 350 (H.L.); Stein, et autres c. Le navire «Kathy K», et autres, [1976] 2 R.C.S. 802; Century Insurance Company of Canada, et autres c. Case Existological Laboratories Ltd. et autres, [1983] 2 R.C.S. 47.
AVOCATS:
P. B. C. Pepper, c.r. et P. J. Cavanagh pour l'appelante.
W. David Angus et Peter Cullen pour les intimées.
PROCUREURS:
Fraser & Beatty, Toronto, pour l'appelante. Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb, Montréal, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Appel est interjeté d'un juge- ment de la Division de première instance [sub nom. Riverport Seafoods Limited c. Insurance Co. of North America, jugement en date du 1°" octobre 1981, Division de première instance de la Cour fédérale, T-68-76, non publié] rejetant l'action de la demanderesse contre les compagnies d'assurance défenderesses en vue de recouvrer des dommages- intérêts pour la perte de son bâtiment le J.E. Kenney.
L'action de la demanderesse est fondée sur la police d'assurance délivrée par les défenderesses. Pour avoir gain de cause, la demanderesse devait démontrer que la perte du J.E. Kenney résultait d'un [TRADUCTION] «péril de la mer» au sens de la police. Le J.E. Kenney est un chalutier avec une
coque en acier. Il a coulé le 7 mai 1975, alors qu'il était amarré à son poste à quai à Riverport (Nou- velle-Écosse), il était arrivé la veille pour décharger sa cargaison de poisson. Pendant le déchargement du J.E. Kenney, on a remarqué qu'il gîtait un peu sur bâbord. Toutefois, cette gîte a graduellement augmenté de manière que, finale- ment l'eau de mer a pénétré dans le navire par ses dalots rendant ainsi le naufrage inévitable. La preuve ne révèle pas pourquoi le J.E. Kenney a ainsi gîté et coulé. Le juge de première instance a décidé que, étant donné l'impossibilité de détermi- ner la cause du sinistre, la demanderesse ne s'était pas déchargée du fardeau qui lui incombait d'éta- blir que le sinistre résultait d'un péril de la mer. Par conséquent, il a rejeté l'action. Après avoir mentionné le jugement du juge Macfarlane dans Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co. (1956), 5 D.L.R. (2d) 700 (C.S.C.-B.), une affaire assez semblable à celle qu'il avait à trancher, le juge de première instance a conclu de la manière suivante la page 11]:
Aucune explication de la cause immédiate du naufrage du Kenney, amarré à son poste à quai, par une nuit calme, n'est apportée par la preuve administrée. Certes, cela pourrait être différent dans le cas d'un navire en mer, mais ici rien ne permet de déduire, lorsque la preuve offerte n'est pas dans ce sens, que la cause immédiate du naufrage d'un bâtiment comme le Kenney fut plus probablement un péril assuré qu'un péril non couvert par la police.
L'action est rejetée avec dépens.
L'avocat de l'appelante a contesté la décision du juge de première instance en se fondant sur un moyen assez limité. Il a soutenu que le juge de première instance n'avait pas tenu compte du fait que, comme la navigabilité du navire de la deman- deresse avait été établie, sa perte pouvait, par déduction, résulter d'un péril de la mer. Il a ajouté que la décision de la Haute Cour de l'Australie dans Skandia Insurance Co Ltd v Skoljarev and Another', démontrait qu'on aurait faire une telle déduction. Selon l'avocat, l'erreur du juge de première instance de ne pas avoir tenu compte de l'importance de la preuve de la navigabilité ressort clairement du fait qu'il s'est appuyé sur le juge- ment du juge Macfarlane dans l'affaire Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co., étant donné que dans cette affaire, la naviga- bilité du bâtiment n'avait pas été établie.
1 (1979), 26 A.L.R. 1 (H.C.).
Cet argument était fondé sur l'hypothèse selon laquelle la navigabilité du J.E. Kenney avait été établie. Pour justifier cette hypothèse, l'avocat n'a pas cité de passage particulier de la preuve, mais il s'est simplement fondé sur un passage des motifs du jugement qu'il a interprété comme énonçant une conclusion équivalant à une conclusion de navigabilité. Il a ajouté que cette conclusion était entièrement appuyée par la preuve. Voici le pas sage des motifs du jugement sur lequel se fonde l'avocat [aux pages 8 et 9]:
La Cour a visité le Kenney dans l'état il était, a-t-on dit, au moment de son renflouement. Aucun des experts ni des hommes de mer compétents qui l'ont examiné n'ont signalé quelque défaut d'étanchéité de sa coque qui aurait pu expliquer qu'il ait pris l'eau au point que des ouvertures aussi apparentes que les dalots et la glissière à déchets de poisson et même, finalement, la rampe du chalut, se retrouvent sous l'eau. Les preuves administrées n'indiquent tout simplement pas quelle est la cause probable de l'entrée de l'eau avant ce stade, évident, du noyage.
Je ne suis pas d'accord avec l'interprétation que l'appelante donne de cette partie des motifs. Le paragraphe précité contient trois phrases. Ni la première ni la troisième ne contiennent de conclu sion équivalant à une conclusion de navigabilité. En ce qui a trait à la deuxième phrase, elle n'ex- prime pas de conclusion tirée des faits mais établit simplement que certains témoins n'ont pas fait certaines déclarations. Loin d'être une conclusion tirée des faits, ce paragraphe s'inscrit simplement dans le cadre du résumé de la preuve par le juge.
Par conséquent, le juge de première instance n'a pas conclu à la navigabilité du navire et il semble, d'après sa mention du jugement dans l'affaire Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co., qu'il ne s'est même pas posé la question. Dans ces circonstances, la question qui se pose est de savoir si la preuve telle que nous l'interprétons, établissait la navigabilité du navire. L'avocat de l'appelante n'a pas tenté d'y répondre et ne nous a pas aidés à le faire puisque, comme je l'ai déjà mentionné, il a simplement affirmé en termes généraux qu'une conclusion de navigabilité était entièrement justifiée dans les circonstances, sans mentionner de passages particuliers de la preuve administrée.
Selon mon interprétation de la preuve, je ne peux conclure à la navigabilité du navire. Absolu- ment rien dans la preuve n'indique qu'il n'était pas
en état de naviguer, si ce n'est le fait que ses citernes de lestage (ou coquerons) étaient défec- tueuses et qu'il a coulé sans raison apparente. En revanche, les seuls arguments à l'appui de l'hypo- thèse de sa navigabilité se fondent sur le fait que l'on n'avait pas constaté l'innavigabilité du navire avant l'accident et que ceux qui ont eu l'occasion de l'examiner après le naufrage n'ont rien remar- qué de défectueux. À mon avis, c'est insuffisant pour conclure à la navigabilité du navire. La preuve ne révèle nullement le genre d'examen qui a été effectué sur le navire après l'accident et aucun de ceux qui l'ont examiné n'a témoigné qu'il était en état de naviguer.
Pour ces motifs, je rejetterais l'appel.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: J'ai eu le privilège de lire les motifs de jugement de mes collègues le juge Pratte et le juge Marceau, et j'estime également que l'appel doit être rejeté. La mention que le savant juge de première instance fait de ce qui a été dit dans l'affaire Marion Logging laisse supposer qu'il a pu négliger la pertinence possible de la navigabi- lité comme fondement de la déduction que, dans les circonstances, le sinistre résultait d'un péril de la mer; mais même en admettant ceci, je partage l'avis de mes collègues selon lequel le juge de première instance n'a pas conclu à la navigabilité du navire et celui de mon collègue le juge Pratte selon lequel la preuve n'étaye pas une telle conclusion.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU: Le 7 mai 1975 au matin, le J.E. Kenney, un chalutier avec une coque en acier, construit en 1965, jaugeant 371 tonnes brutes et mesurant 136 pieds de long par 27 pieds de large, a coulé alors qu'il était amarré à son poste à quai à Riverport (Nouvelle-Écosse). Le J.E. Kenney fai- sait partie de la flotte de l'appelante, une impor- tante société qui possède des bâtiments de pêche et des établissements de traitement du poisson dans les provinces maritimes. L'appelante détenait une police d'assurance maritime sur corps souscrite
conjointement par les quatre assureurs intimés, couvrant vingt-neuf bâtiments, dont l'un, le J.E. Kenney, était assuré en particulier pour une valeur de base de 500 000 $ plus 37 000 $ pour l'équipe- ment électronique. Le bâtiment naufragé a rapide- ment été déclaré une [TRADUCTION] «perte totale par interprétation> aux termes du contrat d'assu- rance et par conséquent, l'appelante a réclamé l'indemnisation maximale en vertu de la police. Toutefois, la demande d'indemnisation a été-refu sée pour le motif qu'il n'était pas évident que la perte résultait d'un sinistre assuré. L'appelante n'avait d'autre choix que d'engager des procédures devant la Division de première instance de cette Cour. Les plaidoiries ont pris beaucoup de temps et l'instruction elle-même a duré plusieurs mois. Finalement l'action a été rejetée par un jugement en date du 1 " octobre 1981. Appel est interjeté de ce jugement 2 .
Le savant juge de première instance a soigneuse- ment motivé son jugement. Le raisonnement qu'il a suivi pour arriver à sa conclusion peut être résumé dans les deux propositions suivantes: a) en vertu de la police d'assurance couvrant le J.E. Kenney, les défenderesses ont convenu d'assumer seulement les risques associés aux [TRADUCTION] «risques et périls de la mer0 3 , de sorte que pour prouver ce qu'elle avance, la demanderesse assurée doit démontrer que la perte pour laquelle elle
2 La demanderesse devant la Division de première instance était Riverport Seafoods Limited, une société associée de H.B. Nickerson & Sons Limited. Après le jugement de la Division de première instance, Riverport Seafoods Limited a été liquidée et son actif a été transféré à la société mère, H.B. Nickerson & Sons Limited qui était responsable de son passif. L'avocat a convenu et, sur requête, la Cour a ordonné que le nom de Riverport Seafoods Limited soit remplacé dans l'intitulé de la cause par celui de H.B. Nickerson & Sons Limited.
La clause pertinente du contrat est la suivante:
[TRADUCTION] Relativement à ce voyage nous, lesdits assureurs, acceptons d'assumer les risques et les périls sui- vants: les périls de la mer (il est entendu et convenu que les termes «mer» ou «mers lorsqu'ils sont utilisés dans la pré- sente formule comprennent les rivières, lacs et autres eaux intérieures), les bâtiments de guerre, le feu, la foudre, les tremblements de terre, les ennemis, les pirates, les corsaires, les brigands, le jet, les lettres de marque, les attaques-surpri ses, la prise en mer, les arrêts, les contraintes et les détentions de tout roi, prince ou peuple, la baraterie du capitaine et de l'équipage, ainsi que tous les autres périls et toutes les autres pertes et infortunes que peut subir ledit bâtiment, etc., ou toute partie de celui-ci, y compris tous les risques accessoires à la vapeur et à la navigation à vapeur.
demande une indemnisation résultait d'un péril assuré et d'aucun autre; b) la demanderesse a été incapable de se décharger du fardeau de la preuve qui lui incombait, la preuve administrée ne donne aucune explication du naufrage.
Pour être en mesure d'évaluer correctement cette deuxième proposition dans le raisonnement du juge de première instance, il faut avoir une certaine connaissance des faits et du contenu de la preuve.
Au milieu de la nuit précédant son naufrage le J.E. Kenney est revenu à Riverport après une campagne de pêche avec une cargaison de poisson à son bord. Les membres de l'équipage l'ont amarré par bâbord au quai, sous la [TRADUCTION] «suceuse à poisson» et sont retournés chez eux. Le navire devait être pris en main par le personnel responsable à terre lorsqu'il arriverait au travail à 8 heures.
Au cours de la journée, on déchargea le poisson et on réapprovisionna le navire en carburant, en eau fraîche et en provisions, et on procéda à l'entretien et aux réparations. Parmi ces questions d'entretien et de réparation, il se posait un problè- me inhabituel qui demandait une vérification spé- ciale. Ce problème avait été découvert au cours des derniers jours du voyage. En effet, le 3 mai, alors que le navire était en mer, les deux coquerons de lestage situés à la poupe du bâtiment, par-dessus bord, en surplomb de la rampe arrière, s'étaient remplis et, après avoir été vidés, se sont remplis à nouveau en huit à douze heures. Comme le méca- nicien chargé d'examiner le problème n'avait pas encore été en mesure d'en déterminer la nature à la fin de sa journée de travail, on décida donc de laisser l'une des citernes, celle de tribord, pleine et l'autre vide, afin de pouvoir constater toute fuite qui se déclarerait au cours de la nuit. Tout travail cessa sur le navire à 17 heures.
Au moment le personnel responsable à terre avait quitté le travail, le problème des coquerons de lestage n'était pas la seule chose curieuse à l'égard du navire. Lorsque le personnel était arrivé au travail le matin, le navire avait une gîte nor- male sur bâbord d'environ deux degrés, mais au cours de la journée et, particulièrement entre 16 et 17 heures, la gîte avait considérablement aug-
menté. Les capitaines de terre, qui avaient été avertis, ont inspecté le bâtiment mais n'ont rien remarqué d'inquiétant et n'ont donné aucune directive spéciale relative à des mesures de sécurité pour la nuit. Le bâtiment, de même que tous les autres bâtiments dans le port, avait alors été laissé, comme d'habitude, sous la surveillance d'un seul veilleur de nuit qui devait être relevé à minuit par un deuxième veilleur.
Au cours de la soirée, la gîte sur bâbord a continué à augmenter. Vers minuit, elle était d'en- viron vingt degrés. Les valves des dalots bâbord et de la glissière à déchets de poisson du pont de traitement du poisson n'étaient pas bien fermées et l'eau de mer pouvait s'engouffrer à bord par elles, une fois celles-ci sous l'eau et il n'y a aucun doute que, à la suite d'une telle gîte, certaines étaient sous l'eau. Il semble que le bâtiment ait atteint vers minuit ce que les ingénieurs du génie mari time appellent [TRADUCTION] «l'angle de noyage par l'arrière»; son naufrage était alors irréversible. Le J.E. Kenney a coulé vers 3 h 30.
Bien que la majeure partie de la preuve présen- tée au juge de première instance ait visé à établir les faits que je viens de résumer et d'autres faits connexes, certains éléments de preuve, appuyés par des experts de chaque partie, avaient pour but naturellement d'expliquer ce qui est arrivé au J.E. Kenney. Selon la thèse de la demanderesse, le bâtiment s'est déchiré à quai sur une pointe dépas- sant l'un des piliers. Pour leur part, les défenderes- ses suggèrent que l'eau du coqueron tribord (qui, comme il a été mentionné ci-dessus, avait été laissé plein à la fin de la journée) aurait pu passer dans la citerne bâbord par la tuyauterie reliant les deux citernes, amorçant ainsi un processus qui a entraîné une gîte suffisante pour placer le bâti- ment dans «l'angle de noyage par l'arrière». Le juge de première instance n'a pas attaché d'impor- tance à cette partie de la preuve; il a rejeté la «théorie de la déchirure de la coque» en disant qu'elle était inacceptable et il a conclu qu'il n'y avait aucune preuve à l'appui de l'hypothèse des défenderesses. De l'avis du juge de première ins tance, la preuve administrée n'a pas indiqué quelle était la cause «probable» de l'entrée de l'eau, jus- qu'à ce que des ouvertures aussi apparentes que les dalots ou la glissière à déchets de poisson et même, finalement, la rampe du chalut, se soient retrouvés sous l'eau.
Ce résumé permet de comprendre le raisonne- ment du savant juge de première instance, mais je crois qu'il faut prendre connaissance des termes qu'il a utilisés. Voici ce que dit le savant juge après avoir terminé son analyse de la preuve [aux pages 10 et 11]:
Les parties sont convenues que la police d'assurance, pièce C-15, doit être interprétée conformément au droit anglais relatif à l'assurance maritime en général et à l'assurance de la coque et des machines en particulier. C'est la demanderesse qui a la charge d'un commencement de preuve démontrant que le Kenney a coulé par suite d'un sinistre assuré. Ce n'est qu'à ce moment que les défenderesses doivent démontrer qu'il a coulé pour une cause non visée.
La position de la demanderesse est que la perte du Kenney est due à un péril de mer que couvre la clause générale de la police en cause. Elle ne fait valoir aucun autre fondement à sa demande. Cette position est succinctement exposée dans le dernier paragraphe de sa plaidoirie principale:
[TRADUCTION] En bref, la demanderesse soutient que la perte du KENNEY est due à une entrée accidentelle d'eau de mer et que c'est un péril assuré aux termes de la clause générale de la police qui assure contre les périls de mer et autres légères (sic) infortunes que pourrait subir le navire. Que l'entrée de l'eau ait d'abord été causée par quelque négligence est sans importance, aucune garantie n'existe dans la police ni aucune exclusion en cas de négligence; un acci dent demeure un accident même lorsqu'il est le fait de la négligence de quelqu'un, quel qu'il soit.
Dans l'espèce Marion Logging Co. Ltd. v. Utah Home Fire Insurance Co., le juge Macfarlane de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a passé en revue une grande partie de la jurisprudence que j'ai déjà citée dans des circonstances fort semblables. Il a statué ainsi (aux pages 703 et 704):
[TRADUCTION] Considérant la preuve administrée en l'es- pèce, je suis incapable de constater par quel moyen l'eau, cause finale du naufrage du bateau, y a pénétré. Comme je l'ai déjà dit, aucune explication du naufrage n'est fournie par la preuve offerte. Il me semble donc qu'il s'agit d'une affaire devant être décidée en fonction de qui a la charge de la preuve. Sur la question de la charge de la preuve, la règle ordinaire est que, lorsque la preuve administrée laisse la Cour dans le doute quant à savoir si le sinistre résulte d'un péril assuré ou d'une cause non couverte par la police et que le demandeur, à qui il appartient de prouver ce qu'il avance, n'y parvient pas, il doit y avoir jugement en faveur de l'assureur défendeur...
Je me trouve précisément dans cette position.
L'appelante ne consteste pas le jugement de première instance en se fondant sur le motif que le juge aurait mal interprété les principes juridiques applicables à l'espèce. Il va sans dire que, avant de présenter une demande d'indemnisation valide en vertu d'un contrat d'assurance maritime régi par les lois de l'Angleterre, l'assuré doit être en mesure de démontrer de manière satisfaisante que le sinis-
tre résulte d'un péril assuré, c'est-à-dire un péril de la mer. La Règle 7 des Rules for Construction of Policy que contient la première annexe de la Marine Insurance Act, 1906 (R.-U.) [6 Edw. 7, chap. 41 ] porte que: [TRADUCTION] «L'expression "péril de la mer" ne désigne que les accidents fortuits ou sinistres maritimes. Elle ne s'applique pas à l'action ordinaire du vent et des vagues.» Par conséquent, toutes les pertes résultant de l'entrée d'eau de mer dans un bâtiment ne sont pas des pertes résultant directement d'un péril de la mer. Une telle perte peut résulter d'une autre cause qui n'est ni accidentelle ni fortuite comme l'action ordinaire du vent et des vagues ou l'usure. Si l'assuré ne démontre pas de façon satisfaisante que la perte résulte d'un accident fortuit ou d'un sinis- tre maritime, il subsistera un doute quant à savoir s'il s'agissait d'un risque que les assureurs avaient accepté d'assumer et le droit à l'indemnisation n'aura pas été établi. (Voir: Goodacre, J. K., Marine Insurance Claims, particulièrement aux pages 93 et s.; Arnould, Law of Marine Insurance and Average, Vol. II, aux pages 599 et s.; Temple- man, Marine Insurance, aux pages 205 et s. Voir la jurisprudence citée dans l'affaire Marion Log ging Co. Ltd., que mentionne le juge de première instance et dans l'affaire Skandia Insurance Co Ltd v Skoljarev and Another (1979), 26 A.L.R. 1 (H.C.).) De même, il va sans dire que pour établir que la perte est due à un péril que couvre la police, l'assuré doit démontrer dans les termes utilisés à l'article pertinent de la Marine Insurance Act, 1906 4 que la [TRADUCTION] «cause immédiate» de la perte résulte d'un péril de la mer. L'expression «cause immédiate» ne vise pas nécessairement la cause ultime de la perte dans une succession possi ble de causes, dont l'effet ultime est le sinistre, mais vise plutôt la cause importante et réelle, celle qui a vraiment déclenché la séquence naturelle des causes qui ont entraîné le sinistre. (Voir: Chal- mers' Marine Insurance Act 1906 [8e éd.], aux pages 73 et s.; Templeman, op. cit., aux pages 195 et s.; voir en outre, notamment, Leyland Shipping Company, Limited v. Norwich Union Fire Insurance Society, Limited, [1918] A.C. 350
° Texte de l'article:
[TRADUCTION] 55.—(1) Sous réserve des dispositions de la présente loi et sauf disposition contraire dans la police, l'assureur n'est responsable que pour les pertes ayant pour cause immédiate un risque assuré.
(H.L.).) L'avocat de l'appelante indique au début de son mémoire que [TRADUCTION] «le Kenney a coulé parce que l'eau de mer s'est engouffrée par ses dalots et ses glissières», mais à l'audience il n'a pas contesté sérieusement le fait que la «cause immédiate» du sinistre en l'espèce devait être la cause «réelle» de l'entrée de l'eau qui a fait gîter le bâtiment jusqu'à ce que ses dalots et ses glissières à déchets de poisson se retrouvent sous l'eau.
L'appelante ne conteste pas non plus l'analyse détaillée de la preuve que donne le juge de pre- mière instance et ses conclusions précises à l'égard des faits. L'avocat de l'appelante est pleinement conscient que le rôle d'une cour d'appel n'est pas de refaire l'instruction de l'affaire sur les faits et bien qu'elle doive vérifier que le juge de première instance n'a pas commis d'erreur évidente dans son appréciation de l'ensemble de la preuve, «il ne lui appartient pas de substituer son appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclusions tirées par le juge qui a présidé le procès» (le juge Ritchie rendant le jugement de la Cour dans l'ar- rêt Stein, et autres c. Le navire «Kathy K», et autres, [1976] 2 R.C.S. 802, à la page 808). Plus précisément, l'appelante ne conteste pas que les événements se sont produits comme le juge de première instance l'a mentionné ni le fait que la preuve ne peut appuyer aucune des deux théories proposées pour expliquer le naufrage du bâtiment.
Finalement il faudrait préciser à ce stade des procédures, que l'appelante n'a nullement modifié, devant la présente Cour, la position qu'elle avait adoptée en première instance selon laquelle le nau- frage du J.E. Kenney résulte d'un péril de la mer et par conséquent peut être indemnisé en vertu de la clause générale de la police (précitée). La police comprenait également une «clause Inchmaree» spé- ciale, c'est-à-dire une clause couvrant les pertes résultant de causes spéciales qui ne sont pas préci- sément couvertes par la clause générale, notam- ment des pertes résultant uniquement de la négli- gence du capitaine, des marins, des ingénieurs ou des pilotes, pourvu qu'il n'y ait eu aucun [TRADUC- TION] «manque de diligence raisonnable de la part de l'assuré, des propriétaires ou des gérants du navire» 5 . L'appelante ne se fonde pas sur cette
5 Texte de la clause:
[TRADUCTION] La présente assurance couvrira aussi spé- cialement (sous réserve de la stipulation relative aux ava-
clause Inchmaree. Par conséquent, les allégations de négligence du personnel de terre et de manque de diligence raisonnable de la part des propriétai- res, avancées par les intimées dans leur mémoire, sont totalement hors de propos.
Selon ce que j'ai compris, l'attaque contre le jugement de première instance s'appuie sur le rai- sonnement suivant. En décidant que l'appelante n'avait pas réussi à se décharger du fardeau de la preuve, le savant juge de première instance, dit-on, a omis de tenir compte du fait que, dans certaines de ses conclusions, il avait reconnu la navigabilité du J.E. Kenney avant son naufrage, un fait qui avait une importance fondamentale dans les cir- constances de l'espèce. En effet, si le savant juge avait apprécié la signification que pourrait avoir l'existence d'une preuve de navigabilité, sou- tient-on, il ne se serait pas fondé sur le raisonne- ment suivi dans l'affaire Marion, aucune preuve de navigabilité n'avait été présentée. Il se serait plutôt rendu compte que les seuls principes appli-
ries) la perte ou le dommage causé à la chose assurée, résultant directement des causes suivantes:
Accidents lors du chargement, du déchargement ou de la manutention de la cargaison ou lors du mazoutage; Accidents lorsque le bâtiment se trouve en cale sèche, en forme de radoub, sur un chemin de glissement, dans un banc de carénage ou sur un ponton;
Explosions à bord ou ailleurs;
Pannes ou accidents à des réacteurs ou à des installa tions nucléaires qui ne sont pas à bord du bâtiment assuré;
Pannes des génératrices ou d'autres machines électriques et des connexions électriques, explosion des chaudières, rupture des arbres ou tout défaut caché dans les machi nes ou dans la coque, (en excluant le coût et les dépenses qu'entraîne le remplacement ou la réparation de la pièce défectueuse);
Contact avec un aéronef, des fusées ou des projectiles semblables ou avec tout moyen de transport terrestre; Négligence des affréteurs ou des réparateurs, ou des deux à la fois, pourvu que ceux-ci ne soient pas assurés en vertu de la présente;
Négligence du capitaine, des marins, des ingénieurs ou des pilotes; (y compris tous les risques de défaut ou d'erreur de jugement ou les deux à la fois);
Pourvu que cette perte ou ce dommage n'ait pas résulté d'un manque de diligence raisonnable de la part de l'as- suré, des propriétaires ou des gérants du navire, ou de l'un d'entre eux. Les capitaines, les officiers, les ingénieurs, les pilotes ou l'équipage ne doivent pas être considérés comme des copropriétaires au sens de la présente clause, s'ils détiennent des parts dans le bâtiment.
cables étaient ceux qui ont été énoncés dans la décision récente de la Haute Cour de l'Australie dans l'affaire Skandia Insurance (précitée) où, dans une situation semblable à la présente, l'action de l'assuré a été accueillie.
Je ne puis accepter le raisonnement de l'appe- lante. D'une part, il ne ressort des motifs du juge de première instance aucune conclusion positive quant à la navigabilité et je n'ai pas été en mesure d'extraire de la preuve des faits qui puissent suggé- rer une conclusion claire à cet effet. D'autre part, même si .cette prétendue preuve de navigabilité était présente et avait été acceptée comme telle, les principes énoncés et le raisonnement suivi dans l'affaire Skandia Insurance n'auraient pas empê- ché le juge de première instance de conclure comme il l'a fait.
1. La constatation dans le jugement attaqué, qui, selon l'avocat de l'appelante, équivaut à une conclusion de navigabilité, apparaît d'abord dans le paragraphe introductif des motifs où, de façon laconique, le juge dit que la page 1] «L'examen du navire, effectué après son renflouement, n'a fourni aucune explication du naufrage.» Cette mention est expliquée plus tard dans un long para- graphe. Avant d'en lire le texte, il faut expliquer que l'épave du J.E. Kenney fut renflouée quelque temps après le naufrage et fut remorquée de River- port à Halifax elle se trouvait au moment l'affaire a été instruite, cinq ans plus tard. Ce texte est le suivant [aux pages 8 et 9]:
La Cour a visité le Kenney dans l'état il était, a-t-on dit, au moment de son renflouement. Aucun des experts ni des hommes de mer compétents qui l'ont examiné n'ont signalé quelque défaut d'étanchéité de sa coque qui aurait pu expliquer qu'il ait pris l'eau au point que des ouvertures aussi apparentes que les dalots et la glissière à déchets de poisson et même, finalement, la rampe du chalut, se retrouvent sous l'eau. Les preuves administrées n'indiquent tout simplement pas quelle est la cause probable de l'entrée de l'eau avant ce stade, évident, du noyage.
D'après moi, ce paragraphe indique essentielle- ment que le juge lui-même n'a pas remarqué de défaut d'étanchéité dans la coque du bâtiment lorsqu'il l'a vu à Halifax et qu'aucune des person- nes qui avaient eu l'occasion d'examiner le bâti- ment après son renflouement n'avait pu signaler quelque défaut de cette nature capable d'expliquer comment l'eau avait pu pénétrer au point de rendre le naufrage inévitable. Évidemment, cette
déclaration est fondamentale dans le raisonnement du juge de première instance, mais la constatation dont elle fait état est simplement ce que j'appelle- rais une «constatation négative», soit l'absence de tout défaut apparent d'étanchéité, et une constata- tion au surplus qui concerne strictement l'état de la coque et se fonde exclusivement sur un examen effectué longtemps après le naufrage. Je ne vois pas comment une telle constatation pourrait équi- valoir à une conclusion positive quant à la naviga- bilité du navire avant l'accident. Incidemment, l'avocat parle d'une conclusion relative à la naviga- bilité du bâtiment [TRADUCTION] «immédiate- ment avant son naufrage», mais il se garde de donner quelque indication claire du moment dont il parle. Évidemment, l'avocat ne peut viser les trois heures qui ont précédé immédiatement le naufrage du bâtiment, ni les heures de la soirée, pendant lesquelles, indubitablement, le bâtiment prenait déjà l'eau. L'avocat peut difficilement viser le moment le bâtiment a été laissé pour la nuit alors que, comme nous le savons, il n'était pas en état de rester à flot jusqu'au matin (encore que cela pourrait bien être le moment pertinent, puis- qu'on peut probablement dire, dans les circons- tances de l'affaire, que la libre décision de laisser le bâtiment sans surveillance pour la nuit a eu le même effet qu'aurait eu la décision de lui faire prendre la mer alors qu'il n'était pas en état d'entreprendre le voyage). De toute façon, il m'ap- paraît clair que l'appelante, devant le juge de première instance, n'était intéressée qu'aux cir- constances du naufrage de son navire et à l'expli- cation qui pouvait en être donnée, et qu'elle n'a jamais essayé de soulever, d'une manière positive et par des éléments de preuve pertinents, la ques tion de la navigabilité du bâtiment à quelque moment précis avant l'accident, bien qu'elle ait pu tenter d'écarter, sur certains points particuliers, les doutes soulevés par les défenderesses quant au bon état du bâtiment.
Je ne vois aucune distinction importante entre la présente cause et la cause Marion à laquelle le savant juge s'est référé, qui puisse se rapporter à la question de navigabilité.
2. Mais il y a plus, à mon avis. Même si le juge de première instance avait pu considérer l'absence de défaut apparent d'étanchéité dans la coque du bâtiment comme une preuve positive de navigabi-
lité avant l'accident, je ne crois pas que les princi- pes appliqués ni le raisonnement adopté dans la décision Skandia Insurance auraient nécessaire- ment entraîné une décision différente.
Dans l'affaire Skandia Insurance, le bâtiment de pêche Zadar avait coulé en mer calme peu après avoir quitté le port, suite à un engouffrement rapide d'eau de mer dans la salle des machines. Les propriétaires, incapables d'expliquer la cause de l'accident, soumirent une solide preuve pour démontrer que le bâtiment était en état de navi- guer lorsqu'il avait été envoyé en mer et firent valoir sur la base de cette preuve que le naufrage était à une cause inconnue mais fortuite. Les assureurs n'appelèrent aucun témoin, mais néan- moins ils s'attaquèrent, en contre-interrogatoire, à la preuve des propriétaires pour tenter de démon- trer que le naufrage était au mauvais état de la tuyauterie du réservoir d'écope, une condition d'in- navigabilité, qui, selon leur prétention, était connue des propriétaires lorsque le bâtiment avait pris la mer. Le juge du procès en vint à la conclu sion que la tuyauterie n'était pas défectueuse et il donna raison aux propriétaires. La Full Court (soit la Cour d'appel) fut d'accord avec le juge du procès, se disant d'avis que les propriétaires avaient prouvé que le sinistre était résulté d'un péril de la mer, alors que les assureurs n'avaient pas réussi à faire valoir leur thèse selon laquelle le bâtiment était innavigable. L'affaire fut alors portée devant la Haute Cour de l'Australie. Les assureurs firent valoir que le fardeau de la preuve avait été mal appliqué et, plus précisément, que les cours d'instance inférieure n'avaient pas la page 7] [TRADUCTION] «tenu compte du fait que les intimés [propriétaires], pour prouver que le sinistre était à des périls de la mer, avaient le fardeau de démontrer que le sinistre ne résultait pas de l'innavigabilité».
En rejetant l'appel final des assureurs, trois des cinq juges, mais surtout l'un d'entre eux, le juge Mason, ont prononcé de longs motifs. Ces motifs contiennent un relevé complet des autorités dans ce domaine du droit, mais selon moi, leur intérêt particulier ne réside pas tellement dans les déve- loppements remarquablement clairs qu'ils consa- crent à un certain nombre de principes de droit maritime, mais plutôt dans les éclaircissements
qu'ils donnent sur l'application des règles de preuve dans l'instruction d'une affaire portant sur des principes du droit maritime. Malheureuse- ment, le jugement est trop élaboré pour être repro- duit intégralement, mais voici ce que je crois être l'enseignement essentiel qu'il contient.
Il faut tenir compte de trois principes fondamen- taux du droit pour définir la position juridique des parties relativement à la preuve qui doit être pré- sentée lors de l'instruction d'une action opposant les propriétaires du navire et les assureurs, à la suite de la perte d'un bâtiment. Les deux premiers relèvent du droit de l'assurance maritime; ils ont été mentionnés ci-dessus: pour que sa demande d'indemnisation soit valable, le propriétaire doit démontrer que le sinistre résulte d'un péril de la mer, mais comme le confirme expressément le paragraphe 45(5) de la Marine Insurance Act 1909 de l'Australie (paragraphe 39(5) de la loi du R.-U.) [TRADUCTION] «lorsqu'au su de l'assuré, le navire prend la mer dans un état d'innavigabilité, l'assureur n'est pas tenu des pertes résultant de cet état». Le troisième est le principe fondamental du droit de la preuve selon lequel, en matière civile, la norme de la preuve applicable est celle qui résulte de l'évaluation de la prépondérance des probabili- tés.
Or, la question qui se pose dans une action de cette nature est de savoir de quelle manière le propriétaire pourra faire valoir son recours. La manière la plus simple pour lui est, évidemment, de convaincre le juge que le sinistre résulte d'un événement bien identifié, fortuit et accidentel. Compte tenu du deuxième principe précité, les assureurs peuvent toujours décliner toute responsa- bilité en démontrant que l'innavigabilité, au su de l'assuré, constituait une cause parallèle et princi- pale du sinistre, mais en l'absence de preuve à cet effet, le juge devra donner raison au propriétaire. Mais, si le propriétaire est incapable de préciser dans quelle mesure les éléments sont responsables de l'entrée de l'eau de mer dans le bâtiment et finalement du sinistre, est-il automatiquement privé de tout moyen? Rien n'exige qu'il en soit ainsi. Le fardeau qui lui incombe est d'établir que le sinistre résulte d'un péril de la mer, non pas d'en préciser la cause exacte, et la norme de preuve applicable est seulement celle de la prépondérance des probabilités. Si le propriétaire, bien qu'incapa-
ble de préciser la cause exacte du sinistre, peut néanmoins démontrer, par prépondérance des pro- babilités, que, vu les circonstances de l'accident et l'évidente navigabilité de son bâtiment, la plupart des événements non compris dans la notion de péril de la mer peuvent être éliminés comme causes possibles, il peut fort bien satisfaire aux exigences de preuve qui lui incombent. Il en est ainsi évidem- ment parce que la preuve par induction ou par présomption constitue un moyen parfaitement valide de preuve et que l'induction ici dégagée est tout à fait raisonnable vu la grande portée que la jurisprudence a donnée à la notion de péril de la mer (voir, en ce qui concerne ce dernier point, le récent jugement de la Cour suprême [du Canada] dans l'arrêt Century Insurance Company of Canada, et autres c. Case Existological Laborato ries Ltd. et autres [1983] 2 R.C.S. 47.
Le juge Stephen, dans de courts motifs appuyant ceux du juge Mason, a remarquablement bien exposé la question la page 4]:
[TRADUCTION] Toutefois, l'assuré n'a pas laissé la preuve dans cet état. La preuve de la navigabilité du bâtiment a été présentée. Le savant juge de première instance a été porté à rejeter chacun des aspects par lesquels l'assureur suggérait l'innavigabilité du Zadar. Je crois qu'il faut conclure à l'entière navigabilité du Zadar jusqu'au moment est survenue la cause de son naufrage.
Une telle conclusion modifie complètement la situation. Le naufrage inexpliqué dans des eaux calmes d'un navire entière- ment en état de naviguer ne permet pas de déduire que ce qui lui est arrivé résulte simplement de son incapacité à résister à l'action ordinaire du vent et des vagues. Au contraire, étant donné la navigabilité du navire, il faut clairement rejeter une telle hypothèse et en l'absence de toute autre preuve, il faut plutôt en déduire que, quelle que soit la cause inconnue de l'entrée soudaine de l'eau de mer, elle doit être considérée comme un «accident fortuit ou un sinistre maritime», c'est-à- dire un péril de la mer.
Ainsi, l'affaire Skandia Insurance appuie la pro position selon laquelle un propriétaire, dans une poursuite contre ses assureurs à la suite de la perte de son bâtiment, peut démontrer par inférence que l'accident est résulté d'un péril de la mer, et il y parviendra si, par une preuve positive et convain- cante de navigabilité, il peut satisfaire le juge de l'improbabilité de toute cause qui n'en serait pas une comprise dans la notion de péril de la mer. Il s'agit d'une proposition évidente et incontestable, mais je rejette la prétention à l'effet qu'appliquée à l'espèce, elle entraînerait nécessairement une con clusion différente de celle du juge de première
instance, s'il était possible de qualifier les constata- tions de celui-ci sur l'état apparent de la coque du bâtiment de preuve positive de navigabilité. En fait, la preuve présentée devant une cour de justice en vue de convaincre le juge de la navigabilité d'un bâtiment à un moment précis du passé sera tou- jours plus ou moins complète et convaincante, puisqu'elle découlera principalement, voire même exclusivement, de la preuve de l'absence d'un cer tain nombre de défauts précis; et, la question de savoir si, dans un cas particulier, cette preuve est assez forte et convaincante pour permettre l'induc- tion suggérée sera laissée à l'appréciation du juge qui préside l'instruction. Les constatations du juge de première instance sur l'étanchéité apparente de la coque ici constitueraient-elles des conclusions positives de la navigabilité, la preuve qui en résul- terait ne serait certainement pas aussi «irrésistible» que dans l'affaire Skandia Insurance. Il n'y a aucune raison de croire que c'est simplement parce qu'il avait oublié ses constatations antérieures ou qu'il refusait d'en tenir compte, que le juge de première instance put déclarer dans le dernier paragraphe de ses motifs la page 11]:
Aucune explication de la cause immédiate du naufrage du Kenney, amarré à son poste à quai, par une nuit calme, n'est apportée par la preuve administrée. Certes, cela pourrait être différent dans le cas d'un navire en mer, mais ici rien ne permet de déduire, lorsque la preuve offerte n'est pas dans ce sens, que la cause immédiate du naufrage d'un bâtiment comme le Kenney fut plus probablement un péril assuré qu'un péril non couvert par la police.
À mon avis, le présent appel est mal fondé et je le rejetterais.
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