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T-4853-77
W. H. Brady, Co. (demanderesse)
c .
Letraset Canada Limited (défenderesse)
Division de première instance, juge Walsh— Ottawa, 1°r et 2 septembre 1983.
Pratique Communication des documents et interrogatoire préalable Production de documents Demande en vertu de la Règle 448 d'une ordonnance enjoignant à la défenderesse de déposer et de signifier une liste plus complète des documents et, en particulier, de ceux qui sont en la possession ou sous la garde de sa compagnie mère et dont la défenderesse est, par conséquent, habilitée à dresser la liste Action en contrefa- çon de brevet soulevant la question de la priorité d'une inven tion La liste des documents déjà fournie à la suite d'une ordonnance antérieure rendue en vertu de la Règle 448 ne comprenait pas les documents en la possession de la compa- gnie mère Le témoin qui devait être interrogé avait accès aux documents La compagnie mère n'est pas partie à l'action La demanderesse affirme que, bien que les docu ments ne soient pas en la «possession» de la défenderesse, le témoin a «l'autorité» pour en dresser la liste Demande accueillie I! faut examiner les faits de chaque cas La nature du litige, le fait que la plupart des renseignements requis pour trancher le litige sont en la possession de la compagnie mère et que le témoin a l'autorité pour obtenir lesdits renseignements sont les principales considérations dont il faut tenir compte pour statuer sur l'espèce Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 448, 451, 453, 456, 464.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Leeson Corp. c. Snia Viscosa Canada Ltd. (1975), 26 C.P.R. (2d) 136 (C.F. P' inst.); Foseco International Ltd. et autre c. Bimac Canada et autres (1980), 53 C.P.R. (2d) 186 (C.F. 1" inst.); Bowlen c. La Reine, [1977] 1 C.F. 589 (1" inst.); Bowlen c. La Reine, [1978] 1 C.F. 798 (C.A.); Joseph A. Likely Ltd. v. Peter Kiewit & Sons Co. Ltd., et al. (1977), 19 N.B.R. (2d) 294 (C.S.N.-B.); Taylor v. Rundell (1841), 41 E.R. 429, Cr. & Ph. 104 (Ch.); Lonrho Ltd. et al. v. Shell Petroleum Co. Ltd. et al., [1980] 2 W.L.R. 367 (C.A. Angl.).
AVOCATS:
A. David Morrow pour la demanderesse. Gervas W. Wall pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Smart & Biggar, Ottawa, pour la demande- resse.
Gowling & Henderson, Ottawa, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE WALSH: La demanderesse sollicite, en application de la Règle 448 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], une ordonnance enjoignant à la défenderesse de déposer et de signifier une liste plus complète des documents qui sont en sa «possession, sous sa garde ou son auto- rité» et qui ont trait aux points litigieux soulevés aux paragraphes 2a) et 2b) de la réponse amendée supplémentaire et de la défense à la demande reconventionnelle en date du 22 décembre 1982, ainsi qu'un affidavit attestant l'exactitude de cette liste; l'affidavit devra énumérer, en particulier, les documents qui, bien qu'ils ne soient pas en la possession ou sous la garde de la défenderesse, sont en la possession ou sous la garde de sa compagnie mère, Letraset Limited, et sous l'autorité de la défenderesse en raison de ses liens avec la compa- gnie mère. Le détail des documents demandés est exposé dans l'ordonnance rendue aux présentes et n'a pas besoin d'être répété ici.
Il s'agit d'une affaire très urgente étant donné qu'à la suite d'une entente, des dispositions ont été prises pour que John Bardner, président de la défenderesse et principal dirigeant de la compa- gnie mère Letraset Limited, soit interrogé à Lon- dres (Angleterre) les 7 et 8 septembre 1983 et que la demanderesse désire obtenir la liste des docu ments avant cet interrogatoire.
Il n'est pas contesté, du moins dans la présente requête, que 51% des parts de Letraset Canada sont actuellement la propriété de Letraset Limited qui appartient elle-même, indirectement, à une compagnie suédoise. Elles font partie d'un large groupe de compagnies internationales et Letraset Limited publie des rapports annuels collectifs com- prenant notamment celui de Letraset Canada. Ces compagnies ont manifestement des rapports étroits entre elles bien qu'elles constituent des personnes morales distinctes.
Il s'agit d'une action en contrefaçon de brevet intentée il y a sept ans et d'un appel d'un jugement interlocutoire concernant les réponses données par un témoin pendant son interrogatoire préalable. La défense et la demande reconventionnelle contestent la validité du brevet de la demanderesse. En réponse, la demanderesse allègue dans les paragra-
phes 2a) et 2b) mentionnés plus haut que la ques tion de la priorité de l'invention a été tranchée par le commissaire des brevets, en 1970, au cours de procédures de conflit relatives au brevet. Elle allè- gue en outre que, dans de telles procédures, les parties ont l'obligation de faire preuve de la plus entière bonne foi et que, si l'inventeur Richards, de qui la défenderesse tient ses droits, n'a pas révélé toutes les techniques antérieures, maintenant invo- quées par cette dernière, dans les procédures de conflit de priorité, la défenderesse ne peut plus désormais soulever la question de la priorité de l'invention.
Il est clair qu'indépendamment de cette question de droit, le juge de première instance saisi de la question de la priorité de l'invention, doit disposer de tous les documents pertinents et il semble que c'est ce que la défenderesse cherche à éviter même si elle a soulevé cette question dans sa défense.
Le 16 février 1982, le juge Mahoney a rendu une ordonnance enjoignant aux deux parties de déposer et de signifier une liste des documents conformément à la Règle 448, et à la défenderesse d'envoyer un employé pour répondre à un autre interrogatoire préalable au sujet des plaidoiries amendées. L'appel de cette ordonnance a été rejeté le 14 décembre 1982. C'est à la suite de ces événements que des dispositions ont été prises pour l'interrogatoire de M. Bardner en Angleterre. La liste de documents fournie par la défenderesse vers le 30 juin 1983 ne comprenait que les documents se trouvant en la possession de Letraset Canada Limited mais aucun des documents se trouvant sous la garde de sa compagnie mère. La demande- resse cherche à obtenir ces documents qui, de toute évidence, sont pertinents dans le cadre de la ques tion à trancher.
M. Bardner travaille pour Letraset Limited depuis 1969 et il est presque certain qu'il a accès aux documents en cause. Il faut déterminer dans la présente requête s'il est possible de l'obliger à dresser la liste des documents demandés, alors que la compagnie mère, Letraset Limited, n'est pas partie à l'action même si elle semble diriger la défense. Un agent de brevets à son emploi a assisté à tous les interrogatoires préalables antérieurs et Richards, qui affirme être le premier inventeur, est un ancien employé et actionnaire de la compagnie et lui a cédé ses droits. La défenderesse est présu-
mée s'être opposée à son interrogatoire préalable et la demanderesse ne peut le contraindre à subir un tel interrogatoire au Canada.
Le sort du litige dépend en grande partie du libellé de la Règle 448 qui utilise les termes «pos- session ... garde ou ... autorité» alors que la Règle 464 n'utilise que le terme «possession». La demanderesse affirme que, même si les documents demandés ne sont pas en la possession de la défen- deresse, le témoin Bardner, qui sera interrogé en sa qualité d'employé de la défenderesse, a «l'autorité» pour en dresser la liste car il cumule deux postes dont, en second lieu, celui d'administrateur délé- gué du groupe lui donnant accès à tous les docu ments de Letraset Limited. La compagnie cana- dienne a donc «l'autorité» voulue pour obtenir ces documents.
Dans l'arrêt Leesona Corp. c. Snia Viscosa Canada Ltd. (1975), 26 C.P.R. (2d) 136 (C.F. 1 r inst.) concernant un interrogatoire en vertu de la Règle 465, il a été jugé que le témoin déposant, qui était à la fois président de la défenderesse et dirigeant de la compagnie mère, devait se rensei- gner et répondre aux questions concernant les informations possédées par la compagnie mère. Dans l'arrêt Foseco International Ltd. et autre c. Bimac Canada et autres (1980), 53 C.P.R. (2d) 186 (C.F. 1r° inst.), la demanderesse, Foseco Inter national Ltd., était une filiale en propriété exclu sive d'une compagnie britannique. Dans cette action en contrefaçon de brevet, le juge Mahoney a statué que les demanderesses n'avaient pas le droit de refuser de produire les documents pertinents d'une compagnie américaine qui était également une filiale en propriété exclusive de la compagnie britannique, ni de refuser de répondre aux ques tions simplement parce qu'il leur fallait obtenir auprès de cette compagnie les informations néces- saires. La demanderesse invoque également le jugement de première instance rendu par le juge suppléant Smith dans Bowlen c. La Reine, [1977] 1 C.F. 589, dans lequel il a été décidé (citation tirée du sommaire la page 590]) que «Dans la mesure leur présentation en preuve sera vrai- semblablement exigible à l'audience, la production de tous les documents qu'un tiers a en sa posses sion peut être demandée pourvu que la description qui en est faite suffise à démontrer l'intérêt qu'ils représentent pour le litige.» La défenderesse invo-
que toutefois l'appel de ce jugement, qui a été publié ([1978] 1 C.F. 798) et dans lequel le juge a refusé de rendre une ordonnance de production enjoignant à une filiale en propriété exclusive de la Banque Royale, une compagnie distincte consti- tuée sous le régime du droit américain et exploitée aux États-Unis, de produire les documents qu'elle avait en sa possession, parce qu'il n'avait pas été établi que les documents demandés appartenaient à la Banque Royale ou que la filiale les gardait à titre de fidéicommis ou d'agent. Il s'agissait d'une demande fondée sur la Règle 464. À la page 800, le juge en chef Thurlow a déclaré ce qui suit au sujet de cette Règle: «Il faudrait remarquer que la Règle s'applique seulement "Lorsqu'un document est en la possession d'une personne qui n'est pas partie à l'action et lorsqu'on pourrait la contrain- dre à produire ce document à une instruction". On a soutenu que l'emploi du mot "possession" seul montre que la Règle s'applique de façon plus
stricte que les Règles 448, 451 et 453 456, en vertu desquelles une partie peut être requise de communiquer des documents qui sont ou ont été "en sa possession, sous sa garde, ou son autorité" et de produire des documents qui sont "en sa possession, sous sa garde ou son autorité". Telle est la différence faite au premier abord, mais, à y réfléchir davantage, je ne crois pas que la diffé- rence soit si nette, au moins en ce qui concerne le droit de production. Il n'est, cependant, pas néces- saire de se prononcer sur ce point. La question tourne uniquement autour du sens à attribuer au mot "possession" dans la Règle 464.» II est clair que le juge en chef n'a pas traité en profondeur de la question du sens du mot «autorité» à la Règle 448 car, comme il l'affirme lui-même, ses com- mentaires sur sa similitude avec la Règle 464 constituent une opinion incidente.
La demanderesse cite la définition du diction- naire du mot «autorité»: [TRADUCTION] «Capacité de faire quelque chose, ou possibilité d'agir sur une personne ou sur une chose.» Elle cite également la décision de la Cour suprême du Nouveau-Bruns- wick, Division d'appel, dans l'arrêt Joseph A. Likely Ltd. v. Peter Kiewit & Sons Co. Ltd., et al. (1977), 19 N.B.R. (2d) 294, il a été jugé que l'expression [TRADUCTION] «sous l'autorité de» visait tous les documents que la partie n'avait pas en sa possession mais qu'elle avait le droit d'obte- nir de la personne qui les détenait. En l'espèce, il
semblerait que le témoin John Bardner ait le droit d'obtenir de la compagnie mère Letraset Limited tous les documents demandés. Il est vrai, toutefois, qu'il s'agirait alors d'une communication de docu ments à laquelle s'appliquerait la Règle 464 qui a une portée plus restreinte.
Finalement, la demanderesse cite l'arrêt anglais Taylor v. Rundell (1841), 41 E.R. 429, Cr. & Ph. 104 (Ch.), qui contient ce qui suit à la page 433 (E.R.): [TRADUCTION] «Si vous avez l'autorité pour communiquer les documents, vous devez le faire; dans le cas contraire, vous devez démontrer que vous avez fait votre possible pour fournir les moyens de les obtenir.»
En plus d'invoquer la déclaration du juge en chef Thurlow dans l'arrêt Bowlen (précité), la défenderesse s'appuie sur un arrêt anglais récent, Lonrho Ltd. et al. v. Shell Petroleum Co. Ltd. et al., [1980] 2 W.L.R. 367 (C.A. Angl.). Dans cette affaire, Shell et B.P. n'avaient pas inclus dans leurs listes de documents ceux qui étaient en la possession de leurs filiales d'Afrique du Sud et de Rhodésie. Lord Denning, qui a examiné la ques tion de savoir si une compagnie mère avait «auto- rité» sur les documents d'une filiale située dans un autre pays, a déclaré à la page 373: [TRADUC- TION] «Je voudrais dire tout de suite que, à mon avis, cela dépend en grande partie des faits de chaque cas particulier. Par exemple, prenons le cas d'une entreprise unipersonnelle, ayant un seul actionnaire (détenant peut-être 99 pour cent des actions) ( ... )—pouvant aussi être son unique administrateur. Dans un tel cas, son contrôle sur la compagnie peut être si complet—son «autorité» sur celle-ci si totale—que l'entreprise constitue son alter ego. ( ... ) Toutefois, dans le cas de compa- gnies multinationales, il est important de constater que leur position face à leurs filiales est très diffé- rente de celle d'une entreprise unipersonnelle. Elle est souvent différente aussi de celle d'une compa- gnie autonome, exploitée dans un seul pays.» À la page suivante, il mentionne le fait que les compa- gnies sud-africaines et rhodésiennes jouissaient d'une large indépendance, étant gérées par des administrateurs locaux dirigeant leurs compagnies sans que Londres intervienne trop souvent dans leurs affaires. À la page 376, il dit que les docu ments des filiales ne sont pas sous [TRADUCTION] «l'autorité immédiate» de la compagnie mère et
que s'il lui est nécessaire de faire d'autres démar- ches pour obtenir les documents, il n'est pas néces- saire de les divulguer.
Si on ne peut forcer une compagnie mère à divulguer les documents qui sont en la possession d'une de ses filiales, le contraire est encore plus vrai: la filiale n'a pas «l'autorité» pour forcer la compagnie mère à les révéler. Bien que cette pro position semble constituer un principe général bien fondé, il faut, comme le propose lord Denning, examiner les faits de chaque cas particulier. En l'espèce, il ne s'agit pas d'impôts ni de dommages- intérêts, mais plutôt de la priorité d'invention d'un brevet et la plupart des renseignements requis pour trancher le litige sont en la possession de la compa- gnie mère. S'il se peut que la défenderesse n'ait pas «l'autorité immédiate» pour obtenir les rensei- gnements et dresser une liste des documents, il convient de noter cependant que la Règle 448 n'utilise pas le qualificatif «immédiate». Bardner, le témoin qui sera interrogé au préalable, a sans aucun douté «l'autorité» et même très probable- ment «l'autorité immédiate» pour donner à la défenderesse les renseignements qui lui permet- tront de dresser la liste des documents. Il est le principal dirigeant des deux compagnies.
Il ne fait pas de doute que la demanderesse, tenant compte de l'arrêt Lonrho, a posé à l'interro- gatoire préalable de Frederick Miles, directeur général de la défenderesse, une série de questions précises sur le degré d'autonomie de la compagnie canadienne, défenderesse aux présentes. Il a été fait mention de directives de M. Bardner concer- nant l'exploitation de la compagnie canadienne et de l'obéissance tacite aux suggestions d'un supé- rieur. Le témoin a finalement déclaré: [TRADUC- TION] «Je dirige la compagnie de façon pratique- ment autonome.» C'est peut-être le cas pour l'exploitation au jour le jour de la compagnie, mais la question de la contrefaçon de brevet, sur laquelle repose la présente demande, ne constitue probablement pas le genre d'affaire que la compa- gnie canadienne Letraset Canada Limited cher- cherait à résoudre ou à contester en son propre nom sans demander ou recevoir les directives de la compagnie mère qui la dirige et plus particulière- ment de M. Bardner.
Comme je l'ai déjà dit, les documents demandés devront tôt ou tard être divulgués à la Cour, que ce
soit au cours de la présente demande, lors de l'interrogatoire préalable de M. Bardner, ou encore, dans le cadre d'une autre procédure. Vu les faits de l'espèce, il semble souhaitable qu'une liste additionnelle plus complète contenant ces rensei- gnements soit remise à la demanderesse avant l'interrogatoire préalable de M. Bardner afin qu'elle puisse les utiliser pour cet interrogatoire.
Pour ces motifs, bien qu'il s'agisse d'une ques tion difficile et controversée, j'accorde l'ordon- nance demandée par la demanderesse.
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