Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-899-84
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et W. Willoughby, en sa qualité d'arbitre nommé en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 (appe- lants) (intimés)
c.
Danuta Widmont (intimée) (requérante)
Cour d'appel, juges Urie, Mahoney et MacGuigan —Toronto, 25 octobre; Ottawa, 3 décembre 1984.
Immigration Appel d'une ordonnance interdisant à l'ar- bitre de prononcer une ordonnance d'expulsion avant que le Ministre se soit prononcé sur une demande de permis présentée en vertu de l'art. 37(1) de la Loi sur l'immigration de 1976 L'intimée demande l'autorisation de demeurer au Canada après l'expiration de son visa L'art. 37(2) interdit au Ministre de délivrer un permis aux personnes faisant l'objet d'une ordonnance d'expulsion Appel accueilli Ni la Loi ni le Règlement ne contiennent de dispositions au sujet de l'ajournement de l'enquête lorsqu'une demande est présentée en vertu de l'art. 37 Des décisions antérieures ont statué que le refus d'ajourner ne viciait pas l'ordonnance d'expulsion Des décisions ont établi des distinctions avec l'arrêt Ramawad rendu par la Cour suprême et en ont restreint l'application à ses faits propres La Cour est liée par ses décisions antérieu- res C'est au Parlement ou à la Cour suprême qu'il revient de corriger, s'il y a lieu, les énoncés de droit erronés Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, art. 27, 29(5), 37, 43(1), 45(1), 115, 123 Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, art. 27(3), 35(1) Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap. 10, art. 18, 28 Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23, art. 26(2).
Juges et tribunaux Stare decisis Appel d'une ordon- nance interdisant à l'arbitre de rendre une ordonnance d'ex- pulsion avant que le Ministre n'ait rendu sa décision sur la demande de permis autorisant l'intimée à demeurer au Canada La Cour est-elle liée par l'arrêt Ramawad prononcé par la Cour suprême? La bonne administration de la justice exige que la Cour se conforme à ses décisions antérieures à moins qu'il n'existe des raisons graves d'agir différemment Si la Cour devait s'écarter de ses jugements antérieurs,. le droit en souffrirait La décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Louhisdon est suivie Dans la décision Lou- hisdon, la Cour a considéré la décision Ramawad comme un arrêt d'espèce Les distinctions établies dans l'affaire Lou- hisdon avec l'arrêt Ramawad sont justifiées L'appel est accueilli.
L'intimée est entrée légitimement au Canada, en provenance de la Pologne, munie d'un visa de visiteur valide pour quatre jours. Ignorant tout de cette restriction, elle est demeurée au Canada après l'expiration de son visa. Un rapport a été rédigé et une enquête s'est ouverte qui fut immédiatement ajournée. L'avocat de la requérante a alors demandé au Ministre, en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi sur l'immigration de 1976, un permis autorisant la requérante à demeurer au Canada. Étant donné qu'il semblait peu probable que l'intimée obtienne
un ajournement lors de la reprise de l'enquête, l'avocat a demandé en Division de première instance la délivrance d'une ordonnance interdisant à l'arbitre de rendre une décision sur l'expulsion avant que le Ministre n'ait fait connaître sa décision sur la demande de permis. La demande a été accueillie. La question qui se pose dans le présent appel est de savoir si un arbitre devrait être autorisé à rendre une décision en matière d'expulsion, dans le cadre d'une enquête, lorsque cela aura pour effet d'enlever au Ministre son pouvoir de délivrer un permis en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi.
Arrêt (le juge MacGuigan dissident): l'appel doit être accueilli.
Le juge Mahoney: Ni la Loi sur l'immigration de 1976 ni le Règlement ne contiennent de dispositions explicites sur l'ajour- nement des enquêtes en vue de permettre au Ministre de statuer sur les demandes de permis présentées en vertu du paragraphe 37(1), quoique l'un et l'autre imposent l'ajournement dans d'autres circonstances déterminées. On ne saurait invoquer le paragraphe 35(1) du Règlement, lequel confère à l'arbitre un pouvoir général d'ajourner l'enquête .afin de veiller à ce qu'elle soit complète et régulière., étant donné qu'il est constant que l'arbitre n'est pas tenu d'ajourner une enquête à cette fin.
La Cour suprême du Canada s'est penchée sur un cas semblable à celui qui nous occupe dans l'affaire Ramawad c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration. La Cour suprême a statué que l'ordonnance d'expulsion était viciée par le fait que l'enquêteur spécial avait usurpé le pouvoir discré- tionnaire que détenait le Ministre en vertu de l'ancien alinéa 3Gd), lequel autorisait le Ministre à déterminer s'il existait des circonstances spéciales lui permettant de lever l'interdiction visant les visas d'emploi. (La loi interdisait alors de délivrer un visa d'emploi à un requérant qui avait violé les conditions d'un visa d'emploi antérieur.) La Cour a statué que, dès que l'on demandait au Ministre son avis conformément à l'alinéa 3Gd), les pouvoirs de l'enquêteur spécial de rendre une ordonnance d'expulsion étaient suspendus et que ce dernier n'avait d'autre choix que d'ajourner l'enquête jusqu'à ce que le Ministre ait statué sur la demande. La Cour fédérale a examiné la décision Ramawad dans l'affaire Louhisdon mais l'a jugée inapplicable. Dans cette dernière affaire, on a soutenu que l'ordonnance d'expulsion qui avait été prononcée était illégale parce qu'elle privait le requérant de la possibilité d'obtenir un permis en vertu de l'article 8 de l'ancienne Loi sur l'immigration. La Cour a statué, à la majorité, comme dans l'affaire Oloko, que l'article 8 ne créait aucun droit en faveur du requérant qui bénéficie de l'exercice du pouvoir du Ministre et que, quel que soit le moment elle est prononcée, l'ordonnance d'expulsion a pour effet de priver le requérant de cette possibilité.
Le fait que les mesures de redressement demandées dans l'affaire Louhisdon étaient différentes de celles demandées en l'espèce ne crée aucune différence fondamentale. On ne saurait soutenir qu'il faut faire une distinction entre la contestation, en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, d'une ordonnance d'expulsion prononcée après le refus d'ajourner l'enquête pour permettre au Ministre de statuer sur la demande de permis, et la contestation, en vertu de l'article 18, du refus lui-même de l'arbitre d'ajourner. La question du droit à l'ajour- nement est une question de fond et non une question d'équité dans le déroulement de l'enquête.
Depuis la décision Louhisdon, la Cour fédérale a statué de façon constante que le refus d'ajourner une enquête pour demander un redressement en vertu des articles 37 ou 115 de la Loi ne viciait pas l'ordonnance d'expulsion ou l'avis d'interdic- tion de séjour. La seule exception à cette jurisprudence cons- tante est la décision Tam c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration dans laquelle la Cour a annulé l'ordonnance d'expulsion. Le seul lien qu'on puisse établir entre l'affaire Tam et le cas qui nous occupe est que la décision Tam établit une règle jurisprudentielle à l'encontre de l'argument des appelantes voulant que l'arbitre n'avait pas le droit d'accorder l'ajourne- ment. Or, il ne fait aucun doute que l'arbitre était habilité à accorder l'ajournement demandé.
Une cour peut s'écarter d'un de ses jugements antérieurs s'il existe une «raison grave» pour ce faire, ou, selon l'expression du juge McRuer, J.C.H.C., dans la décision R. v. Northern Elec. Co. et al., s'il existe des raisons de croire que la Cour a rendu sa décision sans tenir compte d'une loi ou d'un précédent qu'elle aurait suivre. Toutefois, le fait que les énoncés de droit des cours d'appel intermédiaires sont soumis au contrôle des tribu- naux de dernier ressort et qu'ils sont susceptibles d'être modi- fiés par un texte de loi découragera les cours à s'écarter de leurs, propres décisions.
Par conséquent, que ce soit pour des motifs de courtoisie judiciaire ou de stare decisis, cette Cour doit appliquer la décision Louhisdon. Il ne fait aucun doute que dans cette affaire, la Cour a examiné à fond la question et a choisi de limiter l'application de l'arrêt Ramawad aux faits propres à celui-ci, au lieu de donner une application plus générale au principe qui y était dégagé. La Cour a peut-être eu tort. Dans ce cas, il s'agit d'une situation que seuls le Parlement et, bien sûr, le gouverneur en conseil sont libres de modifier et que la Cour suprême peut corriger.
Le juge Urie: La Cour doit se conformer à ses décisions antérieures: la bonne administration de la justice l'exige. La Cour ne peut s'écarter d'une de ses décisions antérieures que si elle est convaincue que celle-ci était erronée. Ce principe a été clairement établi par l'arrêt Armstrong Cork Canada Ltd., dans lequel la Cour a cité et approuvé les principes énoncés par la Chambre des lords dans l'affaire Bristol Aeroplane à l'égard de la règle du stare decisis. S'il fallait adopter l'opinion con- traire, «le droit en souffrirait à longue échéance, même s'il ne fait aucun doute que justice serait rendue en l'espèce».
Il peut exister de légères différences entre les faits de l'affaire Louhisdon et ceux de la présente espèce; elles ne sont toutefois pas suffisamment importantes pour qu'on puisse établir des distinctions significatives entre elles. En outre, on ne saurait affirmer que les décisions de la Cour sont erronées, étant donné qu'il n'a pas été établi que la Cour n'a pas fait les distinctions appropriées entre l'arrêt Ramawad, l'affaire Louhisdon et les appels qui les ont suivis.
Le juge MacGuigan (dissident): Quelle que soit l'obligation de la Cour relativement à ses décisions antérieures, l'obligation première de la Cour est certainement d'appliquer la loi selon l'interprétation qu'en a fait la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ramawad. La Cour fédérale a cherché à limiter la ratio decidendi de l'arrêt Ramawad à l'absence de délégation impli- cite de pouvoir du Ministre à un enquêteur spécial dans le cas de visas d'emploi. L'arrêt Ramawad ne doit pas être limité ainsi, parce que la Cour suprême elle-même a énoncé des motifs
plus généraux dans sa décision, en statuant que le droit de demander au Ministre de se prononcer sur l'existence de cir- constances spéciales était une question de fond plutôt que de procédure. Il est impossible de limiter cette décision à une simple question de délégation.
En outre, un résultat qui repose au moins sur des motifs qui paraissent suffisants pour l'obtention d'un permis du Ministre ne contrevient pas nécessairement à la règle de l'arrêt Rama - wad qui interdit la délégation de pouvoir. Selon l'article 123 de la Loi, le pouvoir de délégation du Ministre s'étend d'une manière générale aux employés de la Fonction publique du Canada. Cependant, la portée de ce pouvoir est restreinte par un caractère de nécessité. Il ne serait pas raisonnable de supposer que la délégation à un arbitre constituerait une délé- gation «nécessaire». Le genre d'intervention que l'intimée cher- che à obtenir en l'espèce exige un jugement non seulement à caractère humanitaire mais aussi à caractère politique. On ne saurait prétendre que le Ministre peut déléguer à un arbitre une décision même évidente sur une question de ce genre.
La conséquence du refus de l'arbitre d'ajourner est fatale. Il faut supposer que le Parlement voulait qu'un requérant ait une véritable occasion d'obtenir un permis du Ministre avant que cette occasion ne lui soit enlevée par un ordre d'expulsion délivré par un fonctionnaire d'un niveau inférieur. Tout autre résultat constituerait un simulacre de justice. Le pouvoir géné- ral d'ajourner que détient l'arbitre en vertu du paragraphe 35(1) du Règlement n'est peut-être pas assez large; le paragra- phe 26(2) de la Loi d'interprétation peut cependant combler l'insuffisance des pouvoirs conférés à l'arbitre.
Ainsi donc, puisque l'arbitre n'a pas le pouvoir de rendre de décisions intérimaires ou finales au nom du Ministre, une cour ne peut s'arroger, lors d'une révision, le pouvoir de distinguer les cas qui permettent l'intervention favorable du Ministre des cas qui ne le permettent pas. Si ce pouvoir appartenait à un arbitre ou à une cour, ce ne devrait 'être qu'en vertu d'une autorisation expresse du Parlement.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Louhisdon c. Emploi et Immigration Canada, [1978] 2 C.F. 589; 24 N.R. 457 (CA.); Oloko c. Emploi et Immigration Canada et autre, [1978] 2 C.F. 593; 24 N.R. 463 (C.A.); Murray c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 518; 23 N.R. 344 (C.A.); Stalony c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion (1980), 36 N.R. 609 (C.F. Appel).
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Davis v. Johnson, [1978] 2 W.L.R. 553 (H.L.); Young v. Bristol Aeroplane Co., [1944] K.B. 718; Armstrong Cork Canada Limited, et autres c. Domco Industries Limited, et autres, [1981] 2 C.F. 510; 54 C.P.R. (2d) 155 (C.A.), infirmé [1982] 1 R.C.S. 907; Perry c. Le Comité d'appel de la Commission de la Fonction publique, [1979] 2 C.F. 57 (C.A.); La Reine c. Pollock, [1984] C.T.C. 353 (C.F. Appel); R. v. Northern Elec. Co. et al., [1955) 3 D.L.R. 449 (H.C. Ont.); Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518; 44 N.R. 616.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Ramawad c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immi- gration, [1978] 2 R.C.S. 375; 18 N.R. 69; Tam c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 31; 46 N.R. 1 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Nesha c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autre, [1982] 1 C.F. 42 (1" inst.); Le Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Tsakiris, [1977] 2 C.F. 236 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Farrell v. Alexander, [1976] Q.B. 345; Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui (N° 2), [ 1980] 1 R.C.S. 602; Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; Laneau c. Rivard, [1978] 2 C.F. 319 (I" inst.); Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Hardayal, [1978] 1 R.C.S. 470.
AVOCATS:
Thomas L. James pour les appelants (inti-
més).
Mitchell Wine pour l'intimée (requérante).
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada, pour les appelants (intimés).
McCarthy & McCarthy, Toronto, pour l'inti- mée (requérante).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE URIE: J'ai eu l'avantage de lire les projets de jugement des juges Mahoney et Mac- Guigan. Tout en appréciant la valeur de l'opinion du juge MacGuigan, je regrette de ne pouvoir y souscrire. Je suis, par contre, entièrement d'accord avec la façon dont le juge Mahoney propose de régler le sort de l'appel et avec les motifs qui l'ont amené à conclure que c'était la décision qu'il convenait de prononcer.
Je n'ai pas l'intention, en ajoutant les lignes qui suivent, d'examiner le fond de la demande en tant que tel. Je me bornerai à analyser les problèmes que posent pour une cour d'appel intermédiaire comme la nôtre le fait de se trouver en présence d'un ou de plusieurs jugements antérieurs de la Cour ou de plusieurs cours de même degré de juridiction lorsque ces jugements sont susceptibles de ne pas s'accorder à l'opinion d'un tribunal statuant ultérieurement en appel. Je partage l'ana- lyse que le juge Mahoney a fait de cette question. Je me contenterai donc de compléter sa pensée.
Il importe peu, à mon avis, de décider s'il s'agit d'un problème de stare decisis, de courtoisie judi- ciaire, ou de «bonne administration de la justice» (suivant l'expression employée par le juge en chef Jackett dans l'arrêt Murray cité dans les motifs du juge Mahoney [infra, page 289]). Les principes de droit applicables sont, à mes yeux, en grande partie les mêmes. L'arrêt anglais qui fait autorité sur la question du stare decisis est l'arrêt Davis v. Johnson, [1978] 2 W.L.R. 553 (H.L.). Dans cette affaire, la Chambre des lords devait interpréter un article de la Domestic Violence and Matrimonial Proceedings Act 1976. Devant la Cour d'appel, la question préliminaire qui devait être tranchée était de savoir si la formation de juges de la Cour saisie de l'appel était liée par les décisions antérieures qu'elle avait rendues dans deux autres affaires. La majorité s'est dite d'opinion, quoique pour des motifs différents chez chacun des juges, qu'elle n'était pas liée. Ceci étant posé, tribunal a pu examiner sous un jour nouveau le sens de la dispo sition législative au sujet de laquelle les opinions se partageaient à quatre contre un.
Lord Diplock a traité de la justesse de cette façon d'aborder la question. Les quatre autres lords-juristes se sont rangés à l'opinion de lord Diplock quant à la question préliminaire, même s'il était dissident sur la question de l'interpréta- tion de la loi. Voici ce qu'a déclaré lord Diplock à la page 558 du recueil:
[TRADUCTION] L'application de la doctrine du stare decisis aux décisions de la Cour d'appel a fait l'objet d'un examen attentif par une Cour d'appel composée de six de ses huit membres réguliers dans l'arrêt Young v. Bristol Aeroplane Co. Ltd. [1944] K.B. 718. Le jugement de la Cour a été prononcé par lord Greene, M.R. Le sommaire du jugement résume avec exactitude la portée de cette décision en ces termes:
«La Cour d'appel doit se conformer à ses propres décisions et à celles des juridictions de même degré, la cour «plénière» étant dans la même position que ses sections de trois mem- bres. Les seules exceptions à cette règle sont: (1) La cour peut et doit décider quelle, de deux de ses propres décisions contradictoires, elle suivra; (2) elle doit refuser de se confor- mer à l'une de ses propres décisions qui, quoique non expres- sément réformée, ne peut, à son avis, être maintenue sans entrer en conflit avec un arrêt de la Chambre des lords; (3) elle n'a pas à se conformer à l'une de ses décisions si elle est convaincue qu'elle a été rendue per incuriam, v.g. lorsqu'une loi, ou une règle ayant l'effet d'une loi, qui aurait modifié la décision, n'a pas été portée à l'attention de la première cour.»
Aux pages 560 et 561, lord Diplock a expliqué pourquoi il estimait que les motifs de l'arrêt Bris- tol Aeroplane étaient bien fondés:
[TRADUCTION] Parmi les nombreuses raisons données par les collègues de lord Denning, M.R., pour continuer à considérer la règle établie dans l'arrêt Bristol Aeroplane [1944] K.B. 718 comme salutaire aux intérêts de l'administration de la justice, je retiens celles formulées par le lord juge Scarman dans l'arrêt Tiverton Estates Ltd. v. Wearwell Ltd., [1975] Ch. 146, de la Cour d'appel, aux pages 172 et 173:
»À quelques exceptions près, la Cour d'appel joue dans notre système judiciaire, un rôle essentiel, quoique intermédiaire. L'uniformité et la constance du droit dépendent d'elle dans une large mesure. Elle siège presque toujours par divisions de trois juges; un plus grand nombre de juges peuvent siéger pour statuer sur une affaire, mais cela ne confère pas à leur décision une autorité plus grande que celle prise par une formation de trois juges. Ainsi donc, si une division de la Cour décidait de ne pas tenir compte des restrictions énon- cées dans l'arrêt Young v. Bristol Aeroplane Co. Ltd. et refusait de suivre la décision rendue par une autre division, parce qu'elle croit que cette dernière est erronée, on s'expose- rait alors à une situation de confusion et de doute, il devrait y avoir de l'uniformité et de la constance. Seule la Chambre des lords est compétente pour corriger les erreurs de la Cour d'appel. Les décisions qu'elle rend ont au moins le mérite d'être finales et sans appel, sous réserve du pouvoir de la Chambre de réviser ses propres décisions. La Chambre des lords, en tant que tribunal de dernière instance, a besoin de ce pouvoir de révision. Il ne s'ensuit pas qu'une cour d'appel intermédiaire a besoin de ce pouvoir de révision; je crois, pour les raisons que j'ai déjà données, qu'il vaut mieux que la Cour d'appel ne l'ait pas, sauf dans les circonstances excep- tionnelles énoncées dans l'arrêt Young v. Bristol Aeroplane Co. Ltd.»
La raison pour laquelle j'ai choisi ce passage parmi plusieurs autres est que, l'année suivante, le lord juge Scarman l'a de nouveau cité dans l'affaire Farrell v. Alexander [1976] Q.B. 345 pour se dissocier de l'opinion à laquelle lord Denning, M.R., était de nouveau revenu et suivant laquelle la Cour d'appel n'était pas liée par ses décisions antérieures lorsqu'elle était convaincue qu'elles étaient erronées. Voici ce qu'a déclaré le lord juge Scarman, à la p. 371:
« ... je trouve très séduisante l'approche suivie par lord Denning, M.R. La seule raison pour laquelle je ne me range pas à son avis est que j'estime que le droit en souffrirait à longue échéance, même s'il ne fait aucun doute que justice serait rendue en l'espèce. Aux yeux de certains, une fidélité timide et conservatrice au précédent judiciaire pourrait donner lieu à un déni de justice. Ils auraient tort. Pour que le droit soit constant, ce qui est un de ses objectifs majeurs, il faut qu'il soit uniforme. La Cour d'appel, qui joue un rôle primordial dans notre système judiciaire, est chargée de veiller à la stabilité, à la constance et à l'invariabilité du droit: voir mes remarques dans l'affaire Tiverton Estates Ltd. v. Wearwell Ltd. [1975] Ch. 146, à la page 172. C'est à d'autres que revient la tâche de réformer le droit, tâche qui fait appel à des techniques fort diverses de consultation et de discussion qui débordent le cadre judiciaire. Ce n'est pas aux tribunaux qu'il faut s'en prendre en l'occurrence. Si des
reproches doivent être faits, c'est à d'autres qu'il faut les adresser.»
À la page 562, il a déclaré dans les termes les plus nets, et avec l'approbation unanime des autres membres de la Chambre:
[TRADUCTION] À mon avis, notre Chambre devrait profiter de l'occasion pour réaffirmer expressément, sans équivoque et unanimement que la règle énoncée dans l'arrêt Bristol Aero plane [1944] K.B. 718 en matière de stare decisis s'applique toujours à la Cour d'appel.
Cette Cour a cité et approuvé l'arrêt Bristol Aeroplane dans l'arrêt Armstrong Cork Canada Limited, et autres c. Domco Industries Limited, et
autres, [1981] 2 C.F. 510, la page 517; 54 C.P.R. (2d) 155 (C.A.), à la page 161. La Cour suprême du Canada a rejeté les pourvois formés à l'encontre de ce jugement [[1982] 1 R.C.S. 907] sans faire mention des observations faites par cette Cour sur la nécessité de se conformer aux décisions de la Cour pour des raisons de saine administra tion de la justice. Le jugement Murray c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 518 (C.A.), y a également été cité, de même que l'extrait des motifs de jugement du juge en chef Jackett que cite mon collègue, le juge Maho- ney, dans son projet de jugement. Dans l'affaire Armstrong, la Cour a fait remarquer que la déci- sion Murray avait été suivie par une autre forma tion de juges de cette Cour dans la cause Perry c. Le Comité d'appel de la Commission de la Fonc- tion publique, [1979] 2 C.F. 57 (C.A.), dans laquelle il a été déclaré:
... qu'en dépit des doutes que la Cour pourrait entretenir sur le bien-fondé de l'une de ses décisions antérieures, pour les raisons données dans l'affaire Murray, «Une saine administration de la justice exige que la Cour suive ses précédents, sauf toutefois quand il s'agit de cas exceptionnels.» [Extrait de l'affaire Armstrong, à la p. 518 C.F.]
La plus récente décision que j'ai pu trouver sur la question est l'arrêt La Reine c. Pollock, [ 1984] C.T.C. 353 (C.F. Appel), dans laquelle le juge Pratte, qui s'exprimait au nom de la Cour, a déclaré la page 353]:
Il ne fait aucun doute que la Cour a le pouvoir de réviser ses décisions antérieures et de refuser de les suivre. Nous sommes toutefois d'avis que nous ne devrions exercer ce pouvoir que si nous sommes convaincus que notre décision antérieure est erronée.
Il ressort, à mon avis, de cet examen de la jurisprudence pertinente que le même raisonne- ment s'applique, que la Cour soit ou non liée par le
principe du stare decisis. Il ne fait aucun doute que la Cour ne refusera de suivre ses décisions antérieures que si elle est convaincue que ces der- nières sont erronées. Il n'est pas nécessaire, en l'espèce, de décider si toutes les règles formulées dans l'affaire Bristol Aeroplane à l'égard des cours auxquelles il ne fait pas de doute que le principe du stare decisis s'applique peuvent ou non être adoptées par la Cour fédérale lorsqu'il existe un doute sur l'application de ce principe.
Ce qu'il faut surtout se rappeler, c'est que les affaires Louhisdon [Louhisdon c. Emploi et Immigration Canada, [1978] 2 C.F. 589 (C.A.)] et Oloko [Oloko c. Emploi et Immigration Canada et autre, [1978] 2 C.F. 593 (C.A.)] ont étudié à fond la question de l'application de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Ramawad c. Ministre de la Main- d'oeuvre et de l'Immigration, [1978] 2 R.C.S. 375. Dans les deux cas, la Cour à la majorité a établi des distinctions avec l'affaire Ramawad et a conclu qu'elle ne s'appliquait pas aux faits de ces deux affaires. Il peut exister de légères différences entre les faits de l'affaire Louhisdon, de la cause Oloko et ceux de la présente espèce; elles ne sont toutefois pas suffisamment importantes pour qu'on puisse établir des distinctions entre ces affaires. Ceci étant dit, je ne saurais affirmer que les décisions Louhisdon, Oloko et Murray sont erro- nées, d'autant plus que je ne suis pas convaincu que les tribunaux n'ont pas établi les distinctions appropriées entre l'arrêt Ramawad et les décisions Louhisdon, Oloko, Murray et les appels qui les ont suivis.
Je suis, par conséquent, d'avis qu'il faut, dans le cas présent, suivre ces décisions. Le passage de l'arrêt Davis, précité, dans lequel lord Diplock cite la déclaration du lord juge Scarman dans l'affaire Farrell, traduit très bien ma pensée: « ... je trouve très séduisante l'approche suivie par [le juge Mac- Guigan]. La seule raison pour laquelle je ne me range pas à son avis est que j'estime que le droit en souffrirait à longue échéance, même s'il ne fait aucun doute que justice serait rendue en l'espèce».
Par ces motifs et ceux du juge Mahoney, je suis d'avis d'accueillir l'appel et de trancher la question de la même façon que lui.
* * *
Ce gui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: La Cour statue sur l'appel d'une ordonnance de la Division de première ins tance qui a délivré un bref de prohibition contre les appelants et a permis qu'une enquête menée en vertu de l'article 27 de la Loi sur l'immigration de 1976 [S.C. 1976-77, chap. 52] suive son cours tout en interdisant à l'arbitre de rendre sa décision avant que le Ministre se soit prononcé sur la délivrance du permis visé à l'article 37 de la Loi. Les appelants attaquent l'ordonnance sur deux plans: ils prétendent en premier lieu que le juge de première instance a commis une erreur de droit en intervenant dans le déroulement de l'enquête et deuxièmement que le bref de prohibition ne peut être appliqué pour avoir l'effet d'une suspension de l'instance ou d'une injonction interlocutoire.
L'intimée est entrée légitimement au Canada le 21 juin 1983, en provenance de la Pologne. Elle ne parlait ni l'anglais ni le français. Le fonction- naire de l'immigration ne parlait pas du tout le polonais. Il n'y avait pas d'interprète. Ce n'est que plus tard que l'intimée a appris qu'on lui avait remis un visa de visiteur valide pour quatre jours. Ignorant tout des limites imposées à son séjour au Canada, elle s'est rendue visiter des parents. Elle a fait la connaissance de Tadeusz Widmont, un citoyen canadien. Ils se sont mariés le 24 septem- bre 1983. Elle a alors entrepris des démarches pour clarifier son statut au Canada. Elle a fait des instances auprès du Ministre, par l'entremise d'un député. La Commission n'avait jamais entendu parler d'elle. Le Ministre lui a conseillé, par l'en- tremise du député en question, de s'adresser au bureau local de l'immigration. À la suite d'une entrevue qui a eu lieu le 5 mars 1984, le directeur du bureau de la Commission à Mississauga l'a informée de ce qui suit:
[TRADUCTION] Étant donné qu'il a été jugé que les circons- tances en l'espèce ne justifient pas un examen spécial, une directive prévoyant la tenue d'une enquête a été émise ...
Un avis de comparution à l'enquête a été délivré le 19 avril 1984. L'enquête s'est ouverte le 4 mai. Elle a été immédiatement ajournée, pour donner à l'avocat de l'intimée le temps de se préparer. Elle devait être reprise le 12 juin. Le 1°' juin, son avocat a présenté une requête pour obtenir le
permis du Ministre, conformément à l'alinéa 37(1)b). À la suite d'une conversation téléphoni- que avec l'agent chargé de présenter le cas, l'avo- cat de l'intimée en est venu à la conclusion que l'arbitre ne consentirait pas à ajourner l'enquête avant que le Ministre rende sa décision au sujet du permis. Il a averti par écrit l'agent chargé de présenter le cas et l'arbitre qu'à moins de recevoir un avis contraire au plus tard le 6 juin, il considé- rerait que sa demande d'ajournement ne serait pas accueillie à la reprise de l'enquête. On ne lui a envoyé aucun avis et il a introduit sa demande devant la Division de première instance. L'ordon- nance frappée d'appel a été prononcée le 11 juin.
L'avis de requête, les communications antérieu- res échangées avec la Commission, l'agent chargé de présenter le cas et l'arbitre font tous état de la demande dont la requérante a saisi le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 115(2). Toute- fois, le bref de prohibition ne visait que l'article 37 et le présent appel ne s'intéresse qu'à celui-ci.
La Loi dispose:
37. (1) Le Ministre peut délivrer un permis écrit autorisant une personne à entrer au Canada ou à y demeurer. Peuvent se voir octroyer un tel permis
a) les personnes faisant partie d'une catégorie non admissi ble, désireuses d'entrer au Canada, ou
b) les personnes se trouvant au Canada, qui font l'objet ou sont susceptibles de faire l'objet du rapport prévu au para- graphe 27(2).
(2) Par dérogation au paragraphe (1), ne peuvent obtenir le permis
a) les personnes ayant fait l'objet d'une ordonnance de renvoi, qui se trouvent encore au Canada sauf si l'appel interjeté de cette ordonnance a été accueilli;
b) les interdits de séjour qui n'ont pas encore quitté le Canada; ou
c) les personnes se trouvant encore au Canada dont l'appel interjeté en vertu de l'article 79 a été rejeté.
Il semble incontestable que le rapport établi en application du paragraphe 27(2) était justifié, que la tenue de l'enquête a été régulièrement ordonnée et qu'à moins que l'arbitre ne soit empêché d'agir, l'enquête aura certainement pour résultat le pro- noncé d'une ordonnance de renvoi ou la délivrance d'un avis d'interdiction de séjour. Si cela se produit avant que le Ministre ait décidé de délivrer ou non le permis demandé, ce dernier ne pourra plus, en raison des alinéas 37(2)a) ou b), délivrer ledit permis à l'intimée, laquelle répond à la définition des personnes visées par l'alinéa 37(1)b).
La Loi ne contient aucune disposition explicite sur l'ajournement des enquêtes en vue de permet- tre au Ministre de statuer sur une demande de permis présentée en vertu du paragraphe 37(1). Elle impose l'ajournement dans d'autres circons- tances: ainsi, aux termes du paragraphe 29(5), lorsque l'intéressé est âgé de moins de dix-huit ans ou qu'il n'est pas en mesure de comprendre la nature de la procédure, l'enquête est ajournée pour permettre de désigner un représentant; en vertu du paragraphe 43(1), lorsque la personne en cause revendique la citoyenneté canadienne, l'enquête doit être ajournée; même chose lorsque, en vertu du paragraphe 45(1), l'intéressé revendique le statut de réfugié au sens de la Convention. Le Règlement sur l'immigration de 1978, [DORS/78- 172], oblige également l'arbitre à ajourner l'en- quête dans des circonstances précises: ainsi, en vertu du paragraphe 27(3), lorsqu'il est d'avis que certaines prescriptions de la Loi et du Règlement n'ont pas été respectées. Toutes ces dispositions sont obligatoires. Dans les circonstances visées, l'arbitre doit ajourner l'enquête. Aucune de ces dispositions ne joue en l'espèce.
Le Règlement porte également:
35. (1) L'arbitre qui préside l'enquête peut l'ajourner à tout moment afin de veiller à ce qu'elle soit complète et régulière.
Je crois qu'on peut à bon droit affirmer que tous s'entendent pour dire que la décision du Ministre d'octroyer un permis en vertu du paragraphe 37 (1) n'a rien à voir avec l'obligation de veiller à ce que l'enquête soit complète et régulière et que, par conséquent, l'arbitre n'est pas tenu d'ajourner une enquête à cette fin.
La Cour suprême du Canada s'est penchée sur un cas semblable dans l'affaire Ramawad c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration, [1978] 2 R.C.S. 375; 18 N.R. 69. Dans cette affaire, un non-immigrant avait, sous le régime de l'ancienne loi, violé les conditions de son visa d'em- ploi et avait demandé un nouveau visa d'emploi avant que ne soit ordonnée la tenue d'une enquête. La loi interdisait de délivrer un visa d'emploi à un requérant qui avait, dans les circonstances applica- bles, violé les conditions d'un visa d'emploi anté- rieur. La loi autorisait également le Ministre à lever cette interdiction s'il était d'avis qu'elle ne devait pas être appliquée à cause de l'existence de
«circonstances particulières». L'enquêteur spécial, qui n'était pas habilité à délivrer ou à refuser de délivrer un visa d'emploi, ni à exercer le pouvoir discrétionnaire du Ministre quant à l'existence des circonstances particulières, a décidé qu'il n'en exis- tait aucune et qu'un visa d'emploi ne pouvait être délivré. Il a immédiatement délivré une ordon- nance d'expulsion. La Cour a statué que l'ordon- nance d'expulsion était viciée par le fait que l'en- quêteur spécial avait usurpé le pouvoir du Ministre. Voici le motif de la décision [aux pages 383 et 384 R.C.S.]:
En prétendant exercer le pouvoir conféré au Ministre par l'al. 3Gd) du Règlement et en rendant sur-le-champ une ordon- nance d'expulsion contre l'appelant, l'enquêteur spécial a en réalité privé l'appelant de son droit de faire trancher par le Ministre la question de l'existence de circonstances particuliè- res au sens de l'al. 3Gd). En fait, une fois l'ordonnance d'expulsion rendue, le Ministre ne pouvait plus exercer de pouvoir discrétionnaire dans cette affaire en raison de l'art. 8 de la Loi qui prévoit que:
«Le Ministre peut délivrer un permis écrit autorisant toute personne à entrer au Canada, ou, étant dans ce pays, à y demeurer, à l'exclusion
a) d'une personne visée par une ordonnance d'expulsion à qui un tel permis n'a pas été délivré avant le 13 novembre 1967,...»
Autrement dit, une fois l'ordonnance d'expulsion rendue, le Ministre ne pouvait plus empêcher l'expulsion de l'appelant même s'il considérait alors qu'»en raison de circonstances parti- culières», il y avait lieu de lever l'interdiction prescrite à l'al. 3D(2)b). Il faut aussi noter que, si l'interdiction avait été levée avant le prononcé de l'ordonnance d'expulsion, l'appelant aurait pu demander un visa d'emploi puisque le seul obstacle à l'obtention d'un tel visa était l'application de l'al. 3D(2)b). Il est donc évident que nous traitons ici de questions de fond plutôt que de procédure.
Décider que l'invalidité de la décision de l'enquêteur spécial quant à l'absence de circonstances particulières au sens de l'al. 3Gd) n'a aucun effet sur la validité de l'ordonnance d'expulsion conduirait à une conclusion injustifiable, savoir, que l'enquêteur spécial pourrait, en exerçant abusivement le pouvoir conféré au Ministre par l'al. 3Gd), supprimer le droit du non-immigrant en vertu dudit alinéa en empêchant le Ministre d'exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui a été confié.
A mon avis, dès que l'on demande au Ministre son avis conformément à l'al. 3Gd), tout pouvoir de l'enquêteur spécial de rendre une ordonnance d'expulsion est alors suspendu et la seule chose que ce dernier peut faire dans ces circonstances est d'ajourner sa décision jusqu'à ce que le Ministre ait tranché la question.
La Cour fédérale a examiné l'arrêt Ramawad dans l'affaire Louhisdon c. Emploi et Immigration
Canada, [1978] 2 C.F. 589; 24 N.R. 457 (C.A.), qui était également soumise à l'ancienne loi. Ce jugement doit être rapproché de celui qu'a rendu la même formation de juges dans l'affaire Oloko c. Emploi et Immigration Canada et autre, [ 1978] 2 C.F. 593; 24 N.R. 463 (C.A.), en raison de la façon inhabituelle dont ils se sont présentés. Les deux requêtes ont été entendues lors de la même séance. Les motifs du jugement de la majorité ont été prononcés dans l'affaire Louhisdon et adoptés par renvoi dans Oloko, alors que les motifs dissi dents ont été rendus dans la cause Oloko et adop tés par renvoi dans la cause Louhisdon.
Dans l'affaire Louhisdon, le non-immigrant se trouvait illégalement au Canada depuis environ huit ans et avait été reconnu coupable d'infractions au Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34]. Au cours de l'enquête qu'il présidait, l'arbitre a refusé de se rendre à la demande du requérant la page 591 C.F.]
... d'ajourner le prononcé de l'ordonnance d'expulsion et de déférer l'affaire au Ministre pour qu'il décide s'il consentait à délivrer un permis en vertu de l'article 8 autorisant le requérant à demeurer au Canada.
Une ordonnance d'expulsion a été prononcée. On a soutenu que l'ordonnance était illégale parce qu'elle privait le requérant de «la possibilité» d'ob- tenir un permis du Ministre en vertu de l'article 8 [de la Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, chap. I-21 Après avoir pris connaissance d'une observa tion faite à la même époque par une autre forma tion de juges de cette Cour dans l'affaire Murray c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 518; 23 N.R. 344 (C.A.), et après avoir lu le jugement dissident rendu dans l'affaire Louhisdon, j'en suis venu à la conclusion que dans l'affaire Louhisdon, l'intéressé avait présenté sa demande de permis du Ministre au cours de l'en- quête et que le Ministre n'avait pas encore reçu cette demande lorsque l'ordonnance d'expulsion a été prononcée. La majorité a déclaré la page 591 C.F.]:
Cette prétention, à mon sens, n'est pas fondée. L'article 8 de la Loi sur l'immigration n'accorde au Ministre que le pouvoir de décerner un permis; il ne crée aucun droit en faveur de ceux qui pourraient bénéficier de l'exercice de ce pouvoir. Il est vrai que le prononcé de l'ordonnance d'expulsion a eu pour effet de priver le requérant de la possibilité que le Ministre lui délivre un permis. Mais, de cela, le requérant ne saurait se plaindre; l'ordonnance d'expulsion produit cet effet en vertu de la loi quelque [sic] soit le moment elle est prononcée. A mon avis, la décision de la Cour supréme dans l'affaire Ramawad ne peut
aider le requérant. Tout ce qu'on a décidé dans cette affaire, selon moi, c'est que celui qui sollicite un visa d'emploi en vertu des articles 3B et suivants du Règlement sur l'immigration, Partie /, et qui demande que son cas soit soumis au Ministre pour qu'il exerce le pouvoir que lui confère l'article 3Gd) du Règlement ne peut, aussi longtemps que le Ministre n'a pas été saisi de l'affaire, être expulsé en raison du fait qu'il n'a pas de visa d'emploi.
Le juge dissident, citant le passage précité de l'arrêt Ramawad, a déclaré [dans l'affaire Oloko, aux pages 600 et 601 C.F.]:
En toute déférence, je ne peux voir pourquoi ce raisonnement ne pourrait s'appliquer lorsqu'une demande est présentée, au cours d'une enquête, pour que le cas soit étudié en vue d'obtenir un permis du Ministre. A mon avis, on peut parler d'un «droit» lorsqu'il s'agit d'obtenir une décision sur la question de savoir si un permis du Ministre sera accordé dans un cas particulier autant que lorsqu'il est question d'obtenir la décision du Minis- tre sur la question de savoir si l'on devrait passer outre au défaut de se conformer aux conditions d'un visa d'emploi, à cause de circonstances particulières. Les deux décisions sont de nature discrétionnaire et, si elles sont favorables, elles peuvent être considérées comme un «privilège», mais, dans chaque cas, il existe un droit de voir sa demande étudiée quel qu'en soit le résultat. Il me semblerait que le pouvoir de délivrer un permis du Ministre a été conféré, au moins en partie, à l'avantage des personnes qui désirent entrer ou demeurer au pays et ce pouvoir peut être exercé autrement que de la propre initiative du Ministre. Je pense qu'on a voulu qu'il soit possible, pour une personne qui désire entrer ou demeurer au pays, de faire une demande en vue d'obtenir un permis du Ministre et de recevoir une décision de la part de ce dernier ou d'une personne autorisée à exercer son pouvoir. Selon moi, une personne ne devrait pas être empêchée en réalité, par le fait des autorités de l'immigration, de faire examiner sa demande d'obtention d'un permis du Ministre avant qu'il ne soit trop tard, c'est-à-dire avant qu'une ordonnance d'expulsion soit prononcée contre elle
A mon avis, lorsqu'il refuse d'ajourner une enquête pour permettre que le cas soit examiné en vue de l'obtention d'un permis du Ministre au motif que les circonstances ne justifie- raient pas la délivrance d'un permis ou, erronément, au motif que les circonstances ont déjà été pleinement prises en considé- ration par le Ministre ou une personne autorisée à exercer ses pouvoirs en vertu de l'article 8, l'enquêteur spécial usurpe en fait le pouvoir discrétionnaire du Ministre, comme on l'a décidé dans l'affaire Ramawad.
Dans l'affaire Murray, il semble que la personne en cause était une non-immigrante qui avait pro longé indûment son séjour au Canada après l'expi- ration de son permis de visiteur et avait pris un emploi sans autorisation. Elle a attaqué l'ordon- nance d'expulsion en alléguant que l'arbitre n'avait pas ajourné l'enquête pour lui permettre de demander un permis. C'est la Loi actuelle qui s'appliquait. Voici l'exposé intégral des motifs de la Cour sur cette question [aux pages 519 et 520 C.F.]:
A mon avis, il ressort de l'arrêt Louhisdon [1978] 2 C.F. 589 de la Cour fédérale que le précédent Ramawad ne s'applique pas à un cas comme celui-ci. Dans cette dernière affaire, il y avait effectivement une requête d'ajournement de l'enquête pour permettre à l'intéressé de demander un permis du Minis- tre. Cette cause était régie par l'ancienne Loi certes, mais je ne vois aucune différence entre cette loi et la Loi de 1976 en ce qui concerne la disposition applicable au jugement de la demande en instance. I1 se peut que les juges de notre Division eussent conclu différemment s'ils avaient à juger l'affaire citée, mais devant un arrêt aussi récent et aussi précis de la Cour, j'estime qu'il faut s'y conformer, non pas en raison du principe de stare decisis que la Cour, à mon avis, n'est pas tenue d'appliquer d'une manière rigide, mais bien par souci d'une bonne adminis tration de la justice. Bien entendu, la Cour pourrait écarter les conclusions d'une de ses récentes décisions si la décision ne portait pas sur le même point litigieux encore si la Cour était convaincue que cette décision était fondée sur une erreur patente de raisonnement.
Je tiens à ajouter toutefois que, même en l'absence de l'arrêt Louhisdon, je ne pense pas que le précédent Ramawad puisse s'appliquer en l'espèce car il y avait, dans cette affaire, une demande pendante au moment de l'enquête, et la Cour suprême a conclu que cette demande ne pouvait faire l'objet d'une décision sans être instruite au préalable par le Ministre; et l'enquêteur spécial, au lieu de transmettre la demande au Ministre, s'était arrogé les pouvoirs de décision de celui-ci en la matière. Par contre, il n'y a eu, en l'espèce, ni demande de permis adressée au Ministre ni, à ma connaissance, usurpation de la part de l'arbitre des pouvoirs de décision de celui-ci en la matière. Je ne trouve rien dans la décision de la Cour suprême du Canada qui pose pour règle que le fonctionnaire présidant une enquête sur l'admission d'une personne au Canada ou sur l'expulsion d'une personne hors du Canada est tenu de suspen- dre cette enquête pour permettre à cette personne de demander un permis du Ministre au cas elle ne l'aurait pas encore demandé. A mon avis, l'établissement d'une telle règle boule- verserait et modifierait si fondamentalement la procédure en la matière que je ne tiens pas du tout à y conclure par déduction en l'absence d'une disposition légale expresse ou d'une jurispru dence précise que je suis tenu de respecter.
J'estime que les décisions ultérieures de cette Cour en matière d'immigration n'ajoutent rien à l'interprétation de l'état du droit donnée dans les affaires Ramawad, Louhisdon et Murray. Excep tion faite de l'arrêt Tam c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 31; 46 N.R. 1 (C.A.), la Cour fédérale a statué de façon cons- tante que le refus de l'arbitre d'ajourner une enquête afin de permettre à la personne en cause de demander un redressement en vertu des articles 37 ou 115 ne vicie pas l'ordonnance d'expulsion ou l'avis d'interdiction de séjour prononcé par la suite.
Dans l'arrêt Tam, l'arbitre avait accordé l'ajour- nement pour permettre à la personne en cause de demander un permis en vertu de l'article 37 et une dispense par décret en conseil, en vertu de l'article 115. L'arbitre a ensuite repris l'enquête avant que ne soient rendues les décisions concernant ces demandes et a prononcé une ordonnance d'expul- sion. L'ordonnance d'expulsion a été annulée. Un des arguments avancés par les appelants dans la présente affaire était que non seulement l'arbitre n'était pas tenu d'accorder la demande d'ajourne- ment, mais qu'il n'avait pas le droit de l'accorder, vu que les motifs pour lesquels il pouvait l'accorder se limitaient à ceux que la Loi et le Règlement énuméraient de façon explicite. Le seul lien qu'on puisse établir entre l'affaire Tam et le cas qui nous occupe est, selon moi, que l'affaire Tam établit une règle jurisprudentielle qui doit avoir préséance sur cet argument. Je suis tout à fait convaincu qu'en l'espèce l'arbitre aurait été justifié de pro- noncer l'ajournement.
Dans l'arrêt Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui (N° 2), [1980] 1 R.C.S. 602, le juge Dickson (alors juge puîné), a déclaré, à la page 615, au sujet de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp., chap. 10], que cet article
... a causé des difficultés ... parce qu'il tendait à cristalliser le droit du contrôle judiciaire à un moment des modifications importantes se produisaient dans d'autres pays quant à l'éten- due de ce contrôle et aux motifs y donnant ouverture.
Ces modifications doivent pour une large part leur incorporation dans le droit administratif canadien à la décision Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [ 1979] 1 R.C.S. 311. Ces deux jugements de la Cour suprême ont été rendus après les arrêts Lou- hisdon et Murray. Je me suis demandé si l'évolu- tion du droit ne permettait pas de soutenir qu'il fallait faire une distinction entre la contestation, en vertu de l'article 28, d'une ordonnance d'expul- sion prononcée après le refus d'ajourner l'enquête pour permettre au Ministre de statuer sur la demande de permis et la contestation formée en temps utile sur le fondement de l'article 18 lui- même. J'en suis venu à la conclusion que cette distinction ne pouvait être soutenue. Si une demande de permis du Ministre ouvre droit à l'ajournement de l'enquête, c'est d'un droit positif
qu'il s'agit, ainsi que l'a laissé entendre l'arrêt Ramawad, et non d'une question d'équité dans la tenue de l'enquête. En conséquence, je ne vois aucune différence fondamentale entre la présente affaire et la décision Louhisdon.
Il a déjà été fait allusion dans le passage précité de l'affaire Murray au respect aux décisions antérieures rendues par une autre formation de juges de la Cour. Dans son traité intitulé A First Book of Jurisprudence, éd., page 321, Sir Fre- derick Pollock écrit:
[TRADUCTION] La décision d'une cour supérieure ordinaire ... sans être absolument obligatoire ... pour cette cour elle- même, sera respectée, à moins d'une raison grave.
Après avoir cité et approuvé cet énoncé, le juge en chef McRuer, de la Haute Cour de l'Ontario, a déclaré ce qui suit, dans l'arrêt R. v. Northern Elec. Co. et al., [1955] 3 D.L.R. 449, à la page 466:
[TRADUCTION] À mon avis, une raison grave à l'encontre d'un jugement ne signifie pas un argument qui semble puissant aux yeux d'un juge en particulier mais quelque chose qui indique que la décision dont il s'agit a été rendue sans tenir compte d'une loi ou d'un précédent qui aurait dii être suivi. Je ne crois pas que l'on doive considérer qu'une raison est grave en ce sens simplement d'après la manière de voir personnelle du juge.
Bien que le juge en chef McRuer parlait des juges d'une même cour de première instance, je ne vois aucune raison de faire une distinction pour les différentes formations de juges d'une même cour d'appel intermédiaire. Je considère que le juge- ment du juge McRuer constitue un énoncé exact de l'état du droit, même si les termes qu'il a employés sont quelque peu imagés.
Tout récemment, la Cour suprême du Canada s'est penchée, dans l'arrêt Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518; 44 N.R. 616, sur la possibilité de s'écarter de ses décisions antérieures. Même s'il ne constitue pas le jugement de la majorité, j'estime que le commentaire concourant du juge Ritchie, à la page [529 R.C.S.], 626 [N.R.], est tout à fait pertinent:
[TRADUCTION] Je ne doute pas que cette Cour a le pouvoir de s'écarter de l'un de ses propres arrêts antérieurs, mais, lorsqu'il ne s'agit pas d'un arrêt rendu per incuriam, et surtout dans les cas le Parlement ou la législature a toute liberté de modifier la loi en ce qui a trait à la question tranchée, j'estime qu'on ne doit ainsi s'écarter d'un arrêt antérieur que pour des motifs sérieux.
Les cours d'appel intermédiaires doivent avoir pré- sentes à l'esprit les limites que la Cour suprême s'impose dans ces circonstances, de même que le fait que leurs jugements sont soumis au contrôle des tribunaux de dernier ressort et qu'ils sont susceptibles d'être modifiés par un texte de loi.
Je suis persuadé, à la lecture des jugements de la majorité et du juge dissident dans l'affaire Louhis- don, que la Cour a examiné la question à fond. La Cour a choisi de restreindre l'application de l'arrêt Ramawad à ses propres faits, au lieu de donner une application plus générale aux principes qui y étaient dégagés. La Cour a peut-être eu tort. Dans ce cas, il s'agit manifestement d'une situation que le Parlement, et, bien sûr, le gouverneur en conseil, sont libres de modifier et que la Cour suprême peut corriger. Qu'on qualifie le problème de ques tion de courtoisie judiciaire ou d'application du principe du stare decisis, je me considère obligé d'appliquer l'arrêt Louhisdon.
J'ai maintenant eu l'occasion de prendre con- naissance du projet de jugement du juge Urie. Il a traité de cette question d'une façon beaucoup plus complète que je ne l'ai fait. Je souscris à ses motifs et considère qu'ils complètent les miens.
Il y a trois autres questions que j'estime devoir aborder. Tout d'abord, si j'avais pu me ranger à l'avis du juge MacGuigan en ce qui concerne l'obligation de l'arbitre d'ajourner l'enquête, j'au- rais évidemment été d'accord pour dire que le bref de prohibition est le recours approprié. Il est cer tain que le défaut d'ajourner lorsqu'on est tenu de le faire ressortit à la compétence. En deuxième lieu et en toute déférence, j'estime qu'autant il n'appar- tenait pas à l'enquêteur spécial d'examiner le bien- fondé de la demande de visa d'emploi de M. Ramawad, autant il ne nous appartient pas de statuer sur le fond de la demande présentée par l'intimée en vue d'obtenir un permis du Ministre. Les tribunaux aussi sont capables d'usurpation de pouvoirs et doivent se tenir sur leurs gardes car l'usurpation qu'ils peuvent commettre est habituel- lement plus difficile à réparer que celle dont se rendrait coupable un fonctionnaire. Je suis toute- fois d'avis que le dossier ne révèle l'existence d'au- cun motif justifiant les décisions prises jusqu'à maintenant par la Commission à l'égard de l'intimée.
Finalement, dans l'arrêt Murray, la Cour a laissé entendre qu'accepter que l'arrêt Ramawad s'applique en l'espèce «bouleverserait et modifie- rait ... fondamentalement la procédure en la matière». Je m'inscris en faux contre une telle interprétation. Nous sommes ici en présence de deux procédures qui sont entièrement soumises au pouvoir administratif du même Ministre. Rien n'est plus facile ni économique pour le Ministre que d'ordonner à ses fonctionnaires de s'occuper au jour le jour des demandes présentées en vertu de l'article 37 avec diligence et sans que le proces- sus de prise de décision de l'arbitre en souffre, notamment en raison de retards injustifiés. C'est, après tout, la personne qui veut obtenir le permis qui doit convaincre le Ministre. La Loi permet à une personne se trouvant au Canada de demander un permis lorsqu'elle a fait l'objet d'un rapport prévu au paragraphe 27(2). Elle prévoit également que, dans le cours normal des choses, une enquête fait suite à la rédaction du rapport. Le législateur désire manifestement que les enquêtes se déroulent avec diligence une fois le rapport rédigé, mais également que le Ministre conserve, jusqu'à la clôture de l'enquête, le pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis en vertu de l'article 37. La pensée qu'un Ministre et un fonctionnaire de son Ministère, en l'occurrence l'arbitre, pourraient se livrer à une espèce de course dont l'enjeu serait la possibilité que la personne en cause demeure au Canada si le Ministre franchit le premier le fil d'arrivée ou qu'elle sera probablement expulsée du Canada si l'arbitre gagne, a quelque chose d'incon- venant, voire de scandaleux. Ce n'est sûrement pas l'intention du Parlement.
L'intimée a demandé qu'on lui accorde ses dépens comme entre avocat et client, quel que soit le sort de l'action. Elle a fait valoir des précédents à l'appui, après le prononcé de l'ordonnance de la Division de première instance. Les fonctionnaires compétents du Ministre ont promis de s'occuper de la demande introduite en vertu de l'article 37 puis sont revenus sur leur parole. Ils refusent pour le moment de l'examiner de quelque façon que ce soit tant que l'appel ne sera pas définitivement tranché.
Il est de droit constant que les dépens ne sont pas adjugés en vue de punir la partie qui suc- combe. Ils ne servent pas non plus à punir la partie gagnante. L'appelant qui obtient gain de cause
peut, en l'absence de circonstances spéciales liées à l'affaire, raisonnablement s'attendre à obtenir une ordonnance lui accordant ses dépens de l'appel ainsi que, dans une situation de «tout ou rien» comme c'est le cas en l'espèce, les dépens des instances inférieures. Le pouvoir de refuser les dépens à l'appelant qui obtient gain de cause doit être exercé avec discernement. En l'espèce, les circonstances entourant l'appel justifient, à mon avis, pareil refus. Si on s'était occupé avec effica- cité de la requête produite en vertu de l'article 37, il y a longtemps que son sort serait connu. La décision d'accorder ou de refuser le permis aurait rendu l'appel théorique. Je suis d'avis de n'adjuger les dépens de l'appel à aucune partie.
Je suis d'avis d'accueillir l'appel et d'infirmer le jugement de la Division de première instance. Je suis cependant d'avis de suspendre l'exécution du présent jugement jusqu'à la dernière des dates suivantes, savoir celle de l'expiration du délai imparti à l'intimée pour demander l'autorisation de se pourvoir en Cour suprême du Canada, celle du refus d'accorder cette permission si l'intimée la demande, ou celle du prononcé du jugement si l'autorisation est accordée.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN (dissident): Il s'agit d'un appel à l'encontre d'une ordonnance de prohibition délivrée par la Division de première instance le 11 juin 1984, qui a interdit qu'une décision soit rendue à l'enquête d'un arbitre conformément au paragraphe 27(4) de la Loi sur l'immigration de 1976, concernant Danuta Widmont.
La question précise en l'espèce est de savoir si un arbitre peut, dans une enquête, se prononcer sur l'expulsion lorsque cette décision aurait pour effet de priver le ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion de son pouvoir de délivrer, en vertu du para- graphe 37(1) de la Loi sur l'immigration de 1976, un permis autorisant cette personne à rester au Canada.
Si le Parlement lui-même n'avait pas cru bon de faire le lien entre les deux procédures que sont l'enquête de l'arbitre et le permis du Ministre en prévoyant, au paragraphe 37(2) de la Loi, que la
délivrance d'une ordonnance de renvoi (que l'arti- cle 2 de la Loi définit comme une ordonnance d'exclusion ou une ordonnance d'expulsion) ou d'un avis d'interdiction de séjour interdisent d'ac- corder le permis du Ministre, les tribunaux seraient justifiés à considérer ces procédures comme étant entièrement indépendantes, comme c'est le cas de la fonction de l'arbitre par rapport à celle du gouverneur en conseil en vertu du para- graphe 115(2). En raison de l'étendue de l'autono- mie de ces dernières procédures, un ordre de renvoi ou un avis d'interdiction de séjour ne peuvent empêcher un décret pris en faveur d'un immigrant possible; le gouverneur en conseil peut agir utile- ment même après l'expulsion.
Mais il n'en est pas de même de l'enquête d'un arbitre par rapport aux procédures qui entraînent la délivrance d'un permis du Ministre. La loi réunit ces deux procédures très hétérogènes. Néan- moins, le Parlement n'indique pas clairement laquelle de ces procédures doit prévaloir. Il s'agit dans la loi d'une ambiguïté que les tribunaux ont le devoir d'interpréter.
De fait, les tribunaux se sont souvent penchés sur l'interprétation de la Loi sur l'immigration de 1976 à cet égard. Dans les affaires Laneau c. Rivard, [1978] 2 C.F. 319 et Nesha c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autre, [ 1982] 1 C.F. 42, la Division de première instance a délivré des brefs de prohibition; dans Tam c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 31; 46 N.R. 1 (C.A.), la Cour a annulé une ordonnance d'expulsion alors qu'un arbitre avait refusé un nouvel ajournement en attendant la décision du Ministre sur une demande de permis. Par contre, dans Louhisdon c. Emploi et Immigration Canada, [1978] 2 C.F. 589 (C.A.), dans Oloko c. Emploi et Immigration Canada et autre, [ 1978] 2 C.F. 593 (C.A.), dans Murray c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 518 (C.A.) et dans Stalony c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1980), 36 N.R. 609 (C.F. Appel), la Cour a refusé d'annuler les ordonnances d'expulsion lorsque les arbitres avaient refusé l'ajournement pour donner au Ministre le temps de décider s'il y avait lieu de délivrer des permis. Quelle que soit notre obligation relativement aux décisions précédentes de cette Cour, et j'estime inutile de trancher cette question en l'espèce, notre
obligation première est certainement d'appliquer la loi selon l'interprétation qu'en a faite la Cour suprême du Canada. La décision la plus impor- tante en l'espèce est donc l'arrêt de la Cour suprême Ramawad c. Ministre de la Main d'ceu- vre et de l'Immigration, [1978] 2 R.C.S. 375.
Dans l'affaire Ramawad, le visa d'emploi de non-immigrant de l'appelant a pris fin sans qu'il le sache lorsqu'il a changé d'emploi et a se présen- ter pour une enquête. L'enquêteur spécial a décidé qu'il ne pouvait obtenir un visa d'emploi parce qu'il avait violé les conditions de son visa d'emploi; il a conclu qu'aucune circonstance particulière ne permettait au Ministre de lever l'interdiction par la délivrance d'un permis. La Cour suprême à l'unanimité a annulé l'ordonnance d'expulsion.
Cette Cour a cherché à limiter la ratio deci- 1 dendi de l'arrêt Ramawad à l'absence d'une délé- gation implicite de pouvoir du Ministre à un enquêteur spécial dans le cas de visas d'emploi. Mais je crois que l'arrêt Ramawad ne doit pas être limité ainsi parce que la Cour suprême elle-même a énoncé des motifs plus généraux dans sa déci- sion. Dans son dernier paragraphe sur le fond du pourvoi, le juge Pratte, au nom des huit juges de la Cour, a énoncé le principe de la manière suivante la page 384):
A mon avis, dès que l'on demande au Ministre son avis conformément à l'al. 3Gd) [maintenant le paragraphe 37(1)], tout pouvoir de l'enquêteur spécial de rendre une ordonnance d'expulsion est alors suspendu et la seule chose que ce dernier peut faire dans ces circonstances est d'ajourner sa décision jusqu'à ce que le Ministre ait tranché la question.
Plus haut la page 383), le juge Pratte a men- tionné que l'enquêteur spécial avait «en réalité privé» l'appelant de son «droit de faire trancher par le Ministre» (ibid.) (c'est moi qui souligne) la question de l'existence de circonstances particuliè- res, et il a déclaré qu'il s'agit d'une question «de fond plutôt que de procédure» (ibid.). A mon avis, il est impossible de limiter cette décision à une simple question de délégation.
Il ne faut donc pas la limiter ainsi. L'arrêt Ramawad doit être appliqué non seulement en raison de son autorité mais aussi par l'autorité de sa raison. Comme l'a dit le juge Pratte, c'est une question de fond et non de procédure. Pour un
requérant, la conséquence du refus de l'ajourne- ment par l'arbitre est fatale dans une situation seul l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre peut bloquer le processus qui mène inévi- tablement à une ordonnance d'expulsion ou à un avis d'interdiction de séjour.
Pour le ministère de l'Emploi et de l'Immigra- tion par contre, le délai n'entraîne qu'un simple inconvénient, dont l'importance dépend entière- ment de l'efficacité du Ministère lui-même. Dans la mesure il estime que cela entraîne trop de retard dans le travail de ses arbitres, son seul remède consiste à se prononcer plus rapidement sur les demandes de permis du Ministre. Le fait qu'en l'espèce, la décision injustifiée du Ministère de bloquer l'examen de la demande de permis en attendant que la Cour se prononce sur les pouvoirs de l'arbitre ait entraîné des retards supplémentai- res indique bien la lenteur apparente de la procé- dure actuelle.
Le pouvoir général, que l'arbitre tient du para- graphe 35(1) du Règlement, d'ajourner l'enquête «afin de veiller à ce qu'elle soit complète et régu- lière» n'est peut-être pas assez large pour justifier un ajournement qu'on peut estimer ne pas être aux fins de l'enquête. Mais si, suivant ma conclusion, l'arbitre est tenu selon une interprétation juste de la Loi d'accorder l'ajournement dans de telles circonstances, le paragraphe 26(2) de la Loi d'in- terprétation [S.R.C. 1970, chap. I-23] peut com- bler l'insuffisance des pouvoirs conférés à l'arbitre:
26....
(2) Lorsqu'une personne, un employé ou un fonctionnaire reçoit le pouvoir d'accomplir ou de faire accomplir une chose ou un acte, tous les pouvoirs nécessaires pour mettre cette per- sonne, cet employé ou ce fonctionnaire en état d'accomplir ou de faire accomplir cette chose ou cet acte sont aussi censés lui être conférés.
En résumé, je pense qu'il faut supposer que le Parlement voulait qu'un requérant ait une vérita- ble occasion d'obtenir un permis du Ministre avant que cette occasion ne lui soit enlevée à jamais par un ordre d'expulsion délivré par un fonctionnaire d'un niveau inférieur. Tout autre résultat consti- tuerait, à mon avis, un simulacre de justice dans l'administration de la loi sur l'immigration.
Compte tenu des faits, il semble si évident que la présente affaire mérite que le Ministre exerce son
pouvoir discrétionnaire qu'on serait tenté de limi- ter la généralité de l'exigence de l'ajournement. Par exemple, dans l'affaire Nesha, le juge sup pléant Smith a dit la page 51) qu'ail ne semble pas juste que des cas sérieux, dont les faits connus révèlent qu'ils ont une chance raisonnable de succès, se voient fermés [sic] à l'avance un recours par la délivrance d'une ordonnance d'expulsion», et après avoir déclaré que asi les allégations conte- nues dans la lettre qu'elle [la requérante] a adres- sée au Ministre ... s'avèrent exactes, il est permis de penser que sa demande sera accueillie», il a conclu qu'une ordonnance d'expulsion ne devrait pas être délivrée.
Le bien-fondé de la demande d'un permis du Ministre faite par l'intimée en l'espèce semble tout aussi évident. Non seulement l'intimée est-elle ori- ginaire d'un pays d'Europe de l'Est, on hésite habituellement à déporter les immigrants illégaux, mais le juge de première instance a conclu qu'elle se trouvait au Canada avant le mois de décembre 1983 et qu'elle semblait par conséquent admissible à un statut particulier suivant la décision d'un comité de révision spécial. De plus, elle a épousé un citoyen canadien et peut donc être parrainée par son époux.
En outre, un résultat qui repose au moins sur des motifs qui paraissent suffisants pour l'obten- tion d'un permis du Ministre ne contrevient pas nécessairement à la règle de l'arrêt Ramawad qui interdit la délégation de pouvoir. La catégorie de personnes auxquelles le Ministre peut déléguer un pouvoir selon l'article 123 de la présente Loi s'étend d'une manière générale à des employés de la Fonction publique du Canada, alors qu'à l'épo- que de l'arrêt Ramawad, le pouvoir du Ministre ne pouvait être délégué qu'au sous-ministre ou au directeur. Également, l'article 123 de la Loi qui énonce les articles à l'égard desquels la délégation de pouvoir est interdite ne mentionne pas l'article 37.
Cependant, la portée du pouvoir de délégation du Ministre est restreinte par un caractère de nécessité. L'article 123 dispose:
123. Le Ministre ou le sous-ministre peut, lorsqu'il le juge nécessaire, déléguer à des employés de la fonction publique du Canada les pouvoirs et fonctions que lui confèrent la présente loi ou les règlements ... [C'est moi qui souligne.]
Non seulement n'y a-t-il pas de preuve que le Ministre ait ainsi délégué son pouvoir, mais il ne serait pas raisonnable de supposer que la déléga- tion à un arbitre constituerait une délégation «nécessaire» *. L'exercice favorable du pouvoir dis- crétionnaire du Ministre en vertu de l'article 37 vise manifestement les cas exceptionnels, pour affranchir de la rigidité de la loi et de la sévérité de l'administration, pour assurer l'équité et faire preuve de compassion; comme l'a dit le ' juge Spence au nom de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Hardayal, [1978] 1 R.C.S. 470, à la page 478, «Le législateur a estimé nécessaire de créer ce pouvoir afin d'assurer une application souple de la politique d'immigration ...». Le genre d'intervention à caractère humanitaire que l'intimée cherche à obtenir en l'espèce pour éviter de retourner derrière le rideau de fer exige un jugement non seulement à caractère humanitaire mais aussi à caractère politique. On ne saurait prétendre que le Minsitre peut déléguer à un arbi- tre une décision même évidente sur une question de ce genre.
L'arrêt Ramawad n'exige sans doute pas stricte- ment une règle plus large, mais cette règle serait beaucoup plus en accord avec cette décision, qui considère comme une question de fond le refus de l'ajournement, que ne le serait une règle plus stricte. De fait, la Cour est venue bien près d'élar- gir ses motifs de décision pour qu'ils s'appliquent à des faits comme ceux en l'espèce. Comme la Cour l'a dit la page 382), «la législation en question, en raison de sa structure particulière et peut-être aussi de son objet, ne permet absolument pas de dire ... que le pouvoir de délégation du Ministre est implicite. Bien au contraire» (c'est moi qui souligne).
Puisque l'arbitre n'a pas le pouvoir de prendre une décision au nom du Ministre, qu'il s'agisse d'une décision intérimaire ou d'une décision finale, je ne vois pas comment une cour pourrait s'arro- ger, lors d'une révision, le pouvoir de distinguer les cas qui permettent l'intervention favorable du Ministre des cas qui ne le permettent pas. Si ce
* N.D.T.: «As he deems proper» correspond, dans la version française de la Loi, à l'expression «lorsqu'il le juge nécessaire». Pour cette raison, «appropriateness» et «delegation to a "pro- per" person» ont été traduits respectivement par «caractère de nécessité» et «délégation nécessaire».
pouvoir appartenait à un arbitre ou à une cour, ce ne devrait être qu'en vertu d'une autorisation expresse du Parlement. Je conclus, par conséquent, qu'un arbitre doit accorder un ajournement dans tous les cas il est confronté à une demande de permis du Ministre en vertu du paragraphe 37(1).
En ce qui concerne l'opportunité du bref de prohibition dans les circonstances présentes, même si nous supposons que les formes traditionnelles des brefs de prérogative sont maintenues aux termes de l'article 18 de la Loi sur la Cour _fédé- rale, la décision en l'espèce répond néanmoins au critère posé par le juge Pratte de cette Cour dans l'arrêt Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Tsakiris, [1977] 2 C.F. 236 (C.A.), à la page 238:
Le bref de prohibition permet d'éviter qu'un tribunal d'instance inférieure n'excède sa juridiction; il ne doit donc pas être confondu avec une injonction ou une simple suspension des procédures.
En l'espèce, une forme de redressement que recherchait à l'origine l'intimée était le bref de prohibition en vue d'interdire que l'enquête ne se poursuive avant que le Ministre ait pris sa déci- sion, mais le juge de première instance, dans son ordonnance, n'a pas interdit la poursuite de l'en- quête mais a interdit, avec justesse, qu'une déci- sion soit prise, interdisant ainsi manifestement à l'arbitre d'outrepasser ses pouvoirs.
Je suis d'avis de rejeter l'appel et, compte tenu des retards coûteux qu'a entraînés l'inaction du Ministère, d'accorder à la fois les dépens entre procureur et client et entre parties.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.