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T-8340-82
Alberta Government Telephones (requérante) c.
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunica- tions canadiennes et Télécommunications CN -CP (intimés)
et
Procureur général du Canada (intervenant)
Division de première instance, juge Reed— Edmonton, 28, 29, 30, 31 mai; Ottawa, 26 octobre 1984.
Télécommunications Compétence CRTC Requé- rante mandataire de la Couronne provinciale exploitant un système de télécommunications Voudrait faire interdire au CRTC de connaître d'une demande de services de raccorde- ment Pouvoir réglementaire du CRTC à l'égard de la requérante La requérante n'est pas une entreprise locale Immunité de la Couronne La législation fédérale ne lie pas la Couronne provinciale sauf disposition expresse ou déduction nécessaire Aucune renonciation à l'immunité Bref de prohibition accordé Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, chap. R-2, art. 5, 102(1)c),d), 130(1), 265(1),(7), 320(1),(7),(12) (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 41, art. 1) Loi sur les chemins de fer, 51 Vict., chap. 259, art. 3 Acte des chemins de fer de l'Etat, S.R.C. 1886, chap. 38 Loi sur les chemins de fer de l'État, S.R.C. 1970, chap. G-11 Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, chap. N-17 (mod. par S.C. 1976-77, chap. 26) Loi sur l'aéronautique, S.R.C. 1970, chap. A-3 (mod. par S.C. 1976-77, chap. 26) Public Utilities Board Act, R.S.A. 1980, chap. P-37.
Droit constitutionnel Partage des pouvoirs Manda- taire de la Couronne provinciale exploitant un système de télécommunications Entreprise locale ou interprovinciale? Critère: activité interprovinciale régulière et continuelle dans une proportion significative Caractéristique cruciale: la nature de l'entreprise, non l'équipement matériel Inter- connexion organisationnelle et matérielle suffisante pour faire entrer l'entreprise dans la compétence fédérale Décision fondée sur le réel Entreprise interprovinciale et non de nature purement locale Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) (S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1), art. 92(10)a),c).
Couronne Immunité La requérante, mandataire de la Couronne provinciale et exploitante de services de télécommu- nications, est-elle liée par la législation fédérale? La des cription donnée de «Sa Majesté» à l'art. 28 de la Loi d'inter- prétation n'introduit pas, à l'art. 16 de la Loi, l'immunité pour toutes les émanations de la Couronne La Couronne provin- ciale n'est pas liée par une législation fédérale à moins de déclaration expresse ou par déduction nécessaire ou renoncia- tion à l'immunité Aucune déclaration expresse dans la Loi sur les chemins de fer Déduction nécessaire vu le texte de la
loi Les dispositions législatives invoquées ne sont d'aucune aide Aucune renonciation à l'immunité Théorie du revers de la médaille La requérante ne s'est pas soumise à l'autorité réglementaire du CRTC en participant aux profits Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. 1-23, art. 3(1),(2), 14(2)a), 16, 28 Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, chap. R-2 Loi sur la désignation et les titres royaux, S.R.C. 1970, chap. R-12.
La Cour est saisie d'une demande concluant à un bref de prohibition qui interdirait au CRTC d'entendre plus avant une demande que lui a présentée CN -CP. CN -CP conclut à une ordonnance du CRTC qui obligerait Alberta Government Tele phones (AGT) à lui fournir des services de raccordement. On soutient que le CRTC est incompétent pour deux raisons: 1) AGT constituerait un ouvrage ou une entreprise locale, donc de compétence provinciale exclusive en vertu du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 (question constitu- tionnelle); 2) à titre de mandataire de la Couronne provinciale, AGT ne serait pas liée par la législation fédérale (question de l'immunité de la Couronne).
Les faits montrent que les installations de télécommunica- tions d'AGT sont matériellement reliées aux systèmes de télé- communications d'entreprises situées à l'extérieur de l'Alberta, soit par micro-ondes, soit par câbles souterrains. AGT reçoit les signaux émis par ses abonnés (ou émis à l'extérieur de l'Al- berta) et les retransmet à l'extérieur de l'Alberta (ou en Alberta). Au niveau de l'organisation, il existe une entité, dénuée de toute personnalité morale, le Réseau téléphonique transcanadien (RTT), dont AGT fait partie intégrante et dont sont membres les diverses entreprises de télécommunications. Chaque membre du réseau conserve le contrôle ultime de son propre système de télécommunications.
Jugement: la demande est accueillie. 1) La question constitutionnelle
Le critère applicable pour déterminer si une entreprise est locale ou interprovinciale consiste à établir si elle exerce de façon continuelle et régulière une activité interprovinciale suffi- samment importante. Le critère du «caractère véritable», qui selon AGT serait le critère applicable, sert à démontrer la validité d'une loi, ce qui n'est pas en cause en l'espèce. Il s'agit plutôt de savoir si AGT, une fois constituée, peut validement être régie par une loi fédérale à cause de la nature de son entreprise.
AGT soutient, puisque ses installations matérielles ne débor- dent pas les frontières de la province de l'Alberta, qu'elle n'exerce pas une activité interprovinciale. L'alinéa 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne s'applique pas uniquement aux entreprises «s'étendant au-delà des limites de la province», il s'applique aussi aux entreprises «reliant la province à une autre ou à d'autres». L'alinéa n'exige pas que des installations matérielles soient situées à l'extérieur de la province pour qualifier l'entreprise d'interprovinciale. En outre, l'argument d'AGT insiste indûment sur le lieu et la nature des installations matérielles de l'entreprise, insistance que la jurisprudence ne supporte pas.
La caractéristique qui s'avère cruciale donc, c'est la nature de l'entreprise elle-même, non le matériel qu'elle emploie. Les installations matérielles d'AGT lui servent à fournir à ses
abonnés des services de télécommunications locaux, interpro- vinciaux et internationaux, sans distinction. Ces services sont totalement intégrés. On ne pourrait séparer le local de ce qui ne l'est pas sans émasculer l'entreprise qu'est AGT dans son état actuel.
L'arrêt de la Cour suprême du Canada Kootenay & Elk Railway Co. c. Compagnie du Chemin de Fer Canadien du Pacifique, [ 1974] R.C.S. 955, n'est d'aucun secours pour la requérante. Dans cette affaire, la Cour ne s'intéressait à la compagnie qu'antérieurement à tout rattachement. Il était clairement indiqué qu'une fois le rattachement avec le chemin de fer américain effectué, le caractère de toute l'entreprise pouvait changer et être assujetti à la législation fédérale.
Mais un lien matériel n'est pas suffisant pour faire entrer l'entreprise dans la compétence fédérale. Il faut examiner la structure organisationnelle de l'entreprise. Il doit y avoir, d'après la requérante, un lien organisationnel suffisant. La requérante fait valoir que cet élément ne se retrouve pas en l'espèce: le RTT n'est pas une personne morale et, en consé- quence, on ne peut dire qu'il fournit des services à qui que ce soit; ce sont les parties contractantes qui fournissent certains services à leurs abonnés et qui conservent le contrôle ultime de leur propre système de télécommunications.
L'argument n'est pas décisif. C'est un distinguo juridique par trop subtil pour qu'il puisse servir de fondement à une décision qui doit reposer sur le réel. L'existence du RTT, et la participation d'AGT à ce réseau, démontrent l'existence d'une entreprise commune et conjointe de télécommunications. Cela indique qu'AGT exploite son entreprise de télécommunications comme une entreprise interprovinciale et non pas comme une entreprise de nature purement locale. Si, aux yeux de la loi, AGT conserve le contrôle de ses installations, en pratique, elle ne peut s'isoler de l'entreprise conjointe qu'est le RTT sans détruire son système de télécommunication tel qu'il existe actuellement.
Enfin, le fait que les gouvernement et Parlement fédéraux n'aient jamais tenté, au cours des 80 dernières années, de réglementer AGT ne signifie pas que s'opère par le fait même une forme de prescription extinctive. AGT n'est pas une entre- prise locale aux termes de l'alinéa 92(10)a) de la Loi constitu- tionnelle de 1867.
2) L'immunité de la Couronne
L'article 16 de la Loi d'interprétation porte que nul texte législatif ne lie Sa Majesté «sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue». L'article 28 de la même Loi définit «Sa Majesté» comme le souverain de tous ses royaumes et territoires. L'argu- ment que la description de l'article 28 introduirait à l'article 16 une immunité dont bénéficierait la Couronne dans toutes ses émanations (y compris Sa Majesté du chef de la province d'Alberta) ne saurait être accepté. L'article 28 n'est qu'une description des titres de Sa Majesté, reprise de la Loi sur la désignation et les titres royaux.
La question demeure de savoir si l'article 16 devrait être interprété comme se rapportant autant à la Couronne provin- ciale qu'à la Couronne fédérale. Que l'on considère l'immunité de la Couronne comme un principe fondamental d'interpréta- tion législative ou comme un aspect de la prérogative, il y aurait aujourd'hui de bonnes raisons de croire que l'immunité prévue
dans la législation fédérale ne vise que la Couronne fédérale et non pas la provinciale. Cela découle du partage des fonctions législatives et de la prérogative dans notre fédération. Quoi qu'il en soit, que la règle de l'immunité de la Couronne soit un héritage historique du temps les gouvernements étaient moins actifs dans les domaines gouvernementaux non-tradition- nels, ou du temps l'unité de la Couronne était une réalité, elle fait toujours partie de notre droit. En conséquence, il est clair qu'AGT n'est pas régie par la Loi sur les chemins de fer ni par l'autorité réglementaire du CRTC, à moins que les dispositions pertinentes de cette loi, expressément ou tacite- ment, ne lient la Couronne provinciale ou à moins qu'on puisse dire qu'AGT a renoncé à l'immunité de la Couronne.
Par disposition expresse ou par déduction nécessaire
Il n'existe aucune disposition expresse dans la Loi sur les chemins de fer qui lie la Couronne provinciale. CN -CP soutient qu'AGT est liée par déduction et que cette déduction est nécessaire de par le texte de loi lui-même. L'argument d'AGT, que la Cour suprême du Canada dans ses arrêts Sa Majesté du chef de la province d'Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61 et R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, a voulu abandonner la théorie de la déduction nécessaire, n'est pas convainquant. Il serait justifié de le dire si la Cour suprême avait examiné l'interaction des articles 3 et 14 de la Loi d'interprétation, rapprochés de l'article 16 de ladite Loi.
Le premier argument de CN -CP, fondé sur les alinéas 102(1)c) et d) et le paragraphe 130(1) de la Loi sur les chemins de fer, doit être rejeté, ces articles n'étant pas pertinents.
Le second moyen de CN -CP, fondé sur le paragraphe 320(1) et l'article 5 de la Loi sur les chemins de fer (en son état actuel et tel qu'il apparaissait dans la Loi sur les chemins de fer de 1888), doit aussi être considéré comme rejeté. Il n'est pas raisonnable d'interpréter les dispositions actuelles concernant les entreprises de télécommunications en renvoyant â une dispo sition concernant les chemins de fer remontant à 1888, vu la croissance anarchique de la Loi sur les chemins de fer.
La renonciation à l'immunité
CN -CP fait valoir qu'AGT, du fait de son comportement, a renoncé à son immunité et est donc liée par la Loi sur les chemins de fer. Elle s'appuie sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada The Queen in the Right of the Province of Ontario v. Board of Transport Commissioners, [1968] R.C.S. 118. Dans cette affaire, la Cour suprême a appliqué la théorie du revers de la médaille: si un ordre de gouvernement renonce à son immu- nité en se prévalant des avantages de certaines dispositions législatives, il sera considéré comme ayant accepté et les avan- tages et les inconvénients qui en découlent; il ne peut choisir uniquement les dispositions qui l'avantagent. Mais ce serait pousser cette théorie trop loin que de tenir qu'AGT, par sa participation aux avantages des accords du RTT, a accepté la compétence générale du CRTC. Il n'y a aucun lien entre une renonciation à l'immunité relativement aux accords du RTT et la prétention de CN -CP qu'on ordonne à AGT de lui permettre un raccordement. La conclusion pourrait être différente si CN -CP était membre du RTT ou si le raccordement demandé avait un rapport avec un accord en vigueur entre AGT et CN -CP.
Enfin l'argument de CN -CP, qu'AGT n'est mandataire de la Couronne que dans la mesure elle fournit des services de télécommunications locaux mais, hors de cette sphère d'activi- tés, qu'elle perd son statut, doit être rejeté. Le pouvoir d'un gouvernement, fédéral ou provincial, de constituer des compa- gnies est tout à fait distinct de ses compétences législatives. Les arrêts de la Cour suprême Fulton et autres c. Energy Resour ces Conservation Board et autre, [1981] 1 R.C.S. 153 et Kootenay & Elk (précité) semblent indiquer qu'une législature provinciale peut constituer des personnes morales destinées à oeuvrer dans des champs de réglementation fédéraux.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
The Queen in the Right of the Province of Ontario v. Board of Transport Commissioners, [1968] R.C.S. 118; Toronto Transportation Commission v. The King, [1949] R.C.S. 510; Schwella, John F. v. The Queen and Hydro Electric Power Commission of Ontario et al., [1957] R.C.E. 226.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Capital Cities Communications Inc. et autre c. Conseil de la Radio-Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141; In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, [1932] A.C. 304 (P.C.); Toronto Corporation v. Bell Telephone Company of Canada, [1905] A.C. 52 (P.C.); Régie des services publics et autres c. Dionne et autres, [1978] 2 R.C.S. 191; Kootenay & Elk Railway Co. c. Compagnie du Chemin de Fer Canadien du Pacifi- que, [1974] R.C.S. 955; Luscar Collieries v. McDonald, [1927] A.C. 925 (P.C.); Sa Majesté du chef de la province de l'Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61; R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551; 50 N.R. 120.
DÉCISIONS CITÉES:
Attorney -General for Ontario v. Israel Winner, [1954] A.C. 541 (P.C.); Fulton et autres c. Energy Resources Conservation Board et autre, [1981] 1 R.C.S. 153; [1981] 4 W.W.R. 236; R. v. Borisko Brothers Quebec Ltd. (1969), 9 C.C.C. (2d) 227 (C.S.P. Qué.); Re Wind- sor Airline Limousine Services Ltd. and Ontario Taxi Association 1688 et al. (1980), 30 O.R. (2d) 732 (H.C.); Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754; Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115; Re Ottawa-Carleton Regional Transit Com mission and Amalgamated Transit Union, Local 219 [sic] et al. (1983), 144 D.L.R. (3d) 581 (H.C. Ont.), confirmé par (1984), 1 O.A.C. 177 (C.A.); Arrow Trans fer Co. Ltd. and Canadian Assoc. of Industrial, Mecha nical and Allied Workers, Local I (B.C.) and General Truckdrivers and Helpers Union, Local 31 (Intervener), [1974] 1 Canadian LRBR 29 (C.-B.); Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032; Maritime Bank of Canada (Liquidators of) v. Receiver-General of New Brunswick, [1892] A.C. 437 (P.C.); Bonanza Creek Gold Mining Company v. Rex, [1916] 1 A.C. 566 (P.C.);
Attorney -General for the Dominion of Canada v. Attor- ney -General for the Province of Ontario, [1898] A.C. 247 (P.C.); Regina v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, Ex parte Indian Association of Alberta, [1982] Q.B. 892 (C.A.); Province of Bombay v. Municipal Corporation of the City of Bombay and Ano ther, [1947] A.C. 58 (P.C.); In re Silver Brothers Ld., [1932] A.C. 514 (P.C.); Conseil des Ports Nationaux v. Langelier et al., [1969] R.C.S. 60; Société Radio- Canada, la station de télévision C.B.O.F.T. et autre c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 339.
AVOCATS:
John D. Rooke, W. Henkel et D. W. Kinloch pour la requérante.
C. R. O. Munro, c.r., et Michael Ryan pour Télécommunications CN -CP, intimée.
Eric A. Bowie, c.r., et D. J. Rennie pour le procureur général du Canada, intervenant. Gregory van Koughnett pour le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, intimé.
PROCUREURS:
Burnet, Duckworth & Palmer, Calgary, pour la requérante.
Contentieux, Canadien Pacifique Limitée, Montréal, pour Télécommunications CN -CP, intimée.
Le sous-procureur général du Canada pour le Conseil de la radiodiffusion et des télécommu- nications canadiennes, intimé, et le procureur général du Canada, intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La Cour est saisie d'une demande concluant à bref de prohibition qui inter- dirait au Conseil de la radiodiffusion et des télé- communications canadiennes (le CRTC) d'enten- dre plus avant une demande que lui a présentée Télécommunications CN -CP. La demande du CN -CP conclut à une ordonnance du CRTC qui obligerait Alberta Government Telephones (AGT) à mettre à sa disposition certaines installations pour faciliter l'échange des télécommunications entre ses systèmes et lignes de télégraphe et de téléphone et ceux d'AGT. La demande conclut aussi, notamment, à la fixation par le CRTC d'une indemnité à cet égard.
AGT soutient que le CRTC est incompétent et ne saurait être saisi de la demande, pour deux raisons: (1) AGT constituerait un ouvrage ou une entreprise de nature locale et en conséquence échapperait à la compétence constitutionnelle du Parlement fédéral (la question constitutionnelle); (2) AGT serait mandataire de la Couronne provin- ciale et échapperait donc à la compétence du CRTC car elle ne serait pas liée par la législation fédérale pertinente (la question de l'immunité de la Couronne).
La requête de CN -CP au CRTC se fonde sur les paragraphes 320(7) et (12) et 265(1) et (7) de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, chap. R-2, modifiée [par S.C. 1974-75-76, chap. 41, art. 1]. Malgré son nom, cette Loi régit les entreprises de télécommunications qui y sont visées. La Loi permet au CRTC d'exercer les pouvoirs réglemen- taires qu'elle établit.
Les articles pertinents, cités ci-dessus, sont pour ainsi dire d'un libellé tortueux, aussi je n'entends pas les énoncer ici. Qu'il suffise de dire que si l'une ou l'autre des prétentions d'AGT était fondée, le CRTC serait incompétent et ne pourrait être saisi de la requête. Si aucune n'est fondée, alors le CRTC est compétent.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
L'arrêtiste a décidé d'omettre 15 pages environ des motifs du jugement. L'omission ne concerne que les faits: il s'agit d'une description des instal lations matérielles d'Alberta Governement Tele phones et du système de télécommunications canadien, des services offerts, des tarifs exigés, des arrangements contractuels, de l'organisation, de la gestion et des fonctions du Réseau télépho- nique transcanadien.
Résumons certains des faits importants: les ins tallations de télécommunications d'AGT sont matériellement reliées aux systèmes de télécom- munications des entreprises situées à l'extérieur de la province de l'Alberta soit par micro-ondes, en deux points à la frontière de la Saskatchewan, en deux points à la frontière de la Colombie-Britanni- que, en un point à la frontière américaine et en un point à la frontière des Territoires du Nord-Ouest, soit par câbles souterrains franchissant les frontiè-
res en divers points. Quand je dis que le lien micro-ondes est matériel, j'utilise ce terme dans son sens le plus large. Je n'oublie pas les commen- taires de lord Porter dans l'arrêt Attorney -General for Ontario v. Israel Winner, [1954] A.C. 541 (P.C.), à la page 574, suivant lesquels qualifier l'écoulement d'une décharge électrique à travers la frontière d'une province de lien matériel est exa- géré. Mais il est clair, comme l'a montré l'arrêt de la Cour suprême Capital Cities Communications Inc. et autre c. Conseil de la Radio-Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141, la page 159, que la technologie de transmission n'est pas un facteur de validité législative important.
AGT reçoit les signaux émis par les téléphones de ses abonnés et les transmet à l'extérieur de l'Alberta; elle reçoit des signaux en provenance de l'extérieur de l'Alberta et les transmet à leurs destinataires en Alberta et, dans certains cas, elle retransmet à l'extérieur de l'Alberta certaines transmissions provenant elles-mêmes de l'exté- rieur.
Les installations matérielles de télécommunica- tions d'AGT sont raccordées aux frontières, et il existe en outre une intégration plus complète. Les mêmes appareils, lignes et réseaux micro-ondes téléphoniques servent à des fins locales, interpro- vinciales et même internationales. Il est clair que de nombreux employés d'AGT travaillent à fournir un service autant extra-provincial qu'intraprovin- cial, sans distinction.
Au niveau de l'organisation, il existe une entité dénuée de toute personnalité morale, le RTT [Réseau téléphonique transcanadien], dont sont membres les diverses entreprises de télécommuni- cations, chacune ayant une voix égale. Cet orga- nisme, dont AGT fait partie intégrante, tant au niveau du conseil d'administration qu'au niveau du personnel cadre apparemment, planifie le dévelop- pement et l'exploitation d'un réseau global com- posé des installations de chacun de ses membres, fixe les normes techniques, ainsi que les conditions et modalités selon lesquelles les services de télé- communications seront fournis par ses membres, assure une mise en marché commune, fixe les tarifs, sert d'intermédiaire dans les négociations et l'exécution des accords relatifs aux services inter- nationaux et voit à la mise en oeuvre d'un système de partage des revenus grâce à sa chambre de compensation.
La question constitutionnelle
AGT soutient que le CRTC n'a pas la compé- tence constitutionnelle de lui ordonner de fournir des raccordements à CN -CP parce qu'elle serait un ouvrage ou une entreprise d'une nature locale et serait en conséquence de compétence provinciale exclusive en vertu du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1)]:
92. Dans chaque province, la législature pourra exclusive- ment légiférer relativement aux matières entrant dans les caté- gories de sujets ci-dessous énumérés, à savoir:
10. les ouvrages et entreprises d'une nature locale, autres que ceux qui sont énumérés dans les catégories suivantes:
a) lignes de bateaux à vapeur ou autres navires, chemins de fer, canaux, télégraphes et autres ouvrages et entrepri- ses reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au-delà des limites de la province;
Il faut d'abord examiner l'argument de la requé- rante voulant que le critère applicable pour décider si une entreprise est locale ou interprovinciale aux termes du paragraphe 92(10) consiste à décider si le caractère véritable de son activité est local ou interprovincial. On soutient qu'il ne suffit pas de déterminer si l'entreprise exerce de façon conti- nuelle et régulière une activité interprovinciale suffisamment importante. Pour étayer cette propo sition, on cite les décisions suivantes: Attorney - General for Ontario v. Israel Winner, [1954] A.C. 541 (P.C.), à la page 582; Fulton et autres c. Energy Resources Conservation Board et autre, [1981] 1 R.C.S. 153; [1981] 4 W.W.R. 236; R. v. Borisko Brothers Quebec Ltd. (1969), 9 C.C.C. (2d) 227 (C.S.P. Qué.); et Re Windsor Airline Limousine Services Ltd. and Ontario Taxi Asso ciation 1688 et al. (1980), 30 O.R. (2d) 732 (H.C.), aux pages 736 et 737.
Il se peut qu'il y ait en fait peu de différence entre les deux critères précités mais, à mon avis, c'est le dernier que la jurisprudence a dégagé. La notion de caractère véritable sert à déterminer la constitutionnalité d'une loi; je crois que c'est con- fondre les choses que d'y avoir recours pour déci- der de la nature (interprovinciale ou locale) d'une entreprise. Le critère du caractère véritable s'ap- pliquera bien entendu en cas de contestation de la
validité d'une loi, par exemple, si elle cherche à contrôler des entreprises intraprovinciales ou extra-provinciales, selon le cas; mais souvent ce ne sera pas le litige. Souvent la loi en elle-même est neutre, la question qui se pose est de savoir si elle s'applique à certaines entreprises compte tenu de la nature (locale ou interprovinciale) de ces entre- prises. Dans un tel cas, il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi. Il ne m'a pas semblé que l'avocat de CN -CP soutenait que la loi albertaine constituant AGT était inva- lide ni que Public Utilities Board Act [R.S.A. 1980, chap. P-37] de l'Alberta n'était pas constitu- tionnelle. Il s'agit plutôt de savoir si AGT, une fois constituée, peut validement être régie par une loi fédérale à cause de la nature de son entreprise.
Je constate aussi que les tribunaux se sont servis de la notion de caractère véritable (p. ex. affaire Winner (précitée)) pour faire comprendre qu'ils n'étaient pas prêts à considérer comme locales ou comme extra-provinciales des entreprises qui ten- taient de se déguiser en l'une ou en l'autre mais ne l'étaient pas vraiment. Hogg, dans son ouvrage intitulé Constitutional Law of Canada, à la page 327, en parle comme d'un exemple de [TRADUC- TION] «la théorie bien connue du déguisement appliquée aux entreprises interprovinciales». Même cet emploi du concept du «caractère véritable» pour qualifier la nature des entreprises a cédé le pas, me semble-t-il, au critère ultérieurement dégagé exi- geant [TRADUCTION] «une activité extra-provin- ciale continue et régulière suffisamment impor- tante».
Ce critère n'exige pas que la portion extra-pro- vinciale de l'entreprise domine, mais il signifie qu'une activité extra-provinciale occasionnelle et irrégulière ne conduira pas à une qualification de l'entreprise comme étant de compétence fédérale. Voir en général: Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754; Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115, aux pages 131 133; Re Ottawa-Carleton Regio nal Transit Commission and Amalgamated Tran sit Union, Local 219 [sic] et al. (1983), 144 D.L.R. (3d) 581 (H.C. Ont.), confirmé par (1984), 1 O.A.C. 177 (C.A.), spécialement aux pages 183à 186.
Notons en second lieu que tous conviennent qu'AGT constitue bien une entreprise aux termes du paragraphe 92(10). il y a litige, c'est lorsqu'il s'agit de savoir si elle devrait être quali- fiée d'entreprise locale ou au contraire d'entreprise «reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au-delà des limites de la province».
Les preuves rapportées ne semblent laisser d'au- tre alternative que de conclure qu'AGT exerce un degré important d'activités interprovinciales conti nues et régulières et qu'elle doit donc être considé- rée comme de la seconde espèce.
Les arguments d'AGT pour soutenir que ce n'est pas le cas font ressortir deux aspects de l'entre- prise: (1) ses installations matérielles ne débordent pas les frontières de la province de l'Alberta (si l'on ne tient pas compte du cas de Lloydminster et du débordement aux confins de la frontière dans le cas des services de radio-téléphone); (2) le RTT n'a pas de personnalité morale, sa structure orga- nisationnelle est telle que chaque membre conserve le contrôle ultime de son propre système de télé- communications, la qualification réelle du système devant le concevoir comme un groupe d'entreprises locales, non comme un système national intégré.
Je paraphraserais le premier moyen que fait valoir AGT comme suit: les preuves démontrant que le réseau micro-ondes du RTT en Alberta est identique à celui d'AGT n'établissent pas qu'AGT forme partie intégrante d'une entreprise fédérale, mais laissent entendre plutôt qu'aucune entreprise de ce genre n'existe, ce qu'on appelle le «réseau national» n'étant qu'un groupe de systèmes locaux et régionaux. AGT ne fournit aucun service de quelque genre que ce soit hors des frontières de l'Alberta; elle fournit simplement à ses abonnés le moyen de rejoindre les abonnés de certains autres systèmes de télécommunications, dans d'autres ter- ritoires, sans fournir le service elle-même.
Le premier obstacle que rencontre cet argument c'est le texte de l'alinéa 92(10)a) lui-même. Ce texte ne se contente pas de couvrir les entreprises «s'étendant au-delà des limites de la province»; il s'applique aussi aux «entreprises reliant la province à une autre ou à d'autres». Les termes de l'alinéa ne semblent pas exiger, pour qualifier une entre- prise d'interprovinciale, qu'il doive y avoir des
installations matérielles de cette entreprise situées à l'extérieur de la province.
En outre, il me semble que l'argument d'AGT insiste indûment sur le lieu et la nature des instal lations matérielles de l'entreprise, insistance que la jurisprudence ne supporte pas. L'arrêt In re Regu lation and Control of Radio Communication in Canada, [ 1932] A.C. 304 (P.C.), aux pages 314 et 315, définit ce que c'est qu'une «entreprise». Dans cette affaire, on prétendait qu'une entreprise de radiodiffusion n'était pas une entreprise parce que les termes «ouvrages et entreprises» de l'alinéa 92(10)a) signifiaient des ouvrages matériels, et non des services, et aussi parce que l'émetteur et le récepteur constituaient des biens qui fonction- naient entièrement dans leurs provinces respecti- ves. Le Comité judiciaire du Conseil privé déclara:
[TRADUCTION] La prétention de la province repose en réa- lité, comme on l'a déjà dit, sur une distinction nette entre les postes émetteurs et récepteurs. De l'avis de leurs Seigneuries, cela est impossible ... Un réseau de radiodiffusion ne peut exister sans qu'il y ait à la fois un poste émetteur et un poste récepteur. Certes, le récepteur est inutile sans l'émetteur, et il peut être réduit à l'impuissance si l'on ferme ce dernier. Le système ne peut être divisé en deux parties indépendantes l'une de l'autre.
Une «entreprise» n'est pas une chose matérielle, mais une organisation dans laquelle, cela va de soi, on utilise des choses matérielles.
Leurs Seigneuries ne doutent donc pas que la radiodiffusion est une entreprise «reliant la province à d'autres provinces et s'étendant au-delà des limites de la province». Mais en outre, comme on l'a déjà dit, elles sont d'avis que la radiodiffusion tombe dans le domaine des «télégraphes». À n'en pas douter, dans le langage courant, le mot télégraphe sert presque exclusi- vement à désigner l'appareil électrique qui, au moyen d'un fil le reliant à un autre appareil, permet de transmettre des signes ou des mots de toutes sortes. Mais, d'après son sens primitif, le mot anglais «telegraph», tel que le donne le dictionnaire Oxford, signifie «Un appareil pour la transmission à distance des messa ges, d'ordinaire par des signes de quelque sorte.» Or, pour la transmission d'un message, il faut un récepteur aussi bien qu'un émetteur. Le message peut ne pas être entendu, mais du moins il arrive à destination. De plus, la définition stricte du mot «télégraphe», donnant à ce mot le sens qu'on lui attribue d'ordinaire, a déjà été écartée dans l'affaire Toronto Corpora tion v. Bell Telephone Co. of Canada. [C'est moi qui souligne.]
Cet arrêt, Toronto Corporation v. Bell Tele phone Company of Canada, [1905] A.C. 52 (P.C.), bien entendu, traitait d'une compagnie dont les installations étaient, et sont, situées dans deux provinces (l'Ontario et le Québec) et que la loi qui la constituait autorisait à fonctionner ainsi.
Dans ce contexte, le Comité judiciaire du Conseil privé, à la page 59, a décrit les activités de la compagnie comme suit:
[TRADUCTION] L'entreprise de Bell Telephone n'était pas plus un ensemble d'affaires distinctes que l'entreprise d'une compa- gnie de télégraphe qui possède une ligne de longue distance en même temps qu'un service local, ou que l'entreprise de chemins de fer qui peut avoir un fort trafic suburbain et des centaines de milles de voie ferrée communiquant avec des localités éloignées.
En outre, je note que dans l'arrêt Capital Cities (précité), à la page 159, la Cour suprême parle d'entreprises interprovinciales comme étant celles «qui s'étendent au-delà des limites de la province sont situées leurs installations» et que dans l'arrêt Régie des services publics et autres c. Dionne et autres, [1978] 2 R.C.S. 191, à la page 197, elle dit:
Dans tous ces cas, il faut rechercher quel est le service fourni et pas simplement quels sont les moyens utilisés.
La caractéristique qui s'avère cruciale donc, c'est la nature de l'entreprise elle-même, non le matériel qu'elle emploie. AGT offre à ses abonnés des services de télécommunications locaux, inter- provinciaux et internationaux. Ses installations matérielles servent à fournir ces trois services, sans distinction—ils sont totalement intégrés. D'ailleurs on ne pourrait séparer le local de ce qui ne l'est pas sans émasculer l'entreprise qu'est AGT dans son état actuel.
La requérante s'appuie fortement sur l'arrêt récent de la Cour suprême Kootenay & Elk Rail way Co. c. Compagnie du Chemin de Fer Cana- dien du Pacifique, [1974] R.C.S. 955. Dans cette affaire, la Cour suprême a jugé que la compagnie ferroviaire Kootenay and Elk ne faisait pas partie d'une entreprise extra-provinciale et qu'en consé- quence sa constitution par le gouvernement de la Colombie-Britannique était valide. La compagnie avait été constituée dans le but de construire et d'exploiter un chemin de fer s'étendant jusqu'à un quart de pouce de la frontière américaine. On disait que le personnel de Kootenay assurerait le fonctionnement du chemin de fer jusqu'à la fron- tière et qu'il serait pris en charge par le personnel de la compagnie Burlington au sud de la frontière.
Je ne crois pas que cet arrêt soit d'un grand secours pour la requérante. Certes, la Cour suprême a jugé que la compagnie Kootenay ne faisait pas partie d'une entreprise extra-provin-
ciale, mais la Cour ne s'intéressait à la compagnie qu'antérieurement à tout rattachement. Pour la Cour, il s'agissait de savoir si une législature pro- vinciale pouvait ou non constituer une compagnie pour la construction d'une ligne de chemin de fer jusqu'à un quart de pouce de la frontière, comme voulait le faire Kootenay. Tout en répondant par l'affirmative à la question, il était clairement indi- qué qu'une fois le rattachement avec le chemin de fer de Burlington effectué, le caractère de toute l'entreprise pourrait changer. Ainsi, à la page 982:
En résumé, je suis d'avis qu'une législature provinciale peut autoriser la construction d'une ligne de chemin de fer qui est entièrement située à l'intérieur des limites de la province. Le fait qu'un tel chemin de fer puisse par la suite, en raison de sa liaison avec un autre chemin de fer ou de sa mise en service, devenir soumis à la réglementation fédérale ne touche pas au pouvoir de la législature provinciale de le créer.
Outre cette concentration sur la construction du chemin de fer, M. le juge Martland, auteur de l'arrêt majoritaire de la Cour dans l'affaire Koote- nay & Elk, cite, à la page 980, l'arrêt Luscar Collieries v. McDonald, [1927] A.C. 925 (P.C.). Dans cette affaire, une ligne de chemin de fer exploitée entièrement dans une province et appar- tenant aux intimés pour leurs propres fins indus- trielles fut considérée comme une entreprise inter- provinciale. À la page 932, le Comité judiciaire du Conseil privé déclarait:
[TRADUCTION] Il est impossible, à leur avis, de dire d'une section quelconque de ce réseau qui ne s'étend pas jusqu'à la frontière de la province, qu'elle ne relie pas cette province à une autre. Si elle est reliée à une ligne qui est elle-même reliée à une ligne dans une autre province, alors elle constitue un maillon de la chaîne, et on peut dire à bon droit qu'elle relie la province dans laquelle elle est située avec d'autres provinces.
Dans la présente affaire, considérant le mode d'exploitation du chemin de fer, leurs Seigneuries sont d'avis qu'il s'agit en fait d'un chemin de fer reliant la province de l'Alberta avec d'autres provinces . Il existe une liaison continue par chemin de fer entre ce point de l'embranchement Luscar qui est le plus éloigné du point de raccordement avec l'embranchement Moun tain Park et les régions du Canada situées à l'extérieur de la province de l'Alberta. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'affaire Luscar, l'embranchement n'était pas exploité par son propriétaire mais par le Cana- dien national conformément à un accord avec lui. Cette exploitation étroitement reliée parut impor- tante tant aux yeux du Comité judiciaire qu'à ceux de M. le juge Martland dans l'arrêt Kootenay & Elk. Celui-ci écrit, aux pages 980 et 981:
Dans Luscar Collieries, Limited v. McDonald, il s'agissait de décider si la Commission des chemins de fer fédérale pouvait
rendre une ordonnance accordant des droits de circulation sur la ligne de l'appelante ... Cependant, dans cette affaire-là, la décision a été fondée sur le fait que la ligne de Luscar était mise en service par C.N.R.
Il convient de signaler que, dans cette affaire-là, la loi qui a autorisé la construction de la ligne Luscar avait été adoptée par la législature de l'Alberta et que cette loi autorisait aussi la compagnie Luscar à conclure un traité avec C.N.R. pour la mise en service de son chemin de fer. Il est clair que la ligne Luscar était destinée à aider à la mise en marché du charbon de Luscar à l'extérieur de la province. Dans cette affaire-là, il n'a pas été prétendu que la législature de l'Alberta ne pouvait adopter une telle disposition. Ce que l'arrêt a décidé c'est que, une fois que la ligne, en raison de sa mise en service, était devenue partie d'un réseau de chemin de fer inter-provincial, elle devenait assujettie à la réglementation fédérale. [C'est moi qui souligne.]
Il est clair donc, comme le soutient AGT, qu'un lien matériel peut ne pas être suffisant pour faire entrer l'entreprise dans la compétence fédérale. Il faut quelque chose de plus; ce quelque chose, on l'a décrit comme la manière dont le système est exploité.
Ce qui nous amène au second moyen que fait valoir AGT. Elle soutient que le second élément nécessaire pour autoriser à dire qu'il s'agit d'une entreprise interprovinciale (que j'appellerai le lien organisationnel suffisant) ne se retrouve pas en l'espèce. Pour paraphraser l'argument: le RTT n'est pas une personne morale et en conséquence on ne peut dire qu'il fournit des services à qui que ce soit; ce sont les parties contractantes qui four- nissent des services à leurs abonnés dans leur propre système et qui s'échangent le trafic avec les autres entreprises; il en est ainsi même si, pour des raisons commerciales ou de relations publiques, AGT a choisi de se présenter (de concert avec d'autres entreprises de télécommunications) comme exploitant conjointement un réseau natio nal de télécommunications; et les parties, ayant convenu de ne prendre de décisions qu'à l'unani- mité, conservent le contrôle ultime de leur propre système de télécommunications.
Je ne trouve pas cet argument décisif. Il me semble que c'est donner trop d'importance aux subtilités de la structure juridique en écartant la réalité des faits. Implicitement dans cet argument on admet que, si le RTT était doté de la personna- lité morale, il s'agirait manifestement d'une entre- prise interprovinciale. C'est un distinguo juridi- que par trop subtil pour qu'il puisse servir de
fondement à une décision qui en somme doit repo- ser sur le réel. Je note que dans l'arrêt Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115, aux pages 132 et 133, la Cour suprême a cité la décision de la Commission des relations de travail de la Colom- bie-Britannique Arrow Transfer Co. Ltd. and Canadian Assoc. of Industrial, Mechanical and Allied Workers, Local 1 (B.C.) and General Truckdrivers and Helpers Union, Local 31 (Inter- vener), [ 1974] 1 Canadian LRBR 29 [aux pages 34 et 35]:
[TRADUCTION] Dans chaque cas la décision est un jugement à la fois fonctionnel et pratique sur le caractère véritable de l'entreprise active et il ne dépend pas des subtilités juridiques de la structure de la société en cause ou des relations de travail.
La question qui se posait dans ces affaires, naturel- lement, était de savoir si les entreprises en cause étaient extra-provinciales et relevaient par consé- quent de la compétence fédérale en matière de relations de travail.
À mon avis, l'existence du RTT, et la participa tion d'AGT à ce réseau, démontrent l'existence d'une entreprise commune et conjointe de télécom- munications. Cela indique qu'AGT exploite son entreprise de télécommunications comme une entreprise interprovinciale et non pas comme une entreprise de nature purement locale. Aussi, aux yeux de la loi, il se peut qu'AGT conserve le contrôle de ses installations mais, en pratique, elle ne peut s'isoler de l'entreprise conjointe qu'est le RTT sans détruire son système de télécommunica- tions tel qu'il existe actuellement. Le fait qu'il faille l'accord unanime des membres du RTT ne saurait masquer les contraintes que l'existence du système intégré et l'interdépendance de ses mem- bres imposent.
On a rappelé à plusieurs reprises que le gouver- nement et Parlement fédéraux n'ont jamais tenté, au cours des quelque 80 années de croissance des systèmes téléphoniques, de réglementer AGT. Bell Canada, dont les activités s'étendent et à l'Ontario et au Québec et qui a été déclarée, en vertu de l'alinéa 92(10)c), ouvrage pour l'avantage général du Canada, est réglementé par l'ordre fédéral, de même que British Columbia Telephone Company (qui a aussi fait l'objet d'une déclaration aux termes de l'alinéa 92(10)c)) et le CN, dans le cas de «Norouestel». Télésat Canada, naturellement,
est assujettie à la réglementation fédérale. Le fait qu'une compétence constitutionnelle n'est pas exercée pendant de longues périodes, ou est irrégu- lièrement exercée, ne signifie pas que s'opère par le fait même une forme de prescription acquisitive. (Voir Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032, pour une affaire dans laquelle un comportement inconstitutionnel demeura incontesté pendant quatre-vingt-dix ans.)
Je conclus donc qu'AGI n'est pas une entreprise locale aux termes de l'alinéa 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867.
L'immunité de la Couronne
De prime abord, la Couronne (tant fédérale que provinciale) est une personne morale qui, n'étaient les règles spéciales concernant l'immunité de la Couronne, serait visée par le texte on ne peut plus clair des articles pertinents de la Loi sur les che- mins de fer.
Cependant, la requérante soutient qu'elle est mandataire du gouvernement provincial et que, à ce titre, elle ne saurait être liée par une loi fédérale à moins que celle-ci ne dise expressément qu'on entend lier la Couronne provinciale. L'argument s'appuie sur l'article 16 de la Loi d'interprétation fédérale, S.R.C. 1970, chap. I-23, et sur la défini- tion que l'article 28 de cette Loi donne des termes «Sa Majesté».
L'article 16 porte:
16. Nul texte législatif de quelque façon que ce soit ne lie Sa Majesté ni n'a d'effet à l'égard de Sa Majesté ou sur les droits et prérogatives de Sa Majesté, sauf dans la mesure y mention- née ou prévue.
La définition des termes «Sa Majesté» que donne l'article 28 de la Loi d'interprétation (applicable à toute la législation fédérale) dispose que:
28....
«Sa Majesté», «la Reine», «le Roi» ou «la Couronne» désigne le souverain du Royaume-Uni, du Canada et de Ses autres royaumes et territoires, et chef du Commonwealth;
Cette définition doit jouer dans le cas de l'article 16 de la Loi en vertu de son paragraphe 3(2):
3....
(2) Les dispositions de la présente loi s'appliquent à sa propre interprétation.
On prétend que, puisque les termes «Sa Majesté», que définit l'article 28, signifient le sou- verain de tous ses royaumes et territoires, cela introduit dans la législation fédérale la notion d'in- divisibilité de la Couronne et, en particulier dans l'article 16, la notion de l'immunité de la Cou- ronne dans toutes ses émanations (dont celle de la Couronne du chef de la province de l'Alberta).
Je ne suis pas sûre qu'on puisse recourir à la définition de l'article 28. Ce n'est qu'une descrip tion du titre de Sa Majesté reprise de la Loi sur la désignation et les titres royaux, S.R.C. 1970, chap. R-12. Ce qui est plus important, si la des cription que donne de Sa Majesté l'article 28 implique la notion d'indivisibilité de la Couronne, il me semble que cela a pour effet d'introduire dans la législation fédérale une immunité dont doivent bénéficier tous les gouvernements et subdi visions de gouvernements, à l'échelle mondiale, dont Sa Majesté est la souveraine. Je n'oublie pas que les gouvernements étrangers (membres ou non du Commonwealth) jouissent d'une immunité à l'égard d'une grande partie du droit interne du fait de certaines autres règles ou présomptions juridi- ques. Néanmoins, il m'est difficile d'accepter, au niveau conceptuel, que l'article 16 de la Loi d'in- terprétation, par le jeu de la définition qu'on y donne de Sa Majesté à l'article 28, accorde à toutes les institutions gouvernementales dont Sa Majesté est la souveraine, une immunité à l'égard de la législation fédérale.
En outre, il me semble que ce genre d'interpré- tation littérale de l'article 16, rapproché de l'arti- cle 28, signifierait que le dispositif de toutes les lois fédérales devrait être interprété comme visant non seulement Sa Majesté du chef du gouverne- ment fédéral du Canada, mais aussi toutes les autres émanations de Sa Majesté.
Qu'en est-il alors de l'article 16, si on ne peut l'interpréter en faisant intervenir la définition que donne des termes «Sa Majesté» l'article 28? Devrait-il être interprété comme ne se rapportant qu'à la Couronne fédérale ou doit-il être interprété comme accordant une immunité à la Couronne provinciale aussi?
L'immunité de la Couronne est parfois considé- rée comme un principe fondamental d'interpréta- tion législative, parfois comme un aspect de la
prérogative. (Voir McNairn, Governmental and Intergovernmental Immunity in Australia and Canada (1977), la page 1; Hogg, Constitutional Law of Canada (1977), aux pages 163 et 172; Hogg, Liability of the Crown (1971), la page 166.) Selon l'une ou l'autre interprétation, il y aurait aujourd'hui de bonnes raisons de croire que l'immunité prévue dans la législation fédérale ne vise que la Couronne fédérale et non pas la Cou- ronne provinciale. Cela découlerait de ce que tant les fonctions législatives que la prérogative sont, dans notre fédération, partagées.
Si on la considère comme un principe fondamen- tal d'interprétation législative, rien vraiment ne permet de supposer que l'omission dans une loi fédérale d'un article liant expressément la Cou- ronne provinciale soit le fait d'une décision cons- ciente du Parlement en ce sens. Il est plus probable que personne ne s'est posé la question (cette immu- nité peut avoir des conséquences importantes au niveau commercial, par exemple, en cas d'investis- sements dans certaines valeurs mobilières ou dans certains autres instruments financiers par une ins titution gouvernementale provinciale). Si l'immu- nité ne devait s'appliquer qu'aux activités qu'on pourrait qualifier de gouvernementales, sa raison d'être deviendrait claire: interdire à un ordre de gouvernement de subordonner l'autre ordre. Mais quand l'immunité doit jouer aussi dans le cas des institutions commerciales ou financières du gou- vernement, surtout lorsqu'elles font concurrence à des entreprises privées assujetties à une réglemen- tation gouvernementale, il devient plus difficile d'en comprendre la raison d'être.
Dans la mesure la règle de l'immunité de la Couronne découle de la prérogative de la Cou- ronne, il est difficile de comprendre comment, au Canada, elle peut être une source d'immunité pro- vinciale à l'égard de la législation fédérale. La prérogative n'a pas d'existence unifiée dans notre fédération. La jurisprudence constitutionnelle montre clairement que la prérogative de la Cou- ronne est divisée conformément au partage fédé- ral-provincial des compétences législatives. Voir en général: Maritime Bank of Canada (Liquidators of) v. Receiver-General of New Brunswick, [1892] A.C. 437 (P.C.); Bonanza Creek Gold Mining Company v. Rex, [1916] 1 A.C. 566 (P.C.); Attorney -General for the Dominion of Canada v.
Attorney -General for the Province of Ontario, [1898] A.C. 247 (P.C.). Et, pour une récente affaire britannique on analyse la notion d'unité de la Couronne, voir: Regina v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, Ex parte Indian Association of Alberta, [1982] Q.B. 892 (C.A.).
Quoi qu'il en soit, que la règle soit un héritage du temps les gouvernements étaient moins actifs dans ce que souvent on appelle les domaines gouvernementaux non traditionnels, ou qu'il s'agisse d'un héritage du temps l'unité de la Couronne était une réalité (avant l'apparition du gouvernement responsable et celle d'États indépen- dants sous la même Couronne), elle demeure tou- jours la règle. Le juge en chef Laskin dans Sa Majesté du chef de la province de l'Alberta c. Commission canadienne des transports (l'affaire P.W.A.), [1978] 1 R.C.S. 61, la page 71, a écrit:
On peut avancer que vu la nature du système fédéral canadien, la notion d'indivisibilité de la Couronne devrait être abandon- née. La Constitution du Canada répartit le pouvoir législatif entre le Parlement central et des législatures provinciales et le pouvoir exécutif, dit de prérogative (officiellement conféré à la Reine), est réparti comme le pouvoir législatif et relève donc de différents pouvoirs exécutifs. Cependant les décisions des tribu- naux, notamment celles du Conseil privé, ont considéré qu'une mention générale de la Couronne dans la législation provinciale et fédérale renvoyait à la notion de Couronne indivisible. Il suffit à ce sujet de citer l'arrêt du Comité judiciaire dans Dominion Building Corporation c. Le Roi .. .
Et, à la page 76:
... la règle de common law fait partie de ce qu'il convient d'appeler le droit de la Couronne et constitue un principe historique faisant partie du droit de notre pays depuis son origine; elle fait partie de notre droit en vertu du régime fédéral entré en vigueur en 1867, l'avantage à la fois de la Couronne du chef du Canada et de la Couronne du chef d'une province. A mon sens, si le gouvernement de l'Alberta ne peut se prévaloir de la protection prévue à l'art. 16 de la Loi d'interprétation fédérale, il peut à juste titre invoquer le principe de common law énoncé dans l'arrêt Bombay. Quoi qu'il en soit, je conclus qu'il n'est pas lié par les art. 19 et 20 du Règlement sur les transporteurs aériens.
En conséquence, il est clair qu'à moins que les dispositions pertinentes de la Loi sur les chemins de fer, expressément ou tacitement, ne lient la Couronne provinciale, ou à moins qu'on ne puisse dire qu'AGT a renoncé à l'immunité de la Cou- ronne, celle-ci n'est pas régie par cette loi ni par l'autorité réglementaire du CRTC.
a) Par disposition expresse ou par déduction nécessaire
En common law, la règle était claire; la Cou- ronne n'était pas liée à moins que la loi ne le dise expressément ou à moins que ce soit la conclusion à laquelle on doive nécessairement arriver par déduction. (Hogg, Constitutional Law of Canada
(1977), la page 172; McNairn, Governmental and Intergovernmental Immunity in Australia and Canada (1977), la page 1; Maxwell, The Inter
pretation of Statutes (12» éd. 1969), la page 161.) Il n'existe aucune disposition expresse dans la Loi sur les chemins de fer qui lie la Couronne provinciale, mais l'intimé soutient qu'AGT est liée par une déduction nécessaire.
L'avocat de l'intimé CN -CP soutient que la théorie de la déduction nécessaire comporte deux volets: (1) la déduction nécessaire jouerait lorsque l'objet même de la loi serait déjoué si la Couronne n'était pas liée (voir Province of Bombay v. Muni cipal Corporation of the City of Bombay and Another, [1947] A.C. 58 (P.C.)); (2) la déduction nécessaire qui découle du texte de loi lui-même. On ne saurait soutenir en l'espèce, il le reconnaît, la nécessité d'une telle déduction au premier sens. Plutôt, il soutient que cette déduction est néces- saire de par le texte de loi lui-même.
L'avocat de la requérante soutient, quelle qu'ait été la common law autrefois, que la théorie de la déduction nécessaire doit être considérée actuelle- ment, dans l'une ou l'autre de ses formulations, comme caduque. Il fonde son argumentation sur les commentaires du juge en chef Laskin dans l'arrêt P.W.A. au sujet de l'arrêt du Conseil privé In re Silver Brothers Ld., [1932] A.C. 514. Aux pages 74 et 75 de l'arrêt P.W.A., le juge en chef Laskin a écrit:
Le Conseil privé, en se fondant sur l'art. 16 de la Loi d'interprétation, a rejeté la thèse de la «déduction nécessaire» invoquée à l'appui de l'argumentation de la Couronne fédérale. Il a déclaré à ce sujet la p. 523):
[TRADUCTION] On a ensuite avancé que puisque la Loi sur les banques et la Loi sur la faillite non seulement traitent de privilèges mais (inter alfa) de privilèges de la Couronne, il faut conclure par «déduction irrésistible» que le législateur entendait traiter de tous les privilèges de la Couronne. Pour répondre à cette affirmation, il suffit de s'arrêter aux termes mêmes de l'art. 16. Il est alors manifestement contradictoire de prétendre qu'une «déduction irrésistible» constitue une mention expresse.
La question de savoir si le Conseil privé aurait retenu la thèse de la «déduction nécessaire» en l'absence dudit art. 16 est une toute autre chose. Comme je l'ai déjà indiqué, je suis incapable d'accepter cette thèse en l'espèce, ni en vertu de la règle de common law, ni en vertu de l'actuel art. 16 de la Loi d'interprétation.
Et l'avocat d'invoquer aussi l'arrêt R. c. Eldo- rado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551,à la page 560; 50 N.R. 120, la page 126:
L'article 16 de la Loi d'interprétation requiert une disposition expresse pour qu'une loi lie l'Etat.
Et, à la page 562 R.C.S.; 127 N.R.:
Au Canada, le chef de l'État est Sa Majesté la Reine, le monarque régnant du Royaume-Uni. En prévoyant que «Nul texte législatif ... ne lie Sa Majesté ... sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue», le Parlement a exempté l'État, souvent appelé la Couronne, de l'assujettissement aux lois du Parlement qui ne prévoient pas de façon expresse qu'elles s'appliquent à l'État. [C'est moi qui souligne.]
Il est possible que les faits dans ces deux espèces n'aient pas justifié une conclusion que la déduction était nécessaire, mais je ne suis pas entièrement convaincue que la Cour suprême ait voulu aban- donner la théorie de la déduction nécessaire aussi définitivement que l'avocat de la requérante AGT le prétend.
J'accepterais de dire que la Cour suprême a écarté les deux volets de la théorie de la déduction nécessaire s'il était clair qu'elle a examiné le second volet de la théorie et l'interaction des arti cles 3 et 14 de la Loi d'interprétation rapprochés de l'article 16.
Le paragraphe 3(1) porte:
3. (1) A moins qu'une intention contraire n'apparaisse, cha- cune des dispositions de la présente loi s'étend et s'applique à tout texte législatif ... [C'est moi qui souligne.]
Et l'alinéa 14(2)a):
14....
(2) Lorsqu'un texte législatif renferme un article interpréta- tif ou une disposition interprétative, l'article ou la disposition en question doit se lire et s'interpréter
a) comme étant applicable seulement si l'intention contraire n'apparaît pas ...
De toute façon, il n'est nécessaire de décider si la Cour suprême est effectivement allée aussi loin que l'avocat de la requérante le prétend que s'il peut être démontré à partir du texte de la loi pertinente que la Couronne provinciale est néces- sairement liée.
L'avocat soutient que deux aspects de la Loi sur les chemins de fer amènent à cette conclusion. Son premier moyen est fondé sur les articles 130(1) et 102(1)c) et d). Le paragraphe 102(1) confère aux compagnies qu'il régit le pouvoir d'acquérir les terrains nécessaires à leur entreprise et celui d'exercer cette entreprise sur les terrains de qui que ce soit, «conformément au tracé de la ligne». Le paragraphe 130(1) interdit à la compagnie de s'approprier, d'utiliser ou d'occuper «des terres qui appartiennent à la Couronne, sans le consentement du gouverneur en conseil». Si, fait-on valoir, la Couronne n'est pas expressément liée par la Loi et n'est pas visée par le terme personne, au sens de la Loi, la clause d'exclusion du paragraphe 130(1) n'est pas nécessaire.
Cet argument ne me paraît pas convaincant. Il s'agit de savoir si les entreprises de télécommuni- cations qui sont mandataires de la Couronne pro- vinciale sont régies par les dispositions réglemen- tant ce genre d'entreprises. Les articles en question traitent des propriétaires dont les terrains pour- raient être nécessaires à la construction d'une entreprise ferroviaire. Si l'argument était de savoir si un chemin de fer peut passer sur les terrains de la Couronne provinciale comme sur les terrains de toute autre personne, la réserve pourrait être perti- nente et utile pour fins d'interprétation. Mais je n'estime pas qu'elle vient en aide à l'avocat de l'intimé CN -CP lorsqu'il soutient que les entrepri- ses de télécommunications de la Couronne provin- ciale sont liées par la Loi.
Son second moyen est fondé sur le paragraphe 320(1) et l'article 5:
320. (1) .. .
«compagnie» signifie une compagnie de chemin de fer ou une personne autorisée à construire ou à tenir en service un chemin de fer, qui a le pouvoir de construire ou de tenir en service une ligne ou un réseau de télégraphe ou de téléphone, et d'en exiger des taxes; et comprend aussi les compagnies de télégraphe et de téléphone, et toute compagnie et toute personne, relevant de l'autorité législative du Parlement du Canada, qui ont le pouvoir de construire ou de tenir en service une ligne ou un réseau de télégraphe ou de téléphone et d'en exiger des taxes;
5. Sous réserve des dispositions ci-incluses, la présente loi s'applique à toutes les personnes, les compagnies de chemin de fer et à tous les chemins de fer, qui relèvent de l'autorité législative du Parlement du Canada, constitués en corporations ou autorisés, soit dans le passé, soit à l'avenir, et de quelque manière que ce soit, sauf les chemins de fer de l'État auxquels cependant elle doit s'appliquer dans la mesure spécifiée dans toute loi s'y rapportant ou s'y rattachant.
Il n'aurait pas été nécessaire, fait-on valoir, d'ex- clure les «chemins de fer de l'État» si au paragra- phe 320(1) on n'avait pas voulu inclure les entre- prises appartenant à la Couronne ou exploitées par elle. Les antécédents historiques de l'article 5 mon- trent clairement que l'expression «chemins de fer de l'État» vise les chemins de fer appartenant à Sa Majesté du chef du Canada. La version originale de ce qui est maintenant l'article 5 est apparue pour la première fois dans l'Acte des chemins de fer de 1888, 51 Vict., chap. 259, art. 3. Comme dans le cas de la Loi sur les chemins de fer actuelle, la loi de 1888 ne donnait aucune défini- tion de ces «chemins de fer de l'État». Mais le chapitre 38 des Statuts révisés de 1886 s'intitulait Acte des chemins de fer de l'État. Il est raisonna- ble de présumer que les chemins de fer de l'État ont été exclus de la réglementation par la loi de 1888 parce qu'ils étaient déjà régis par une autre loi. Cette loi est toujours en vigueur sous l'intitulé Loi sur les chemins de fer de l'État, S.R.C. 1970, chap. G-11.
Cet argument lui non plus n'est guère convain- cant. Si les entreprises de télécommunications avaient été visées expressément par la loi de 1888, comme c'est le cas maintenant, l'argument aurait eu beaucoup plus de force. Mais vu la croissance anarchique de la Loi sur les chemins de fer, je ne pense pas qu'il soit raisonnable d'interpréter les dispositions actuelles concernant les entreprises de télécommunications au moyen d'un renvoi à une disposition remontant à 1888 concernant des che- mins de fer.
Il s'ensuit que je ne trouve aucun argument convaincant voulant que la Couronne provinciale soit liée par déduction nécessaire de l'interpréta- tion littérale des dispositions de la loi.
Je considère comme tout aussi peu convaincant l'argument selon lequel le Parlement n'aurait modifié que la Loi nationale sur les transports [S.R.C. 1970, chap. N-17] et la Loi sur l'aéronau- tique [S.R.C. 1970, chap. A-3] en 1977 (S.C. 1976-77, chap. 26) à la suite de l'arrêt P.W.A. pour disposer expressément qu'elles liaient la Cou- ronne et non la Loi sur les chemins de fer, parce que celle-ci liait déjà la Couronne. Il me semble plus probable qu'on n'a tout simplement pas pris en compte la portée de la Loi sur les chemins de fer.
b) La renonciation à l'immunité
CN -CP fait valoir toutefois que, même si AGT n'est pas liée par la Loi sur les chemins de fer par déduction nécessaire, elle l'est néanmoins du fait de son comportement, qui indique qu'elle a renoncé à son immunité. Ce raisonnement s'appuie sur des décisions comme The Queen in the Right of the Province of Ontario v. Board of Transport Commissioners, [ 1968] R.C.S. 118; Toronto Transportation Commission v. The King, [1949] R.C.S. 510; et Schwella, John F. v. The Queen and Hydro-Electric Power Commission of Onta- rio et al., [1957] R.C.É. 226.
Selon CN -CP, AGT ne fait partie de l'organisa- tion et du réseau du RTT qu'en vertu de l'aval que le CRTC a donné à l'accord de raccordement du RTT et à d'autres accords. Il s'ensuit, fait-on valoir, qu'AGT voudrait jouir des avantages de faire partie d'un réseau national intégré et approuvé aux termes de la Loi sur les chemins de fer sans subir le désavantage d'être assujettie à l'ensemble de la réglementation.
Voici les accords impliquant AGT que le CRTC a approuvés*: l'accord de service et de raccorde- ment du RTT avec American Telephone and Tele graph Company (AT&T) de 1971; l'accord de raccordement de 1972 entre AGT et le Canadien national, modifié en 1973, 1976 et 1977; l'accord d'exploitation et de raccordement du RTT de 1975 avec Téléglobe; un contrat de mandat de 1979 intervenu entre tous les membres du RTT; l'accord du RTT de 1978 avec Telenet; l'accord du RTT de 1979 avec Tymnet; l'approbation provisoire en 1983 de l'accord du RTT avec American Satellite Company; l'approbation provisoire, en 1983 aussi, de l'accord du RTT avec MCI Telecommunica tions Corporation.
* L'approbation du CRTC recherchée était celle qu'exige le paragraphe 320(11) de la Loi sur les chemins de fer:
320... .
(11) Tous les contrats, marchés et arrangements conclus entre la compagnie et une autre compagnie, ou une province, municipalité ou corporation qui possède le pouvoir de construire ou de tenir en service un réseau ou une ligne de téléphone ou de télégraphe, que ce pouvoir lui vienne du Parlement du Canada ou d'ailleurs, et visant la réglementation et l'échange de com munications et de services télégraphiques ou téléphoniques entre leurs réseaux et lignes télégraphiques ou téléphoniques respectifs, ou la division ou répartition des taxes de télégraphe ou de téléphone, ou se rapportant d'une manière générale à
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L'accord de raccordement du RTT de 1976 lui-même ne fut pas approuvé dans un premier temps. En 1977, le CRTC rejeta la demande d'ap- probation de cet accord présentée par Télésat (Décision Telecom, CRTC 77-10). La décision du CRTC reposait sur la conclusion que cette appro bation aurait dangereusement porté atteinte au contrôle réglementaire de l'autonomie de Télésat et créé une situation de non-concurrence, laquelle n'était pas dans l'intérêt public. Le gouverneur en conseil modifia la décision du CRTC dans son décret C.P. 1977-3152, approuvant en substance l'accord de raccordement tel qu'initialement pro- posé par les membres du RTT. A nouveau, en 1981, le CRTC refusa d'approuver certains aspects d'une demande concernant certaines hausses et réductions des tarifs du RTT. (Décision Telecom, CRTC 81-13.) C'est ce refus qui donna lieu à la requête au gouverneur en conseil [présentée le 23 juillet 1981]. Cette requête fut signée par tous les membres du RTT. Le gouverneur en conseil révisa la décision initiale du CRTC dans son décret C.P. 1981-3456.
Sauf dans la requête au Gouverneur en conseil toutefois, AGT n'a jamais requis l'approbation par le CRTC de l'un des accords. Les demandes ont toujours été présentées soit par Bell Canada, soit par British Columbia Telephone, par Télésat ou par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, reflétant en cela le fait que ces compa- gnies ont toujours été considérées comme obligées d'obtenir l'aval du CRTC avant de pouvoir devenir parties contractantes aux accords en question. Si AGT a profité de ces accords, elle n'a jamais pris l'initiative de requérir l'approbation du CRTC ni, semble-t-il, n'a été considérée par ce dernier comme obligée de le faire. Dans quelle mesure donc peut-on dire qu'AGT a renoncé à l'immunité de la Couronne?
L'avocat de CN -CP s'est fortement appuyé sur l'arrêt de la Cour suprême The Queen in the Right
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l'administration, à l'exploitation ou à la mise en service de l'un ou de plusieurs de leurs réseaux ou de l'une ou de plusieurs de leurs lignes de télégraphe ou de téléphone respectives, en totalité ou en partie, ou d'autres réseaux ou lignes exploités en liaison avec les réseaux ou lignes susdits ou l'un ou l'autre desdits réseaux ou lignes, sont subordonnés à l'agrément de la Commission et doivent lui être soumis et être agréés par elle avant que lesdits contrats, marchés ou arrangements deviennent exécutoires.
of the Province of Ontario v. Board of Transport Commissioners (l'affaire du train de banlieue), [1968] R.C.S. 118. Dans cette affaire, le gouver- nement ontarien voulait exploiter un service de banlieue entre Pickering, Toronto et Hamilton. Un accord provisoire était intervenu avec le CN pour l'utilisation de ses voies ferrées: le matériel roulant appartiendrait à l'Ontario, mais le personnel serait celui du CN; il serait cependant mandaté par l'Ontario pour effectuer cette tâche. L'accord, bien entendu, devait être approuvé par la CCT. La mise en oeuvre de l'accord impliquait aussi l'interrup- tion de quatre services ferroviaires assurés par le CN. La CCT approuva l'accord et l'interruption de service réclamée, mais affirma sa compétence sur le prix que demanderait l'Ontario pour offrir ce service de banlieue.
Répondant à la prétention que l'Ontario échap- pait à la compétence de la CCT en raison de l'immunité de la Couronne, la Cour suprême dit, à la page 124:
[TRADUCTION] Sa Majesté du chef de l'Ontario n'a, si ce n'est en vertu d'un accord de principe avec le Canadien National, pas le droit d'exploiter un service de trains de banlieue ni, en conséquence, de percevoir un prix pour le transport de passa- gers sur une portion des lignes de chemins de fer du Canadien National. Les droits de l'Ontario découlent soit de cet accord, soit de la Loi sur les chemins de fer et il s'ensuit qu'ils sont soumis aux conditions qu'impose cette Loi, dont l'une est que ce prix relève de la compétence de la Commission des transports.
Il nous semble que, si la Colombie-Britannique ne peut échapper aux dispositions générales des lois sur les douanes et sur l'accise lorsqu'elle exploite une régie des alcools, comme il a été jugé dans Attorney -General of British Columbia v. Attor- ney -General of Canada, l'Ontario de même ne peut échapper aux dispositions générales de la Loi sur les chemins de fer concernant le prix des billets lorsqu'elle exploite un service de trains de banlieue.
La Cour appliquait ainsi ce qu'on appelle parfois la théorie du revers de la médaille. Si un ordre de gouvernement renonce à son immunité en se préva- lant des avantages de certaines dispositions législa- tives, il sera considéré comme ayant accepté et les avantages et les inconvénients qui en découlent; il ne peut choisir uniquement les dispositions qui l'avantagent.
En l'espèce cependant, si AGT peut être avanta- gée par l'approbation par le CRTC de l'accord de raccordement du RTT et par celle de divers autres accords, je ne pense pas qu'on puisse dire qu'AGT s'est par assujettie à la Loi sur les chemins de fer dans tous ses aspects. Il n'y a aucun lien entre
une renonciation à l'immunité relativement aux accords du RTT et la prétention de CN -CP (qu'il soit ordonné à AGT de lui permettre un raccorde- ment). On peut sans doute considérer qu'AGT a renoncé à son immunité pour les désavantages liés à l'exécution des accords du RTT et autres. Ainsi, si CN -CP était membre du RTT, ce serait une tout autre question; si le raccordement demandé avait un rapport avec un accord en vigueur entre AGT et CN -CP, on pourrait y voir un lien suffi- sant. Mais je crois que c'est pousser la théorie de la renonciation trop loin que de tenir qu'AGT, par sa participation aux avantages des accords du RTT, a accepté la compétence générale du CRTC.
Quant aux deux autres affaires (Schwella, John F. v. The Queen and Hydro-Electric Power Com mission of Ontario et al. et Toronto Transporta tion Commission v. The King (précitées)), leurs faits diffèrent de l'espèce tout comme ceux de l'affaire du train de banlieue. Ces deux affaires portaient sur l'application à la Couronne du Con tributory Negligence Act de l'Ontario. Dans les deux affaires, la Couronne avait expressément invoqué la loi à son avantage et il y avait un lien direct entre l'avantage réclamé et l'application des autres articles de la loi à la Couronne.
Il reste un dernier argument dont il faut dispo- ser. CN -CP a soutenu qu'AGT n'est mandataire de la Couronne qu'aux fins d'exercice des pouvoirs que lui confère sa loi constitutive et que ces pou- voirs ne vont pas jusqu'à autoriser des activités interprovinciales et internationales. Certes, AGT est mandataire de la Couronne provinciale, mais uniquement dans la mesure elle fournit des services de télécommunications locaux; hors de cette sphère d'activités, elle perd son statut de mandataire de la Couronne provinciale (Conseil des Ports Nationaux v. Langelier et al., [1969] R.C.S. 60; Société Radio-Canada, la station de télévision C.B.O.F.T. et autre c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 339; R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551; 50 N.R. 120).
À dire vrai, je ne comprends pas tous les tenants et aboutissants de cet argument. Il me semble que le pouvoir d'un gouvernement, fédéral ou provin cial, de constituer des compagnies est tout à fait distinct de ses compétences législatives. La juris prudence, si je la comprends bien, ne dit pas qu'une législature provinciale ne peut pas consti-
tuer des personnes morales destinées à oeuvrer dans des champs de réglementation fédéraux. D'ailleurs, les arrêts de la Cour suprême Fulton et Kootenay & Elk (précités) semblent tous deux indiquer exactement l'opposé.
Avant de conclure, je me dois de faire certains commentaires sur l'administration de la preuve. L'avocat d'AGT s'est opposé à toute tentative d'offrir en preuve la moindre information au sujet du RTT, allant jusqu'à refuser de permettre à M. Fyles, un cadre d'AGI, dont l'affidavit avait été produit à l'appui de la demande de celle-ci, de répondre, en contre-interrogatoire, à des questions portant sur le RTT. Ce n'est qu'après ordonnance judiciaire que M. Fyles s'est finalement vu obligé de répondre à certaines de ces questions. Il est nécessaire de garder cela à l'esprit, lorsqu'on lit les réponses données par M. Fyles au cours de ce second interrogatoire. Ces réponses ne sont pas le produit spontané du contre-interrogatoire; elles ont été données après qu'il a eu le temps d'étudier les questions et de préparer soigneusement les répon- ses appropriées.
Par ces motifs, il y a lieu à prohibition pour le CRTC d'entendre la demande du 17 septembre 1982 que lui a présentée CN -CP.
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