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T-429-84
Operation Dismantle Inc., Syndicat canadien de la Fonction publique, Syndicat des postiers du Canada, Syndicat national de la Fonction publique provinciale, Fédération du travail de l'Ontario, Arts for Peace, Association canadienne d'éduca- tion et de recherche pour la paix, Mouvement canadien pour une fédération mondiale, Alberni Valley Coalition for Nuclear Disarmament, Comox Valley Nuclear Responsibility Society, Cranbrook Citizens for Nuclear Disarmament, Peace Education Network, Windsor Coalition for Disarmament, Union of Spiritual Communities of Christ Committee for World Disarmament and Peace, Against Cruise Testing Coalition, La Voix des femmes (C.-B.), Comité national d'action sur le statut de la femme, Carman Nuclear Disarma ment Committee, Project Survival, Denman Island Peace Group, Thunder Bay Coalition for Peace and Nuclear Disarmament, Muskoka Peace Group, Global Citizens' Association, Association des médecins pour la responsabilité sociale (sec- tion de Montréal) (demandeurs)
c.
La Reine, le très honorable Premier ministre, le procureur général du Canada, le secrétaire d'État aux Affaires extérieures, le ministre de la Défense (défendeurs)
Division de première instance, juge Muldoon— Ottawa, 5 et 6 mars 1984.
Droit constitutionnel Charte des droits Liberté et sécurité Demande d'injonction afin d'interdire l'essai d'un missile de croisière au Canada ou son autorisation avant jugement sur l'action au fond Il n'a pas été établi qu'un holocauste nucléaire s'ensuivrait Aucune preuve d'atteinte au droit à la vie et à la sécurité de la personne Opinion contraire avancée: ne pas procéder aux essais porterait atteinte à ces droits Vues également conjecturales Dangers physiques directs dans la zone de l'essai non démontrés La Division de première instance est le «tribunal compétent. de par l'art. 24 de la Charte Recours existant Engagement d'indemnisation des dommages non requis Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 7, 24(1), 32(1)a) Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 469 Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83-74, Règles 5, 7, 27.
Pratique Suspension d'exécution Demande d'injonc- tion interdisant l'essai d'un missile avant jugement au fond Pourvoi en Cour suprême du rejet de l'action Pas un sursis aux termes de l'art. 70 II est impossible de surseoir à
«l'exécution. d'un jugement portant qu'il n'y a pas de cause d'action Le sursis ressusciterait la cause d'action La Division de première instance est liée par le rejet de l'action Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S-19, art. 70(1).
Couronne Prérogative royale Traités internationaux Demande d'injonction interdisant l'essai d'un missile aux termes d'un accord canado-américain Un «accord. doit-il être considéré comme un traité? Un traité appelle une législation expresse d'exécution interne Mise en oeuvre du traité par les défendeurs sans autorisation parlementaire La Charte renforce le pouvoir des tribunaux de déterminer les limites du pouvoir de prérogative La Couronne ne saurait porter atteinte aux droits des citoyens par le biais de traités qui n'ont pas reçu d'approbation interne Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 24, 32.
Compétence Division de première instance Demande d'injonction sur le fondement de la Règle 469 afin d'interdire avant jugement sur le fond l'essai d'un missile aux termes d'un accord international Pourvoi en Cour suprême du rejet de l'action La Division de première instance est le «tribunal compétent. aux termes de l'art. 24 de la Charte La Cour est toujours saisie de l'action L'art. 17 de la Loi confère compétence dans le cas des demandes formées contre la Cou- ronne fédérale L'art. 24 n'est pas attributif de compétence mais permet d'invoquer la Loi La Charte renforce le pouvoir des tribunaux de déterminer les limites du pouvoir de prérogative de la Couronne Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. Il (R.-U.), art. 24, 32 Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 10, art. 17 Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 469.
Les défendeurs ont conclu un «accord» avec le gouvernement des États-Unis prévoyant l'essai d'un missile de croisière au Canada. Les demandeurs ont engagé une action en Division de première instance concluant à un jugement déclaratoire disant que l'autorisation par les défendeurs à cet effet contrevient à la Charte et est, en conséquence, illégale. Les défendeurs ont demandé la radiation de la déclaration comme n'indiquant aucune cause raisonnable d'action et ont conclu au rejet de l'action. En première instance, ils ont été déboutés, mais, en Cour d'appel, l'action a été rejetée.
Les demandeurs, à leur tour, se sont pourvus du rejet de l'action en Cour suprême du Canada, laquelle a entendu les parties. Mais les défendeurs ont décidé d'autoriser le premier stade des essais en vol sans attendre la décision de la Cour. Cet essai devait comprendre le survol du territoire canadien par un bombardier américain transportant un missile non armé.
Les demandeurs se sont adressés à la Division de première instance, demandant une ordonnance d'injonction, sur le fonde- ment de la Règle 469, interdisant aux défendeurs de procéder ou d'autoriser de procéder à l'essai, au Canada, avant jugement sur l'action des demandeurs.
Jugement: la demande est rejetée.
Tant que la Cour suprême n'aura pas statué, la Division de première instance doit respecter la décision de la Cour d'appel puisqu'il n'y a pas eu sursis. L'article . 70 de la Loi sur la Cour
suprême impose de surseoir à l'exécution d'un jugement dont on se pourvoit devant la Cour; toutefois, soutenir qu'un arrêt déclarant qu'il y a absence de cause d'action puisse faire l'objet d'un sursis «d'exécution» serait fausser le sens de ce terme dans son contexte. Surseoir à «l'exécution» d'un tel arrêt équivau- drait à reconnaître qu'il y a une cause d'action alors que c'est justement la raison d'être du pourvoi en Cour suprême formé par les demandeurs.
Même si les demandeurs gagnent leur pourvoi, cela ne signifiera pas qu'ils auront obtenu l'interdiction des essais. Ils auront uniquement obtenu le droit de faire instruire leur action. L'obtention de l'arrêt de la phase initiale des essais demeure, et demeurera, même s'ils ont gain de cause en Cour suprême, plut8t lointaine.
Malgré les circonstances dans lesquelles la demande est intentée, lorsqu'il s'agit de statuer à son sujet, la Cour constitue «un tribunal compétent» aux termes de l'article 24 de la Charte. La Cour demeure saisie de l'action des demandeurs, aussi ténue soit-elle. De plus, en vertu de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, la Division de première instance est compétente dans tous les cas de demande de redressement contre la Couronne du chef du Canada. L'article 24 ne confère pas compétence à la Cour mais, en vertu de l'article 24, la compétence déjà conférée par la Loi sur la Cour fédérale peut être invoquée.
D'après les preuves administrées, l'arrangement intervenu entre les défendeurs et le gouvernement des Etats-Unis consti- tue uniquement un «accord» et non un traité ou une convention. Néanmoins, les demandeurs invitent la Cour à considérer r«ac- cord» comme un traité. Ils veulent invoquer la règle bien connue voulant que, pour qu'un traité international soit intégré au droit interne, il faille une législation qui mette expressément en oeuvre le traité; et ils soutiennent que les défendeurs contrevien- nent à cette règle en exécutant l'accord sans autorisation parlementaire préalable.
Les tribunaux ont le pouvoir de décider de l'existence, de la portée et de la forme d'un pouvoir de prérogative que revendi- que la Couronne. Ce serait apparemment le cas au Royaume- Uni et cela serait d'autant plus vrai au Canada, vu les articles 32 et 24 de la Charte. De plus, les tribunaux ont jugé que le pouvoir de prérogative ne saurait permettre à la Couronne de porter atteinte aux droits des citoyens par le biais de traités qui n'ont pas été avalisés par le Parlement.
Mais, en dernière analyse, ce qu'il faut se demander c'est si des droits pourraient être violés par le comportement anticipé des défendeurs. Les demandeurs ne sont pas parvenus à pro- duire des preuves convaincantes que ce serait le cas, preuves requises pour justifier un exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire en leur faveur. Ils n'ont pas démontré que les essais conduiraient à un holocauste nucléaire ou à quelque autre désastre. Les preuves qu'ils ont administrées présument simplement que les essais du missile de croisière vont mettre en danger leur droit à la vie et à la sécurité de la personne. Mais il existe aussi une opinion opposée voulant que refuser de procé- der aux essais du missile ait pour effet de créer un tel péril; en l'absence de preuve susceptible d'étayer l'hypothèse des deman- deurs, les deux opinions sont également conjecturales.
Quant aux dangers physiques directs que le bombardier ou le missile pourrait lui-même représenter dans le corridor d'essai, leur réalité ou leur imminence n'a pas été démontrée non plus.
D'autres avions survolent le territoire canadien et on y a procédé à l'essai d'autres armes sans qu'apparemment cela constitue un risque physique important pour la population.
L'objection avancée par les défendeurs, que les demandeurs ne se sont pas engagés à les indemniser du préjudice qu'ils pourraient subir si l'injonction était accordée, n'est pas fondée; le recours que les demandeurs prétendent exercer ne devrait pas être offert seulement aux riches. Si les demandeurs étaient parvenus à démontrer l'existence du péril évoqué, l'absence d'engagement aurait été sans conséquence.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Re Regina and Palacios (1984), 45 O.R. (2d) 269; 7 D.L.R. (4th) 112; 10 C.C.C. (3d) 431; 1 O.A.C. 356 (C.A.); Laker Airways Ltd. v. Department of Trade, [1977] 1 Q.B. 643 (C.A. Angl.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. v. Lyons, [1982] 6 W.W.R. 284 (C.A.C.-B., j. en chambre).
DÉCISION CITÉE:
Walker v. Baird et al., [1892] A.C. 491 (P.C.). AVOCATS:
Gordon F. Henderson, c.r., E. S. Binavince et L. A. Greenspon pour les demandeurs.
Ian Binnie, c.r. et Graham R. Garton pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: Les demandeurs sollicitent une ordonnance, en vertu de la Règle 469 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], enjoi- gnant aux défendeurs, à leurs fonctionnaires, agents ou préposés, et à toute autre personne qui en prendrait connaissance, [TRADUCTION] «de ne pas procéder ni autoriser quiconque à procéder aux essais du missile de croisière au Canada avant l'instruction de la présente action». Les requérants entendent par l'instruction de l'action engagée devant la présente Cour le 20 juillet 1983 (n° du greffe: T-1679-83), dans laquelle, à titre de demandeurs, ils poursuivent les défendeurs en jugement déclaratoire portant que l'autorisation donnée par les défendeurs de procéder aux essais
du missile au Canada, et les essais eux-mêmes, sont illégaux parce que contraires aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], notamment à l'article 7.
Dans cette instance, les défendeurs ont demandé la radiation de la déclaration des demandeurs et le rejet de leur action. Monsieur le juge Cattanach, de la présente Cour, a refusé de faire droit à la requête des défendeurs, jugeant [[1983] 1 C.F. 429 (1 re inst.), à la page 436] que la déclaration contenait au moins «le germe d'une cause d'action» et la page 437] «que la déclaration contient des allégations suffisantes pour soulever une question dont les tribunaux peuvent être saisis.. Les disposi tions suivantes de la Charte ont été mentionnées dans cette instance:
Garanties juridiques
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
32. (1) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;
La requête des défendeurs en radiation de la déclaration des demandeurs a été instruite à Ottawa le 15 septembre 1983 et, à la clôture de l'audience, M. le juge Cattanach l'a rejetée. Ses motifs ont été déposés en anglais le 27 septembre 1983 et en français le 30 septembre 1983.
Les défendeurs, n'étant pas parvenus à faire radier la déclaration en première instance, en ont appelé à la Division d'appel de la présente Cour. Cing juges de la Division d'appel ont entendu l'appel les 11 et 12 octobre 1983. Il fut vigoureuse- ment débattu et contesté. L'affaire fut prise en délibéré et l'arrêt fut prononcé le 28 novembre 1983. Cet arrêt [[1983] 1 C.F. 745] fait droit aux
arguments des défendeurs. Il est unanime en der- nière analyse, chacun des cinq juges ayant choisi de rédiger une opinion individuelle.
Cet arrêt de la Division d'appel a fait l'objet d'un pourvoi en Cour suprême du Canada [dossier 18154], formé par les demandeurs, qui a été entendu les 14 et 15 février 1984. La Cour suprême a pris l'affaire en délibéré et, à ce jour, n'a pas encore rendu sa décision.
Les avocats ont indiqué qu'une procédure addi- tionnelle a été engagée en Cour suprême du Canada. Vendredi dernier, le 2 mars, une requête a été présentée à la Cour suprême sur le fonde- ment
des Règles 5 et 7 de ladite Cour [Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83-74], demandant que soit abrégé le délai de signification et de production d'une requête à cette Cour selon la Règle 27, et demandant aussi des directives quant à la date d'audition de ladite requête, par ailleurs urgente. À l'appui de cette requête, a été produit l'affidavit de Lawrence Greenspon, qui est apparemment identique pour l'essentiel à l'affida- vit soumis à l'appui de la requête des demandeurs dont notre Cour est présentement saisie. M. le juge McIntyre de la Cour suprême du Canada a rejeté cette requête, selon les avocats, pour ce qui était d'accorder d'urgence une audience le lundi 5 mars 1984, mais il a indiqué qu'il pourrait en être débattu, si demande en était alors faite, à la séance du 19 mars 1984.
Les circonstances auxquelles la Cour doit faire face sont assez inhabituelles; il y a urgence et l'analyse méticuleuse des points litigieux va en souffrir. Les défendeurs ont autorisé la première phase des essais en vol du missile de croisière non armé au-dessus du territoire canadien, sans atten- dre la décision de la Cour suprême. Il est admis par tous qu'«essai en vol» désigne l'essai du sys- tème de guidage du missile, non pas en vol libre, mais comme «passager» attaché à un bombardier B-52 de l'United States Air Force.
La preuve soumise à la Cour relativement à la présente requête n'est pas entièrement satisfaisante car il n'a pas été possible de contre-interroger les
déposants sur les affidavits produits. Ces affida vits, à l'exception de celui de M. George Barnaby, parlent des essais imminents annoncés à la presse écrite et électronique par le défendeur, le ministre de la Défense nationale. M. Barnaby, chasseur et trappeur de son état, et dont la résidence est située dans le corridor d'essai, déclare dans son affidavit qu'il est le père de six enfants et qu'il craint pour sa sécurité et son bien-être ainsi que celui de ses enfants et de sa communauté, pour deux raisons:
(i) les incidences des essais sur l'environnement; et
(ii) le danger d'accident. Il va de soi que les craintes raisonnables des parents et des citoyens ne sauraient être ignorées. Un exposé satisfaisant de ces craintes permettrait d'établir l'existence d'un lien entre celles-ci et le danger que représente, selon ce que croit le déposant, cette première phase imminente des essais.
Au cours du débat, les avocats des deux parties ont admis que l'affaire a suscité de part et d'autre des opinions bien arrêtées, quoique légitimes, et beaucoup d'émotion. Cela n'est pas surprenant. Néanmoins l'émotion, si intense soit-elle, ne doit pas influer sur le cours de l'instance; ce que chaque partie cherche à accomplir en l'espèce doit être examiné aussi sereinement que possible.
Les demandeurs veulent maintenir le statu quo tant que la Cour suprême du Canada n'aura pas statué et les défendeurs, eux, veulent éviter une ordonnance de la Cour qui leur enjoindrait de maintenir ce statu quo jusqu'à cette décision. La décision attendue dira si les demandeurs, en pour- suivant en justice les défendeurs, comme ils l'ont fait en juillet dernier, ont soumis une cause d'ac- tion dont peuvent connaître les tribunaux.
La Division d'appel de notre Cour a décidé à l'unanimité qu'on ne pouvait saisir les tribunaux de l'action des demandeurs. Sa décision a fait l'objet d'un appel, mais l'effet de l'arrêt de la Division d'appel demeure puisqu'il n'y a pas eu sursis. Les demandeurs ont cité l'article 70 de la Loi sur la Cour suprême [S.R.C. 1970, chap. S-19] qui porte que:
70. (1) Dès les production et signification de l'avis d'appel et le dépôt du cautionnement selon les exigences de l'article 66, il est sursis à l'exécution du jugement dans la cause en première instance, sauf que, [Le reste de l'article n'est pas applicable en l'espèce.]
L'exécution dont on parle ici n'a rien à voir avec la peine capitale, mais bien avec le dispositif de tout jugement, ordonnance ou autre décision dont on se pourvoit. Il faudrait forcer le sens de ce terme, dans son contexte, pour conclure qu'il est possible en quelque sorte de surseoir à l'exécution d'un jugement déclaratoire portant qu'il n'y a jamais eu une cause d'action dont les tribunaux puissent être saisis. Cela équivaudrait à reconnaître qu'il y a une cause d'action, alors que c'est justement la raison d'être du pourvoi en Cour suprême formé par les demandeurs. En l'absence d'une formula tion plus explicite de l'intention du législateur à cet égard, la Division de première instance de la pré- sente Cour doit donner plein effet et pleine force à l'arrêt de la Division d'appel en attendant que la Cour suprême du Canada statue sur le pourvoi dont elle est saisie. Cette façon de voir n'est certai- nement pas remise en cause par la décision du juge McIntyre de cette Cour sur la requête des demandeurs.
Par conséquent, si le pourvoi des demandeurs échoue, il sera mis fin à l'action. En revanche, s'ils gagnent leur pourvoi sur tous les points, qu'auront- ils obtenu? Ils auront gagné le droit de poursuivre leur action contre les défendeurs, lesquels auront également le droit de répondre par une défense pleine et entière aux prétentions des demandeurs. Cela ne veut pas dire que les demandeurs auront obtenu la suppression des essais du missile de croisière. Cela signifiera uniquement que leur action sera instruite et jugée; ils pourront toujours perdre ou gagner. Quant à obtenir l'arrêt des premiers essais prévus pour le 6 mars 1984, le recours des demandeurs demeure, et demeurera, en droit, plutôt lointain même s'ils ont gain de cause en Cour suprême à cet égard. Pour bien comprendre l'émotion suscitée par l'affaire, il faut se rappeler qu'une décision de la Cour suprême favorable aux prétentions des demandeurs aurait pour seul effet d'autoriser les demandeurs à pour- suivre leur action contre les défendeurs. Elle ne provoquerait pas d'elle-même l'arrêt des essais du missile de croisière, qui est l'objet poursuivi dans cette action.
La requête des demandeurs vise donc à obtenir une injonction interlocutoire dans le cadre de l'ac- tion qu'ils ont intentée et dont la survie dépend maintenant de l'issue du pourvoi interjeté en Cour
suprême. Dans ces circonstances, comme le sug- gère l'avocat des défendeurs, la présente Cour n'est pas le «tribunal compétent», au sens de l'article 24 de la Charte. Pour étayer cet argument, l'avocat cite R. v. Lyons', une décision du juge Seaton de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, en chambre. Cette décision ne fait pas autorité sur cette proposition. L'avocat des demandeurs a répondu à cela que (1) l'action intentée par les demandeurs, aussi ténue soit-elle maintenant, est toujours devant cette Cour, et tel n'était pas le cas dans R. v. Lyons; (2) la Division de première instance de notre Cour est la cour compétente, par excellence, dans tous les cas de demandes de redressement contre la Couronne (du chef du Canada) et possède la compétence exclusive en première instance à leur égard selon l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10]. Par conséquent, lorsqu'une question de ce genre est soulevée sur le fondement de la Charte, la compétence déjà conférée par la Loi sur la Cour fédérale peut être invoquée par l'intermédiaire des dispositions de l'article 24 de la Charte, mais elle n'est pas créée par elle.
Cela étant, les demandeurs ont-ils administré des preuves suffisantes à l'égard de leur requête pour amener la Cour à exercer son pouvoir discré- tionnaire en leur faveur?
La question de l'illégalité de l'action des défen- deurs en raison de l'absence de législation dûment adoptée par le Parlement, qui les autoriserait à exécuter leur accord avec les Etats-Unis d'Améri- que, a été soulevée par l'avocat des demandeurs. Il soutient que les défendeurs agissent illégalement et inconstitutionnellement et il cite la règle bien connue, récemment énoncée de nouveau par M. le juge Blair de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Regina and Palacios 2 la page 276 O.R.]:
[TRADUCTION] Les traités, contrairement au droit internatio nal coutumier, ne sont incorporés au droit interne que si une loi les exécute expressément: The «Parlement Belge» (1879), 4 P.D. 129'.
' [1982] 6 W.W.R. 284 (C.A.C.-B., j. en chambre).
2 Arrêt rendu le 10 février 1984. [Maintenant publié à (1984), 45 O.R. (2d) 269; 7 D.L.R. (4th) 112; 10 C.C.C. (3d) 431; 1 O.A.C. 356 (C.A.).]
3 Ibid., à la p. 10.
C'est ce qui découle aussi de la façon dont le Comité judiciaire a statué dans l'affaire Walker v. Baird et al. 4
En l'espèce, toutefois, il n'y a aucune preuve d'un traité ou d'une convention. La preuve admi- nistrée révèle uniquement un «accord». En l'ab- sence de semblables preuves, et en l'absence de décret ou de procès-verbal du Cabinet à cet égard, l'avocat des défendeurs invite la Cour à considérer cet «accord» comme s'il s'agissait d'un traité soumis à la règle bien connue énoncée par le juge d'appel Blair dans l'affaire Palacios. Sans législa- tion d'exécution, la Couronne ne saurait porter atteinte aux droits des Canadiens en concluant simplement des traités dans l'exercice de la préro- gative de la Couronne.
Au Royaume-Uni, dont la constitution est simi- laire en principe à la nôtre, M. le juge Mocatta, comme le signale l'avocat des demandeurs, a déclaré:
[TRADUCTION] Rien de ce que j'ai dit à ce sujet ne saurait jeter de doute sur le principe selon lequel ... les tribunaux ont reçu le pouvoir de décider de l'existence, de la portée et de la forme d'un pouvoir de prérogative ... 5
L'avocat souligne que les tribunaux ont le pouvoir de décider de l'existence, de la portée et de la forme d'un pouvoir de prérogative que revendique la Couronne. De plus, puisqu'il paraît en être ainsi au Royaume-Uni, cela doit être d'autant plus vrai au Canada, depuis la proclamation d'entrée en vigueur de l'article 32 de la Charte, lu en corréla- tion avec l'article 24. Les tribunaux, en disant le droit, ont limité la portée du pouvoir de préroga- tive, l'empêchant de porter atteinte aux droits du peuple par le biais des traités internationaux qui ne sont pas mis en oeuvre par les représentants du peuple réunis en Parlement. Le recours en cas de manquement de ce genre est prévu par la Charte.
Les arguments dans cette affaire reviennent tou- jours, en fin de compte, à l'examen des droits qui sont ou pourraient être violés. La présente demande d'injonction interlocutoire exige l'admi- nistration de preuves pour fonder dans les faits la question des droits constitutionnels. Des preuves ont été apportées par les affidavits de Lawrence Greenspon, George Barnaby et Thomas James
' [1892] A.C. 491 (P.C.).
5 Laker Airways Ltd. v. Department of Trade, [1977] 1 Q.B.
643 (C.A. Angl.), à la p. 678.
Stark. Dans les procédures antérieures, en vue de la radiation de la déclaration des demandeurs, il fallait présumer vraies et prouvées leurs alléga- tions. Maintenant les demandeurs doivent adminis- trer des preuves convaincantes. Le sont-elles?
Les preuves produites ne sont pas convaincantes. Elles partent du principe que les essais du missile de croisière vont mettre en danger le droit des demandeurs, et de tous, à la vie et à la sécurité de la personne. C'est peut-être une supposition perspicace (quoique certains pensent le contraire), mais elle n'en demeure pas moins une supposition que n'appuie aucune preuve. Si la prépondérance des probabilités pouvait en démontrer le bien- fondé, il importerait peu alors que les demandeurs puissent établir l'existence d'un danger pour eux- mêmes ou leurs membres, car si la certitude de l'holocauste nucléaire pouvait être établie, cela obligerait certainement la Cour à recourir à ses pouvoirs d'injonction. Mais en l'absence de preuve plausible que quelque puissance étrangère réagirait de manière excessive et immédiate, ou que d'autres négociations ou initiatives de paix seraient vouées à l'échec, ou encore que les essais de ce missile créeraient un péril réel et imminent pour nos droits, ou de toute autre preuve de ce genre, on ne peut conclure que les demandeurs ont droit à l'injonction qu'ils demandent maintenant. Si leur action devait être ressuscitée par l'arrêt de la Cour suprême du Canada, ils devraient certainement être autorisés à présenter une nouvelle requête sur le fondement d'autres preuves différentes, s'il y en a.
Pour ce qui est du danger pour la vie et la sécurité de la personne, les avocats des deux par ties ont reconnu qu'on peut à cet égard entretenir deux vues opposées. Les demandeurs soutiennent que les essais du missile créent un tel danger. L'opinion contraire consiste à dire que refuser de procéder aux essais du missile créerait un tel péril dans un monde dangereux. Les deux opinions sont également conjecturales. S'opposer à la fin ultime recherchée par les demandeurs, la réduction des armes nucléaires dans le monde, tiendrait de l'in- sanité. Toutefois, leurs conjectures sur les consé- quences catastrophiques des essais du missile de croisière par les défendeurs sont manifestement trop éloignées, en l'absence de preuve concluante démontrant qu'un désastre—et une violation
caractérisée des droits garantis à l'article 7 serait un désastre—s'ensuivrait nécessairement.
De même, il n'a pas été démontré que les dan gers physiques que pourrait causer le bombardier ou le missile, s'il devait voler dans ce corridor, la population est d'ailleurs clairsemée, sont réels et imminents. Les avions volent et on procède à des essais d'artillerie et de diverses autres armes au Canada sans que cela constitue un risque physique important pour notre peuple, si les preuves dont la Cour est saisie sont les plus convaincantes que les demandeurs puissent administrer dans les circons- tances.
Selon l'avocat des demandeurs, si l'on présume que les défendeurs par leur geste entrent vraiment dans l'inconstitutionnalité—une présomption qui n'a pas encore été vérifiée—il faut conclure que l'autorisation du premier essai en vol va anéantir les droits que revendiquent les demandeurs. Que permettre aux défendeurs ce grignotage, admettre un «moindre» mal porterait définitivement atteinte aux droits revendiqués; que ce n'est pas l'impor- tance du mal qui compte mais bien qu'il s'agisse d'un mal. C'est, en fait et en droit, tout le litige dont la Cour est saisie. C'est précisément ce que les demandeurs ne sont pas parvenus à démontrer en l'instance.
D'autres arguments secondaires ont été débat- tus. L'avocat des demandeurs a accusé les défen- deurs d'irrespect envers la Cour suprême parce qu'ils n'ont pas attendu le résultat du pourvoi. L'avocat des défendeurs a répliqué que les deman- deurs auraient pu demander une injonction interlo- cutoire en août dernier, dès qu'ils ont appris que les défendeurs voulaient procéder aux essais du missile à compter de mars 1984. Il a aussi souligné que les demandeurs ne se sont pas engagés à indemniser les défendeurs si l'injonction était accordée. L'avocat des demandeurs a répliqué qu'il ne s'agissait pas d'une affaire commerciale et que ce recours n'était pas offert seulement aux riches. Amen. Manifestement, si les demandeurs parvenaient à démontrer l'existence du péril qu'ils ont évoqué, l'absence d'engagement à indemniser les défendeurs paraîtrait insignifiante. L'incapacité à démontrer ce danger signifie en fait que, si son objet est sérieux au sens véritable du terme, le litige ne l'est pas vu les preuves administrées, ou plutôt vu l'absence de preuves.
La requête des demandeurs en injonction inter- locutoire est rejetée. Il n'y a pas lieu de condamner les demandeurs aux dépens car il convient de traiter sans passion les parties et l'affaire dont la Cour est saisie. Habituellement, les dépens suivent l'issue de la cause, mais ils sont discrétionnaires; or, la haute teneur émotive à laquelle les avocats ont fait allusion ne devrait pas être aggravée dans le cas de la présente espèce.
ORDONNANCE
La requête des demandeurs en vue d'obtenir une ordonnance qui aurait enjoint aux défendeurs, à leurs fonctionnaires, agents ou préposés, et à toute autre personne, de ne pas procéder, ni autoriser quiconque à procéder, aux essais du missile de croisière au Canada, tant que la présente action n'aurait pas été instruite, est rejetée sans dépens, ni pour l'une ni pour l'autre partie.
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