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T-945-85
Joseph John Kindler (requérant) c.
Flora MacDonald, ès qualité ministre de l'Emploi et de l'Immigration, John Crosbie, ès qualité pro- cureur général du Canada et Simon Pérusse, ès qualité chef de division de l'arbitrage (Québec/ Atlantique) pour le ministère de l'Immigration du Canada, ou son représentant (intimés)
Division de première instance, juge Rouleau— Montréal, 27 mai; Ottawa, 23 juillet 1985.
Immigration— Le requérant, un citoyen américain, a été condamné à mort par un tribunal américain Il s'est évadé et a été capturé au Canada Violation de la Loi sur l'immigra- tion de 1976 Des procédures d'expulsion ont été engagées La preuve présentée par le requérant n'est pas suffisante pour le décharger de l'obligation de prouver que l'ordonnance d'expulsion constitue une «extradition déguisée» Le requé- rant fait l'objet d'une enquête tenue en vertu des art. 27(3) et 104 de la Loi sur l'immigration de 1976 Suivant l'art. 27(3), le sous-ministre doit ordonner la tenue d'une enquête lorsque les circonstances le justifient Le sous-ministre exerce des fonctions administratives L'obligation d'agir équitablement exige qu'il soit donné au requérant l'occasion d'exposer les circonstances particulières de son cas Défaut du sous-ministre de respecter les règles de l'équité dans la procédure Les fins de la justice seront servies si on donne au requérant l'occasion de faire des représentations écrites La directive prévoyant la tenue d'une enquête suivant l'art. 27(3) est nulle et non avenue Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, art. 19(1), 23(3)a), 27(2),(3),(4), 28, 32(6), 95b),k), 99,104(2)a),(4)— Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, art. 18(1) Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34 Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21, art. 3 Traité d'extradition entre le Canada et les États-Unis d'Amérique, 3 déc. 1971, [1976] Can. T.S. No 3, Art. 6.
Droit constitutionnel Charte des droits Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité Procédures d'expulsion engagées contre un Américain condamné à mort par un tribunal des É.-U. La menace de l'exécution de la peine de mort et la tenue d'une enquête en application de la Loi sur l'immigration de 1976 constituent une atteinte au droit à la sécurité de la personne Le requérant a droit à la protection de la justice fondamentale au cours des procédures qui pourraient mener à son renvoi aux É.-U. Le concept de justice fondamentale englobe tout au moins la notion d'équité dans la procédure La procédure d'enquête prévue aux art. 28 et 32(6) porte atteinte au droit du requérant de se faire entendre L'art. 32(6) empêche l'arbitre de tenir compte des circonstances particulières au cas du requérant pour le motif que ce dernier est une personne visée aux al. 19(1)c),d),e),f) ou g) ou 27(2)c),h) ou i) de la Loi Le requérant a droit à un jugement déclaratoire portant que l'exception prévue à l'art. 32(6) est inopérante dans le cas d'une enquête tenue en vertu de l'art. 28
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 24(1), 52(1) Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, art. 19(1), 23(3)a), 27(2),(3),(4), 28, 32(6), 95b),k), 99, 104(2)a),(4).
Droit constitutionnel Charte des droits Traitement ou peine cruels et inusités Il est allégué que l'expulsion du requérant dans un pays il sera soumis à la peine de mort constitue un traitement cruel et inusité Cet argument est prématuré La Cour ne peut prendre pour hypothèse qu'une ordonnance d'expulsion sera prononcée et exécutée, et que la condamnation à la peine de mort sera confirmée par les tribunaux d'appel Il est inutile d'examiner dans quelle mesure le Pacte peut être utilisé pour déterminer l'étendue de la protection offerte par l'art. 12 Brefs de certiorari et de prohibition accordés pour empêcher la tenue d'une enquête en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 12 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 déc. 1966, /19761 Can. T.S. 47, art. 2.
La présente demande vise à empêcher la tenue d'une enquête prévue par les articles 28 et suivants de la Loi sur l'immigra- tion de 1976. Le requérant, un citoyen américain, a été reconnu coupable d'un meurtre au premier degré par un jury de l'État de la Pennsylvanie qui a recommandé l'imposition de la peine de mort. Avant le prononcé formel de la sentence de mort, le requérant s'est évadé et s'est réfugié au Canada, mais il a ensuite été capturé par la G.R.C. Il a comparu devant un magistrat et a été accusé de trois infractions distinctes à la Loi sur l'immigration de 1976. Il a été informé que des procédures étaient engagées pour obtenir son expulsion du Canada. Les autorités américaines n'ont pas présenté au gouvernement canadien une demande officielle d'extradition.
Jugement: le requérant a droit à un bref de certiorari annulant la directive du sous-ministre prévoyant la tenue d'une enquête, à un bref de prohibition empêchant la tenue d'une enquête tant que le sous-ministre n'aura pas exercé son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les principes de l'équité dans la procédure, et à un jugement déclaratoire portant que les mots «personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), J) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)» qui figurent au paragraphe 32(6) de la Loi sont sans effet en ce qui concerne une enquête tenue suivant l'article 28 de la Loi.
I. Les procédures d'enquête intentées en l'espèce constituent- elles en réalité une «extradition déguisée»?
Le droit applicable à «l'extradition déguisée» a été expliqué par lord Denning dans l'affaire Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Soblen, [1963] 2 Q.B. 243 (C.A.). Selon lord Denning, la décision quant à savoir si ce sont les règles de l'expulsion ou celles de l'extradition qui s'appliquent dépend «du but dans lequel la mesure est prise». Dans l'arrêt Moore v. Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839, le juge en chef Cartwright a souscrit à l'opinion du juge Stephen- son dans Soblen suivant laquelle il appartenait à la personne qui allègue qu'une ordonnance d'expulsion, a priori valide, est en fait un subterfuge ou qu'elle n'a pas été rendue de bonne foi,
de le prouver «si difficile qu'il puisse être pour elle de s'acquit- ter de cette obligation».
La preuve présentée n'est pas suffisante pour décharger le requérant de cette obligation. Les autorités de l'immigration avaient des motifs raisonnables de conclure que la présence du requérant au Canada n'était pas dans l'intérêt public. Si le requérant avait réussi à prouver que le but véritable des procé- dures d'expulsion était de le remettre entre les mains d'un État étranger parce qu'il est un criminel en fuite, la Cour aurait interdit un tel abus du pouvoir d'expulsion. Le pouvoir général d'expulser des étrangers ne peut être utilisé pour remplacer la procédure spéciale de remise des criminels en fuite prévue par le Parlement dans la Loi sur l'extradition.
II. Le requérant avait-il droit à une audience (oral hearing) avant la tenue de l'enquête?
La Loi sur l'immigration de 1976 prévoit deux moyens de mettre en branle le processus d'enquête. L'article 104 porte qu'il est possible, avec ou sans mandat, d'arrêter et de détenir une personne. Suivant l'article 28, un agent d'immigration supérieur doit immédiatement faire tenir une enquête au sujet de toute personne détenue en vertu de l'article 104. Le deuxième moyen est prévu au paragraphe 27(3). Suivant ce paragraphe, le sous-ministre saisi d'un rapport visé au paragra- phe 27(1) ou (2) doit, au cas il estime que la tenue d'une enquête s'impose, adresser une directive ordonnant la tenue d'une telle enquête. Sur réception de cette directive, l'agent d'immigration supérieur doit, en vertu du paragraphe 27(4), faire tenir une enquête. Il faut souligner que, suivant le para- graphe 27(2), il n'est pas nécessaire de préparer un rapport lorsque la personne est, comme le requérant, détenue en vertu de l'article 104. Un tel rapport a quand même été rédigé et adressé au sous-ministre parce qu'on reprochait au requérant de faire également partie d'une catégorie de personnes non visées par l'alinéa 104(2)a).
Le requérant prétend que, s'il avait l'occasion de se faire entendre par le sous-ministre et d'expliquer la menace qu'une ordonnance d'expulsion constitue pour son droit à la vie, l'étape de l'enquête pourrait être évitée étant donné que le sous-minis- tre n'est pas tenu, par le paragraphe 27(3), d'émettre une directive exigeant la tenue d'une enquête.
Les fonctions conférées au sous-ministre par le paragraphe 27(3) sont de nature administrative et lorsqu'il exerce le pou- voir discrétionnaire prévu dans cette disposition, le sous-minis- tre a l'obligation d'agir équitablement. Cette obligation d'agir équitablement exige qu'il soit donné au requérant l'occasion de porter à l'attention du sous-ministre, qui a le pouvoir nécessaire pour mettre fin aux procédures engagées contre le requérant, les circonstances particulières de son cas. La tenue d'une audition genre procès (trial-type hearing) à ce stade des procé- dures ne serait pas justifiable en raison des inconvénients administratifs que cela entraînerait. Les fins de la justice seraient toutefois bien servies si le requérant pouvait faire des représentations écrites (paper hearing) au sous-ministre au sujet de la menace qui pèse sur son droit à la vie.
Étant donné que le sous-ministre n'a pas respecté les princi- pes de l'équité dans la procédure en exerçant son pouvoir discrétionnaire, la directive prévoyant la tenue d'une enquête est nulle et non avenue.
III. La tenue d'une enquête conformément aux dispositions de la Loi sur l'immigration de 1976 viole-t-elle les droits garantis par l'article 7 de la Charte?
Le requérant allègue que la procédure d'enquête porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, en violation des principes de justice fondamentale. Invoquant la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 347, la Couronne soutient qu'il n'y a pas atteinte aux droits du requérant car s'il y avait atteinte à ses droits, elle résulterait de la décision d'un tribunal étranger et non de la décision «des autorités canadiennes, dans l'application de lois canadiennes». Dans l'arrêt Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, c'est en Inde que les appelants couraient un danger pour leur intégrité physique, le juge Wilson a conclu que les droits garantis à ceux-ci par l'article 7 avaient été violés. Comme la position du juge Wilson est contraire à celle de la Cour d'appel fédérale, on doit considérer que le point de vue de cette dernière ne fait désormais plus autorité.
Le juge Wilson a examiné dans l'arrêt Singh la théorie d'un «seul droit» élaborée par le juge Marceau dans l'arrêt R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.), il a dit que les termes «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne» forment un droit unique dont les éléments sont intimement liés. Le juge Wilson est d'avis que cette théorie ne laisse pas entendre qu'il doit y avoir atteinte à ces trois élé- ments. L'atteinte à la «sécurité de [1]a personne» constituerait une atteinte au «droit» conféré par l'article 7. Le juge Wilson a aussi déclaré que l'expression «sécurité de sa personne» englo- bait «tout autant la protection contre la menace d'un châtiment corporel ... que la protection contre le châtiment lui-même». En l'espèce, l'enquête elle-même porte atteinte au droit du requérant à la sécurité de sa personne. Étant donné les consé- quences possibles du renvoi du requérant aux États-Unis, il serait inconcevable que la Charte ne s'applique pas pour lui donner droit à la protection de la justice fondamentale au cours des procédures qui pourraient mener à son renvoi.
Le concept de justice fondamentale tel qu'il se dégage de la Charte englobe tout au moins la notion d'équité dans la procé- dure telle qu'elle a été exposée par le juge en chef Fauteux dans l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917. Le paragraphe 32(6) empêche l'arbitre de tenir compte des circonstances particulières du cas du requérant pour le motif que ce dernier ne relève pas de l'exception prévue au paragraphe 32(6), c.-à-d. qu'il n'est pas une personne «non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)». De même, l'agent d'immigra- tion supérieur agissant sur le fondement de l'article 28 n'est pas habilité à tenir compte de toute autre circonstance. La procé- dure d'enquête étant ce qu'elle est à l'heure actuelle, j'estime que le requérant est privé de l'occasion d'exposer adéquatement sa cause et que, par conséquent, on lui refuse le droit à la justice fondamentale pour déterminer s'il devrait être expulsé.
Les principes de la justice fondamentale exigent qu'il soit donné au requérant l'occasion de se faire entendre et l'article 28 et le paragraphe 32(6) de la Loi nient ce droit du requérant. Toutefois, si l'exception prévue au paragraphe 32(6) était inopérante, le requérant ne serait plus privé de son droit. Par conséquent, étant donné que la Cour a compétence en la matière en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et qu'un
jugement déclaratoire est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances, le requérant a droit à un jugement déclaratoire portant que les mots personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), j) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)» qui figurent au paragraphe 32(6) sont inopérants dans le cas d'une enquête tenue en vertu de l'article 28 de la Loi.
Pour ce qui est de l'article 1 de la Charte, la Couronne n'a pas réussi à prouver que les procédures prévues à la Loi constituent des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
IV. L'expulsion du requérant dans un pays il pourrait se voir infliger la peine de mort constitue-t-elle un traitement ou une peine cruels et inusités au sens de l'article 12 de la Charte?
Le requérant prétend que le fait de l'expulser dans un pays il sera soumis à une peine cruelle et inusitée constituerait un traitement cruel et inusité.
L'argument du requérant est prématuré. La Cour ne peut prendre pour hypothèse (1) qu'une ordonnance d'expulsion sera prononcée, (2) que le requérant sera expulsé aux États-Unis et (3) que la peine de mort qui lui sera imposée par le juge de première instance sera confirmée par les tribunaux d'appel américains.
Il n'y aura lieu d'examiner cet argument que si une ordon- nance d'expulsion est prononcée.
V. Quelles sont les répercussions sur le droit interne au Canada de ses obligations découlant de traités internationaux?
Le requérant invoque à l'appui de ses arguments le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies. Même si le Canada a adhéré au Pacte en 1976, il n'y a aucune loi canadienne qui mette en oeuvre ledit Pacte de façon expresse. L'effet du Pacte comme source de droits ayant force de loi est, par conséquent, limité. Il est néanmoins possible d'avoir recours à celui-ci pour aider une cour à interpréter les dispositions ambiguës d'une loi interne à condition que cette dernière ne contienne aucune disposition expresse contraire au Pacte.
Étant donné que l'argument au sujet de l'article 12 de la Charte est prématuré, il est inutile d'examiner dans quelle mesure, s'il y a lieu, on peut avoir recours au Pacte pour déterminer l'étendue de la protection offerte par ledit article 12.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Moore v. Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839; 69 D.L.R. (2d) 273; Potter c. Minis- tre de l'Emploi et de l'Immigration, [1980] 1 C.F. 609 (C.A.); Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; 58 N.R. 1.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Soblen, [1963] 2 Q.B. 243 (C.A.); Pearlberg v. Varty, [1972] 1
W.L.R. 534 (H.L.); Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All ER 12 (C.A.).
DÉCISION ÉCARTÉE:
Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 347 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Inuit Tapirisat of Canada c. Le très honorable Jules Léger, [1979] 1 C.F. 710 (C.A.), infirmée sub nom. Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Schmidt v. Secre tary of State for Home Affairs, [ 1969] 2 Ch. 149 (C.A.); Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.); Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; Operation Dis mantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441.
DÉCISIONS MENTIONNÉES:
Rex v. Leman Street Police Station Inspector. Ex parte Venicoff, [1920] 3 K.B. 72; Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 (H.L.); Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; 55 N.R. 241; In re Gittens, [1983] 1 C.F. 152 (1"e inst.).
AVOCATS:
Ann-Marie Jones, Julius Grey, Irwin Cotler
pour le requérant.
Suzanne Marcoux-Paquette pour les intimés.
PROCUREURS:
Ann-Marie Jones, Julius Grey, Irwin Cotler, Montréal, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus par*
LE JUGE ROULEAU: Cette requête en vue de l'émission d'un bref de prohibition ou de tout autre redressement de cette nature pour prohiber la tenue d'une enquête prévue par les articles 28 et suivants de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, a été entendue le 29 mai 1985 à Montréal (Québec). Étant donné que les plaidoi-
* Note de l'arrêtiste: Les motifs de l'ordonnance ont été rédigés en partie en français et en partie en anglais. Ils sont publiés sous la forme bilingue habituelle des Recueils des arrêts de la Cour fédérale.
ries, tant écrites qu'orales, ont été présentées dans les deux langues officielles, je me propose de res- pecter ce dualisme en rédigeant des motifs bilingues.
Un bref appel des événements s'impose.
M. Joseph John Kindler, citoyen américain, a été reconnu coupable d'un meurtre au premier degré, de séquestration et de conspiration pour commettre un meurtre par un jury de l'État de la Pennsylvanie. Le jury a recommandé l'imposition de la sentence de mort relativement à l'accusation de meurtre au premier degré. Le 19 septembre 1984, M. Kindler s'est évadé du Philadelphia Detention Centre avant le prononcé formel de la sentence de mort et s'est réfugié dans les Laurenti- des, au nord de Montréal. Il a été écroué le 26 avril 1985 Ste-Adèle (Québec) par la Gendarme- rie royale du Canada (G.R.C.).
Il est utile de préciser en toute justice pour la thèse qu'énoncera plus loin le requérant qu'avant son arrestation, deux agents du Federal Bureau of Investigation (F.B.I.) s'étaient présentés au déta- chement de St-Jérôme pour solliciter la collabora tion de la G.R.C. pour retracer M. Kindler. Un agent du F.B.I. est même demeuré au Canada du 12 au 16 avril 1985 pour tenter de retracer M. Kindler. Le 19 avril 1985, un des agents du F.B.I. est revenu à St-Jérôme accompagné du beau-frère du requérant afin de repérer l'endroit habitait ce dernier.
Le 26 avril 1985, M. Kindler a comparu devant la Cour des Sessions de la paix siégeant à St- Jérôme pour répondre à diverses accusations aux termes de la Loi sur l'immigration de 1976. Il est accusé notamment d'être demeuré au Canada sans l'autorisation écrite d'un agent d'immigration con- trairement aux dispositions de l'alinéa 95k) de la Loi; n'étant pas un citoyen canadien ou un résident permanent, travaillant au Canada sans permis de travail contrairement au paragraphe 18(1) du Règlement [Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172] et de ce fait commettait une infraction prévue à l'article 99 de la Loi; aussi d'être entré au Canada ou d'y demeurer soit sous le couvert d'un passeport, visa ou autre document relatif à son admission qui est faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers ou encore grâce à une représentation
erronée d'un fait important contrairement à l'ali- néa 95b) de la Loi. Le requérant fait également face à une kyrielle d'accusations portées sous l'em- pire du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34], mais que je m'abstiens d'énumérer ici.
Les points soulevés dans cette affaire sont com plexes et très importants. Voici l'adaptation que j'ai faite des questions formulées dans l'exposé des intimés.
Question I
Les procédures d'enquête engagées contre le requérant constituent-elles en réalité une «extra- dition déguisée»?
Question II
Le requérant a-t-il droit à une audience (oral hearing) avant la tenue de l'enquête?
Question III
La tenue d'une enquête conformément aux dis positions de la Loi sur l'immigration de 1976 viole-t-elle les droits conférés au requérant par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]?
Question IV
Le fait de déporter le requérant dans un pays il pourrait se voir infliger la peine de mort constitue-t-il un traitement ou une peine cruels et inusités?
Question V
Quelles sont les répercussions des obligations internationales du Canada sur son droit interne?
Question I
Les procédures d'enquête constituent-elles en réa- lité une «extradition déguisée»?
Le requérant soutient que les procédures d'en- quête qui ont été engagées à son égard en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 constituent en réalité une tentative d'ordonner son «extradition déguisée» aux États-Unis. Il prétend aussi que les autorités canadiennes ont choisi d'intenter des pro- cédures d'expulsion contre lui afin de le priver du bénéfice de l'application de l'Article 6 du Traité
d'extradition entre le Canada et les États-Unis d'Amérique [3 déc. 1971, [1976] Can. T.S. No 3]. Ledit Article 6 porte:
ARTICLE 6
Lorsque l'infraction motivant la demande d'extradition est punissable de la peine de mort en vertu des lois de l'État requérant et que les lois de l'État requis n'autorisent pas cette peine pour une telle infraction, l'extradition peut être refusée à moins que l'État requérant ne garantisse à l'État requis, d'une manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne sera pas infligée ou, si elle l'est, ne sera pas appliquée.
Les conditions du Traité font partie du droit interne du Canada en vertu de l'article 3 de la Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21. Sui- vant les lois de la Pennsylvanie, le meurtre est punissable de la peine de mort. La peine de mort pour meurtre est abolie au Canada depuis 1976. Le requérant cherche en fait à faire obstacle aux procédures d'expulsion afin d'obliger les autorités américaines à demander son retour par voie d'ex- tradition en vertu de la Loi, ce qui lui permettrait de bénéficier de la protection de l'Article 6 et empêcherait éventuellement l'application de la peine de mort imposée par la Cour en Pennsylva- nie.
En théorie, il ne devrait pas exister de confusion entre l'extradition et l'expulsion. Elles ont des objectifs nettement distincts. G. V. La Forest (au- jourd'hui juge à la Cour suprême du Canada) a souligné dans son ouvrage intitulé Extradition To and From Canada, 2e éd., Toronto, Canada Law Book Limited, 1977, aux pages 37 et 38:
[TRADUCTION] L'extradition a pour objet de renvoyer un contrevenant en fuite au pays qui en fait la demande afin qu'il soit jugé ou puni pour l'infraction qu'il a commise alors qu'il était dans sa juridiction. En revanche, l'expulsion est régie par la politique de l'État qui souhaite se débarrasser d'un étranger indésirable. À cet égard, l'endroit se rend l'expulsé importe peu à l'État qui l'expulse tant qu'il reste à l'extérieur de ses limites territoriales. La Loi sur l'immigration prévoit toutefois [paragraphe 33(1)] qu'une personne qui fait l'objet d'une ordonnance d'expulsion doit être renvoyée au lieu à partir duquel elle est venue au Canada, au pays dont elle est un ressortissant ou un citoyen, au pays elle est née, ou à tout autre pays selon ce que permet le Ministre.
Lorsque la destination choisie est un pays les autorités sont désireuses de poursuivre ou de punir la personne expulsée pour une infraction crimi- nelle, l'expulsion peut équivaloir à une extradition de fait. Cependant, lorsqu'on ordonne l'expulsion d'une personne vers son État d'embarquement ou
vers l'État dont elle est un ressortissant, l'expres- sion «extradition déguisée» est en fait une conclu sion tirée par ceux qui prétendent que telle était l'intention des autorités qui ont ordonné l'expul- sion. Même si l'intention de remettre un criminel à la juridiction compétente peut en fait constituer le motif principal de l'État qui ordonne l'expulsion, il est possible aussi que dans de nombreux cas ce ne soit que par pure coïncidence que l'expulsion ait ce résultat. (Voir Ivan A. Shearer, Extradition in International Law, Manchester, 1971, Manchester University Press.)
Dans l'affaire Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Soblen, [1963] 2 Q.B. 243 (C.A.), le maître des rôles lord Denning a admira- blement bien expliqué le droit applicable dans les cas il est allégué qu'on utilise les procédures d'expulsion afin d'obtenir une extradition déguisée. Il a d'abord fait remarquer que [TRADUCTION] «le droit relatif à l'extradition est une chose; le droit relatif à l'expulsion en est une autre» (page 299). Il a ensuite ajouté la page 300):
[TRADUCTION] Il est donc illégal de la part de la Couronne de livrer un criminel en fuite à la justice d'un pays étranger à moins qu'elle n'y soit autorisée par un traité d'extradition conclu avec ce pays.
Lord Denning a cependant souligné aux pages 300 et 301 que le droit relatif à l'expulsion consti- tuait [TRADUCTION] «un autre côté de la médaille» et que, suivant le droit international,
[TRADUCTION] ... tout pays a le droit d'expulser un étranger si sa présence est indésirable pour quelque motif que ce soit ...
Ce pouvoir d'expulsion n'est pas retiré du simple fait que la personne expulsée fuit la justice de son propre pays ou même parce que son pays veut qu'elle lui soit renvoyée et présente une demande à cet effet (ibid., pages 302 et 303).
Selon lord Denning la page 302), la décision quant à savoir si ce sont les règles de l'expulsion ou celles de l'extradition qui s'appliquaient, dépendait
[TRADUCTION] ... du but dans lequel la mesure est prise. Si elle était prise dans un but autorisé, elle était légale. Si elle était prise soi-disant dans un but autorisé mais en réalité dans un but différent et inavoué, elle était illégale.
Il a poursuivi la page 302):
[TRADUCTION] Si, par conséquent, le but du ministre de l'Intérieur dans ce cas était de remettre le requérant, à titre de criminel en fuite, entre les mains de la justice des États-Unis d'Amérique parce qu'elle en avait fait la demande, son acte serait illégal. Son acte est toutefois légal s'il avait l'intention
d'expulser le requérant dans son propre pays parce qu'il consi- dérait que sa présence ici n'était pas dans l'intérêt public. Il est loisible à ces cours de déterminer si l'objectif poursuivi par le ministre de l'Intérieur était légal. Y a-t-il eu un abus de pouvoir? Les cours peuvent toujours examiner le fondement de l'ordonnance d'expulsion afin de déterminer si les pouvoirs conférés par le Parlement ont été exercés conformément à la loi. C'est ce qui découle de l'affaire Reg. v. Board of Control, Ex parte Rutty ([ 1956] 2 Q.B. 109).
Qu'en est-il alors dans le cas présent? ... (S)'il existe des preuves à partir desquelles on peut raisonnablement supposer que le ministre de l'Intérieur a utilisé son pouvoir d'expulsion dans un but inavoué, la cour peut alors lui demander des comptes et s'il omet de le faire, elle peut renverser son ordon- nance. Mais j'estime que les faits de l'espèce ne révèlent aucune preuve de ce genre. Il me semble que le ministre de l'Intérieur avait des motifs raisonnables de considérer que la présence du requérant dans ce pays n'était pas dans l'intérêt public.
Lord Donavan a fait remarquer dans son jugement concourant (aux pages 307 et 308):
[TRADUCTION] La tâche de la personne qui cherche à prou- ver une allégation de ce genre est effectivement lourde.
La question de savoir si une expulsion constitue une «extradition déguisée» a été soumise à la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Moore v. Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839; 69 D.L.R. (2d) 273. Dans cette affaire, Moore, qui avait déjà été expulsé du Canada parce qu'il possédait un casier judiciaire chargé aux Etats-Unis, est entré au Canada par avion de Panama. Il détenait un passeport canadien indi- quant qu'il était au Canada et était citoyen canadien alors qu'il était aux États-Unis et était citoyen américain. Il a été arrêté deux jours après son arrivée alors qu'il s'apprêtait à monter à bord d'un avion pour retourner à Panama. À la suite d'une enquête tenue en vertu de la Loi sur l'immi- gration, on a ordonné l'expulsion de Moore. Même si l'ordonnance ne précisait pas dans quel pays il devait être expulsé, la Cour a présumé qu'il devait se rendre aux Etats-Unis. Moore a prétendu qu'on a exercé contre lui le pouvoir d'expulsion dans le but de l'extrader et que cela constituait un abus de pouvoir que la Cour devait empêcher.
Moore n'a pas eu gain de cause. Dans ses motifs, le juge en chef Cartwright a déclaré qu'il souscrivait à l'opinion émise par le juge Stephen- son dans Soblen, précité, selon laquelle il appar- tient à la partie qui allègue qu'une ordonnance d'expulsion, a priori valide, est en fait un subter fuge ou qu'elle n'a pas été rendue de bonne foi, de le prouver [TRADUCTION] «si difficile qu'il puisse
être pour elle de s'acquitter de cette obligation» la page 843 R.C.S.; page 275 D.L.R.). Il a ensuite poursuivi la page 844 R.C.S.; pages 275 et 276 D.L.R.):
[TRADUCTION] Pour statuer que les procédures d'expulsion sont un subterfuge ou qu'elles n'ont pas été engagées de bonne foi, il faudrait décider que le Ministre n'a pas vraiment jugé qu'il était dans l'intérêt public d'expulser l'appelant. C'est l'opinion qui a été émise dans l'affaire Soblen, précitée, et j'y souscris.
Comme il existait des motifs raisonnables pour expulser Moore, l'appel a été rejeté. En agissant ainsi, le juge en chef Cartwright a cependant pris soin de souligner la page 844 R.C.S.; page 276 D.L.R.):
[TRADUCTION] Je ne veux pas que l'on me fasse dire que si les faits avaient été tels que Me Chernos [l'avocat de l'appelant] les a présentés, les tribunaux n'auraient pas été habilités à intervenir et à statuer qu'une mesure qui, selon toute appa- rence, a été prise en vertu de la Loi sur l'immigration et respecte ses dispositions est ultra vires parce qu'elle a en réalité été prise dans un but autre que celui précisé dans les disposi tions législatives.
L'avocat du requérant a prétendu qu'on ne peut plus désormais considérer que l'affaire Soblen, précitée, fait autorité étant donné que la Cour d'appel a fondé son interprétation du droit admi- nistratif sur une décision ancienne, Rex v. Leman Street Police Station Inspector. Ex parte Venicoff, [1920] 3 K.B. 72, qui a essentiellement exclu le concept «d'équité» du droit britannique en matière d'immigration. Il a allégué que, deux ans après l'affaire Soblen, la décision de la Chambre des lords dans Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 a fondamentalement modifié le droit administratif et que, par la suite, les tribunaux canadiens et les tribunaux britanniques ont cessé d'invoquer des décisions comme celle rendue dans l'affaire Veni- coff. Il faut cependant remarquer que la Cour d'appel n'a examiné l'affaire Venicoff qu'en ce qui a trait à l'un des moyens d'appel utilisés dans Soblen, c'est-à-dire la question de savoir si une personne visée par une ordonnance d'expulsion avait le droit de se faire entendre avant que l'or- donnance soit rendue; cette affaire ne faisait pas partie des points examinés par la Cour quant au droit relatif à «l'extradition déguisée», un moyen d'appel entièrement distinct. Quoiqu'on puisse se demander si la décision de la Cour est toujours valide en ce qui concerne la première affaire, il n'existe comme tel aucun doute en ce qui concerne sa décision quant à la deuxième affaire. Même s'il
en était autrement, l'avocat ne tient pas compte du fait dans son argumentation que la décision dans l'affaire Moore, la Cour suprême a pour l'es- sentiel adopté le raisonnement suivi dans Soblen en ce qui a trait au droit relatif à «l'extradition déguisée», a été prononcée plusieurs années après l'arrêt Ridge v. Baldwin et ne peut être contestée pour ce motif. L'avocat a aussi essayé d'établir une distinction entre les arrêts Soblen et Moore pour le motif que dans ces affaires, les Cours n'avaient pas à tenir compte de l'effet de la Charte canadienne des droits et libertés sur le droit dans ce domaine, et parce qu'en l'espèce, la personne expulsée ris- quait de se voir infliger la peine de mort par les tribunaux du pays elle se dirigeait selon toute probabilité. Encore une fois, je ne peux souscrire à ces arguments. On ne m'a pas prouvé que le droit applicable aux «extraditions déguisées», tel qu'il a été exposé dans ces deux affaires, a été modifié par l'adoption de la Charte. Même si la gravité de la peine qui attend la personne expulsée dans le pays il est possible qu'elle soit envoyée peut, dans un autre contexte, constituer un élément important (par exemple, l'article 12 de la Charte), elle ne diminue en rien le fardeau de la preuve des person- nes qui allèguent que les procédures d'expulsion, valides a priori, constituent en fait un subterfuge.
C'est pourquoi j'estime que les principes énoncés par les tribunaux dans les affaires Soblen et Moore quant à «l'extradition déguisée» continuent à faire autorité. Ma tâche consiste donc à appli- quer ce droit aux faits de l'espèce.
L'arrestation du requérant le 26 avril 1985 a été effectuée par des officiers de la Section des enquê- tes générales de la Gendarmerie royale du Canada. La G.R.C. avait été avertie plus tôt de la présence du requérant en territoire canadien par des agents du Federal Bureau of Investigation des Etats-Unis, et les membres des deux forces ont agi en collabo ration afin de déterminer le lieu exact il se trouvait. Après l'arrestation, des officiers de la Section de l'immigration de la G.R.C. se sont chargés du cas du requérant qui a été conduit devant un magistrat et accusé de trois infractions distinctes à la Loi sur l'immigration de 1976. Le 29 avril 1985, le requérant a reçu un avis l'infor- mant que des procédures avaient été engagées en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 pour qu'il soit expulsé du Canada. Le gouvernement
américain n'a cependant jamais présenté au gou- vernement canadien une demande officielle d'ex- tradition du requérant la date de la présente demande).
Les procédures engagées en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 sont valides a priori et je ne crois pas que la preuve soit suffisante pour déchar- ger le requérant de la lourde obligation qui lui incombe quand il conteste ces procédures sous le prétexte qu'elles constituent un subterfuge destiné à atteindre un but illégal. Les autorités de l'immi- gration avaient des motifs raisonnables de conclure que la présence permanente du requérant au Canada n'était pas dans l'intérêt public. La G.R.C. a ignoré la présence illégale du requérant au Canada jusqu'à ce que le F.B.I. l'en ait avertie, les deux forces ont collaboré pour le retrouver et l'arrestation a été effectuée par des membres de la Section des enquêtes générales plutôt que par ceux de la Section de l'immigration, mais ces faits ne suffisent pas à prouver que le Ministre n'a pas véritablement considéré qu'il était dans l'intérêt public d'ordonner l'expulsion du requérant. Cette contestation de la validité des procédures d'expul- sion doit être rejetée.
J'ajouterais cependant que si le requérant avait réussi à prouver que le but véritable des procédures d'expulsion était de le remettre entre les mains d'un Etat étranger parce qu'il est un criminel en fuite recherché par ledit État, cela aurait constitué un abus du pouvoir d'expulsion et aurait été comme tel interdit par la Cour. Le Parlement a prévu dans la Loi sur l'extradition une procédure spéciale pour la remise des criminels en fuite et le pouvoir général discrétionnaire d'expulser des étrangers ne peut être utilisé pour remplacer ladite procédure spéciale. Les dispositions générales ne dérogent pas aux dispositions spéciales.
Question II
Le requérant a-t-il droit à une audience («oral
hearing») avant la tenue de l'enquête?
Pour répondre à cette question, je me dois d'abord d'examiner minutieusement les voies possi bles par lesquelles une enquête peut être instituée. Il existe aux termes de la Loi sur l'immigration de 1976 deux façons bien différentes de mettre en branle le processus d'enquête à l'égard d'une per- sonne déjà au Canada: l'arrestation avec ou sans
mandat suivant l'article 104 de la Loi et le rapport écrit et la directive prévoyant la tenue d'une enquête suivant le paragraphe 27(3) de la même Loi.
(1) L'arrestation avec ou sans mandat suivant l'article 104 de la Loi
Dès qu'un agent d'immigration ou, comme dans le cas qui nous occupe, tout agent de la paix, à qui des renseignements ont été donnés à l'effet qu'une personne se trouvant au Canada est une personne soupçonnée, pour des motifs valables, de faire partie de l'une des catégories de personnes visées aux alinéas 27(2)b),e),f),g),h),i) ou j), il peut l'ar- rêter s'il estime que cette personne constitue une menace pour le public. C'est l'essentiel de l'ali- néa 104(2)a) en vertu duquel d'ailleurs le requé- rant a été arrêté et est détenu:
104... .
(2) Tout agent de la paix au Canada, nommé en vertu d'une loi fédérale, provinciale ou d'un règlement municipal, et tout agent d'immigration peuvent, sans mandat, ordre ou directive à cet effet, arrêter et détenir ou arrêter et ordonner la détention
a) aux fins d'enquête, de toute personne soupçonnée, pour des motifs valables, de faire partie de l'une des catégories visées aux alinéas 27(2)b), e), f), g), h), i) ou j), ou
au cas ils estiment que ladite personne constitue une menace pour le public ou qu'à défaut de cette mesure, elle ne se présentera pas à l'enquête ou n'obtempérera pas à l'ordonnance de renvoi.
Ayant effectué l'arrestation, il appartenait à l'agent de la paix d'aviser immédiatement un agent d'immigration supérieur de la détention et de ses motifs tel que le prévoit le paragraphe 104(4):
104....
(4) Celui qui a ordonné la détention d'une personne aux fins d'examen ou d'enquête en vertu du présent article, ou le gardien de ladite personne doit immédiatement aviser un agent d'immigration supérieur de la détention et de ses motifs.
C'est ce qui a été fait dans le présent dossier. •
En recevant communication de cette arrestation et de cette détention, l'agent d'immigration supé- rieur avait l'obligation et le devoir d'ordonner la tenue d'une enquête conformément à l'article 28:
28. Un agent d'immigration supérieur doit immédiatement faire tenir une enquête au sujet de toute personne détenue, en vertu de l'alinéa 23(3)a) ou de l'article 104, pour fins d'enquête.
Donc, la détention suivant l'article 104 suffit pour déclencher le processus d'enquête et il n'est nulle- ment nécessaire, comme le prévoit le paragraphe 27(3), qu'un rapport écrit soit rédigé ou qu'une directive du sous-ministre soit émise pour que l'en- quête puisse avoir lieu. Seuls l'avis de détention suivant l'article 104 et l'avis d'enquête délivré par l'agent d'immigration supérieur suffisent. C'est le premier moyen menant à une enquête. Le second est prévu au paragraphe 27(3) de la Loi.
(2) Le rapport écrit et la directive prévoyant la tenue d'une enquête suivant le paragraphe 27(3) de la Loi
Tout agent d'immigration ou agent de la paix, en possession de renseignements indiquant qu'une personne se trouvant au Canada est soupçonnée de faire partie de l'une des catégories visées par les alinéas 27(2)a),b),c),d),e)j),g),h),i) ; j),k) ou 1), doit faire un rapport écrit au sous-ministre, à moins que la personne visée n'ait été arrêtée sans mandat et détenue en vertu de l'article 104 (c'est le cas du requérant).
27....
(2) Tout agent d'immigration ou agent de la paix, en posses sion de renseignements indiquant qu'une personne se trouvant au Canada, autre qu'un citoyen canadien ou un résident permanent,
a) pourrait se voir refuser l'autorisation de séjour du fait qu'elle fait partie d'une catégorie non admissible, autre que celles visées aux alinéas 19(1 )h) ou 19(2)c),
b) a pris ou conservé un emploi au Canada en violation de la présente loi ou des règlements,
c) travaille ou incite au renversement d'un gouvernement par la force,
d) a été déclarée coupable d'une infraction en vertu du Code criminel ou d'une infraction qui peut être punissable par voie de mise en accusation en vertu d'une loi du Parlement autre que le Code criminel ou la présente loi,
e) est entrée au Canada en qualité de visiteur et y demeure après avoir perdu cette qualité,
J) est entrée au Canada à un endroit autre qu'un point d'entrée et ne s'est pas immédiatement présentée à un agent d'immigration ou s'est dérobée à un examen ou à une enquête prévus par la présente loi ou encore s'est évadée alors qu'elle était légalement détenue ou sous garde en vertu de la présente loi,
g) est entrée au Canada ou y demeure soit sous le couvert d'un passeport, visa ou autre document relatif à son admis sion faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers soit grâce à une représentation erronée d'un fait important, que ces moyens aient été exercés ou ces représentations faites par ladite personne ou par un tiers,
h) est entrée au Canada en violation de l'article 57,
i) n'a pas quitté le Canada dans le délai imparti par l'avis d'interdiction de séjour qui lui a été adressé ou, après avoir ainsi quitté le Canada, a obtenu l'autorisation d'y entrer en vertu de l'alinéa 14(1)c),
j) est entrée au Canada à titre de membre de l'équipage d'un véhicule ou pour le devenir et a, sans l'autorisation d'un agent d'immigration, négligé de regagner le véhicule lors de son départ d'un point d'entrée,
k) a été autorisée à entrer au Canada en vertu des alinéas 14(2)b), 23(1)b) ou 32(3)b) et a négligé de se présenter à l'examen complémentaire dans le délai et au lieu indiqués, ou
1) néglige délibérément de subvenir aux besoins d'une per-
sonne à charge, membre de sa famille au Canada, doit adresser à ce sujet un rapport écrit et circonstancié au sous-ministre, à moins que la personne concernée n'ait été arrêtée sans mandat et détenue en vertu de l'article 104.
Il est clair qu'en vertu du paragraphe 27(2), l'agent de la paix ou l'agent d'immigration n'avait pas l'obligation d'adresser un rapport au sous- ministre. Or, en l'espèce, un rapport a quand même été adressé au sous-ministre puisqu'on reproche au requérant de faire également partie de la catégorie de personnes décrites aux alinéas 27(2)a) et 19(1)c) de la Loi. Cette catégorie de personnes n'est pas couverte par l'alinéa 104(2)a) ce qui expliquerait qu'on ait recourir aux deux procédures pour instituer l'enquête.
Le sous-ministre, maintenant en possession du rapport rédigé suivant le paragraphe 27(2), a estimé qu'une enquête s'imposait. Il a donc trans- mis une copie du rapport à un agent d'immigration supérieur et une directive prévoyant la tenue d'une enquête et ce, conformément au paragraphe 27(3):
27....
(3) Sous réserve des instructions ou directives du Ministre, le sous-ministre saisi d'un rapport visé aux paragraphes (1) ou (2), doit, au cas il estime que la tenue d'une enquête s'impose, adresser à un agent d'immigration supérieur une copie de ce rapport et une directive prévoyant la tenue d'une enquête.
Dès la réception de la directive prévue au paragra- phe 27(3), l'agent d'immigration supérieur n'avait d'autre choix que de faire tenir une enquête sur la personne concernée tel que le prévoit le paragra- phe 27(4):
27....
(4) L'agent d'immigration supérieur qui reçoit le rapport et la directive visés au paragraphe (3), doit, dès que les circons- tances le permettent, faire tenir une enquête sur la personne en question.
Ce survol des procédures menant à l'enquête étant terminé, nous nous retrouvons maintenant à l'étape de l'enquête. Mais avant de traiter de l'enquête proprement dite, je voudrais dire que je partage entièrement l'avis de l'avocate des intimés selon lequel les procédures préalables à l'enquête à être tenue au sujet du requérant ont toutes été suivies dans leurs moindres détails et que l'arbitre qui aurait eu ou aura à présider l'enquête tire alors sa compétence de deux sources:
de l'arrestation sans mandat du requérant aux termes de l'alinéa 104(2)a) de la Loi pour ce qui concerne les allégations décrites aux ali- néas 27(2)6),e) et g) de la même Loi
et
de la directive de tenir une enquête suivant les paragraphes 27(3) et (4) de la Loi pour ce qui concerne les allégations décrites aux alinéas 27(2)a) et 19(1)c) de la même Loi.
Le fait de joindre ainsi devant un même arbitre les deux différents modes d'enclenchement du pro- cessus d'enquête ne constitue pas une irrégularité. La Cour d'appel fédérale a précisément eu à se prononcer sur cette question dans l'affaire Potter c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1980] 1 C.F. 609, aux pages 612 et 613:
L'enquête a été tenue le 6 septembre 1979 Vancouver. Elle a été convoquée en exécution, d'une part, de la directive datée du 30 août 1979, prévoyant la tenue d'une enquête pour déterminer si M. Potter était une personne visée à l'alinéa 27(2)a) de la Loi et, d'autre part, de l'avis d'enquête daté du 31 août 1979 ordonnant la tenue d'une enquête en vertu de l'article 28.
A l'ouverture de l'enquête, l'avocat de M. Potter a fait valoir que l'arbitre n'avait compétence que pour examiner les points contenus dans la directive prévoyant la tenue de cette enquête, c'est-à-dire que pour déterminer si M. Potter est une personne visée à l'alinéa 27(2)a) de la Loi. L'arbitre a tranché la question en ces termes:
[TRADUCTION] D'après les documents dont j'ai été saisi, la personne en question a été arrêtée, en vertu du paragraphe 104(2) de la Loi sur l'immigration, le 28 août 1979. Or, dans le cas d'une arrestation sous l'empire de ce paragraphe, ladite Loi exige expressément qu'une enquête soit tenue. C'est ainsi qu'a été émise par la suite une directive portant enquête. Je trouve cette procédure parfaitement régulière. C'est pourquoi je conclus à ce stade-ci que j'ai compétence, suite à l'arresta- tion faite sous le régime du paragraphe 104(2), pour détermi- ner si M. Potter est une personne visée aux alinéas 27(2)b) et 27(2)e) de la Loi sur l'immigration et que j'ai aussi compé-
tence pour déterminer s'il est une personne visée à l'alinéa 27(2)a) de ladite Loi, compte tenu de la directive pour enquête m'enjoignant d'examiner ce point.
Je suis d'avis que l'arbitre n'a pas erré en décidant en ce sens.
(3) L'enquête proprement dite
Dans le cadre d'une enquête au sujet d'un non- résident permanent, l'arbitre doit ou bien pronon- cer son expulsion ou bien émettre un avis d'inter- diction de séjour suivant le paragraphe 32(6) de la Loi:
32....
(6) L'arbitre, après avoir conclu que la personne faisant l'objet d'une enquête est visée par le paragraphe 27(2), doit, sour réserve des paragraphes 45(1) et 47(3), en prononcer l'expulsion; cependant, dans le cas d'une personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), J) ou g) ou 27(2)c), h) ou i), l'arbitre doit émettre un avis d'interdiction de séjour fixant à ladite personne un délai pour quitter le Canada, s'il est convaincu
a) qu'une ordonnance d'expulsion ne devrait pas être rendue eu égard aux circonstances de l'espèce; et
b) que ladite personne quittera le Canada dans le délai imparti.
En l'espèce, si l'arbitre est convaincu que le requé- rant est visé par le paragraphe 27(2), il doit émet- tre une ordonnance d'expulsion.
À ce stade, on voit bien que la compétence de l'arbitre est limitée, c'est-à-dire que le requérant ne pourra pas faire valoir les «circonstances» parti- culières de son cas. Bref, la menace que constitue pour son droit à la vie une ordonnance d'expulsion ne pourra en aucune façon influer sur la décision de l'arbitre. Ce dernier doit uniquement se deman- der si le requérant est visé par l'un des alinéas du paragraphe 27(2). Si tel est le cas, il doit pronon- cer l'expulsion.
(4) Le sous-ministre a-t-il le devoir d'agir équita- blement (duty to act fairly) en exerçant la discrétion qui lui est conférée par le paragra- phe 27(3)?
Essentiellement, la position du requérant est la suivante: le sous-ministre chargé de décider si une enquête s'impose suivant le paragraphe 27(3) doit permettre au requérant d'être entendu et ce, con- formément aux principes d'équité (fairness) déga-
gés dans l'arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311.
Le requérant prétend que s'il avait l'occasion d'être entendu par le sous-ministre et de faire valoir la menace que constitue pour son droit à la vie une ordonnance d'expulsion, l'étape de l'en- quête pourrait tout simplement être évitée puisque le sous-ministre n'est pas obligé d'émettre une directive enjoignant à un agent d'immigration supérieur de faire tenir une enquête.
Le requérant soutient également que l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)) vient greffer aux principes d'équité de common law un droit à la «justice fondamentale» lorsque ses droits «à la vie» et «à la sécurité de sa personne» sont menacés. L'applica- tion de l'article 7 de la Charte en l'espèce fera l'objet d'un commentaire séparé et sera traité en même temps que la tenue d'une enquête suivant l'article 28 de la Loi.
Je reproduis de nouveau le paragraphe 27(3):
27....
(3) Sous réserve des instructions ou directives du Ministre, le sous-ministre saisi d'un rapport visé aux paragraphes (I) ou (2), doit, au cas il estime que la tenue d'une enquête s'impose, adresser à un agent d'immigration supérieur une copie de ce rapport et une directive prévoyant la tenue d'une enquête.
Sans me lancer dans un débat ésotérique sur la nature des fonctions qu'exerce le sous-ministre sous l'économie de cette disposition législative, j'avance qu'il exerce des fonctions administratives et, qu'au minimum, ce dernier doit agir équitable- ment. J'emprunte ici les propos de lord Pearson qui a dit dans Pearlberg v. Party, [1972] 1 W.L.R. 534 (H.L.), à la page 547 que:
[TRADUCTION] . .. lorsque le Parlement confère à une per- sonne ou à un organisme des fonctions administratives ou exécutives, il n'existe aucune présomption d'obligation de res- pecter les principes de justice naturelle. Toutefois, puisqu'»on ne peut présumer que le Parlement agit inéquitablement», les tribunaux peuvent, dans des cas appropriés (et peut-être tou- jours), déduire de cette maxime l'obligation d'agir équitable- ment.
Au même effet, l'opinion du juge Le Dain dans l'affaire Inuit Tapirisat of Canada c. Le très honorable Jules Léger, [1979] 1 C.F. 710 (C.A.),
à la page 717, sur l'obligation pour une autorité administrative d'agir équitablement en l'absence de dispositions procédurales expresses:
L'équité procédurale [procedural fairness], tout comme la justice naturelle, est une exigence de la common law et s'appli- que en matière d'interprétation des lois écrites. En l'absence de dispositions procédurales expresses, elle est considérée comme implicitement prévue par la loi. [C'est moi qui souligne.]
Bien que cette décision ait été infirmée par la Cour suprême, sub nom. Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, le raisonnement du juge Le Dain n'a pas été mis en doute. Il conserve donc toute sa valeur probante.
C'est ainsi que j'ai accepté d'emblée que le sous-ministre a, en exerçant la discrétion qui lui est conférée par la Loi, l'obligation d'agir équita- blement. Encore faut-il maintenant préciser l'exer- cice de ce devoir.
(5) Contenu de l'obligation d'agir équitablement
Lord Pearson, toujours dans la décision de Pearlberg v. Varty à laquelle je faisais référence plus haut, fixait ce que je qualifierais de borne supérieure au-delà de laquelle le devoir d'agir équitablement se confond avec les principes de justice naturelle:
[TRADUCTION] Cependant, l'équité n'exige pas nécessairement toute une succession d'auditions, de plaidoiries et de réfuta- tions. Si l'on poussait trop loin les garanties de procédure, rien ne pourrait se faire simplement, rapidement et économique- ment. I1 ne faut pas sacrifier trop hâtivement l'efficacité et l'économie administrative ou exécutive.
[Page 547.]
C'est-à-dire que, coupé qu'il est des réalités admi- nistratives et de ses préoccupations quotidiennes, le pouvoir judiciaire ne peut et ne doit pas astreindre l'autorité administrative compétente à des con- traintes procédurales qui réduiraient son efficacité et mettraient en doute sa raison d'être. Dans l'af- faire Inuit Tapirisat of Canada c. Le très honorale Jules Léger, supra, le juge Le Dain dit à la page 717:
Le véritable point en litige est la question de savoir quelle procédure il convient d'imposer à une autorité déterminée compte tenu de la nature de cette dernière et du genre de pouvoir qu'elle exerce, et quelles conséquences en résulteront pour ceux qui ont à subir ce pouvoir. Il ne faut pas oublier de maintenir l'équilibre entre les exigences d'équité et les besoins du processus administratif en cause.
D'un autre côté, sur ce qui pourrait être la protection procédurale minimale qu'il faille accor- der à un individu, je suis ostensiblement d'accord avec ce qu'a dit lord Denning dans l'arrêt Schmidt v. Secretary of State for Home Affairs, [1969] 2 Ch. 149 (C.A.), à la page 170:
[TRADUCTION] Je suis évidemment d'accord pour dire que lorsqu'un fonctionnaire est habilité à priver une personne de ses biens ou de sa liberté, le principe général applicable veut qu'il soit donné à cette personne une occasion de se faire entendre et de présenter ses arguments.
Plus récemment, lord Denning a eu l'occasion de préciser dans Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All ER 12 (C.A.), à la page 19, ce qu'est l'obligation, pour un organisme administratif, d'agir équitablement:
[TRADUCTION] ... [l]es exigences de l'équité dépendent de la nature de l'enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. La règle fondamentale est que dès qu'on peut infliger des peines ou sanctions à une personne ou qu'on peut la poursuivre ou la priver de recours, de redressement ou lui faire subir de toute autre manière un préjudice en raison de l'enquête et du rapport, il faut l'informer de la nature de la plainte et lui permettre d'y répondre. Cependant, l'organisme enquêteur est maître de sa propre procédure. Il n'est pas nécessaire qu'il tienne une audition. Tout peut se faire par écrit. Il n'est pas tenu de permettre la présence d'avocats. Il n'est pas tenu de révéler tous les détails de la plainte et peut s'en tenir à l'essentiel. Il n'a pas à révéler sa source de renseignements. Il peut se limiter au fond seulement ... Mais en définitive, l'organisme enquêteur doit arrêter sa propre décision et faire son propre rapport.
À mon avis, cette dernière décision, la Cour d'appel a conclu que l'organisme chargé d'enquê- ter avait agi équitablement, présente certaines affi- nités avec le cas qui nous occupe puisque, tout comme cet organisme-enquêteur, le sous-ministre doit se faire une opinion sur les plaintes formulées à l'égard du requérant.
Dans l'affaire Nicholson (supra), il s'agissait de disposer d'une demande d'examen judiciaire faite par un policier qui a été démis de ses fonc- tions avant l'expiration de sa période d'essai et ce, sans audition et sans avoir été informé des raisons pour lesquelles il était congédié, le regretté juge en chef Laskin a conclu que l'appelant Nicholson aurait être traité équitablement et non de façon arbitraire. Voici en quels termes il a qualifié ce devoir d'agir équitablement à l'égard de l'agent Nicholson:
A mon avis, on aurait dire à l'appelant pourquoi on avait mis fin à son emploi et lui permettre de se défendre, oralement ou par écrit au choix du comité. [Page 328.]
Dans la présente affaire, il ne s'agit pas tant pour le requérant de connaître la nature des plain- tes formulées contre lui, mais de pouvoir porter à l'attention du sous-ministre, qui a l'autorité néces- saire pour mettre un terme aux procédures enga gées contre sa personne, les «circonstances» parti- culières de son cas.
J'en arrive donc à la conclusion que, compte tenu des inconvénients administratifs que cela pourrait poser, une audition, genre procès (trial- type hearing), à ce stade-ci des procédures serait difficilement justifiable. Le requérant ne conteste pas de toute évidence les plaintes formulées contre lui, il cherche plutôt à éviter l'expulsion vers les États-Unis. J'estime que les fins de la justice seraient alors bien servies si le requérant pouvait au moins faire des représentations écrites (paper hearing) au sous-ministre au sujet de la menace sérieuse que pourrait constituer pour son «droit à la vie» l'expulsion vers les États-Unis.
Puisque la personne en autorité, c'est-à-dire le sous-ministre, n'a pas respecté les principes d'équité procédurale en exerçant sa discrétion, la directive qui a été adressée à un agent d'immigra- tion supérieur suivant le paragraphe 27(3) est nulle et non avenue.
J'estime donc qu'il est convenable et juste en l'espèce d'émettre un bref de certiorari pour annu- ler la directive du sous-ministre et un bref de prohibition pour empêcher l'arbitre de tenir une enquête tant que la discrétion du sous-ministre n'aura pas été exercée en conformité avec les principes reconnus d'équité procédurale.
Question III
La tenue d'une enquête conformément aux dispo sitions de la Loi sur l'immigration de 1976 viole- t-elle les droits conférés au requérant par l'article 7 de la Charte?
Les articles 27 et 28 de la Loi prévoient deux mécanismes distincts par lesquels un arbitre peut se voir conférer la compétence d'enquêter sur une question en vertu de l'article 32. Comme ces deux mécanismes ont été invoqués en l'espèce et que je viens juste d'examiner les rapports qui existent entre la procédure d'enquête de l'article 27 et la
notion d'équité prévue par la common law, il me reste à faire un examen semblable au sujet de la procédure prévue à l'article 28.
Comme je l'ai déjà souligné, la décision de faire tenir une enquête est une décision à caractère administratif et, par conséquent, la notion d'équité s'applique. Cette notion englobe l'idée qu'avant le prononcé d'une telle décision, la personne qui en fait l'objet devrait avoir une occasion raisonnable d'exposer ses arguments. Cela exigerait dans le cas présent que le requérant puisse, à un moment ou l'autre de la procédure d'enquête avant que l'or- donnance d'expulsion soit rendue, avoir l'occasion d'exposer les circonstances particulières de son cas à une personne habilitée à juger que lesdites cir- constances sont pertinentes pour décider si une enquête devrait être tenue ou si une ordonnance d'expulsion devrait être rendue contre lui.
Le paragraphe 32(6) empêche l'arbitre de tenir compte d'un tel argument pour arriver à sa déci- sion étant donné que le requérant est visé par les alinéas 19(1)c),d),e)J) ou g) et 27(2)c),h) ou i). Cet argument serait également irrecevable lorsque l'agent d'immigration supérieur décide en vertu de l'article 28 de faire tenir une enquête. Suivant les termes de l'article 28, il s'agit uniquement de savoir si une personne est détenue en vertu de l'alinéa 23(3)a) ou de l'article 104 pour fins d'en- quête; une fois ce fait établi, l'agent d'immigration supérieur doit immédiatement faire tenir une enquête au sujet de cette personne. Il n'est pas habilité suivant ledit article 28 à tenir compte de toute autre circonstance, et la notion d'équité prévue par la common law, qui constitue une condition de forme implicite, ne peut permettre d'étendre la compétence que le législateur a jugé approprié de conférer à l'agent.
Contrairement à ce qui est édicté à l'article 27, le législateur a manifestement écarté l'application de la notion d'équité prévue par la common law en ce qui concerne la procédure d'enquête fondée sur les articles 28 et 32.
Les avocats du requérant ont aussi prétendu que la procédure d'enquête prévue aux articles 28 et 104 porte atteinte aux droits que celui-ci est habi- lité à faire valoir en vertu de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. L'article 7 de la Charte porte:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
Dans l'arrêt récent Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; 58 N.R. 1 [ci-après appelé l'arrêt Harbhajan Singh], madame le juge Wilson de la Cour suprême du Canada a déclaré qu'elle était disposée à admettre que le terme «Chacun» de l'article 7 «englobe tout être humain qui se trouve au Canada et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne» la page 202 R.C.S.; page 49 N.R.). Elle a ajouté, à la page 201 R.C.S.; page 48 N.R., que la Loi sur l'immigration de 1976 elle-même et son administration par le gouvernement du Canada sont assujetties aux dispositions de la Charte. La question qui se pose donc en l'espèce est de déter- miner si le droit que le requérant cherche à faire valoir est visé par l'article 7.
Les avocats du requérant ont soutenu que la procédure d'enquête porte atteinte au droit du requérant à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne parce qu'elle pourrait aboutir à une ordonnance d'expulsion du requérant aux États- Unis il risque l'imposition de la peine de mort. Ils ont prétendu que cela «portait atteinte» à son droit au sens de l'article 7 et, dans les circons- tances, ne respectait pas les principes de la justice fondamentale.
L'avocate de la Couronne a voulu répliquer à cet argument en alléguant que l'article 7 de la Charte protège les individus contre les actes des corps législatifs et des gouvernements du Canada, de ses provinces et de ses territoires, mais qu'il ne fournit aucune protection contre les actes commis par d'autres gens ou par des gouvernements étrangers. En l'espèce, l'atteinte aux droits du requérant, si elle avait lieu dans le futur, résulterait uniquement de la peine de mort imposée par un tribunal étran- ger. L'exécution de la peine de mort ne serait pas la conséquence directe de la tenue de l'enquête ou du prononcé de l'ordonnance d'expulsion, mais elle résulterait uniquement de la décision des autorités américaines prise à la suite de la sentence pronon- cée conformément aux lois en vigueur en Pennsyl- vanie. L'avocate a invoqué à l'appui de sa position
la décision du juge Pratte de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1983] 2 C.F. 347 [ci-après appelé l'arrêt Sukhwant Singh], qui a dit à la page 349:
La décision de la Commission [d'appel de l'immigration] n'a pas eu pour effet de porter atteinte au droit du requérant à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Si, après avoir regagné son propre pays, le requérant devient victime d'une atteinte à l'un quelconque de ces droits, ce sera par suite d'actes accomplis par les autorités ou par d'autres gens de ce pays; ce ne sera pas une conséquence directe de la décision de la Commission. Selon nous, l'article 7 vise le cas des autorités canadiennes, dans l'application de lois canadiennes, portent atteinte à ces droits.
Madame le juge Wilson a cité ce même extrait lorsqu'elle a résumé les arguments de l'avocat de la Couronne sur un point semblable dans l'arrêt Harbhajan Singh, précité. Dans cette affaire, c'est en Inde et non au Canada que les appelants cou- raient un danger réel pour leur intégrité physique. Madame le juge Wilson a néanmoins conclu que les droits garantis aux appelants par l'article 7 avaient été violés et elle leur a accordé un redresse- ment en vertu de la Charte. En rejetant les argu ments de la Couronne fondés sur l'arrêt Sukhwant Singh, elle n'a pas exprimé de doutes quant au bien-fondé de la position du juge Pratte. Elle a cependant adopté une position contraire à celle de ce dernier et on doit donc considérer que l'extrait cité ne fait plus désormais autorité.
Comme ce fut le cas dans l'arrêt Harbhajan Singh, le requérant en l'espèce est menacé de subir une atteinte à son intégrité physique dans un pays étranger. Dans les deux cas cependant, ce sont les autorités canadiennes que l'on accuse d'avoir violé l'article 7 en utilisant une procédure qui prive des personnes se trouvant au Canada de l'application des règles de la justice fondamentale pour les forcer à retourner dans des pays étrangers. Cela n'équivaut pas à dire que la Charte lie les gouver- nements étrangers ou des gens se trouvant dans des pays étrangers.
Dans l'arrêt R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745, le juge Marceau de la Cour d'appel fédérale a élaboré la théorie d'un «seul droit» en ce qui concerne l'article 7 de la Charte. Suivant cette analyse, les termes «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne» forment un droit unique dont les éléments sont intimement liés et ce droit s'applique aux questions concernant
la mort, l'arrestation, la détention, la liberté physi que et le châtiment corporel de la personne. En outre, l'article 7 ne protège les personnes contre les atteintes à ce droit que si celles-ci résultent de la violation des principes de la justice fondamentale.
La théorie d'un «seul droit» a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Harbha- jan Singh et dans l'appel interjeté au sujet de l'arrêt Operation Dismantle [Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441]. Dans aucun de ces cas, il n'a été nécessaire pour madame le juge Wilson de décider si cette théorie constituait la méthode appropriée pour interpréter l'article 7; elle a cependant exa- miné en détail l'application de cette théorie, en particulier dans le premier arrêt elle a dit aux pages 204 et 205 R.C.S.; page 52 N.R.:
Même si nous acceptons la théorie d'un «seul droit» avancée par l'avocat du Ministre dans son interprétation de l'art. 7, nous devons reconnaître, à mon avis, que le «droit» qui est énoncé à l'art. 7 comporte trois éléments: la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Si je comprends bien la théorie d'un «seul droit», on ne laisse pas entendre qu'il doit y avoir atteinte à ces trois éléments pour qu'il y ait atteinte au «droit» que confère à une personne l'art. 7. En d'autres termes, je crois que la théorie d'un «seul droit» avancée par l'avocat permet de dire que l'atteinte à la «sécurité de la personne» des appelants, par exemple, constitue une atteinte au «droit» que leur confère l'art. 7, qu'il soit également possible ou non d'affirmer qu'il y a eu atteinte à leur vie ou à leur liberté. Si je comprends bien, la théorie d'un «seul droit» est soumise à l'appui d'une interpréta- tion stricte des mots «vie», «liberté» et «sécurité de sa personne» comme constituant différents aspects d'un seul concept plutôt que comme constituant des concepts distincts dont chacun doit être interprété séparément.
Et elle a ajouté plus loin à la page 205 R.C.S.; page 53 N.R.:
... il me semble cependant qu'il incombe à la Cour de préciser le sens de chacun des éléments, savoir la vie, la liberté et la sécurité de la personne, qui constituent le «droit» mentionné à l'art. 7.
Si le requérant est expulsé aux États-Unis, il sera exposé à une menace de mort et de châtiment corporel. Il sera donc porté atteinte à son droit «à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». Mais s'agira-t-il alors d'une «atteinte» au sens de l'article 7? Comme l'avocate de la Couronne l'a souligné, la procédure d'enquête prévue à la Loi et le prononcé éventuel d'une ordonnance d'expulsion ne portent pas en eux-mêmes atteinte au droit du requérant à la vie ou à la liberté (il peut arriver que d'autres personnes portent atteinte à son droit à la vie ou à la liberté, mais cela n'est pas certain).
À mon avis, cela constitue cependant une atteinte à la sécurité de sa personne et comme madame le juge Wilson a dit à la page 207 R.C.S.; page 55 N.R.:
... l'expression «sécurité de sa personne. doit englober tout autant la protection contre la menace d'un châtiment corporel ou de souffrances physiques, que la protection contre le châti- ment lui-même.
Dans les présentes circonstances, puisque le requé- rant risque la peine de mort s'il retourne aux États-Unis et que la tenue de l'enquête peut entraî- ner le prononcé d'une ordonnance l'expulsant aux États-Unis, l'enquête elle-même porte atteinte à son droit à la sécurité de sa personne. J'estime qu'on doit considérer qu'il s'agit d'une atteinte au droit à la «sécurité de sa personne» au sens de l'article 7; étant donné les conséquences possibles du renvoi du requérant aux États-Unis, il serait inconcevable que la Charte ne s'applique pas pour lui donner droit à la protection de la justice fonda- mentale au cours des procédures qui pourraient mener à son renvoi.
Ma tâche consiste donc à déterminer quelles sont les exigences de la justice fondamentale dans les circonstances et à décider si la procédure d'en- quête prévue à la Loi respecte ces critères. Il semble évident (voir les remarques de madame le juge Wilson à la page 212 R.C.S.; page 62 N.R. de l'arrêt Harbhajan Singh, précité) que le concept de justice fondamentale tel qu'il se dégage de la Charte englobe tout au moins la notion d'équité dans la procédure telle qu'elle a été exposée par le juge en chef Fauteux dans l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, à la page 923:
En vertu de l'art. 2(e) de la Déclaration des droits, aucune loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer de manière à le priver d'une «audition impartiale de sa cause selon les principes de justice fondamentale». Sans entreprendre de formuler une définition finale de ces mots, je les interprète comme signifiant, dans l'ensemble, que le tribunal appelé à se prononcer sur ses droits doit agir équitablement, de bonne foi, sans préjugé et avec sérénité, et qu'il doit donner à l'accusé l'occasion d'exposer adéquatement sa cause.
Les procédures prévues à la Loi donnent-elles à la personne qui fait l'objet d'une enquête l'occasion d'exposer adéquatement sa cause et de connaître les éléments de preuve qu'elle devra réfuter? Je ne crois pas. Comme j'ai déjà souligné plus haut lors de l'examen des dispositions législatives concer-
nant la procédure d'enquête, lorsque l'agent d'im- migration supérieur agissant conformément à l'ar- ticle 28 de la Loi est avisé qu'une personne est détenue en vertu de l'alinéa 23(3)a) ou de l'article 104, il «doit immédiatement faire tenir une enquête au sujet de [cette] personne». Étant donné que le requérant est visé par l'exception prévue au paragraphe 32(6), la seule question en litige à l'enquête tenue devant l'arbitre sera de déterminer si le requérant fait partie des personnes décrites au paragraphe 27(2). Une fois qu'il a répondu à cette question par l'affirmative, l'arbitre doit rendre une ordonnance d'expulsion contre cette personne; il ne jouit pas de la discrétion qu'il posséderait normale- ment en vertu de l'alinéa 32(6)a) pour décider qu'une ordonnance d'expulsion ne devrait pas être rendue eu égard aux circonstances de l'espèce. Ainsi, le requérant n'aura le droit à aucune étape de cette procédure d'exposer les circonstances par- ticulières de son cas à une personne habilitée à considérer que lesdites circonstances sont pertinen- tes pour décider si une ordonnance d'expulsion devrait être rendue contre lui. La procédure d'en- quête étant ce qu'elle est à l'heure actuelle, j'es- time que le requérant est privé de l'occasion d'ex- poser adéquatement sa cause et que, par conséquent, on lui refuse le droit à la justice fondamentale pour déterminer s'il devrait être expulsé.
Compte tenu de cette conclusion, il faut mainte- nant déterminer si les lacunes de ces procédures par rapport aux critères fixés par l'article 7 consti tuent des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, au sens de l'article 1 de la Charte. L'article 1 porte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res- treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
L'expression «dont la justification puisse se démon- trer» impose à la partie qui cherche à restreindre un droit ou une liberté énoncés à la Charte l'obli- gation de justifier une telle restriction (Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; 55 N.R. 241).
En l'espèce, cette obligation incombe donc à l'avocate de la Couronne. On n'a toutefois avancé aucun élément de preuve pour remplir cette obliga-
tion en montrant que le litige devrait être résolu par l'article 1. Je dois donc conclure que la Cou- ronne n'a pas réussi à prouver que les procédures prévues à la Loi constituent, au sens de l'article 1 de la Charte, une limite raisonnable apportée aux droits du requérant.
Passons maintenant à la question du redresse- ment auquel le requérant a droit. Les paragraphes 52(1) et 24(1) de la Charte sont tous les deux applicables à cet égard. Ces paragraphes pré- voient:
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
Comme j'ai statué que la procédure d'enquête prévue aux articles 104 et 32 de la Loi sur l'immi- gration de 1976 est incompatible avec les disposi tions de l'article 7 de la Charte dans la mesure elle ne permet pas au requérant de présenter adé- quatement sa cause, le paragraphe 52(1) s'appli- que et rend cette procédure inopérante. En l'es- pèce, la justice fondamentale exige que l'occasion soit donnée au requérant d'exposer les circons- tances particulières de son cas à une personne habilitée à tenir compte desdites circonstances en décidant s'il y a lieu de rendre une ordonnance d'expulsion.
L'article 28 et le paragraphe 32(6) de la Loi nient tous deux ce droit du requérant. Toutefois, si l'exception prévue au paragraphe 32(6), c'est-à- dire l'expression «personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)», était inopérante, le requérant ne serait plus privé de son droit. Au contraire, il aurait l'occasion d'exposer son cas en détail à l'arbitre à qui il ne serait plus interdit d'examiner, conformément à l'alinéa 32(6)a), si une ordonnance d'expulsion devrait être rendue eu égard aux circonstances de l'espèce (notamment la menace de mort qui pèserait sur lui s'il était expulsé aux États-Unis). Il n'existe aucune garantie que l'arbitre se prononcera en faveur du requérant et, en fait, le requérant ne demande pas une telle garantie; tout ce qu'il demande est le droit de se faire entendre et c'est
tout ce que la justice fondamentale exige dans les circonstances.
J'estime donc que le requérant a droit à un jugement déclaratoire portant que les mots «per- sonne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)», tels qu'ils figurent au para- graphe 32(6) de la Loi sur l'immigration de 1976, sont inopérants dans le cas d'une enquête tenue en vertu de l'article 28 de la Loi. La présente Cour a compétence en la matière et j'estime que ce juge- ment déclaratoire est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.
Question IV
Le fait de déporter le requérant dans un pays il pourrait se voir infliger la peine de mort consti- tue-t-il un traitement ou une peine cruels et inusités?
Le requérant prétend que son expulsion aux États-Unis constituerait une violation de ses droits garantis par l'article 12 de la Charte. L'article 12 porte:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
L'expulsion est un traitement et non une peine, et règle générale, l'exécution d'une ordonnance d'ex- pulsion n'est pas en elle-même un traitement cruel et inusité (In re Gittens, [1983] 1 C.F. 152 (1fe inst.)). Le requérant prétend cependant que la peine de mort qui lui sera imposée si on le renvoie aux États-Unis constitue un facteur additionnel suffisant pour qu'il bénéficie de la protection prévue à l'article 12. Il soutient pour l'essentiel que le fait de l'expulser dans un pays (les États-Unis) il sera soumis à une peine cruelle et inusitée (la peine de mort) constituerait un traitement cruel et inusité. C'est pourquoi il demande à la Cour d'in- terdire son renvoi aux États-Unis.
L'avocate de la Couronne a soutenu que je n'avais pas besoin d'examiner le bien-fondé de cet argument du requérant parce qu'il est prématuré. Je suis d'accord avec elle.
Le requérant demande à la Cour de prendre pour hypothèse qu'une ordonnance d'expulsion sera prononcée contre lui à la suite de la tenue de l'enquête et qu'il sera expulsé aux États-Unis. Il demande aussi à la Cour de présumer que la peine
de mort qui lui sera imposée par le juge de pre- mière instance en Pennsylvanie sera confirmée par les tribunaux d'appel aux Etats-Unis.
Il demande à la Cour de présumer trop de choses. Rien ne garantit que ces événements se produiront. La tenue de l'enquête ne soumet pas le requérant à un traitement ou à une peine cruels et inusités. Je ne crois donc pas que l'on puisse invoquer l'article 12 pour empêcher la tenue d'une telle enquête.
Il est bien possible que si une ordonnance d'ex- pulsion est en fait prononcée contre lui, le requé- rant choisisse de retourner devant la Cour pour faire valoir qu'il faudrait empêcher toute décision de le renvoyer aux États-Unis car cela constitue- rait une peine cruelle et inusitée. Ce serait alors le moment approprié pour la Cour d'examiner un tel argument. Pour l'instant, il faut toutefois rejeter ledit argument car il est prématuré.
Question V
Quelles sont les répercussions sur le droit interne du Canada de ses obligations découlant de traités internationaux?
Dans ses arguments, l'avocat du requérant ren- voie aux divers traités internationaux sur les droits de la personne que le Canada a ratifiés. Ces mentions étaient destinées à étayer les arguments déjà avancés plutôt qu'à constituer un argument indépendant et distinct. Il a surtout mentionné le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies [19 déc. 1966, [1976] Can. T.S. No 47].
Dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, précité, madame le juge Wilson a dit à la page 484:
Le droit relatif au pouvoir de conclure des traités a été défini- tivement établi pour le Canada et le reste du Commonwealth par l'arrêt Attorney -General for Canada v. Attorney -General for Ontario (les conventions de travail), [1937] A.C. 326, dans lequel lord Atkin a dit, aux pp. 347 et 348:
[TRADUCTION] II est essentiel d'avoir présente à l'esprit la distinction entre (I.) la formation et (2.) l'exécution des obligations qui découlent d'un traité, ce mot s'appliquant à toute entente entre deux ou plusieurs États souverains. Dans les pays constituant l'Empire britannique, il y a une règle bien établie qui veut que la conclusion d'un traité soit un acte qui relève de l'Exécutif, tandis que l'exécution de ses obliga tions, si elles entraînent une modification aux lois du pays, exige l'intervention du pouvoir législatif. Contrairement à ce qui a lieu ailleurs, les stipulations d'un traité dûment ratifié
n'ont pas dans l'Empire, en vertu de ce traité même, force de loi. Si l'Exécutif national, le gouvernement du jour, décide d'assumer les obligations d'un traité qui entraînent des modi fications aux lois existantes, il doit demander au Parlement son assentiment, toujours aléatoire, aux modifications propo sées ..
Un traité donc peut avoir force et effet internationalement sans mise en oeuvre législative et, en l'absence de celle-ci, il ne fait pas partie du droit interne du Canada. Une loi n'est requise que si une modification quelconque du droit interne est néces- saire à sa mise en oeuvre: voir R. St. J. Macdonald: «The Relationship between International Law and Domestic Law in Canada» dans Canadian Perspectives on International Law and Organization (1974), eds. Macdonald, Morris et Johnston, p. 88.
Le Canada a adhéré au Pacte le 19 mai 1976 et celui-ci est entré en vigueur au Canada le 19 août 1976. L'article 2 du Pacte oblige le Canada à prendre les mesures propres à donner effet aux droits qui y sont reconnus, mais il n'y a eu aucune loi canadienne qui mette en oeuvre ledit Pacte de façon expresse. L'effet du Pacte comme source de droits ayant force de loi au Canada est, par consé- quent, limité. Il n'en demeure pas moins qu'il lie le Canada en vertu du droit international et on peut présumer que le législateur n'a pas l'intention de violer les obligations internationales du Canada. Il est possible d'avoir recours au Pacte pour aider une cour à interpréter les dispositions ambiguës d'une loi interne à condition que cette loi interne ne contienne aucune disposition expresse contraire au Pacte.
En l'espèce, l'avocat du requérant a cherché à utiliser les dispositions du Pacte pour appuyer son argument voulant que l'expulsion du requérant aux États-Unis contreviendrait à l'article 12 de la Charte. Étant donné que j'ai conclu que cet argu ment de l'avocat au sujet de l'article 12 était prématuré, il est inutile que j'examine dans quelle mesure, s'il y a lieu, on peut avoir recours au Pacte pour déterminer l'étendue de la protection offerte par cet article.
Compte tenu de ce qui précède, le requérant a donc droit à l'émission d'un bref de certiorari pour faire annuler la directive du sous-ministre suivant le paragraphe 27(3) de la Loi; d'un bref de prohi bition empêchant la tenue d'une enquête tant que la discrétion du sous-ministre n'aura pas été exer- cée 'en conformité avec les principes reconnus d'équité procédurale et à une déclaration disant
que les mots «personne non visée aux alinéas 19(1)c), d), e), f) ou g) ou 27(2)c), h) ou i)» tels qu'ils apparaissent au paragraphe 32(6) de la Loi sur l'immigration de 1976 sont sans effet dans le cadre d'une enquête instituée suivant l'article 28 de la Loi.
Ayant réussi dans sa requête, sauf pour ce qui a trait à l'extradition, le requérant a droit à ses dépens.
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