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T-189-81
A/S Omen (demanderesse) c.
Propriétaires et autres ayants droit du navire Duteous, la Reine, le Conseil des ports nationaux, affréteurs, gestionnaires, exploitants et agents du navire Duteous, soit Clipper Maritime Co. Ltd., Dancan Line Limited, Armada Shipping APS, Armada Lines Ltd. et Protos Shipping Ltd. (défendeurs)
et
Conseil des ports nationaux et la Reine (mis-en- cause)
T-160-81
St. Lawrence Stevedoring Company Limited et Royal Insurance Company of Canada (demande- resses)
c.
Propriétaires et autres ayants droit du navire Duteous, la Reine, le Conseil des ports nationaux, Clipper Maritime Company Limited, Dancan Limited, Armada Shipping APS et Protos Ship ping Ltd. (défendeurs)
et
Conseil des ports nationaux et la Reine (mis-en- cause)
T-545-81
Compagnia de Navegacion Duteous, S.A. (deman- deresse)
c.
La Reine et le Conseil des ports nationaux (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: A/S ORNEN C. DUTEOUS (LE)
Division de première instance, juge Dubé—Mont- réal, 3, 4, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 13, 14, 17, 18, 19, 20, 24, 25, 26, 27 février, 4, 5 et 6 mars; Ottawa, 25 avril 1986.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Accident inévitable Navire dérivant vers l'aval dans de la glace massive, abordant un autre navire et heurtant des grues de quai Obligation des défendeurs de démontrer qu'ils ont fait preuve d'une habileté et d'une vigilance raisonnables Action
en dommages-intérêts accueillie contre les propriétaires du navire Prévisibilité de la débâcle Abordages évitables par le déplacement du navire à un poste à quai plus sûr Obligation non remplie Six chefs de négligence imputables au Duteous Aucune faute de la part des autres défendeurs
Règlement sur les cartes et publications, C.R.C., chap. 1415
Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, chap. 52, art. 31 Règlement sur le tarif des droits d'amarrage, de corps-mort et de mouillage, C.R.C., chap. 1061, art. 8 Code civil du Bas Canada, art. 1056C Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 420, 457.
Droit maritime Ports Action en dommages-intérêts Navire rompant ses amarres dans de la glace massive, dérivant vers l'aval, abordant un autre navire et heurtant des grues de quai Aucune faute du Conseil des ports nationaux Obligations de vigilance du Conseil pour assurer la sécurité de la navigation dans le port compte tenu des circonstances Aucune législation obligeant le Conseil à garantir la sécurité des navires amarrés dans le port Obligation de common law d'aviser des dangers cachés que pourraient comporter les installations portuaires État des glaces, pas un danger caché État des glaces le fait de la nature, non des installa tions portuaires.
Action en dommages-intérêts intentée contre le navire Duteous qui, rompant ses amarres, a dérivé vers l'aval dans de la glace massive et a abordé un autre navire, puis heurté deux grues de quai. Par suite de l'état des glaces sur le fleuve Saint-Laurent, ordre était donné de jour en jour au Duteous de ne pas appareiller. Le 11 janvier, l'agent de l'affréteur préve- nait le capitaine du Duteous, d'origine chinoise, d'une hausse du niveau de l'eau, lui conseillant de renforcer ses amarres. Le brise-glace Pierre Radisson s'attaquait, le 12 janvier, à l'embâ- cle qui s'était formée dans le port à la hauteur du poste d'amarrage du Duteous. Le 13 janvier, le brise-glace rompait le front central de l'embâcle, provoquant une débâcle. Aussitôt toute la masse de glace et d'eau retenue en amont s'est mise en mouvement. Le 12 janvier, le navire a rompu toutes ses amarres et dérivé dans le fleuve. Il a été réamarré, poupe donnant contre la jetée et proue s'avançant d'environ 50 pieds dans le fleuve. Lorsque l'embâcle s'est rompue le lendemain, elle entraîna le Duteous vers l'aval; il aborda un autre navire et heurta les grues de quai.
Jugement: l'action devrait être accueillie.
Un abordage résulte d'un accident inévitable s'il a été impos sible de le prévenir par «l'exercice de la diligence normale, la prudence et la compétence en matière maritime». Lorsqu'un navire en heurte un autre, licitement amarré dans un port, c'est lui qui a la charge de démontrer que l'abordage était inévitable. Pour ce faire, il doit démontrer que l'accident s'est produit malgré qu'il ait exercé une vigilance et fait preuve d'une habileté raisonnables et qu'il a effectivement exercé une telle vigilance et fait preuve d'une telle habileté raisonnables. L'étude de la jurisprudence montre que cela n'a pas changé. Les questions qui demandent une réponse sont: La débâcle était-elle prévisible? Aurait-il été plus avisé d'aller s'amarrer à un poste à quai plus sûr avant la débâcle? Les manoeuvres ordonnées par le capitaine du Duteous, alors que celui-ci dérivait vers l'aval, ont-elles été appropriées? Les abordages auraient pu être évités. La possibilité d'une débâcle était prévi- sible. La progression du front de glace était annoncée quoti-
diennement. Les communications de la Garde côtière cana- dienne fournissaient une information suffisante pour alerter quiconque aurait été assez prudent pour les syntoniser, les écouter et agir en conséquence. Tous les postes à quai du port de Montréal sont sécuritaires dans des conditions normales mais, en cas de débâcle, les navires amarrés le long du chenal sont exposés à une pression phénoménale de la glace entraînée par le courant. Or, plusieurs postes protégés étaient encore vacants. Les abordages auraient pu être évités par un déplace- ment du Duteous vers un quai plus sûr, avant qu'il ne soit trop tard. Ce sont le Duteous et ses propriétaires qui ont la charge de démontrer que son capitaine s'est tenu informé de l'état des glaces et du niveau de l'eau, qu'il a pris toutes les précautions nécessaires avant que le navire ne rompe ses amarres, qu'il a exécuté toutes les manoeuvres auxquelles on pouvait s'attendre de la part d'un capitaine compétent afin d'éviter les abordages, alors que le Duteous dérivait vers l'aval. Ils ne se sont pas déchargés de ce lourd fardeau de preuve.
Il y a six chefs de négligence de la part du Duteous: 1. Son capitaine, sachant qu'il entrait dans un port pris dans les glaces, ne s'est pas suffisamment familiarisé avec les fortunes et les exigences de la navigation hivernale. 2. Il ne s'est pas tenu au fait des informations essentielles et disponibles sur l'état des glaces dans le port de Montréal et n'a pas fait bon usage de l'équipement TSF du navire. 3. Il n'a pas envisagé la possibilité d'une débâcle et n'a pas cherché à obtenir un poste à un quai abrité avant que le port ne soit pris dans les glaces. 4. Il n'a pas amarré le Duteous assez solidement avant qu'il ne rompe ses amarres pour une première fois. 5. Il a manqué à son devoir en ne gardant pas son pilote à bord. 6. Il n'a pas fait preuve d'une vigilance et d'une compétence raisonnables dans la manoeuvre de son navire.
Il ne peut être imputé aucune faute aux affréteurs à quelque titre que ce soit quant à ces abordages. Comme la manoeuvre du navire était la responsabilité de son capitaine et de son équipage, toute allégation de négligence de la part des affré- teurs doit être recherchée ailleurs. Est sans fondement l'alléga- tion que les affréteurs n'auraient pas ordonner au Duteous de relâcher dans le port de Montréal l'hiver, puisqu'il ne s'agissait pas d'un navire conçu pour la navigation dans les glaces. La charte-partie autorisait les affréteurs à envoyer le Duteous ils le voulaient, partout dans le monde. La naviga tion hivernale dans le port de Montréal n'est pas limitée aux navires conçus pour la navigation dans les glaces. Il n'existe aucune preuve concluante que les abordages causés par le Duteous aient été dus à quelque vice inhérent de celui-ci. En second lieu, on allègue que les affréteurs n'auraient pas amarrer le Duteous à un aposte dangereux». Il n'a pas été établi que le poste 41 ait été un poste dangereux. De toute façon, le poste 41 n'a pas été choisi par les affréteurs.
L'agent des affréteurs, Protos Shipping Limited, et son employé, M. Megin, ne sont pas en faute. L'agent des affré- teurs ne connaissait pas grand-chose à la navigation. Les servi ces fournis par lui étaient pour la plupart de la variété de ceux d'un «commis portuaire». Ni son employeur ni les affréteurs n'attendaient qu'il apporte sa contribution en matière de navi gation. Il n'a pas été établi qu'il y ait eu manquement à quelque obligation de vigilance.
Le brise-glace, la Garde côtière, le ministère des Transports et la Reine ne sont pas en faute. On impute une faute lourde au
capitaine du port, qui n'aurait pas déplacé le Duteous à un poste à quai plus abrité et qui ne l'aurait pas adéquatement averti du péril éminent que représentait l'état des glaces dans le port. Ce qu'on reproche à la Couronne, c'est, pour le brise- glace, d'avoir rompu l'embâcle sans se préoccuper de la sécurité du Duteous. L'obligation du Conseil des ports nationaux est une obligation de vigilance raisonnable, de s'assurer que le port n'offrait pas de danger pour la navigation, mais cette obligation doit être considérée sous l'éclairage des circonstances de l'es- pèce: Owners of the Steamship «Panagiotis Th. Coumantaros» y. National Harbours Board. Aucun texte n'impose au Conseil le devoir d'assurer la sécurité des navires qui mouillent dans les ports placés sous son contrôle: Angeliki Compania Maritima S.A. c. BP Oil Limited. En revanche, il y a, en common law, obligation pour le Conseil d'informer tous les navires dans le port des «dangers cachés que peuvent comporter ses installa tions portuaires». L'état des glaces et la débâcle qui s'en est suivie dans le port de Montréal n'étaient pas des dangers cachés; toute partie intéressée qui se tenait au fait des événe- ments pouvait les prévoir. De plus, cet état de choses n'était pas attribuable aux installations portuaires, mais à la nature, et échappait à tout contrôle du capitaine du port. Le capitaine du port a adopté comme position que les navires disposaient de toute l'information disponible et qu'il appartenait à leur capi- taine de prendre les précautions nécessaires. Aux yeux du droit, il n'avait aucune obligation de faire plus qu'il n'a fait. Ni le Conseil ni le capitaine ne sont coupables de négligence. Le paiement de droits de quai ne crée pas un contrat dont il y aurait eu rupture: The King v. Canada Steamship Lines Ltd. La Garde côtière aurait fait preuve de négligence, allègue-t-on, lorsque le fond de l'embâcle a été rompu alors que le Duteous était amarré dans une position précaire. Aucun texte n'oblige les brise-glace à tenir les navires informés de leur avance le long du fleuve Saint-Laurent. Ceux qui étaient à bord du Duteous avaient connaissance de la présence du brise-glace, qu'ils pou- vaient voir à quelques 500 pieds de leur navire. Un marin qui ne connaîtrait pas le rôle d'un brise-glace durant l'hiver canadien devrait s'informer avant de s'aventurer dans nos eaux. Le pilote canadien qui se trouvait à bord du Duteous, le 12 janvier 1981, était au fait des manoeuvres du brise-glace, mais il a jugé le Duteous bien amarré. S'il y a eu négligence de la part du pilote, celle-ci devient la négligence de l'armateur en vertu de l'article 31 de la Loi sur le pilotage.
Il n'y a pas de négligence contributive de la part des deman- deresses. Il n'existe aucune preuve concluante que le Thor I ait été inadéquatement amarré, ni qu'il aurait rompu ses amarres s'il n'avait pas été abordé par le Duteous. Enfin le Thor I se trouvait licitement au quai il était.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Irish Shipping Ltd. c. La Reine, [1977] 1 C.F. 485 (1'° inst.); Le Dumurra c. La Maritime Telegraph and Tele phone Co. Ltd., [ 1977] 2 C.F. 679 (CA.); Owners of the Steamship «Panagiotis Th. Coumantaros» v. National Harbours Board, [1942] R.C.S. 450; Angeliki Compa- nia Maritima S.A. c. BP Oil Limited, jugement en date du 16 avril 1973, Division de première instance de la Cour fédérale, T-4159-71, non publié.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
The Merchant Prince (1892), 7 ASP. M.L.C. 208 (C.A.); La cie de téléphone Bell c. Le Mar- Tirenno, [1974] 1 C.F. 294 (1" inst.); Letnik c. Toronto (municipalité), jugement en date du 27 mars 1985, Division de première instance de la Cour fédérale, T-3456-81, non publié; «City of Peking» (The) v. Compagnie des Messageries Maritimes (1888), 14 App. Cas. 40 (P.C.); Wake- Wal ker v. SS. Colin W. Ltd., [1937] 2 D.L.R. 753 (P.C.); Blandy Brothers & Co., Lda. v. Nello Simoni, Ltd., [1963] 2 Lloyd's Rep. 24 (Q.B.); confirmée à 393 (C.A.); Sparrows Point v. Greater Vancouver Water District, [1951] R.C.S. 396; Nord-Deutsche Versicherungs- Gesellschaft et al v. The Queen et al, [1969] 1 R.C.E. 117; Warwick Shipping Limited c. R., [1982] 2 C.F. 147 (1" inst.) confirmée (1983), 48 N.R. 378 (C.A.F.).
DÉCISIONS CITÉES:
The Europa (1850), 14 Jur. 627 (Adm.); The «Marpe- sia» (1872), L.R. 4 P.C. 212; Bank Shipping Co'y v. «City of Seattle» (1903), 9 R.C.É. 146; Beauchemin, Gerard v. The King, [1947] R.C.É. 102; The «Velox», [1955] 1 Lloyd's Rep. 376 (Adm.); The Barge «T-429», [1957] 1 Lloyd's Rep. 135 (S.C. Trinidad et Tobago); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Le ..Temple Inn», jugement en date du 19 février 1979, Division de première instance de la Cour fédérale, T-1474-76, non publié; The King v. Hochelaga Shipping & Towing Co. Ltd., [ 1940] R.C.S. 153; Grossman et al. v. The King, [1952] 1 R.C.S. 571; Workington Harbour and Dock Board v. Towerfield (Owners), [1951] A.C. 112 (H.L.); The King v. Canada Steamship Lines Ltd., [1927] R.C.S. 68.
AVOCATS:
A. S. Hyndman, c.r. et N. J. Spillane, pour A/S Ornen, demanderesse.
Edouard Baudry, pour Royal Insurance Com pany of Canada, demanderesse.
Martin J. Edwards pour St. Lawrence Steve- doring Company Limited, demanderesse. Trevor H. Bishop et Robert Cypihot pour Compagnia de Navegacion Duteous, S.A., demanderesse, et pour le navire Duteous, défendeur.
W. David Angus, c.r. et Laurent Fortier pour Clipper Maritime Co. Ltd., Dancan Line Limited, Armada Lines Limited, Armada Shipping APS et Protos Shipping Ltd., défenderesses.
J.-C. Ruelland, A. Bluteau et P. H. Vanasse pour le Conseil des ports nationaux, défendeur et mis -en-cause.
J.-C. Ruelland et A. Bluteau pour la reine, défenderesse et mise-en-cause.
PROCUREURS:
McMaster Meighen, Montréal, pour A/S Omen, demanderesse.
Lavery, O'Brien, Montréal, pour Royal Insu rance Company of Canada, demanderesse. Gagnon, de Billy, Cantin, Martin, Beaudoin, Lesage & Associés, Québec, pour St. Law- rence Stevedoring Company Limited, deman- deresse.
Brisset, Bishop, Davidson & Davis, Montréal, pour Compagnia de Navegacion Duteous, S.A. demanderesse, et pour le navire Duteous, défendeur.
Stikeman, Elliott, Montréal, pour Clipper Maritime Co. Ltd., Dancan Line Limited, Armada Lines Ltd., Armada Shipping APS et Protos Shipping Ltd., défenderesses.
Ports Canada, Montréal, pour le Conseil des ports nationaux, défendeur et mis-en-cause.
Le sous-procureur général du Canada, pour la Reine, défenderesse et mise-en-cause.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DuBÉ: L'instruction de ces trois actions, en amirauté, a eu lieu conjointement, par administration d'une preuve commune, à Montréal (Québec), et a duré 21 jours. Il y a eu audition de dix-sept témoins sur les faits en cause et de douze experts. Dix autres témoins ont déposé par com missions rogatoires ou lors d'interrogatoires préa- lables. Un total de 173 documents ont été produits. Onze avocats ont représenté les diverses parties en cause, qu'il s'agisse des demanderesses, des défen- deurs ou des mis-en-cause. Les présents motifs s'appliqueront mutatis mutandis aux trois actions.
Le 13 janvier 1981, le M.V. Duteous, alors amarré au poste 43 dans le port de Montréal, a rompu ses amarres, a été entraîné vers l'aval par de la glace massive et a abordé le M.V. Thor I, amarré au poste 52, puis deux grues de quai, appartenant à une firme de manutention, situées aux postes 71 et 72. Ces abordages ont causé des avaries importantes aux deux navires et endom- magé les grues, avec pour résultat les trois présen- tes actions, mettant en cause les propriétaires du M.V. Duteous (Compagnia de Navegacion Duteous, S.A.), les propriétaires du M.V. Thor I (A/S Omen), les propriétaires des grues (St. Law-
rence Stevedoring Company Limited), les assu- reurs des grues (Royal Insurance Company of Canada), les affréteurs du M.V. Duteous (Clipper Maritime Company Limited, Dancan Line Limi ted, Armada Shipping APS, Armada Lines Limi ted), l'agent des affréteurs (Protos Shipping Ltd.), le Conseil des ports nationaux, responsable du port de Montréal, et Sa Majesté la Reine, au nom du ministère des Transports, lui-même responsable de la Garde côtière canadienne et du brise-glace Pierre Radisson. (Le brise-glace était à l'ceuvre dans le fleuve Saint-Laurent et dans le port de Montréal au moment se sont passés les faits en cause.)
1. Les faits
Les faits pertinents qui ont conduit aux aborda- ges peuvent être reconstitués comme il suit:
Le M.V. Duteous est un navire de cueillette de conception standard de type Freedom; construit au Japon en 1977, il comporte quatre cales équipées d'entreponts. La passerelle et les machines sont à l'arrière. La propulsion est assurée par un moteur diesel Pielstick de douze cylindres développant 5 130 b.h.p. par train d'engrenages réducteurs, sur une seule hélice. Il a une capacité de 8 767 ton- neaux de jauge brute, une longueur hors tout de 143,41 m, une largeur de 19,82 m et un creux sur quille de 12,35 m. À l'époque en cause, il était commandé par un capitaine chinois de Hong Kong, ayant sous ses ordres un équipage en prove nance de Hong Kong et de Taiwan.
Le M.V. Duteous a reçu instruction, par télé- gramme daté du 4 décembre 1980, de l'affréteur Armada Shipping APS, de se rendre à Montréal. Il a traversé l'Atlantique, a fait relâche à Gros Cacouna, un port du Bas-Saint-Laurent, puis à Québec. Il est arrivé dans le port de Montréal le 31 décembre 1980, s'amarrant au poste 102 pour mazouter, puis s'est rendu au poste 41 il s'amarrait à 11 h 00, le 1" janvier 1981. Il a commencé l'embarquement de sa cargaison le 3 janvier 1981, terminant cette opération le 7 janvier 1981, à 14h 15, soit une cargaison totale de mar- chandises diverses de 8 605,643 tonnes. Son tirant d'eau était alors de 26'07" à l'avant et de 27'03" à l'arrière. L'appareillage était prévu pour 8 h 00 le lendemain, 8 janvier 1981.
À cause de l'état des glaces sur le fleuve Saint- Laurent, le navire a été retenu au port de jours en jours, demeurant ainsi à quai, au même poste, en attente de l'autorisation d'appareiller, jusqu'au 12 janvier 1981.
Le dimanche 11 janvier 1981, M. Thomas Megin, directeur des opérations du bureau de Montréal de la Protos Shipping Limited, l'agent des affréteurs, a reçu un appel téléphonique de la capitainerie du port de Montréal avertissant les navires dans le port d'une hausse du niveau de l'eau et leur conseillant d'augmenter le nombre de leurs amarres. Vers 17 h 00 ce jour-là, il se rendait à bord du M.V. Duteous pour transmettre cette information. Trois amarres supplémentaires ont alors été frappées: une amarre avant additionnelle, une seconde garde montante appelant de l'avant et un traversier à l'arrière.
Le 12 janvier 1981, à 5 h 20, le M.V. Duteous, entouré de glaces, a rompu toutes ses amarres et a dérivé jusqu'au poste 43, une jetée qui s'avance diagonalement dans le fleuve. Il a à nouveau été amarré dans cette nouvelle position, sa poupe don- nant contre la jetée et sa proue s'avançant approxi- mativement 50 pieds dans le fleuve. Cette fois 13 amarres furent frappées, les deux chaînes d'ancres, bâbord et tribord, étant arrimées à des bollards sur la jetée, à l'aide d'une grue mobile.
Tôt le mardi matin 13 janvier 1981, vers 6 h 30, l'embâcle se brisa. Toutes les amarres et les chaî- nes d'ancres du M.V. Duteous ont été rompues. Le navire a dérivé vers l'aval avec la glace, avec un cap entre le 150 et le 170 approximativement, la glace poussant sur lui par tribord avant vers bâbord arrière. Le capitaine a fait mettre les machines en marche, en avant toute, et la barre à droite toute.
À 7 h 04, l'arrière du M.V. Duteous toucha l'avant babord du M.V. Thor I, amarré au poste 52, racla sa muraille bâbord, heurta à nouveau sa coque la hauteur de la troisième écoutille) dérivant toujours en culant, partiellement en tra- vers, vers l'aval du port jusqu'à ce que, à 8 h 07, sa poupe heurte deux des trois grues de quai placées aux postes 71 et 72. L'une des grues (la grue 2) tomba sur l'arrière du navire et y demeura, entra-
vée. L'autre (la grue 3), fut projetée au bout du quai elle tomba dans le fleuve.
Vers 9 h 30, le M.V. Duteous réussissait à sortir de la couche de glaces considérable qui l'entourait. À 11 h 26, un pilote était déposé à bord par héli- coptère. À 17 h 35, des remorqueurs venaient à son aide. À 19 h 20, des câbles, auxquels était attachée la benne d'une grue et qui pendaient dans l'eau près de l'hélice du M.V. Duteous, étaient coupés, le libérant. À 22 h 00, le navire, à nouveau manoeuvrant, revenait au poste 48.
2. L'état des glaces dans le port de Montréal
Le port de Montréal se trouve en aval des rapides de Lachine, qui ne gèlent pas de tout l'hiver. Les rapides génèrent des millions de tonnes de glace au cours de la saison froide. La glace s'écoule par le bassin La Prairie et les rapides de Sainte-Marie pour s'accumuler dans le port et y faire monter le niveau de l'eau.
Les statistiques montrent que de 1965 1969 le niveau est monté jusqu'à 9,1 m au-dessus de la normale. Au cours de cette période, la Garde côtière effectuait des recherches perfectionnées sur les méthodes de briser les embâcles. Depuis 1969, on procède à un contrôle plus efficace des niveaux de l'eau et de la glace dans le port en recourant à des brise-glace qui rendent possible la navigation de Montréal vers l'aval, en permettant à la glace produite par les rapides de Lachine de s'écouler continuellement vers l'aval. En conséquence, entre 1969 et 1981, le niveau de l'eau n'a dépassé 9,1 m que trois fois seulement: en 1971, en 1976 et 1981. Au cours de ces trois hivers, les brise-glace n'ont pu maintenir le chenal ouvert en janvier.
Des températures extrêmement froides ont pré- valu au cours de ces trois hivers. Le temps froid de novembre et de décembre 1980, qui s'est prolongé jusqu'au 12 janvier 1981, a été le plus rigoureux éprouvé depuis 40 ans.
Des bulletins quotidiens, publiés par la Garde côtière canadienne, indiquaient la progression du front de l'embâcle qui remontait le fleuve Saint- Laurent en janvier 1981. Le 5 janvier 1981, le front était à Portneuf, à quelque 190 kilomètres en aval de Montréal. Le jour suivant, il avait avancé jusqu'à Sorel, à 65 kilomètres environ de Mont- réal. Le front demeura stationnaire à cette hauteur
pendant un jour, puis remonta vers l'amont, attei- gnant Cap Saint-Michel le jour suivant et l'entrée du port de Montréal le 11 janvier 1981.
D'après F. E. Parkinson, un ingénieur conseil hydraulique, spécialiste de la glace, qui m'a paru bien informé et digne de foi, le front qui se dépla- çait dans le port de Montréal en janvier 1981 avait une épaisseur de 5,4 m dans l'ouvert entre Cap Saint-Michel et le poste 101. Son estimé corres pond de près aux 3,9 m de glace, plus 2,4 m de gadoue, mesurés par l'équipage du brise-glace Pierre Radisson au poste 102, à 13 h 00 le 12 janvier 1981.
D'après le témoignage de M. Parkinson, vers minuit le 11 janvier 1981, le front aurait atteint le poste 43 et, peu de temps après, le courant plus fort des rapides Sainte-Marie. La glace qui arri- vait épaississait la couche existante du fait de l'action de deux forces: premièrement, les glaces libres étaient lentement entraînées sous la couche déjà en place; deuxièmement, la pression de certai- nes poussées intermittentes comprimait toute la couche, l'épaississant et la poussant vers l'aval.
Les preuves administrées montrent que le brise- glace Pierre Radisson s'est attaqué au front de glace à partir de Portneuf et tout le long, jusqu'au port de Montréal, et qu'il avait atteint le Cap Saint-Michel à minuit le 11 janvier 1981. Le brise-glace s'attaqua à l'embâcle dans le port le jour suivant, jusqu'au poste 43, par le travers du M.V. Duteous, à minuit le 12 janvier 1981. A ce moment-là, le chenal était libre en aval jusqu'au poste 43. Le brise-glace cessa ses opérations pour la nuit, le nez enfoncé dans le front de glace.
Le matin du 13 janvier 1981, le Pierre Radisson reprenait son attaque. À 6 h 00, il réussissait à briser le point d'appui central du front, libérant ainsi toute l'embâcle. Alors toute la masse de glace et d'eau retenue en amont bougea, libérant des forces énormes. D'après M. Parkinson [TRADUC- TION] «des forces supérieures à 600 tonnes peuvent avoir agi sur le navire» (le M.V. Duteous).
Le M.V. Duteous n'a pas été la seule victime de la débâcle. Le M.V. Thor I au moment de l'abor- dage, ou peu après, a lui aussi rompu ses amarres et a dérivé. Un autre navire, le M.V. Bunga Chempaka, amarré au poste 55, a également
rompu ses amarres et été entraîné vers l'aval. Le M.V. Atlantic Prosper a aussi rompu certaines amarres, au poste 66, mais est parvenu à demeurer en sécurité le long de la muraille. Deux petits remorqueurs, appelés à l'aide par le M.V. Duteous le jour précédent, et qui avaient passé la nuit emprisonnés dans les glaces, dérivaient, n'étant plus maîtres de leur manoeuvre. Le Pierre Radis- son lui-même entraîné par la glace, s'est joint à cette procession fantasmagorique, descendant le courant dans la fumée de glace. Le M.V. Duteous, cependant, est le seul navire qui ait causé des dommages lorsqu'il a été entraîné vers l'aval.
3. Les abordages étaient-ils inévitables?
On dit qu'un abordage résulte d'un accident inévitable si on n'a pas pu le prévenir par [TRA- DUCTION] «l'exercice de la diligence normale, la prudence et la compétence en matière maritime»'. Lorsqu'un navire en heurte un autre licitement amarré dans un port, c'est lui qui a la charge de démontrer que l'abordage était inévitable. Pour ce faire, il doit à tout le moins démontrer que l'acci- dent s'est produit malgré qu'il ait exercé une vigi lance et fait preuve d'une habileté raisonnables et qu'il a effectivement exercé une telle vigilance et fait preuve d'une telle habileté raisonnables 2 . Dans l'arrêt The Merchant Prince 3 , le navire abordeur s'est vu imposer un fardeau beaucoup plus strict pour établir une défense d'accident inévitable. Le lord juge Fry dit, à la page 211:
[TRADUCTION] Pour soutenir cela, les défendeurs se placent devant l'alternative suivante: ils doivent soit démontrer quelle cause a provoqué l'accident et que l'effet de cette cause était inévitable, soit démontrer que toutes les causes possibles auraient pu avoir un tel effet et, en outre, que pour chacune de toutes ces causes possibles, cet effet ne pouvait être évité.
Dans l'affaire La cie de téléphone Bell c. Le Mar-Tirenno 4 , la demanderesse réclamait l'in- demnisation des dommages que l'ancre du navire défendeur avait causés à ses câbles téléphoniques sous-marins aux environs du port de Québec. Le capitaine du Mar- Tirenno avait été avisé de dou-
The Europa (1850), 14 Jur. 627 (Adm.), à la p. 629. Le Conseil privé a approuvé cette définition dans l'arrêt The .Marpesia» (1872), L.R. 4 P.C. 212.
2 Halsbury's Laws of England, 1983, 4e éd., vol. 43, par. 981.
3 (1892), 7 ASP. M.L.C. 208(C.A.).
4 [1974] 1 C.F. 294 (1fe inst.)., .
bier ses amarres et d'assurer une veille constante, la jetée 18 étant fortement exposée durant l'hiver, les marées déplaçant les glaces dans un sens puis dans l'autre. Le navire, ayant rompu ses amarres, a été entraîné et a causé des dommages. Le juge Addy de notre Cour a fait droit à l'action, consta- tant que le capitaine du Mar- Tirenno avait été négligent, en ne cherchant pas à savoir se trouvaient les câbles et en n'ayant pas songé à d'autres solutions possibles, dont celle de s'amarrer à un autre quai. Le juge Addy a aussi rejeté le plaidoyer d'accident inévitable des défendeurs parce qu'il était parfaitement prévisible que le navire pouvait être emporté à la dérive et qu'il en résulte des dommages. On n'avait pas fait les observations nécessaires ni pris les mesures préven- tives qui s'imposaient. Il dit, à la page 300:
Il va de soi que si quelqu'un a le contrôle effectif d'un objet ou est tenu en droit d'exercer un tel contrôle, il doit s'il en perd la maîtrise et que l'objet cause un dommage, expliquer par une preuve positive la raison pour laquelle l'objet a échappé à son contrôle, ou, du moins, d'établir par une preuve positive que ce n'est pas à un acte ou à une omission de sa part ou de la part de toute autre personne agissant sous ses ordres.
Dans la décision Letnik c. Toronto (municipali- té) 5 , le juge Addy réaffirme ce qu'il a dit aupara- vant, ajoutant aux pages 32 et 33:
De plus le fardeau de la preuve que doit faire le navire qui en aborde un autre, amarré ou mouillé, alors que la visibilité est bonne et par beau temps, est fort lourd.
Bien entendu, les conditions météorologiques en l'espèce n'étaient pas bonnes. Le M.V. Duteous a été entraîné par une débâcle 6 . Les questions qui viennent à l'esprit, et qui demandent une réponse, sont: La débâcle était-elle prévisible? Aurait-il été plus avisé d'aller s'amarrer à un poste à quai plus sûr avant la débâcle? Les manœuvres ordonnées par le capitaine du M.V. Duteous, alors que celui-ci dérivait vers l'aval, ont-elles été appro- priées?
Dans l'affaire «City of Peking» (The) v. Com- pagnie des Messageries Maritimes', le Conseil privé était saisi d'une affaire il y avait eu
Jugement en date du 27 mars 1985, Division de première instance de la Cour fédérale, T-3456-81, non publié.
6 [TRADUCTION] Debâcle: «rupture soudaine de la glace dans une rivière»--(The Living Webster Encyclopedic Dictionary of the English Language).
7 (1888), 14 App. Cas. 40 (P.C.).
abordage d'un navire au mouillage, en plein jour, de prime abord une preuve de faute. L'abordage était attribuable à l'effet d'un courant exception- nel, une éventualité qu'on savait possible quoique improbable, mais il a été démontré que l'ancre bâbord du vapeur n'était pas à poste. La Cour a jugé que le vapeur avait négligé de prendre les précautions habituelles et qu'il ne pouvait être exonéré de tout blâme 8 .
Dans l'affaire Wake-Walker v. SS. Colin W. Ltd. 9 , le Conseil privé était saisi d'un plaidoyer d'accident inévitable dans le cas d'un abordage entre navires dans le port de Montréal. À nouveau, il réaffirma que c'était à la partie qui faisait valoir cette défense que revenait la charge de convaincre le tribunal qu'elle n'était pas à blâmer. Il constata que le navire défendeur avait fait route selon un cap et à une vitesse qui l'avaient placé dans une position il n'aurait pas être et qu'en consé- quence son propriétaire n'était pas exonéré.
Les dépositions des témoins sur les faits et des experts m'amènent à la conclusion inéluctable que les deux abordages auraient pu être évités. La possibilité d'une débâcle était prévisible. La pro gression du front de glace était annoncée quoti- diennement dans les bulletins d'information déjà mentionnés. Les communications radio vils et les communications GTM émises par la Garde côtière canadienne fournissaient une information suffi- sante pour alerter quiconque aurait été assez pru dent pour les syntoniser, les écouter et agir en conséquence.
Tous les postes à quai du port de Montréal sont sécuritaires dans des conditions normales. Mais, en cas de débâcle, les navires amarrés le long du chenal sont, de toute évidence, exposés à la pres- sion phénoménale de l'eau et de la glace entraînées
8 Pour d'autres précédents le navire défendeur n'a pu échapper à sa responsabilité pour abordage en raison de condi tions fluviales ou climatiques exceptionnelles, voir Bank Ship ping Co'y v. «City of Seattle» (1903), 9 R.C.É. 146; Beauche- min, Gerard v. The King, [1947] R.C.É. 102; The «Velox», [1955] 1 Lloyd's Rep. 376 (Adm.); The Barge «T-429», [1957] 1 Lloyd's Rep. 135 (S.C. Trinidad et Tobago); Compa- gnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Le «Temple Inn», jugement en date du 19 février 1979, Division de pre- mière instance de la Cour fédérale, T-1474-76, non publié. Dans cette dernière espèce, le juge Collier dit, à la page 23, parlant de «l'accident inévitable»: «Je ne crois pas que ce concept ait sa place dans le droit moderne de la responsabilité civile.»
9 [1937] 2 D.L.R. 753 (P.C.).
par le courant. Par contre, les navires à l'abri des jetées qui s'avancent dans le fleuve sont protégés et en sécurité.
Un diagramme montrant tous les navires amar- rés dans le port de Montréal le lundi 12 janvier 1981 a été produit devant le tribunal. Le dia- gramme montre plusieurs navires amarrés, à l'abri, aux postes à quai protégés du vieux port, puis une section, exposée le long du rivage, sans aucun navire. Le premier navire amarré à un poste à quai le long du rivage est le M.V. Duteous, indiqué d'abord dans sa position initiale, au poste 41, puis dans sa seconde position, au poste 43. Après, il y a quatre navires, bien à l'abri, derrière des jetées qui les protègent. Le navire exposé suivant est le M.V. Thor I, au poste 52, suivi du M.V. Bunga Chem- paka, lui aussi exposé, au poste 55. Après le poste 55, sept navires sont amarrés, en sécurité, à l'abri, dans le bassin de la Vickers. Plus en aval, au poste 66, un autre poste le long du fleuve, il y a le M.V. Atlantic Prosper, lequel a rompu certaines de ses amarres, mais s'est tenu le long de la muraille. Le diagramme montre plusieurs postes protégés encore vacants.
Les navires que la débâcle a entraînés vers l'aval étaient soit déjà dans le chenal (le brise-glace et les deux remorqueurs), soit amarrés à des postes le long du fleuve. Les autres navires amarrés à des postes abrités n'ont pas été entraînés. Je tenterai de résoudre plus loin la question de savoir à qui appartenait l'initiative de déplacer le M.V. Duteous pour l'amarrer à un poste plus sécuritaire, à son capitaine ou aux autorités du port. Mais les abordages, de toute évidence, auraient pu être évités par un simple déplacement du M.V. Duteous vers un poste à quai plus sûr, avant qu'il ne soit trop tard.
À mon avis, ce sont le M.V. Duteous et ses propriétaires qui ont la charge de démontrer que son capitaine s'est tenu informé de l'état des glaces et du niveau de l'eau, qu'il a pris toutes les précau- tions nécessaires avant que le navire ne rompe ses amarres, qu'il a exécuté toutes les manoeuvres auxquelles on pouvait s'attendre de la part d'un capitaine compétent afin d'éviter les abordages alors que le M.V. Duteous dérivait vers l'aval pendant plus d'une heure. Je ne suis nullement convaincu que les propriétaires du M.V. Duteous se sont déchargés de ce lourd fardeau de preuve.
4. La négligence du M.V. Duteous
Malheureusement, le capitaine du M.V. Duteous, le capitaine Chuen Kwan Cheung, n'a pas témoigné lors de l'instruction. Il a déposé devant une commission rogatoire les 9, 10 et 11 février 1981, avant l'appareillage du M.V. Duteous du port de Montréal. Bien que connais- sant l'anglais, il a témoigné par l'intermédiaire d'un interprète chinois. Il en a été de même du second-capitaine, Ting Sang Tam, du mécanicien chef, Tak Chue, du premier lieutenant, Shien Kai Chao, de l'officier radio, Kwok Keung Lui, du quatrième mécanicien, Chan Nai Wing et du second lieutenant, Wan Tung Lu. Manifestement, la lecture des transcriptions de ces longues et laborieuses dépositions ne saurait être aussi satis- faisante que la présence devant le tribunal de témoins qu'on interroge et contre-interroge devant le juge saisi du litige.
Le capitaine du M.V. Duteous n'avait qu'une expérience limitée de la navigation dans les glaces telle que sur le fleuve Saint-Laurent et dans le port de Montréal. Il avait, il est vrai, avec l'aide d'un pilote canadien, remonté le fleuve avec son navire, faisant relâche à Gros Cacouna et à Québec avant d'arriver dans le port de Montréal le 31 décembre 1980. Il a alors disposé d'un intervalle de onze jours au cours desquels il aurait pu et aurait s'informer des conditions locales. Il y avait à bord les Instructions nautiques, golfe et fleuve Saint- Laurent, canadiennes et britanniques, mais il n'a pas lu les sections portant sur l'état des glaces dans le fleuve. À son départ, il avait reçu l'édition annuelle des Avis aux navigateurs du Canada dans lesquels le système GTM et les services que ce système offre sont décrits. Au cours de cette période, alors qu'il remontait le fleuve, il aurait se familiariser avec tous les services d'information disponibles.
Comme l'a signalé le capitaine Kai H. Boggild, consultant maritime cité à témoigner à titre d'ex- pert par la Couronne, la publication Navigation dans les glaces en eaux canadiennes n'a été placée à bord du M.V. Duteous qu'après l'accident, malgré que les Instructions nautiques s'y réfèrent
et que le Règlement sur les cartes et publications 10 requière de les avoir à bord. Cette publication fournit des renseignements utiles sur l'état des glaces dans le port de Montréal, y compris la mise en garde suivante, figurant à la page 26:
Navires amarrés en bordure du fleuve: Les capitaines de navire doivent faire attention aux grands floes qui descendent le fleuve, particulièrement après le bris d'un embâcle, et qui peuvent exercer sur les navires une pression suffisante pour rompre leurs amarres.
Il appert que le capitaine du M.V. Duteous s'est fié un peu trop à son agent maritime, M. Tom Megin, et aux autorités portuaires (dont les rôles et responsabilités respectifs seront analysés plus loin) et n'a pas suffisamment fait appel à sa propre initiative. Durant cette période antérieure, en jan- vier, surtout après que le M.V. Duteous eut ter- miné son chargement, la prudence dictait de chan- ger de poste d'amarrage, pour un autre plus sûr. Il aurait suffit de le demander aux autorités du port et de requérir l'aide d'un remorqueur. Comme je l'ai dit précédemment, plusieurs postes à quai abri- tés étaient disponibles, jusque dans le vieux port, ainsi que d'autres, plus en aval, derrière les jetées qui s'avancent dans le fleuve.
D'après les preuves administrées, au début de l'après-midi du dimanche 11 janvier 1981, l'agent maritime, M. Megin, a reçu un appel téléphonique de la capitainerie l'avertissant que le niveau de l'eau montait dans le port et lui conseillant de renforcer les amarres. Quelque cinq heures plus tard, M. Megin se rendait à bord du M.V. Duteous transmettre ce message à son capitaine. Il est évident qu'aucun des deux hommes n'a appré- cié toute l'urgence de la situation. Après le repas du soir, le capitaine a ordonné de frapper trois amarres additionnelles comme je l'ai dit précédem- ment. Seule l'amarre supplémentaire avant a vrai- ment amélioré le système d'amarrage, le M.V. Duteous faisant face au courant, dans la direction d'où allait venir toute la force de la débâcle. Les deux autres amarres supplémentaires n'ont pas réduit vraiment la précarité de la position du navire. Ces mesures, suffisantes dans des condi tions normales, se sont révélées inadéquates face à la débâcle qui allait se produire.
Le jour suivant, le lundi 12 janvier 1981, à 5 h 20, toutes les amarres se sont rompues et le
10 C.R.C., chap. 1415.
navire a culé. Le capitaine a fait mettre la machine à en avant toute, la barre à gauche, de façon à empêcher la proue de toucher le quai. Cette manoeuvre a permis à la glace, compacte et pesante, de s'insérer entre le M.V. Duteous et la jetée, emprisonnant le navire dans un champ de glaces et le plaçant dans une position dangereuse, sa hanche tribord appuyée sur le quai 43 et la proue éloignée d'environ 50 pieds du quai, une posture extrêmement mauvaise.
Après ce premier incident, toutes les amarres disponibles à bord furent frappées aux bollards du quai. Les deux chaînes d'ancres furent elles aussi attachées à la jetée. Ce dernier dispositif était probablement le meilleur qu'on pouvait établir dans les circonstances. Toutefois, avec l'angle que le M.V. Duteous présentait à la débâcle qui arri- vait, la plupart des experts sont d'avis qu'aucune amarre ne pouvait résister à l'impact irrésistible qui allait se produire.
Il se produisit très tôt le lendemain. L'embâcle s'est brisé comme le Pierre Radisson réussissait à ouvrir le front qui, à ce moment-là, était presque à la hauteur du M.V. Duteous.
D'après sa propre déposition, il semble que le capitaine ait été au lit lorsque la rupture de ses amarres et que toute la fureur de la débâcle l'ont réveillé vers 6 h 20. Le livre de bord du navire indique qu'à 6 h 30 les amarres étaient complète- ment rompues. Le moteur du M.V. Duteous n'était pas en marche mais était paré à partir. Il a fallu encore de sept à huit minutes aux officiers pour se rendre sur la passerelle et pour que l'ingénieur en chef mette le moteur à en avant toute. La glace se déplaçait de la proue tribord du navire en direction de sa hanche bâbord. Le capitaine a ordonné de mettre toute la barre à droite, dans une vaine tentative de s'opposer au mouvement de la glace ou d'éviter que safran et hélice ne heurtent le quai.
Bien sûr, il est facile pour des experts de manoeuvrer un navire sans risque depuis la barre des témoins et pour un juge d'évaluer sereinement la situation de la hauteur de son banc; il est plus difficile pour un capitaine de prendre les décisions appropriées alors qu'un abordage est imminent".
" Voir The King v. Hochelaga Shipping & Towing Co. Ltd., [1940] R.C.S. 153.
Néanmoins, avec l'angle que faisait le M.V. Duteous, le navire aurait, semble-t-il, pu manoeu- vrer beaucoup plus facilement s'il s'était engagé dans le chenal et avait suivi le déplacement des glaces, plutôt que de tenter de le combattre. Si la manoeuvre avait réussi, il se serait écarté des quais et aurait évité le M.V. Thor I et les grues.
Mais, en fait, le M.V. Duteous a dérivé, incapa ble de manoeuvrer, pendant plus d'une heure, fort près des quais. Il faut rappeler que les autres navires happés par la débâcle sont parvenus à gouverner sans aborder qui que ce soit et à revenir sains et saufs à leurs postes respectifs. Après qu'il eut été heurté par le M.V. Duteous à 7 h 04, le M.V. Thor I a rompu toutes ses amarres et, pour- tant, est parvenu à manoeuvrer pour sortir des glaces dérivantes et à gagner l'abri du bassin de la Canadian Vickers, au poste 57. Quant au Bunga Chempaka, il a été arraché de son poste à quai, le poste 55, à 7 h 10 et a été entraîné cul premier vers l'aval. À 8 h 30, il était parvenu à virer de bord et à se réamarrer au poste 48, sans avaries.
Le capitaine du M.V. Duteous paraît s'être préoccupé surtout de protéger son safran et son hélice, d'abord du quai, puis des chaînes d'ancres du M.V. Thor I. On le comprend fort bien, puis- qu'il s'agit des éléments essentiels à la manoeu- vrabilité d'un navire. Mais l'hélice et le safran du M.V. Duteous étaient bien protégés, étant nichés sous la poupe du navire. L'angle que faisait la voûte sous la poupe offrait au moins six pieds de couverture, suffisamment pour protéger le safran et l'hélice des quais. Quant aux chaînes d'ancres du M.V. Thor I, la prépondérance de la preuve montre qu'elles étaient «à pic», qu'elles pendaient verticalement des écubiers du M.V. Thor I et n'étaient pas mouillées loin dans le chenal, comme le craignait le capitaine du M.V. Duteous.
Ignorant comme il l'était des conditions hiverna- les dans le port de Montréal et confronté à une hausse manifeste du niveau de l'eau dans le port, avec une accumulation évidente de glaces, le capi- taine aurait garder son pilote à bord, surtout après la première rupture des amarres.
Un pilote n'aurait pu empêcher que les amarres se rompent la seconde fois, vu la position précaire dans laquelle le M.V. Duteous avait dérivé, son nez dans le courant et sa proue tribord exposée au
choc des glaces qui se précipitaient. Il aurait pu cependant être utile en manoeuvrant le M.V. Duteous pour l'éloigner des quais et lui faire pren- dre un cap plus sûr, vers l'aval.
Personne, on le comprend, ne peut manoeuvrer un navire totalement emprisonné par les glaces. Mais certaines preuves établissent que le M.V. Duteous n'a pas été totalement ni constamment emprisonné dans les glaces. On pouvait voir beau- coup de fumée de glace partout le long du chenal, un signe de la présence d'eaux libres. Il peut y avoir de la fumée de glace au-dessus de la gadoue, mais à plusieurs occasions, de nombreux témoins ont pu apercevoir de l'eau libre à la poupe du M.V. Duteous. Un pilote vigilant, connaissant la nagiva- tion hivernale dans le port de Montréal, aurait saisi l'opportunité que représentaient ces nappes d'eau libre pour lancer le moteur à en avant toute de façon à obtenir suffisamment de propulsion et de manoeuvrabilité pour s'écarter des quais.
En outre, les pilotes montréalais savent, ou devraient savoir, que les embâcles sont suivis de débâcles et que celles-ci sont imminentes lorsque le niveau de l'eau s'élève et que des brise-glace s'atta- quent au front de l'embâcle. Le capitaine, spéciale- ment le capitaine d'un navire étranger dont l'expé- rience en matière de navigation hivernale est limitée, se serait senti plus à l'aise avec un homme d'une telle expérience à bord surtout alors qu'une débâcle s'annonçait.
Il appartient au capitaine d'un navire de retenir ou de renvoyer un pilote ' 2 . Le capitaine du M.V. Duteous a renvoyé son pilote, Gaétan Forbes, une fois l'amarrage définitif terminé, dans l'après-midi du 12 janvier 1981. Si le pilote a été négligent en n'offrant pas de demeurer à bord, sa négligence, en vertu de l'article 31 de la Loi sur le pilotage" devient celle de l'armateur.
Je constate donc six chefs de négligence de la part du M.V. Duteous:
1. Son capitaine, sachant qu'il entrait dans un port pris dans les glaces, ne s'est pas suffisamment
12 Irish Shipping Ltd. c. La Reine, [1977] 1 C.F. 485 (P' inst.); Le Dumurra c. La Maritime Telegraph and Telephone Co. Ltd., [1977] 2 C.F. 679 (C.A.).
13 S.C. 1970-71-72, chap. 52.
familiarisé avec les fortunes et les exigences de la navigation hivernale.
2. Son capitaine ne s'est pas tenu au fait des informations essentielles et disponibles sur l'état des glaces dans le port de Montréal et n'a pas fait bon usage de l'équipement TSF du navire.
3. Son capitaine n'a pas envisagé la possibilité d'une débâcle et n'a pas cherché à obtenir un poste à un quai abrité avant que le port ne soit pris dans les glaces.
4. Son capitaine n'a pas amarré le M.V. Duteous assez solidement avant qu'il ne rompe ses amarres pour une première fois.
5. Son capitaine a manqué à son devoir en ne gardant pas son pilote à bord.
6. Son capitaine n'a pas fait preuve d'une vigi lance et d'une compétence raisonnables dans la manoeuvre de son navire:
[TRADUCTION] a) lors de la première rupture des amarres, le 12 janvier 1981, en mettant à tort le moteur à en avant toute, avec la barre à gauche, permettant ainsi à des glaces compactes et lourdes de s'insérer entre le M.V. «Duteous» et la jetée, plaçant ainsi le navire dans une position précaire;
b) lors de la rupture des amarres le 13 janvier 1981, en mettant à tort toute la barre à droite, au lieu de suivre le mouvement des glaces et de mettre le cap sur le chenal, laissant ainsi le navire dériver trop près des quais et heurter le M.V. «Thor et les grues;
c) en n'ayant pas maintenu son moteur paré à partir dans un délai plus bref.
5. Aucune négligence de la part des affréteurs
Il y a, bien entendu, lien de droit entre les propriétaires et les affréteurs du M.V. Duteous. Peu avant l'instruction, les propriétaires ont tenté de produire une demande d'indemnisation qu'ils formaient contre les affréteurs. Le tribunal les a déboutés vu que la requête était tardive et motifs pris que le litige qui les opposait avait été, confor- mément aux stipulations de la charte-partie, soumis à un arbitrage à Londres (Angleterre).
Au cours de l'instruction que j'ai présidée, la Couronne a requis la production de toutes les pièces déposées lors de cet arbitrage. Tant les propriétaires que les affréteurs se sont opposés à cette requête. J'ai ordonné, sur le fondement de la Règle 457 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], que les pièces soient remises sous le
sceau du secret au tribunal, afin que je puisse en prendre connaissance et décider de leur pertinence à la présente instance ou leur confidentialité professionnelle.
J'ai dûment reçu les pièces en cause, intitulées [TRADUCTION] «Articulations de la demande», «Articulations de la défense» et «Requête pour détails». J'ai constaté qu'il s'agissait «d'écritures» ou d'allégations rédigées par les avocats londoniens de deux parties engagées dans un arbitrage privé et, qu'en tant que telles, elles n'étaient ni utiles ni pertinentes à l'espèce présente.
Tout droit d'action que pourraient avoir les autres parties contre les affréteurs ne peut être fondé qu'en responsabilité délictuelle. Il leur faut prouver la négligence des affréteurs eux-mêmes. Ayant à l'esprit que la manoeuvre du M.V. Duteous était la responsabilité de son capitaine et de son équipage, donc la responsabilité des pro- priétaires, toute allégation de négligence de la part des affréteurs doit être recherchée ailleurs. Les affréteurs défendeurs sont des affréteurs à temps, non pas coque nue ni avec demise. À ce titre, ils payaient 6 700 $ US par jour, pour les services du M.V. Duteous.
On allègue en premier lieu négligence de la part des affréteurs, qui n'auraient pas ordonner au M.V. Duteous de relâcher dans le port de Mont- réal l'hiver, puisqu'il ne s'agissait pas d'un navire conçu pour la navigation dans les glaces, disposant d'une coque renforcée et de la puissance, en horse power, nécessaires pour lutter contre une masse considérable de glaces. Cette allégation me paraît sans fondement. D'abord, les affréteurs avaient le droit en vertu de la charte-partie d'envoyer le M.V. Duteous ils le voulaient, partout dans le monde. Ensuite, aucune réglementation ne limite la navigation hivernale dans le port de Montréal aux navires conçus pour la navigation dans les glaces. Enfin, il n'existe aucune preuve concluante que les abordages causés par le M.V. Duteous aient été dus à quelque vice inhérent de celui-ci.
En second lieu, on allègue que les affréteurs n'auraient pas amarrer le M.V. Duteous au poste 41, un [TRADUCTION] «poste dangereux». D'après les preuves administrées, le poste 41 n'est pas, de prime abord, un poste dangereux. C'était un poste sûr lorsque le navire est arrivé dans le
port de Montréal à la fin de décembre 1980. Ce poste à quai, situé comme il l'est le long du chenal, est plus exposé au courant et aux vagues de sillage laissées par les navires en passant. Les preuves administrées m'ont cependant convaincu qu'il est normalement sécuritaire. Des navires ont été amarrés en ce lieu depuis des années et le sont encore, la plupart du temps sans problème. Natu- rellement ce n'est pas le meilleur endroit quand une débâcle est imminente.
La responsabilité de déplacer un navire appar- tient d'abord et avant tout au capitaine du navi- re—le rôle des autorités portuaires sera étudié plus loin. De toute façon, le poste 41 n'a pas été choisi par les affréteurs. Il est baillé annuellement à Wolfe Stevedoring Ltd., qui avait un contrat avec les affréteurs pour le chargement de leurs navires et qui exerce ses opérations de manutention à ce poste.
Je constate donc que les affréteurs n'ont pas été négligents en quoi que ce soit en ce qui concerne ces abordages.
6. Aucune négligence de la part de l'agent des affréteurs
Comme je l'ai dit précédemment, la principale personne ressource dans le port de Montréal pour le M.V. Duteous était M. Thomas Megin, mainte- nant décédé, un employé de Protos Shipping Limi ted, l'agent des affréteurs. On allègue dans les écritures, et certains des témoins l'ont aussi pré- tendu, que son rôle consistait à informer et à conseiller le capitaine du M.V. Duteous, qu'il n'avait jamais navigué, et n'était donc pas qualifié pour agir à titre d'agent maritime, qu'il n'a pas fait comprendre au capitaine tout le danger de sa situation dans le port, ni ne l'a adéquatement informé des précautions qu'il devait prendre afin de protéger son navire d'un désastre imminent. La jurisprudence qui précise le rôle de l'«agent mari time» n'est pas particulièrement utile. Il devient donc nécessaire d'examiner le rôle particulier que devait jouer Protos Shipping Limited envers le M.V. Duteous.
Le lord juge Pearson, dans l'arrêt Blandy Bro thers & Co., Lda. v. Nello Simoni, Ltd. la page
404] 14 donne une définition de principe de l'agent maritime:
[TRADUCTION] L'agent maritime est, habituellement, le mandataire de l'armateur dans un port désigné et l'agent maritime donc, dans ce port, porte les souliers de l'armateur; aussi est-il raisonnable de supposer qu'il a le pouvoir de faire tout ce que l'armateur pourrait faire dans ce port.
De toute évidence, cette définition s'applique plutôt à l'agent du propriétaire d'un navire. La définition suivante, reprise d'un article du Lloyd's
Maritime and Commercial Law Quarterly 1978 15 , aux pages 601 et 602, énonce les obligations dévo- lues d'une manière plus générale à tous les agents maritimes:
[TRADUCTION] 3. Pour en venir maintenant aux obligations que l'agent maritime doit exécuter, les exemples donnés ont montré de quel genre elles sont habituellement (pour donner quelques exemples): prévoir un poste à quai; faire rapport aux autorités portuaires, douanières et autres semblables; faire les commandes nécessaires au ravitaillement des magasins et en carburant et celles nécessaires aux réparations; voir aux besoins de l'équipage (approvisionnement, buanderie); notifier le char- geur ou le destinataire que le navire est prêt; faire les arrange ments nécessaires au chargement ou au déchargement (contrac- ter avec les manutentionnaires, les entrepôts, les propriétaires d'allèges); émettre les connaissements ou les réclamer; deman- der une expertise pour le navire ou la cargaison; agir comme capitaine d'armement; réclamer paiement du fret, des suresta- ries, etc., ou les remettre.
Protos Shipping Limited n'était pas l'agent des propriétaires du navire. Les propriétaires n'avaient pas d'agent; ils n'en ont nommé un qu'après les accidents du 12 janvier 1981. Protos Shipping Limited était l'agent des affréteurs, nommé par contrat portant date du 17 mai 1979. La [TRA- DUCTION] «Convention d'agent général» stipule que Protos Shipping Limited agira comme «agent de port,. Les fonctions de l'agent de port, telles qu'elles y sont décrites, comprennent la recherche de chargements, la recommandation de manuten- tionnaires, le traitement des réclamations, la récla- mation du paiement des frets, la délivrance des papiers concernant la cargaison, etc. Les preuves administrées à l'instruction montrent que Protos Shipping Limited s'intéressait surtout aux aspects commerciaux du transport maritime, soit trouver de la clientèle pour ses clients. Les services fournis
'" [ 1963] 2 Lloyd's Rep. 24 (Q.B.); confirmé à 393 (C.A.), rapporté dans British Shipping Laws, (1967), vol. 13, la p. 295.
15 D' Johannes Trappe, «The duties, obligations and liabilities of the ship's agent to his principal», [ 1978] LMCLQ 595.
par M. Megin étaient pour la plupart de la variété de ceux d'un «commis portuaire», comme on l'ap- pelle. Il ne connaissait pas grand-chose à la navi gation. Ni son employeur, Protos Shipping Limi ted, ni les affréteurs n'attendaient qu'il apporte sa contribution en matière de navigation.
Le rôle de Protos Shipping Limited doit être distingué de celui d'un «capitaine d'armement». Ce dernier est généralement un capitaine ayant une grande expérience de la navigation et peut venir en aide à un capitaine qui a des problèmes dans ce domaine. Le M.V. Thor I disposait d'un capitaine d'armement de ce genre à Montréal, lequel s'est révélé fort utile à son capitaine. Le M.V. Duteous en a aussi eu un, venu d'Espagne par avion pour apporter son aide au M.V. Duteous à Gros Cacouna, à Québec et à Montréal. Cependant, une fois le chargement terminé, le 8 janvier 1981, ce capitaine d'armement a repris l'avion pour retour- ner chez lui et n'était plus quand le capitaine du M.V. Duteous en aurait eu le plus besoin.
D'après les preuves administrées, M. Megin est effectivement allé à bord du M.V. Duteous à plusieurs reprises et s'est rendu utile dans la mesure de ses compétences limitées. Informé par le capitaine du port que le niveau de l'eau montait et qu'il fallait renforcer les amarres, il a personnelle- ment porté ce message au capitaine du M.V. Duteous. Il n'a donné aucun autre conseil en matière de navigation et il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il le fasse. Est-il nécessaire de répéter qu'en droit, pour qu'il y ait négligence, il doit d'abord y avoir obligation de vigilance. Il n'a pas été établi que l'agent maritime ait manqué à une telle obli gation envers le M.V. Duteous, encore moins envers les autres parties. Il a rempli le rôle mineur qu'on s'attendait à lui voir jouer.
Je ne constate donc aucune négligence de la part de Protos Shipping Limited.
7. Aucune négligence de la part du capitaine du port ni de la Reine
Pour les fins de l'instance, le Conseil des ports nationaux, le port de Montréal, la Garde côtière canadienne, le ministère des Transports, le Pierre Radisson et Sa Majesté la Reine doivent être considérés comme une seule et même partie et les présents motifs s'y appliqueront en conséquence.
En bref, on impute au Conseil des ports natio- naux une faute lourde de la part du capitaine du port de Montréal, le capitaine Dea Hassib, qui n'aurait pas assigné au M.V. Duteous un poste à quai plus abrité, ni ne l'aurait déplacé vers un tel poste, et qui n'aurait pas adéquatement averti ceux qui se trouvaient à bord du M.V. Duteous du péril imminent que représentait l'état des glaces dans le port. Ce qu'on reproche à la Couronne, c'est que le capitaine du Pierre Radisson ait rompu l'embâcle sans se préoccuper de la sécurité du M.V. Duteous, amarré par son travers tribord et dangereusement exposé.
La première question à laquelle il faut répondre porte sur la mesure de responsabilité légale du capitaine du port envers les navires amarrés dans le port de Montréal. La seconde est de savoir s'il s'est acquitté de ses responsabilités envers le M.V. Duteous.
La Cour suprême du Canada a déjà été saisie de la première question dans l'affaire Owners of the Steamship «Panagiotis Th. Coumantaros» v. National Harbours Board 16 , un pourvoi formé de la Cour de l'Échiquier du Canada, district d'ami- rauté du Québec. La Cour suprême du Canada a jugé que le Conseil des ports nationaux avait une obligation de vigilance raisonnable, devant s'assu- rer que le port n'offrait pas de danger pour la navigation, mais que cette obligation devait être considérée sous l'éclairage des circonstances de l'espèce. Le Conseil n'était pas obligé de draguer à son tour pour s'assurer que le ministère de la Marine avait effectué un dragage approprié. Ce n'est que lorsque le Conseil savait ou aurait savoir qu'un danger existait qu'il devait prendre des mesures pour écarter ce danger ou donner des avertissements adéquats à cet égard. Le juge Bond dit, à la page 458:
[TRADUCTION] La jurisprudence qui a été citée au nom des appelants démontre clairement que les autorités du port ont une obligation de vigilance raisonnable: s'assurer que ceux qui choisissent de naviguer dans le port peuvent le faire sans danger pour leur vie ou leurs biens.
Dans l'arrêt Sparrows Point v. Greater Vancou- ver Water District'', un pourvoi formé de la Cour de l'Échiquier du Canada, district d'amirauté de la
16 [1942] R.C.S. 450.
17 [1951] R.C.S. 396.
Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada a jugé que le Conseil des ports nationaux avait été négligent dans les signaux qu'il avait envoyés au M.V. Sparrows Point, lui faisant pren- dre un mouillage dans un secteur que traversaient des canalisations. Le juge Kellock (le juge en chef Rinfret et le juge Taschereau souscrivant à son avis) dit, à la page 401:
[TRADUCTION] À mon avis, le Conseil avait l'obligation de ne rien faire ou de s'abstenir de faire quelque chose qui pouvait, sans nécessité, causer un dommage aux canalisations d'eau. En l'espèce, je pense qu'il y a eu manquement à cette obligation.
Il a jugé le Conseil des ports nationaux responsable du dommage causé à une seule des canalisations; on ne pouvait être tenu responsable d'un dommage aux autres canalisations en vertu d'un décret. Quant au juge Rand, il dit, aux pages 409 et 410:
[TRADUCTION] Puisque le Conseil était tout à fait au courant de l'existence et de l'emplacement des canalisations, il lui incombait de prévoir qu'un défaut de signalisation pourrait, dans le courant ordinaire des événements, susciter une situation d'urgence dans le chenal et endommager les biens qui s'y trouvaient. Ainsi le Conseil avait envers le Water District l'obligation directe de ne pas créer, par sa négligence, une telle situation.
Il a jugé le Conseil des ports nationaux responsable du dommage causé à toutes les canalisations. Le M.V. Sparrows Point a aussi été reconnu respon- sable du dommage.
Dans l'affaire Nord-Deutsche Versicherungs- Gesellschaft et al v. The Queen et al'', le juge Noël de la Cour de l'Échiquier rappelle la répu- gnance qu'éprouvent les tribunaux à reconnaître la Couronne responsable, particulièrement lorsqu'est en cause une omission de réparer des ouvrages publics ou une obligation de ne pas faire. Mais il cite les arrêts The King v. Hochelaga Shipping & Towing Co. Ltd. 19 , Grossman et al. v. The King 20 et Workington Harbour and Dock Board v. Towerfield (Owners) 21 comme étant des exceptions à cette tendance. Appliquant ces arrêts, le juge Noël a aussi conclu à la responsabilité délictuelle de la Couronne en vertu des alinéas 3(1)a) et b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne 22 , tant en vertu de la common law que du droit civil du
s [1969] 1 R.C.É. 117.
19 Précité.
2° [1952] 1 R.C.S. 571.
21 [1951] A.C. 112 (H.L.).
22 S.C. 1952-53, chap. 30.
Québec, parce que les fonctionnaires du ministère des Transports n'avaient pas exécuté leur obliga tion de s'assurer que le mouvement des glaces n'avait pas déplacé une jetée, ni d'avertir qu'il y avait désalignement des feux. À cet égard, sa décision fut confirmée par la Cour suprême du Canada (qui a accueilli le pourvoi pour d'autres raisons) 23 . La responsabilité fut répartie à 50 pour 100 contre la Couronne, 30 pour 100 contre l'un des navires et 20 pour 100 contre l'autre.
Dans l'espèce Angeliki Compania Maritima S.A. c. BP Oil Limited 24 , le navire Angeliki avait été ravagé par un incendie le 3 juin 1966, alors qu'il était à son poste, à quai, au port de Montréal. Les propriétaires ont allégué trois chefs de négli- gence contre le Conseil des ports nationaux. Pre- mièrement, pour avoir attribué un poste à quai dangereux à l'Angeliki côté d'un pétrolier); deuxièmement, pour n'avoir pas décrété de directi ves de sécurité précises; enfin, pour ne pas avoir averti l'Angeliki du danger (fuite d'hydrocarbures dans l'eau). Dans ses motifs, le juge Pratte fait deux observations préalables, à la page 7:
a) On ne m'a cité aucun texte, et je n'en ai trouvé aucun, qui impose au Conseil des ports nationaux ou à ses préposés le devoir d'assurer la sécurité des navires qui mouillent dans le port de Montréal.
b) Si le Conseil n'a pas le devoir d'assurer la sécurité des navires qui mouillent dans les ports placés sous son contrôle, en revanche, il a le devoir de signaler aux usagers des ports les dangers cachés que peuvent comporter ses installations portuaires.
Et, plus loin, à la page 8:
Les préposés du Conseil n'ont pas, je le répète, le devoir de sauvegarder les navires qui mouillent dans les ports.
Il est bien établi que, sauf dans les cas exceptionnels la loi impose le devoir d'agir autrement, on ne commet pas de faute en ne prenant pas les mesures nécessaires pour qu'une autre personne échappe à un danger que l'on n'a pas soi-même contribué à créer. [C'est moi qui souligne.]
Le dommage à l'Angeliki a été causé par un incendie provoqué par un soudeur à son bord qui avait laissé tomber du métal en fusion sur les hydrocarbures déversés par un pétrolier voisin. La
23 [1971] R.C.S. 849.
24 Jugement en date du 16 avril 1973, Division de première instance de la Cour fédérale, T-4159-71, non publié.
Cour d'appel a rejeté l'appel formé par les autres défendeurs 25 , et la Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi 26 alors formé.
Dans l'affaire Warwick Shipping Limited c. R. 27 , le juge Addy a jugé qu'il n'y avait aucune obligation de la part de la Couronne d'entretenir les chenaux naturels et aucune obligation de dra- guer les obstacles qui pouvaient s'y trouver, à moins qu'on ne puisse faire valoir que cette obliga tion avait été assumée de quelque manière. Cette décision fut confirmée par la Cour d'appel 28 . Le juge Pratte (qui siège maintenant en Cour d'ap- pel), dit, à la page 389:
Avant d'étudier cet argument, il faut se rappeler que l'inti- mée n'avait aucune obligation d'installer des bouées dans ce secteur. En réalité, je suis d'avis que la Couronne pourrait en toute légalité décider d'enlever toutes les bouées se trouvant dans les eaux canadiennes; cela rendrait la navigation plus difficile mais ne mettrait pas en jeu la responsabilité de la Couronne.
Comme le dit l'extrait cité antérieurement de l'arrêt Angeliki, aucun texte n'impose au Conseil des ports nationaux ou au capitaine du port une obligation quelconque de garantir la sécurité des navires amarrés dans le port de Montréal. Il existe un règlement portant sur l'amarrage des navires, mais il n'apporte aucune aide aux demandeurs dans leurs actions contre le Conseil des ports natio- naux. Au contraire, l'article 8 du Règlement sur le tarif des droits d'amarrage, de corps-mort et de mouillage 29 porte:
8. Tout navire à l'amarrage ou au mouillage dans un port l'est aux seuls risques de son propriétaire.
Étant donné mes constatations, il ne sera pas nécessaire de traiter de l'immunité qu'un tel règle- ment pourrait ou non conférer au Conseil des ports nationaux en cas de négligence ou de faute lourde de l'un de ses préposés.
Cependant, la jurisprudence précitée a claire- ment établi que la common law impose l'obligation au Conseil des ports nationaux, plus précisément au capitaine du port, d'informer tous les navires dans le port de tous «les dangers cachés que peu- vent comporter ses installations portuaires».
25 (1975), 6 N.R. 216 (C.A.F.).
26 (1976), 8 N.R. 196 (C.S.C.).
27 [1982] 2 C.F. 147 (1`° inst.).
28 (1983), 48 N.R. 378 (C.A.F.).
29 C.R.C., chap. 1061.
Il me semble que l'état des glaces et la débâcle qui s'en est suivie dans le port de Montréal n'étaient pas des dangers cachés. Comme je l'ai dit antérieurement, toute partie intéressée qui se tenait au fait des événements pouvait les prévoir. De plus, cet état de choses n'était pas attribuable aux installations portuaires mais à la nature et, manifestement, échappait à tout contrôle du capi- taine du port.
On a dit beaucoup de choses à l'instruction au sujet du rôle et de l'attitude du capitaine du port envers les navires amarrés dans le port de Mont- réal en janvier 1981. On a décrit sa position à la barre des témoins comme celle «de l'innocence outragée». Il m'a en vérité paru, somme toute, un peu cavalier et pas aussi ouvert qu'il aurait pu l'être. À son avis, tous les postes à quai du port de Montréal étaient sûrs; les capitaines des navires avaient accès à toutes les informations dont il disposait quant à l'état des glaces et au niveau de l'eau: il leur appartenait de demander de plus amples informations quand le besoin s'en faisait sentir et de requérir un changement de poste s'ils ne se sentaient pas en sûreté ils étaient amarrés.
Les preuves administrées montrent que le dimanche 11 janvier 1981, le capitaine du port était chez lui lorsque le préposé de service à la capitainerie, Léon English, l'a appelé, vers 9 h 00, pour lui signaler que le niveau de l'eau montait. A 15 h 00, M. English lui a de nouveau téléphoné pour lui dire que le front de glace avait atteint le poste 66, par le travers du M.V. Atlantic Prosper et que la rampe d'accès ro ro d'une agence locale était tombée sur les glaces. Le capitaine du port a alors téléphoné à tous les agents maritimes pour leur conseiller de renforcer leurs amarres. Il a aussi demandé à M. English de dire à la police du port d'avertir tous les navires des conditions sus- mentionnées. Par erreur, la police n'a informé que les navires canadiens.
Le jour suivant, le lundi 12 janvier 1981, vers 7 h 00, le capitaine Hassib a de nouveau reçu un appel téléphonique l'informant que le M.V. Duteous avait rompu ses amarres. Il a par la suite fait personnellement le tour de tous les navires dans le port et est monté à bord de certains d'entre eux. Lorsqu'il a vu le M.V. Duteous si dangereuse- ment amarré au poste 43, il n'est pas monté à
bord, parce qu'on ne pouvait avoir accès au navire depuis le quai. D'après son témoignage, il aurait pensé: [TRADUCTION] «s'il y a une débâcle, ce navire ne pourra pas faire grand chose». Il a estimé qu'il n'y avait rien à faire dans le cas de ce navire, [TRADUCTION] «qu'il était trop tard». Il n'a pas tenté au cours du reste de la journée de communi- quer avec le capitaine du M.V. Duteous. Il savait qu'un pilote était monté à bord, mais ignorait s'il y était demeuré ou non.
Devant le tribunal, le capitaine Hassib n'a pas paru se souvenir s'il savait à l'époque que les marins à bord du M.V. Duteous étaient des étran- gers, connaissant mal les conditions hivernales. La position qu'il a adoptée a été que les brise-glace finiraient par ouvrir l'embâcle et libérer le port de Montréal; quant aux navires, ils disposaient de toute l'information disponible et il appartenait à leurs capitaines de prendre les précautions néces- saires. Cette attitude n'est sans doute pas celle du bon samaritain, mais aux yeux du droit, le capi- taine n'avait aucune obligation de faire plus qu'il n'a fait.
Dans les circonstances, je ne puis trouver le capitaine ni le Conseil des ports nationaux coupa- bles d'une négligence quelconque en cette matière.
On a fait valoir qu'un contrat serait intervenu entre le Conseil des ports nationaux et le M.V. Duteous, les navires entrant dans le port de Mont- réal ayant à payer certains droits, dont les droits de quai, pour pouvoir occuper un poste à quai sécuritaire, et qu'il y aurait eu rupture de ce contrat. La jurisprudence dit clairement que le paiement des droits ne crée pas de contrat de ce genre (voir The King v. Canada Steamship Lines Ltd.) 30
J'en viens maintenant à l'allégation que la Garde côtière canadienne aurait fait preuve de négligence lorsqu'elle a rompu le front de l'embâ- cle alors que le M.V. Duteous était amarré dans une posture si précaire.
La raison d'être de la Garde côtière canadienne est sa responsabilité en matière de navigation, y compris le maintien du fleuve Saint-Laurent ouvert à la navigation durant l'hiver et la rupture des embâcles lorsque nécessaire. Les preuves admi-
[1927] R.C.S. 68.
nistrées indiquent clairement que tous les brise- glace disponibles s'adonnaient diligemment à cette tâche en janvier 1981 et qu'ils sont parvenus à briser tous les fronts successifs qui se formaient depuis le port de Québec, jusqu'au port de Montréal.
On ne saurait, de toute évidence, reprocher aux brise-glace de ne pas avoir déployé suffisamment d'efforts. Ce qu'on reproche surtout au Pierre Radisson c'est de n'avoir pas donné suffisamment d'avis ou de conseil au M.V. Duteous avant de reprendre son attaque contre le front, le matin de la débâcle.
Aucun fondement, ni juridique ni factuel, ne justifie cette allégation. Pour commencer, je ne connais aucun texte, et on ne m'en a cité aucun, qui oblige les brise-glace à tenir les navires infor més de leur avance le long du fleuve Saint-Lau- rent. Ensuite, tous ceux qui étaient à bord du M.V. Duteous avaient parfaitement connaissance de la présence du Pierre Radisson, qu'ils pouvaient voir à quelque 500 pieds par leur travers. Un marin qui ne connaîtrait pas le rôle d'un brise-glace durant l'hiver canadien devrait s'informer avant de s'aven- turer dans nos eaux.
En fait, le pilote canadien qui se trouvait à bord du M.V. Duteous en début d'après-midi, le lundi 12 janvier 1981, Gaétan Forbes, est entré en com munication avec le Pierre Radisson et était parfai- tement au fait de ses manoeuvres. En tant que pilote d'expérience du port de Montréal, il savait ou aurait savoir que la rupture de l'embâcle était imminente. Néanmoins, il a jugé le M.V. Duteous suffisamment bien amarré pour qu'il ne bouge pas. [TRADUCTION] «Il aurait pu rester tout le reste de son existence» a-t-il dit. S'il était demeuré à bord, il aurait eu parfaitement cons cience de la position du Pierre Radisson, qui est resté par le travers du M.V. Duteous toute la nuit et n'a repris ses opérations qu'au petit matin. S'il y a eu négligence de la part du pilote, celle-ci devient la négligence de l'armateur en vertu de l'article 31 de la Loi sur le pilotage.
Je ne puis donc conclure à une négligence du Pierre Radisson, ni de la Garde côtière cana- dienne, du ministère des Transports ou de la Reine en cette matière.
Au cours du débat, les demanderesses ont voulu obtenir l'autorisation d'amender leurs déclarations pour conclure à l'intérêt couru sur la demande qu'elles formaient contre la Couronne et le Conseil des ports nationaux, au taux légal, ainsi que l'in- demnité supplémentaire prévue par l'article 1056c du Code civil du Québec, tant avant qu'après jugement. Les deux défendeurs ont fait opposition. Les parties ont eu recours à la procédure écrite en cette matière. En vertu de la Règle 420, j'autorise la production des modifications mais, vu mes cons- tatations, il n'est plus nécessaire de statuer sur un éventuel droit à l'intérêt contre la Couronne en l'espèce.
8. Pas de négligence contributive de la part des demanderesses
On a allégué que le M.V. Thor I devrait d'une manière ou d'une autre être jugé en partie respon- sable d'avoir été abordé. L'argument, si je com- prends bien, serait que si le M.V. Duteous a été négligent en ne s'amarrant pas adéquatement et en ne changeant pas de poste à quai, alors il en serait de même du M.V. Thor I. Premièrement, il n'exis- te aucune preuve concluante que le M.V. Thor I ait été inadéquatement amarré. Ensuite, il n'a pas été démontré que le M.V. Thor I aurait rompu ses amarres s'il n'avait pas été abordé par le M.V. Duteous. Enfin, le M.V. Thor I se trouvait licite- ment au quai il était et n'a pas plus contribué à l'abordage qu'une voiture stationnée licitement sur le bord de la route n'est responsable si un conduc- teur négligent la heurte.
On a aussi allégué que St. Lawrence Stevedo- ring Company Limited aurait prévoir la débâ- cle et déplacer ses grues dès qu'on a pu voir le M.V. Duteous s'approcher du quai. Cette alléga- tion est encore plus farfelue que la précédente concernant le M.V. Thor I. Les trois grandes grues roulent sur des voies ferrées disposées le long des quais par les autorités portuaires. Les grues étaient licitement stationnées, conformément au bail inter- venu entre le port de Montréal et leurs propriétai- res. Ce matin-là, par hasard, un employé de St. Lawrence Stevedoring Company Limited a vu venir le M.V. Duteous dans la fumée de glace, peu avant le choc. Suggérer qu'il aurait réagir rapidement, grimper aux échelles menant aux cabines des trois grues, mettre en marche leurs moteurs et les déplacer le long des voies ferrées
avant que n'arrive le M.V. Duteous est par trop incongru pour être pris au sérieux.
Conclusions
1. La Cour condamne donc les propriétaires du M.V. Duteous, Compagnia de Navegacion Duteous, S.A., à payer les dommages et intérêts de toutes les demanderesses.
2. Condamne Compagnia de Navegacion Duteous, S.A. à payer les dépens des trois actions en la forme d'une ordonnance de type Bullock.
3. Les demanderesses ont donné leur agrément sur le montant de certains des dommages, mais les négociations se poursuivent pour le reste. Adve- nant un désaccord sur l'ensemble des dommages, il y aura référence, à la demande des parties.
4. Les avocats de A/S Ornen rédigeront un projet de jugement formel qu'ils soumettront à l'agré- ment des avocats de toutes les autres parties. En cas de désaccord sur le projet de jugement, les avocats de A/S Ornen requerront la Cour de fixer le temps et le lieu d'une audition à cet effet.
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