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A-909-85
Smith Kline & French Laboratories Limited, Smith Kline & French Canada Ltd., Graham John Durant, John Colin Emmett et Charon Robin Ganellin (appelants) (demandeurs)
c.
Procureur général du Canada (intimé) (défen- deur)
RÉPERTORIÉ: SMITH, KLINE & FRENCH LABORATORIES LTD. C. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et Huges- sen—Ottawa, 25, 26, 27 novembre et 9 décembre 1986.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité Brevets pour un médicament Assujettissement aux licences obligatoires aux termes de l'art. 41(4) de la Loi sur les brevets L'art. 41(4) nie-t-il aux titulaires de brevet les droits à l'égalité que prévoit l'art. 15 de la Charte? L'art. 15 n'interdit la discrimination que pour ceux qui sont dans une situation analogue Fondements admissibles pour établir les catégories Les critères: texte de l'art. 15, droits autrement garantis par la Charte et valeurs qui sont inhérentes dans une société libre et démocratique Les catégories de l'art. 41(4) ne se rapportent pas à celles qui sont énumérées à l'art. 15 L'art. 41(4) ne comporte aucune suggestion de discrimination, de préjudice ou de stéréotype Les intérêts de nature financière sont moins assujettis à l'examen L'art. 41(4) est une expression directe et précise de l'intention du législateur exigeant que les tribunaux manifestent du respect et de la retenue L'allégation de discrimination n'est pas fondée Charte canadienne des droits et libertés, qui consti- tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 8, 9, 11d), 15, 29 Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4, art. 41(4).
Brevets Licence obligatoire Appel d'une décision de la Division de première instance qui a rejeté l'argument selon lequel l'art. 41(4) est ultra vires et incompatible avec la Déclaration des droits et les art. 7 et 15 de la Charte Appel rejeté Décision portant sur le contenu des droits à l'égalité que prévoit l'art. 15 La garantie de l'art. 15 ne s'applique pas aux droits et obligations assumés volontairement, comme ceux visant les brevets Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4, art. 41(4) Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1 a),b) Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) 1S.R.C. 1970, Appen- dice II, 5J (mod. par Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, 1), art. 92 Loi sur les juges, S.R.C. 1970, chap. J-1, art. 36.
Les particuliers faisant partie des demandeurs sont les inven- teurs et les personnes morales faisant partie des demandeurs sont respectivement le titulaire de brevet et le porteur de licence d'un médicament d'ordonnance dont le nom générique est Cimetidine. Puisque les brevets en cause visent un médicament, ils sont assujettis aux dispositions relatives aux licences obliga-
toires que prévoit le paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets. Par leur action, les demandeurs cherchent à obtenir un juge- ment déclaratoire portant que les titulaires de brevet peuvent jouir des droits exclusifs qui leur ont été accordés franc de toute licence obligatoire prévue au paragraphe 41(4). Ils soutiennent que le paragraphe 41(4) est ultra vires, car il s'agit d'une disposition législative relevant de la compétence exclusive des provinces, qu'il est contraire aux droits énoncés aux alinéas la) et b) de la Déclaration canadienne des droits, qu'il viole l'article 7 de la Charte et finalement qu'il leur nie les droits à l'égalité que garantit le paragraphe 15(1) de la Charte. Le juge de première instance a rejeté l'action. La Cour d'appel est entièrement d'accord avec les conclusions du juge de première instance et avec ses motifs en ce qui concerne les arguments fondés sur le partage des pouvoirs, sur les alinéas l a) et b) de la Déclaration des droits et sur l'article 7 de la Charte. Il reste la question des droits relatifs à l'égalité que garantit l'article 15.
Arrêt: l'appel est rejeté.
La position adoptée par le juge de première instance en ce qui concerne l'interprétation de l'article 15—de considérer que toute distinction fondée sur l'une des catégories énumérées à l'article 15 est à première vue en violation de l'article et doit, par conséquent, être justifiée aux termes de l'article premier pour éviter d'être radiée—n'a pas été suivie dans la jurispru dence abondante subséquente à novembre 1985, date à laquelle a été rédigée la décision dont appel a été interjeté.
L'article 15 de la Charte ne s'applique pas lorsque la «discri- mination» alléguée résulte directement d'un ensemble de droits et d'obligations assumés volontairement. La loi n'oblige pas un inventeur à demander un brevet pour son invention. Un brevet constitue un marché qui est volontairement conclu par le titulaire de brevet en vertu duquel ce dernier obtient une exclusivité limitée dans le temps mais appuyée par l'État pour son invention, en contrepartie de la communication de celle-ci au public.
Comme il a été énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes, la Cour doit d'abord déterminer le contenu du droit qui est invoqué pour voir si on y a porté atteinte et ensuite, si on lui demande de le faire, elle examine l'article premier pour voir si la restriction peut se justifier. Le texte de l'article 15 contient ses propres limites. Il interdit seulement la discrimination parmi les mem- bres de catégories qui sont elles-mêmes analogues. La question dans chaque cas sera de savoir quelles catégories permettent de déterminer la similitude de situation et quelles ne le permettent pas. Il n'y a pas de critère unique qui peut être appliqué pour répondre à cette question. On peut proposer une gamme de critères qui découle de trois sources: le texte de l'article 15 lui-même; les autres droits et libertés enchâssés dans la Charte; et les valeurs sous-jacentes qui sont inhérentes dans la société libre et démocratique qu'est le Canada. Quant au texte de l'article 15, la question que l'on doit se poser est de savoir s'il y a de la discrimination au sens péjoratif du terme et si les catégories sont fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues à ceux-ci. L'examen porte sur les caractéristiques personnelles des plaignants. Il porte sur les questions de préju- dice, de stéréotype, de désavantage historique. La deuxième question est de savoir si les catégories qui font l'objet d'un examen ont un effet quelconque sur les droits et libertés que la Charte garantit ailleurs. L'examen porte sur l'intérêt touché par l'inégalité alléguée et reconnaît que, dans le contexte de la
Charte, certains droits sont plus importants que d'autres. Comme la Charte vise principalement les droits personnels, les droits relatifs à la propriété et à la situation économique seront moins assujettis à l'examen. Finalement, les tribunaux doivent manifester un certain degré de respect et de retenue lorsqu'ils traitent d'une catégorie législative qui est susceptible de contes- tation fondée sur l'article 15. Il faut se souvenir que toute catégorie législative résulte des actes d'un législateur librement élu par le peuple. Le degré sera plus grand lorsque les catégo- ries se trouvent dans le texte même de la loi et diminuera lorsqu'elles s'éloigneront de l'expression de la volonté législative soit par délégation soit par absence de précision.
Les demandeurs n'ont pas satisfait aux critères mentionnés précédemment. Les catégories créées dans le paragraphe 41(4) ne se rapportent même pas de loin à celles qui sont énumérées à l'article 15 et ne comportent aucune suggestion de discrimina tion, de préjudice ou de stéréotype. Tous les titulaires de brevet à l'égard d'un procédé pour la préparation de médicaments sont assujettis au paragraphe 41(4). Les intérêts dans lesquels les demandeurs prétendent avoir subi un préjudice sont purement de nature financière et commerciale. Finalement, le texte du paragraphe 41(4) constitue une expression directe et précise de l'intention du législateur. Il résulte d'une consultation impor- tante et constitue une expression délibérée de l'opinion d'une société libre et démocratique.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
DÉCISIONS CITÉES:
MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; Re McDonald and the Queen (1985), 51 O.R. (2d) 745 (C.A.); Refe rence re an Act to amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513 (C.A.); Blainey v. Ontario Hockey Asso ciation (1986), 26 D.L.R. (4th) 728 (C.A. Ont.); Regina v. Hamilton, Regina v. Asselin, Regina v. McCullagh (1986), 30 C.C.C. (3d) 257; 54 C.R. (3d) 193; 170 A.C. 241 (C.A.); Shewchuk v. Ricard (1986), 4 W.W.R. 289 (C.A.C.-B.); Rebic v. Collver (1986), 4 W.W.R. 401 (C.A.C.-B.); Andrews v. Law Society of British Colum- bia (1986), 4 W.W.R. 242 (C.A.C.-B.); Cromer v. Bri- tish Columbia Teachers' Federation (1986), 5 W.W.R. 638 (C.A.C.-B.); Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486.
AVOCATS:
Gordon F. Henderson, c.r., Robert M. Nelson et Emma C. Hill pour les appelants (demandeurs).
Derek Aylen, c.r. et Bruce S. Russell pour l'intimé (défendeur).
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour les appelants (demandeurs).
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé (défendeur).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Appel est interjeté d'une décision du juge Strayer de la Division de première instance', qui a rejeté l'action des demandeurs en vue d'obtenir un redressement déclaratoire.
Les particuliers faisant partie des demandeurs en l'espèce sont les inventeurs et les personnes morales faisant partie des demandeurs sont respec- tivement le titulaire de brevet et le porteur de licence des inventions décrites dans les brevets canadiens portant les numéros 1,045,142 et 949,967. Ces brevets visent un médicament d'or- donnance dont le nom générique est Cimetidine qui est largement utilisé dans le traitement des ulcères gastriques. Puisque les brevets visent un médicament et les procédés utilisés dans sa prépa- ration ou dans sa production, ils sont assujettis aux dispositions relatives aux licences obligatoires que prévoit le paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets (S.R.C. 1970, chap. P-4):
41....
(4) Si, lorsqu'il s'agit d'un brevet couvrant une invention destinée à des médicaments ou à la préparation ou à la produc tion de médicaments, ou susceptible d'être utilisée à de telles fins, une personne présente une demande pour obtenir une licence en vue de faire l'une ou plusieurs des choses suivantes comme le spécifie la demande, savoir:
a) lorsque l'invention consiste en un procédé, utiliser l'inven- tion pour la préparation ou la production de médicaments, importer tout médicament dans la préparation ou la produc tion duquel l'invention a été utilisée ou vendre tout médica- ment dans la préparation ou la production duquel l'invention a été utilisée, ou
b) lorsque l'invention consiste en autre chose qu'un procédé, importer, fabriquer, utiliser ou vendre l'invention pour des médicaments ou pour la préparation ou la production de médicaments,
le commissaire doit accorder au demandeur une licence pour faire les choses spécifiées dans la demande à l'exception de celles, s'il en est, pour lesquelles il a de bonnes raisons de ne pas accorder une telle licence; et, en arrêtant les conditions de la licence et en fixant le montant de la redevance ou autre considération à payer, le commissaire doit tenir compte de l'opportunité de rendre les médicaments accessibles au public au plus bas prix possible tout en accordant au breveté une juste rémunération pour les recherches qui ont conduit à l'invention et pour les autres facteurs qui peuvent être prescrits.
Maintenant publiée: [1986] 1 C.F. 274.
Par leur action, les demandeurs cherchent à obtenir un jugement déclaratoire portant que les titulaires de brevets en question peuvent jouir des droits exclusifs qui leur ont été accordés franc de toute licence obligatoire prévue au paragraphe 41(4). Ils soutiennent que le paragraphe 41(4) est ultra vires, inopérant ou non valide en se fondant sur cinq moyens distincts, savoir:
1. Qu'il s'agit d'une disposition législative rela tive à une question relevant de la compétence exclusive des provinces aux termes de l'article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitution- nelle de 1982, 1)];
2. Qu'il est contraire aux droits énoncés à l'ali- néa la) de la Déclaration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appendice III]:
1....
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
3. Qu'il est contraire aux droits énoncés à l'ali- néa l b) de la Déclaration canadienne des droits:
1....
b) le droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi;
4. Qu'il nie aux demandeurs les droits que leur garantit l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
5. Qu'il nie aux demandeurs l'égalité que leur garantit le paragraphe 15(1) de la Charte cana- dienne des droits et libertés:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Le juge Strayer, dans une décision soigneuse- ment et clairement rédigée, examine et rejette chaque réclamation des demandeurs comme mal fondée 2 .
En ce qui concerne les arguments fondés sur le partage des pouvoirs en vertu de la Loi constitu- tionnelle de 1867, l'allégation de violation des alinéas l a) et lb) de la Déclaration canadienne des droits et l'allégation d'atteinte au droit à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne que garantit l'article 7 de la Charte, je suis entière- ment d'accord avec les conclusions du juge de première instance et avec ses motifs. Si l'on peut ajouter quelque chose, on doit dire qu'il a donné à ces arguments un traitement plus complet qu'ils ne le méritaient; toute autre observation de ma part serait superflue.
Reste la question des droits relatifs à l'égalité que garantit l'article 15. Au moment le juge de première instance a rédigé ses motifs en novembre 1985, cet article n'était en vigueur que depuis quelques mois et il ne disposait pas de la jurispru dence abondante au niveau des cours d'appel qui en a découlé depuis'. La position qu'il a adoptée quant à l'interprétation de l'article 15 n'a pas été suivie dans les décisions subséquentes. Cette posi tion, énoncée de la manière la plus résumée possi ble, était de considérer que toute distinction fondée sur l'une des catégories énumérées à l'article 15 était à première vue en violation de l'article et
2 Tous les problèmes possibles résultant de la tentative par les demandeurs qui sont des personnes morales de faire valoir des droits dont seuls les particuliers peuvent jouir sont tranchés par la conclusion du juge de première instance, qui n'est pas contestée en appel, selon laquelle les particuliers faisant partie des demandeurs possèdent l'intérêt nécessaire pour faire valoir la réclamation pour leur propre compte.
Voir en particulier: Re McDonald and The Queen (1985), 51 O.R. (2d) 745 (C.A.); Reference re an Act to amend the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513 (C.A.); Blainey,v. Ontario Hockey Association (1986), 26 D.L.R. (4th) 728 (C.A. Ont.); Regina v. Hamilton, Regina v. Asselin, Regina v. McCullagh (1986), 30 C.C.C. (3d) 257; 54 C.R. (3d) 193; 170 A.C. 241 (C.A.); Shewchuk v. Ricard (1986), 4 W.W.R. 289 (C.A.C.-B.); Rebic v. Collver (1986), 4 W.W.R. 401 (C.A.C.-B.); Andrews v. Law Society of British Columbia (1986), 4 W.W.R. 242 (C.A.C.-B.); Cromer v. British Colum- bia Teachers' Federation (1986), 5 W.W.R. 638 (C.A.C.-B.).
devait, par conséquent, être justifiée aux termes de l'article premier pour éviter d'être radiée; toute distinction fondée sur . toute autre catégorie ne violerait l'article que si elle ne satisfaisait pas aux critères de légitimité, de rationalité et de propor- tionnalité énoncés par le juge McIntyre dans l'ar- rêt MacKay c. La Reine, [ 1980] 2 R.C.S. 370.
Étant donné que ma position à l'égard de l'article 15 est substantiellement différente de celle adoptée par le juge de première instance, j'estime important de l'exposer de manière détaillée même si le résultat est en fin de compte le même. Il faut tout d'abord dire dans le contexte particulier de la présente action, qu'une brève réponse à la contes- tation des demandeurs basée sur l'article 15 porte que lorsque la «discrimination» alléguée résulte directement d'un ensemble de droits et d'obliga- tions assumés volontairement, l'article 15 ne s'ap- plique tout simplement pas. Un certain nombre d'exemples simples servent à illustrer ce point. Dans le cas de certains postes, métiers ou profes sions il est, comme condition de leur exercice, interdit d'exercer certaines autres activités qui sont permises d'une manière générale au citoyen. L'article 36 de la Loi sur les juges [S.R.C. 1970, chap. J-1] en est un exemple. L'article 15 ne peut certainement pas être invoqué en l'espèce car nul n'est jamais obligé de se soumettre lui-même à la restriction qui est imposée.
Un exemple d'un domaine entièrement différent serait le permis pour pêcher la truite ou pour chasser la perdrix. Un argument voulant que le titulaire ait droit, en application de l'article 15, de réclamer le droit de pêcher le saumon ou de chas- ser le gros gibier serait, avec raison, tourné en ridicule.
Un troisième exemple de ce que je décrirais comme une «fausse» discrimination est l'achat d'un terrain zoné pour la construction de maisons rési- dentielles seulement. L'article 15 ne peut être invo- qué à l'appui d'un argument en faveur de la cons truction d'un édifice commercial à plusieurs étages à cet endroit.
À mon avis, il est élémentaire que la loi n'oblige jamais un inventeur à demander un brevet pour son invention. Il peut la garder pour lui-même et
l'exploiter pratiquement pour toujours, pourvu qu'il soit en mesure d'en garder le secret et pourvu qu'aucun autre inventeur ne découvre lui-même cette invention. Dans le cas d'un brevet portant sur un procédé, le seul genre visé au paragraphe 41(4), il ne s'agit pas simplement d'une possibilité théori- que et il est bien connu que des recettes qui ont du succès pour de la nourriture et des boissons (alcoo- liques ou autres) ne sont virtuellement jamais bre- vetées. Par conséquent, un brevet constitue un marché qui, même si ses modalités sont établies par la loi, est volontairement conclu par le titulaire de brevet. Il obtient une exclusivité limitée dans le temps mais appuyée par l'État pour son invention, en contrepartie de la communication de celle-ci au public.
Toutefois, on dit en l'espèce que, dans les faits sinon en droit, l'inventeur d'un produit pharma- ceutique est tenu de breveter son procédé. Sans accepter cette suggestion comme étant exacte ou pertinente à l'égard des questions soulevées en l'espèce, mais présumant pour les fins de l'argu- mentation qu'elle est bien fondée, je suis d'avis que, encore là, elle ne réussit pas à faire entrer l'article 15 en jeu.
Au niveau le plus fondamental, le droit à l'éga- lité que garantit l'article 15 ne peut être que le droit de ceux qui sont dans une situation analogue de recevoir un traitement analogue 4 . La question sera de savoir, dans chaque cas, quelles catégories sont admissibles pour déterminer si la situation est analogue et quelles ne le sont pas. En l'espèce, tous les titulaires de brevet sont assujettis à la Loi sur les brevets. Plus précisément, tous les titulaires de brevet à l'égard d'un procédé pour la préparation ou la production de médicaments sont assujettis aux dispositions en matière de licence obligatoire que prévoit le paragraphe 41(4). Depuis l'époque d'Aristote, il est admis que l'égalité consiste dans le traitement égal des égaux et inégal des inégaux. À mon avis, c'est que se trouve la réponse à
^ Je ne néglige pas la possibilité que l'article 15 puisse également comprendre le droit de ceux qui sont dans une situation différente de recevoir un traitement différent de manière à atteindre un même résultat mais cela n'est pas pertinent en l'espèce; de quelque catégorie qu'ils soient, les demandeurs ne sont pas parmi les handicapés.
l'énigme, plus apparente que réelle, posée par le rapport entre les articles 15 et 1 qui a déjà suscité beaucoup de discussions dans la doctrine' et qui a reçu un élan supplémentaire par l'arrêt de la Cour suprême R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. L'arrêt Oakes, qui traite des garanties juridiques et plus particulièrement de celles qui sont contenues à l'article 7 et à l'alinéa 11d) de la Charte, nous dit que les critères de l'article premier ne doivent pas être utilisés comme une mesure pour déterminer l'étendue des droits garantis par la Charte. Dans tous les cas, la Cour doit d'abord déterminer le contenu du droit qui est invoqué pour voir si on y a porté atteinte. C'est seulement à ce moment-là, si on demande à la Cour de le faire, qu'elle examine le critère de l'article premier pour voir si la restric tion du droit peut se justifier. Il en résulte un problème parce qu'un grand nombre des droits contenus dans la Charte sont eux-mêmes énoncés dans des termes exprimant des jugements de valeur et qui sont semblables à ceux employés à l'article premier. Les articles 8 et 9 sont des exem- ples évidents avec leur garantie contre l'action abusive et arbitraire de l'Etat. De toute évidence, il n'y a rien de contraire à l'enseignement de l'arrêt Oakes à ce que, dans une affaire fondée sur l'arti- cle 9, la Cour se demande d'abord s'il y a eu, en fait, détention ou emprisonnement «arbitraire» et il n'est pas inconcevable qu'un tribunal étant arrivé à une conclusion affirmative puisse par la suite déci- der que cet emprisonnement pourrait être justifié aux termes de l'article premier (par exemple, dans des conditions de guerre).
Une telle situation s'applique également à l'arti- cle 15. Les droits qu'il garantit ne sont pas fondés sur le concept d'égalité numérique stricte entre tous les êtres humains. Si c'était le cas, pratique- ment tous les textes législatifs, dont la fonction est, après tout, de définir, de distinguer et d'établir des
5 Voir: Hogg, Constitutional Law of Canada, 2' édition, Toronto, Carswell, 1985, pp. 799 à 801; Gold, «A Principled Approach to Equality Rights: A preliminary inquiry», (1982) 4 S.C.L.R. 131; Tremblay, «Égalité et clauses anti -discriminatoi- res», (1984) 18 R.J.T. 329; Tarnopolsky, «Equality Rights in The Canadian Charter of Rights and Freedoms», (1983) 61 R. du B. Can. 242; Brudner, «What Are Reasonable Limits to Equality Rights?», (1986) 64 R. du B. Can. 469; Bayefsky and Eberts, Equality Rights and The Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto, Carswell, 1985, pp. 69 à 79; Gibson, The Law of The Charter, Toronto, Carswell, 1986, pp. 135 à 142.
catégories, à première vue porteraient atteinte à l'article 15 et devraient être justifiés aux termes de l'article premier. L'exception deviendrait la règle. Étant donné que les tribunaux seraient obligés de chercher et de trouver une justification fondée sur l'article premier pour la plupart des textes législa- tifs, l'autre choix étant l'anarchie, il existe un risque réel de paradoxe: plus grande sera la portée de l'article 15 plus il sera susceptible d'être privé de tout contenu réel.
À mon avis, la réponse est que le texte de l'article lui-même contient ses propres limites. Il interdit seulement la discrimination parmi les membres de catégories qui sont elles-mêmes analo gues. Par conséquent, la question dans chaque cas sera de savoir quelles catégories permettent de déterminer la similitude de situation et quelles ne le permettent pas. C'est seulement dans ces cas les catégories elles-mêmes ne le permettent pas, les égaux ne sont pas traités également, qu'il y aura une atteinte aux droits à l'égalité.
Mais comment savoir qui est égal et qui ne l'est pas? Et quels sont les fondements admissibles pour établir les catégories? À mon avis, il n'y a pas de critère unique qui puisse être appliqué. Même une catégorie fondée sur l'un des motifs de discrimina tion interdits qui sont énumérés ne sera pas néces- sairement écartée: il n'est pas nécessaire de justi- fier aux termes de l'article premier le refus d'accorder un permis de conduire à un enfant de trois ans. Nous sommes dans le premier stade de l'élaboration de notre interprétation de l'article 15. Je ne crois pas qu'il soit prudent ou même possible d'énoncer des règles absolues. Le plus que nous pouvons faire c'est de proposer une gamme ou une variété de critères pour déterminer de quel côté de la ligne de démarcation se trouve une catégorie donnée. Ces critères, qui ne sont, en effet rien de plus que des indicateurs, peuvent, à mon avis, découler de trois sources. Premièrement, le texte de l'article 15 lui-même; deuxièmement les autres droits et libertés enchassés dans la Charte; et, troisièmement, les valeurs sous-jacentes qui sont inhérentes dans la société libre et démocratique qu'est le Canada.
Dans la mesure le texte de l'article 15 lui- même est visé, on peut voir s'il y a ou non de la «discrimination», au sens péjoratif de ce terme et si les catégories sont fondées ou non sur des motifs
énumérés ou des motifs analogues à ceux-ci. L'examen porte en fait sur les caractéristiques personnelles de ceux qui prétendent avoir été trai tés de manière inégale. L'examen porte principale- ment sur les questions de stéréotype, de désavan- tage historique, en un mot, de préjudice et l'on peut même reconnaître que pour certaines person- nes le terme égalité a un sens différent de ce qu'il a pour d'autres personnes.
Dans le deuxième domaine d'enquête, je crois que nous devrions voir si les catégories qui font l'objet d'un examen ont un effet quelconque sur les droits et libertés que la Charte garantit ailleurs. Les croyances religieuses constituent un exemple évident parce qu'elles sont précisément mention- nées dans l'article 2 et dans l'article 15; une caté- gorie fondée sur cette caractéristique qui n'est pas autrement visée par la restriction de l'article 29 serait très suspecte. Il n'est pas difficile de conce- voir que d'autres catégories législatives aient un effet indirect sur d'autres libertés et droits fonda- mentaux 6 . En l'espèce l'examen porte sur l'intérêt touché par l'inégalité alléguée et reconnaît que, dans le contexte de la Charte, certains droits sont plus importants que d'autres. Bien que la générali- sation exigera sans doute des précisions, il me semble que, comme la Charte vise principalement les libertés et les droits personnels, les catégories dont l'effet principal touche d'autres domaines, comme les droits relatifs à la propriété et à la situation économique, seront moins assujetties à l'examen.
L'ensemble final de critères devrait, selon moi, découler du fait que le Canada est un pays démo- cratique et que toute catégorie législative qui est susceptible de contestation fondée sur l'article 15 aura résulté des actes d'un législateur librement élu par le peuple. Lorsqu'un tel législateur a claire- ment et consciemment fait un choix délibéré, il est de mise que les tribunaux manifestent un certain degré de respect et de retenue. Ce degré sera plus grand lorsque les catégories se trouvent dans le
6 Voir, par exemple, l'arrêt très récent de la Cour d'appel de l'Ontario Regina v. Hamilton, précité—il résulte du défaut de proclamer des articles du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-341 dans une province, que des résidents de cette province soient tenus de purger des peines d'emprisonnement obligatoi- res plutôt que de subir des traitements pour l'alcoolisme; on a conclu qu'un tel défaut contrevient à l'article 15. De toute évidence, un intérêt en matière de liberté était en jeu.
texte même de la loi et diminuera lorsqu'elles s'éloigneront, tout comme les inégalités qui en découlent, de l'expression de la volonté législative, soit par délégation soit par absence de précision. Même lorsque l'intention du législateur est claire et directe, il y aura évidemment toujours possibi- lité d'intervention judiciaire pour empêcher la tyrannie de la majorité', toutefois il y aura certai- nement de plus grandes chances lorsque l'injustice qui est perçue résulte de l'inadvertance, de l'inat- tention ou de l'abus des subordonnés.
On aura constaté que la méthode que je propose pour déterminer le contenu des droits à l'égalité que prévoit l'article 15 diffère quelque peu de celle qui a été mise au point et élaborée de manière détaillée par différentes formations de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans les arrêts Shewchuk, Rebic, Andrews, et Cromer, précités. C'est avec un certain regret que je le fais car j'estime que la plus grande partie du raisonnement est séduisante et convaincante. La difficulté que j'éprouve à l'égard de ces arrêts, selon mon inter- prétation, c'est qu'ils concluent que le critère ultime pour déterminer si une catégorie législative contrevient à l'article 15 est de savoir si elle satis- fait aux doubles normes du caractère raisonnable et du caractère équitable. Avec égards, je conclus que ces critères ne peuvent être conciliés avec l'enseignement de l'arrêt Oakes, précité. Si l'on doit démontrer qu'une catégorie est déraisonnable ou injuste avant que l'on puisse dire qu'elle donne lieu à une violation des droits à l'égalité, il est difficile de voir comment on pourrait jamais appli- quer l'article premier. À mon avis, l'arrêt Oakes exige que tout critère relatif au contenu de l'article 15 doive être distinct de l'article premier à la fois logiquement et analytiquement 8 . Dans les pages précédentes, j'ai tenté de proposer un fondement possible à l'égard d'un tel critère, suivant ma
7 Par exemple on pourrait s'attendre à ce que la Charte eût été efficace pour empêcher le traitement infligé aux Canadiens d'origine japonaise pendant la Seconde guerre mondiale.
8 La deuxième partie de l'attitude adoptée par le juge de première instance me pose le même problème; l'application des critères énoncés par le juge McIntyre dans l'arrêt MacKay, précité, me semble plus logiquement pertinente à l'égard d'une enquête aux termes de l'article premier qu'à une détermination des limites inhérentes à l'article 15.
conception de la bonne méthode à suivre pour interpréter la Charte 9 .
Il convient de souligner que je n'ai pas exposé en détail le contenu des critères que j'appliquerais et que je n'ai pas tenté d'établir un équilibre entre leur importance relative. Cette omission est délibé- rée. L'interprétation de l'article 15 est truffée de difficultés et la prudence impose une attitude d'examen cas par cas. D'après les faits de l'espèce, il me semble qu'il n'y a aucun fondement à l'égard duquel l'application du critère proposé pourrait appuyer la réclamation des demandeurs selon laquelle on a porté atteinte à leurs droits. Les catégories créées dans le paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets ne se rapportent même pas de loin à celles qui sont énumérées à l'article 15 et ne comportent aucune suggestion de discrimination, de préjudice ou de stéréotype.
Les intérêts dans lesquels les demandeurs pré- tendent avoir subi un préjudice sont purement de nature financière et commerciale; il n'est pas ques tion de liberté ou de droits de la personne. Finale- ment, le texte du paragraphe 41(4) constitue une expression directe et précise de l'intention du légis- lateur; comme l'a souligné le juge de première instance, il a été adopté après qu'au moins trois commissions et un comité parlementaire eurent passé en revue l'état actuel du droit; il pourrait difficilement y avoir une expression plus délibérée de l'opinion d'une société libre et démocratique.
J'ajouterais que l'on parviendrait au même résultat en appliquant les critères proposés dans les arrêts de la Colombie-Britannique, précités, ou en fait tout autre critère qui a été suggéré pour établir certaines limites à la portée de l'article 15. Pour avoir gain de cause, les demandeurs doivent soute- nir, comme ils le font en l'espèce, que l'article 15 garantit une égalité absolue à tout particulier dans toutes les circonstances imaginables et que toute distinction possible qui peut faire en sorte qu'un particulier reçoive un avantage ou subisse un désa- vantage qui n'a pas été reçu ou subi par tous ne peut être justifiée, si c'est possible, qu'aux termes de l'article premier, qui n'a pas été invoqué par le défendeur. Comme j'ai tenté de l'indiquer, il ne me semble pas possible de soutenir une telle position.
9 Cette méthode a été résumée très récemment dans l'arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 499 et 500.
Pour tous ces motifs, je rejetterais l'appel avec dépens.
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE MAHONEY: Je souscris à ces motifs.
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