Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-2462-85
Affaire intéressant la Loi sur la citoyenneté et Mary Frances Naber-Sykes
RÉPERTORIÉ: RE NABER-SYKES
Division de première instance, juge Walsh—Cal- gary, 9 mai; Vancouver, 22 mai 1986.
Citoyenneté Conditions de résidence Appel est inter- jeté de la décision d'un juge de la citoyenneté de refuser la citoyenneté pour le motif que les conditions de résidence n'ont pas été remplies L'appelante a étudié au Canada pendant un certain nombre d'années et est devenue résidente perma- nente en décembre 1984 L'art. 5(1)b) de la Loi exige un total de trois ans de résidence au cours des quatre années qui précèdent la date de la demande Il manque 386 jours à l'appelante L'appelante est citoyenne américaine et épouse d'un citoyen canadien, elle a complété ses études profession- nelles au barreau mais il lui a été interdit d'exercer le droit tant qu'elle n'aurait pas obtenu la citoyenneté canadienne Le juge de la citoyenneté a estimé que la situation de l'appe- lante n'était pas suffisamment particulière ou exceptionnelle pour justifier une recommandation de l'exercice des pouvoirs conférés au Ministre en application de l'art. 5(4) Les directives qui limitent les cas la recommandation peut être faite sont inacceptables et constituent une usurpation des fonctions des juges La Cour fédérale peut-elle réviser l'exercice par le juge de son pouvoir discrétionnaire de faire ou non une recommandation ou doit-elle se limiter à déterminer si l'octroi de la citoyenneté devrait être recommandé ou non?
Suivant la jurisprudence, la Cour a le pouvoir de faire ce qu'il faut pour corriger les décisions que les juges de la citoyenneté doivent prendre Question non réglée Aucune décision ne peut être rendue par une cour de niveau supérieur car il n'existe pas de droit d'appel Il est justifié d'interpré- ter d'une manière libérale l'expression «situation particulière et exceptionnelle de détresse» Tout délai supplémentaire dans l'octroi de la citoyenneté maintiendra une situation parti- culière et exceptionnelle de détresse Appel accueilli Recommandation faite en application de l'art. 5(4) de la Loi
Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art. 5(1)b) (mod. par S.C. 1976-77, chap. 52, art. 128), (3),(4), 13 (mod. par S.C. 1984, chap. 40, art. 15), 21 Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 912.
, Juges et tribunaux Juges de la citoyenneté Directives
concernant les circonstances dans lesquelles la disposition législative prévoyant une recommandation au gouverneur doit être faite Dans un jugement de 1979, la Cour fédérale a reproché au Ministre d'avoir commis un abus de pouvoir Il est inadmissible que cette situation ne change pas Les juges de la citoyenneté ne doivent prendre en considération que le libellé de la loi, les décisions de la Cour fédérale et son propre jugement dans l'appréciation des faits.
Appel est interjeté de la décision d'un juge de la citoyenneté de rejeter la demande de citoyenneté de l'appelante pour le motif que cette dernière n'avait pas satisfait aux exigences concernant la résidence exposées à l'alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté. L'appelante a étudié au Canada pendant un certain temps mais elle n'est devenue résidente permanente
qu'en décembre 1984. Aux termes de la Loi, l'appelante devait avoir totalisé trois ans de résidence au cours des quatre années ayant précédé sa demande de citoyenneté. Il lui manquait 386 jours sur les 1 095 jours de résidence requis. En refusant d'accorder la citoyenneté à l'appelante, le juge de la citoyenneté a refusé de recommander l'application du paragraphe 5(4) qui prévoit que, dans des situations particulières et exceptionnelles de détresse, le gouverneur en conseil peut ordonner au Ministre d'accorder la citoyenneté.
L'appelante est citoyenne américaine et elle est actuellement l'épouse d'un citoyen canadien. Elle est venue au Canada en 1976 afin de poursuivre ses études à Toronto. Elle a fréquenté l'Université de Toronto elle a obtenu un baccalauréat ès arts en 1980. L'appelante a ensuite été admise à la faculté de droit de la même université on l'a informée qu'elle devrait obtenir la citoyenneté canadienne avant d'exercer le droit au Canada. Après avoir obtenu son diplôme en 1983, elle a fait un stage dans un cabinet de Toronto et a par la suite été engagée par un cabinet de Calgary. Elle a complété ses études professionnelles au barreau de l'Alberta et elle aurait normalement être admise au barreau au mois d'août 1985. Spécialisée dans le domaine des litiges, elle ne pouvait comparaître en cour mais devait plutôt se contenter de s'asseoir aux côtés des associés du cabinet chargés de l'affaire. Un associé du cabinet de Calgary a déposé que, même si elle était très douée, l'appelante ne pour- rait jamais rattraper le temps perdu à obtenir sa citoyenneté canadienne et qu'elle accuserait toujours un retard d'une année ou deux par rapport aux étudiants de sa promotion. Ce témoin a déclaré qu'il considérait que cela constituait une situation exceptionnelle de détresse. Le juge de la citoyenneté s'est dit d'avis que la situation de l'appelante n'était pas suffisamment particulière ou exceptionnelle pour justifier une recommanda- tion en application du paragraphe 5(4).
Jugement: l'appel est accueilli et une recommandation est faite au gouverneur en conseil d'ordonner au Ministre d'accor- der la citoyenneté.
Les juges de la citoyenneté ont pour habitude d'ajouter dans leurs décisions une clause standard indiquant qu'ils ont examiné la demande de citoyenneté et qu'ils ont décidé de ne pas recommander au Ministre d'exercer les pouvoirs discrétionnai- res qu'il tient du paragraphe 5(4) de la Loi. Il semble que la Loi est observée pour la forme bien plus qu'à titre de question nécessitant un examen juridique. Dans l'affaire Re Mitha, le juge Cattanach a statué qu'il appartient au juge de la citoyen- neté de déterminer ce qui constitue une «situation particulière et exceptionnelle de détresse» au sens de la Loi. Il a ajouté qu'il était injustifiable que le Ministre émette des directives sur l'interprétation de l'article en cause et que c'était une usurpa tion des fonctions du juge de la citoyenneté. Il s'agissait d'une affirmation très virulente qui était peut-être due au fait que les juges de la citoyenneté exercent encore leurs fonctions en tenant compte de directives émanant de fonctionnaires quant aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles le paragraphe 5(4) devrait être appliqué. Si tel est le cas, cela est totalement inadmissible. Lorsqu'il rend sa décision, le juge de la citoyen- neté ne devrait prendre en considération que le libellé de la Loi, la jurisprudence établie à l'occasion d'appels et les faits.
La question se pose aussi de savoir si, à l'occasion d'un appel interjeté devant elle, la Cour fédérale est habilitée à réviser la décision du juge de la citoyenneté de ne pas faire une recom-
mandation ou si sa compétence se limite à déterminer si l'octroi de la citoyenneté «devrait être recommandé ou non». Dans l'affaire Re Salon, le juge en chef adjoint Thurlow (tel était alors son titre) a statué que la Loi ne définit aucunement les pouvoirs dont la Cour est investie mais dispose qu'il ne peut être interjeté appel de décisions finales. Il faut conclure, compte tenu de l'absence d'un énoncé de pouvoirs et du fait que la Cour est une cour supérieure d'archives, que la Cour est investie du pouvoir de corriger toute décision que le juge de la citoyenneté doit rendre en se prononçant sur une demande de citoyenneté. La Cour a donc à la fois le pouvoir et le devoir de corriger si nécessaire la décision du juge de la citoyenneté de ne pas recommander l'exercice des pouvoirs conférés au Ministre. Il a été décidé dans des décisions contradictoires que la loi n'habi- lite pas la Cour à réviser la décision du juge de la citoyenneté de refuser de faire une recommandation en application du paragraphe 5(4). Si le juge refuse de faire une recommanda- tion, il est possible d'adresser sa demande au Ministre sans intervention dudit juge. Cette question n'est cependant pas réglée et restera sujette à controverse tant que la loi ne sera pas modifiée étant donné qu'il n'existe aucun droit d'appel à l'égard d'une décision de la Cour fédérale en matière de citoyenneté. En l'espèce, il est inutile de retarder l'octroi de la citoyenneté à l'appelante qui constituerait une excellente citoyenne. Tout délai supplémentaire maintiendra une situation de détresse pour elle. Compte tenu des circonstances, il y a lieu de donner une interprétation libérale à l'expression «situation particulière et exceptionnelle de détresse».
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Re Salon (1978), 88 D.L.R. (3d) 238 _(C.F. 1"» inst.); Re Maefs (1980), 110 D.L.R. (3d) 697 (C.F. 1" inst.); Re Turcan, [1978] 3 A.C.W.S. 291 (C.F. 1fe inst.); Re Mitha, [1979] 3 A.C.W.S. 731 (C.F. 1fe inst.); In re Kleifges et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734; 84 D.L.R. (3d) 183 (1fe inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
In re Albers et in re Loi sur la citoyenneté, jugement en date du 11 mai 1978, Division de première instance de la Cour fédérale, T-75-78 non publié; In re Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 757; 87 D.L.R. (3d) 93 (1fe inst.); Re Zakowski, jugement en date du 28 février 1986, Division de première instance de la Cour fédérale, T-2054-85, encore inédit; In re Amendola et in re Loi sur la citoyenneté, jugement en date du 7 avril 1982, Division de première instance de la Cour fédérale, T-177-82, non publié; Re Conroy (1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. 1" inst.); Re Anquist (1984), [1985] 1 W.W.R. 562 (C.F. 1' inst.).
AVOCATS:
J. R. Smith, c.r., pour l'appelante. William D. McFetridge, amicus curiae.
PROCUREURS:
MacKimmie Matthews, Calgary, pour l'appe- lante.
MacLeod Lyle Smith McManus, Calgary, amicus curiae.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: La présente affaire porte sur le rejet par le juge de la citoyenneté de la demande présentée par l'appelante en vue d'obtenir la citoyenneté, décision qui a été communiquée à celle-ci le 11 octobre 1985. En statuant sur la demande, le juge a conclu que l'appelante avait satisfait aux exigences de la Loi [Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108], sauf en ce qui concerne celle de la résidence énoncée à l'alinéa 5(1)b) [mod. par S.C. 1976-77, chap. 52, art. 128].
Bien qu'ayant étudié au Canada pendant un certain temps auparavant, la demanderesse n'est devenue résidente permanente que le 29 décembre 1984. Sa demande en vue d'obtenir la citoyenneté a été présentée le 15 avril 1985. Aux termes de l'alinéa 5(1)b) de la Loi, elle devait avoir totalisé trois ans de résidence au Canada au cours des quatre années ayant précédé la date de sa demande, c'est-à-dire depuis le 15 avril 1981. Elle avait droit à une journée de résidence pour chaque jour elle a résidé au pays après l'acquisition de son statut de résidente permanente et à un demi- jour pour chaque jour elle a résidé au Canada au cours des quatre années ayant précédé l'obten- tion dudit statut. Partant, elle s'est vue attribuer 677 jours en demi-journées et 108 journées entiè- res desquelles on a soustrait la moitié des 153 jours d'absence du Canada avant l'obtention du statut de résidente permanente, soit 76 jours, de sorte qu'il lui restait un total de 709 jours. Comme trois années comptent 1 095 jours, il lui manquait 386 jours pour se conformer aux exigences de la Loi. Aucune des parties ne conteste ce calcul. Il appert également que si l'appelante déposait une nouvelle demande aujourd'hui, elle disposerait du nombre de jours requis pour satisfaire aux exigences en matière de résidence établies par la Loi. Le juge de la citoyenneté a en outre refusé de formuler une recommandation en application du paragraphe 5(4) de la Loi, lequel prévoit que pour remédier à
des situations particulières et exceptionnelles de détresse ou pour récompenser les services d'une valeur exceptionnelle rendus au Canada, le gouver- neur en conseil peut ordonner au Ministre d'accor- der la citoyenneté. Si un tel ordre est donné, le Ministre doit immédiatement accorder la citoyen- neté à la personne désignée. Dans tous les cas il n'accorde pas la citoyenneté, le juge de la citoyen- neté doit examiner s'il y a lieu de faire une telle recommandation. En l'espèce, le juge déclare avoir pris connaissance de la jurisprudence invoquée et n'être pas en mesure de conclure qu'il existe des circonstances inhabituelles ou particulières justi- fiant la formulation d'une telle recommandation, d'autant plus que les décisions citées ne portent pas sur des cas dans lesquels l'exigence de trois années de résidence était en cause. Il n'est pas non plus disposé à faire une recommandation pour des rai- sons humanitaires, en application du paragraphe 5(3), mais cette disposition ne fait pas l'objet du présent appel.
Les faits en cause dans cette affaire sont quel- que peu inusités du fait qu'il serait difficile de trouver une candidate plus apte à devenir citoyenne que la demanderesse ou à l'égard de qui le fait de différer l'octroi de la citoyenneté serait aussi inutile.
La demanderesse est citoyenne américaine et elle est actuellement l'épouse d'un citoyen cana- dien. Elle est venue au Canada en septembre 1976 afin de poursuivre ses études à Toronto, puis elle est demeurée au Canada depuis lors, sauf à l'occa- sion de certaines périodes de vacances pendant lesquelles elle est allée visiter sa famille. Elle a fréquenté l'Université de Toronto elle a obtenu un baccalauréat ès arts en mai 1980. Au cours de ses études, elle a passé une année en France elle a travaillé au pair afin d'apprendre le français, langue dans laquelle elle s'exprime avec facilité depuis lors. Elle a ensuite été admise à la faculté de droit de l'Université de Toronto on l'a informée qu'elle devrait obtenir la citoyenneté canadienne avant d'exercer le droit au Canada. Pendant les étés 1981 et 1982, elle a travaillé pour le gouvernement américain à titre d'agent d'immi- gration à l'aéroport de Toronto, puis en 1983, elle a obtenu son diplôme de droit de l'Université de Toronto. Elle a ensuite fait un stage au sein du cabinet Osler, Hoskin and Harcourt de Toronto.
Elle a par la suite été engagée par le cabinet MacKimmie Matthews de Calgary, un autre grand cabinet de prestige. Après avoir complété ses études professionnelles au barreau de l'Alberta, elle aurait normalement être admise au barreau au mois d'août 1985; or, elle ne pouvait pas exer- cer le droit tant qu'elle n'était pas citoyenne cana- dienne. Elle se spécialise dans le domaine des litiges et, aux audiences, elle doit se contenter de s'asseoir aux côtés de l'un des associés du cabinet chargé de l'affaire et ne peut revêtir la toge, alors que les autres avocats recrutés par le cabinet à peu près en même temps qu'elle se voient confier la conduite de procès. L'appelante prétend qu'il s'agit d'une situation exceptionnelle de détresse. Elle a par ailleurs participé à Calgary à des activités communautaires reliées à une clinique dispensant des conseils juridiques aux personnes qui ne satis- font pas aux critères établis par l'aide juridique, mais qui ne peuvent se payer les services d'un avocat. Elle a le droit de donner de tels conseils, mais elle ne peut s'occuper d'une affaire lorsque les tribunaux en sont saisis. Au cours de ses années d'études à Toronto, elle a fait partie de l'équipe de débats contradictoires Jessup Cup qui a remporté le championnat canadien du tribunal-école après avoir affronté des équipes provenant de diverses facultés de droit du Canada, puis elle a participé au concours mondial. Les principaux associés du cabinet MacKimmie Matthews sont tellement impressionnés par son travail qu'ils retiennent ses services même si elle ne peut obtenir son permis d'exercice avant d'obtenir sa citoyenneté. L'associé principal et ancien membre du conseil général du barreau, Stephen Hart Wood, c.r., qui s'est déjà vu confier l'administration du cabinet, a témoigné qu'il était de l'intention du cabinet de la garder au sein de son personnel et que rien ne faisait obstacle à son admission immédiate au barreau de l'Al- berta, sauf l'exigence de la citoyenneté. Un associé du cabinet chargé de la surveillance du travail des étudiants en droit engagés par le cabinet, M. Alan Fradsham, a déposé qu'il avait accordé de très bonnes notes à l'appelante en raison de ses capaci- tés en matière de litige, de son acharnement au travail, de son dévouement professionnel et de son esprit analytique. Il a toutefois ajouté qu'elle ne pourrait jamais rattraper le temps perdu et qu'elle accuserait toujours un retard d'une année ou deux par rapport aux étudiants de sa promotion reçus immédiatement après leurs études en droit; il
estime qu'il s'agit pour elle d'une situation excep- tionnelle de détresse.
Le juge de la citoyenneté a exprimé un point de vue tout à fait défendable lorsqu'il s'est dit d'avis que la situation de l'appelante n'était pas suffisam- ment particulière ou exceptionnelle pour justifier une recommandation en application du paragraphe 5(4). Si les juges de toutes les instances étaient toujours du même avis, il n'y aurait jamais d'ap- pels ni de juges dissidents au sein des tribunaux d'appel. Advenant que j'en vienne à une conclusion différente dans le présent pourvoi en appel, la formulation d'une recommandation ne devrait pas être vue comme une critique à l'endroit du juge de la citoyenneté. Pas moins de deux décisions font état d'observations formulées à l'égard du proces- sus administratif en matière de citoyenneté, et celles-ci revêtent une importance considérable. Dans la décision Re Turcan (no du greffe: T-3202-78), datée du 6 octobre 1978 et résumée dans [1978] 3 A.C.W.S. 291 (C.F. ire inst.), j'ai eu l'occasion de déclarer ce qui suit:
Je ne peux m'empêcher de remarquer que les juges de la citoyenneté ont pour habitude d'ajouter le paragraphe suivant en communiquant leur décision au requérant:
Après examen, j'ai décidé de ne pas recommander au Ministre d'exercer les pouvoirs discrétionnaires qu'il tient du
paragraphe 5(4) de la Loi
En fait, je n'ai pas rencontré un seul cas une recommanda- tion ait été faite. Naturellement, l'appréciation de ce qui consti- tue «une situation particulière et exceptionnelle de détresse» est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu'elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d'avoir â attendre plus longtemps avant de l'acquérir n'est pas en soi une situation «particulière et excep- tionnelle de détresse», mais dans les cas ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d'un emploi, l'inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu'après avoir rejeté la demande par suite d'une interprétation nécessairement stricte des conditions de rési- dence prévues par la Loi, lesquelles n'ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doive recommander au Ministre de faire intervenir le gouver- neur en conseil. Il est difficile de comprendre pourquoi un juge de la citoyenneté, même dans les cas les plus évidents et les plus méritoires, ne fait jamais une telle recommandation alors qu'il n'oublie pas de préciser chaque fois, de façon toute routinière, qu'il a examiné la question comme l'exige l'article 14 de la Loi. Il est possible que ce soit la faute du requérant qui souvent ne présente pas au juge de la citoyenneté toutes les preuves et tous les renseignements qu'il présente par la suite en appel en faveur de la recommandation, mais je ne peux néanmoins m'empêcher de conclure que l'article 14 de la Loi est observé pour la forme
bien plus qu'à titre de question nécessitant un examen soigneux et juridique en vue de déterminer s'il faut ou non faire la recommandation visée au paragraphe 5(4). Je ne tiens pas à ce que mes observations soient interprétées comme une critique du juge de la citoyenneté qui a statué en l'espèce ou des juges de la citoyenneté en général, mais plutôt de ce qui semble être devenu une pratique généralisée et, à mon avis, contraire à l'esprit de la Loi. Tout cela renforce ma conviction qu'un juge de la Cour, statuant en appel et à la lumière de toute la preuve à lui soumise, a compétence pour faire une telle recommanda- tion s'il l'estime indiquée.
Dans l'affaire Re Mitha (n° du greffe: T-4832-78), le juge Cattanach s'est exprimé de la façon suivante dans un jugement daté du 1 »r juin 1979 et résumé dans [1979] 3 A.C.W.S. 731 (C.F. inst.), aux pages 22 et 23:
La situation «particulière et exceptionnelle de détresse» ou le service «d'une valeur exceptionnelle rendu au Canada» consti tuent une question de fait laissé à l'appréciation du juge de la citoyenneté.
Aux termes de l'article 26, le gouverneur en conseil peut établir des règlements dans des domaines qui vont de (a) à (l).
Il n'est nullement mentionné dans cet article qu'un règlement peut être établi sur ce qui constitue «une situation particulière et exceptionnelle de détresse» ou un service «d'une valeur exceptionnelle rendu au Canada».
Par conséquent, les règlements établis en matière de citoyen- neté aux termes de l'article 26 de la Loi ne peuvent porter sur une question qui n'est pas autorisée à être déléguée par ledit article.
Ceci dit, le juge de la citoyenneté n'est pas tenu par les termes du paragraphe 5(4) pour formuler sa décision. Les expressions «situation particulière et exceptionnelle de détresse» ou service "d'une valeur exceptionnelle rendu au Canada» ne sont pas des expressions techniques ni scientifiques qu'il fau- drait comprendre de la même manière que dans le langage ordinaire.
Il incombe au juge de la citoyenneté de décider quand l'affaire qui lui est soumise tombe dans le cadre de l'article et pour prendre cette décision, les seules directives à suivre sont les dispositions du paragraphe 5(4) et de la jurisprudence y afférente.
Il est absolument injustifiable que le Ministre ou ses employés, avec ou sans son autorisation, émettent des directi ves, des renseignements ou des recommandations sur l'interpré- tation de l'article en cause. Je dirais même que c'est un abus de pouvoir de la part du Ministre et de ses employés et une usurpation du pouvoir judiciaire puisqu'on a tenté d'interpréter le sens d'une loi.
Il s'agit également d'une usurpation des fonctions du juge de la citoyenneté. Si cet abus est admis, il est alors inutile de nommer des juges de la citoyenneté avec tout le décorum dont ils sont entourés puisqu'ils n'ont, en fait, aucune indépendance judiciaire et obéissent plutôt aux directives des fonctionnaires du Ministère. Dans ce cas, leurs fonctions pourraient aussi bien être remplies par ces fonctionnaires, vu que les juges de la citoyenneté deviennent en fait des employés ou des marionnet-
tes du Ministère, malgré toutes les apparences et le décorum de la Cour.
Bien qu'il s'agisse d'une affirmation très viru- lente, j'ai des raisons de croire que les juges de la citoyenneté exercent encore leurs fonctions en tenant compte de directives ou de recommanda- tions émanant de fonctionnaires quant aux circons- tances exceptionnelles dans lesquelles le paragra- phe 5(4) de la Loi devrait être appliqué et une recommandation formulée. Si tel est le cas, cela est totalement inadmissible. Lorsqu'il rend sa déci- sion, le juge ne devrait prendre en considération que le libellé de la Loi, la jurisprudence établie par les juges de cette Cour à l'occasion d'appels en la matière et son propre jugement quant à l'apprécia- tion des faits. Il n'est d'aucune façon subordonné au Ministre ni assujetti aux directives qui peuvent émaner d'employés du Ministre, ou même du bureau du sous-ministre.
La question de savoir si les recommandations formulées sont effectivement suivies relève d'un autre domaine dont les données échappent au tri bunal; or, il importe de savoir que lorsqu'une recommandation est faite elle ne s'adresse pas au Ministre, mais au gouverneur en conseil, qui ordonnera ensuite au Ministre, s'il le juge appro- prié, d'accorder la citoyenneté. Il se peut qu'il s'agisse davantage d'une question de formalité que d'une procédure comme telle, le gouverneur en conseil n'étant, la plupart du temps, jamais saisi de l'affaire à moins que le Ministre ou, ce qui est plus probable, le sous-ministre ou un fonctionnaire subalterne du Ministère à qui les pouvoirs du Ministre ont été délégués en vertu de l'article 21 de la Loi, ne la porte à son attention. Il convient néanmoins de faire une importante nuance sur le plan juridique en précisant qu'il est inacceptable que le juge de la citoyenneté ou l'un des juges de cette Cour siégeant en appel puisse être amené à faire une recommandation au Ministre au risque qu'elle soit rejetée, bien qu'il soit tout à fait appro- prié de recommander au gouverneur en conseil d'exercer son pouvoir discrétionnaire.
Je passe maintenant à la question de savoir si, à l'occasion d'un appel interjeté en vertu de l'article 13 de la Loi, la Cour fédérale peut réviser la décision du juge de la citoyenneté de ne pas faire une recommandation en application du paragraphe 5(4) ou doit se limiter à déterminer si l'octroi de la
citoyenneté devrait être recommandé ou non. Cette question a fait l'objet d'une grande controverse au sein de cette Cour. J'ai déjà fait mention de la décision Turcan j'ai statué que la Cour fédérale pouvait réviser cette décision et faire une recom- mandation. J'en suis venu à une conclusion analo gue, il fallait s'y attendre, dans l'affaire In re Kleifges et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734; 84 D.L.R. (3d) 183 O re inst.); j'ai déjà fait état du jugement du juge Cattanach dans l'affaire Mitha. Par ailleurs, dans l'affaire Re Salon (1978), 88 D.L.R. (3d) 238 (C.F. lie inst.), l'ancien juge en chef adjoint de la Division de première instance, le juge Thurlow, a admis, dans un jugement rendu le 28 juin 1978, que l'appelant ne pouvait se conformer aux exigences relatives à la résidence et ainsi obtenir la citoyenneté; malgré cela, il a fait une recommandation en application du paragraphe 5(4). On a mentionné les décisions In re Albers et in re Loi sur la citoyenneté, juge- ment en date du 11 mai 1978, Division de pre- mière instance de la Cour fédérale, T-75-78, non publié et In re Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, cette dernière décision est publiée à [1978] 1 C.F. 757 et 87 D.L.R. (3d) 93 (l ie inst.); le juge Addy y tire la conclusion que la recomman- dation ne peut faire l'objet d'une révision; le juge Thurlow se dit pourtant davantage favorable au point de vue exprimé par le soussigné ainsi que par le juge Dubé à l'occasion d'autres affaires. Voici ce qu'il déclare aux pages 241 et 242 dudit jugement:
Contrairement à la plupart des lois qui accordent aux parties un droit d'appel devant une cour de justice, cette Loi ne définit aucunement les pouvoirs dont la Cour est investie lorsqu'elle est appelée à statuer en appel. Tout ce qui est prévu à cet égard se trouve au paragraphe 13(8) qui dispose que la décision de la Cour est définitive et qu'il ne peut en être interjeté appel. Comme le législateur a nécessairement voulu que l'appel consti- tue un moyen efficace d'obtenir un redressement, il ne pouvait être de son intention de n'accorder aucun pouvoir à la Cour. Il me paraît qu'il faut conclure, compte tenu de l'absence d'un énoncé de pouvoirs et du fait que l'appel doit être interjeté devant une cour supérieure d'archives, que la Cour est investie du pouvoir de faire tout ce qui est juste et approprié eu égard à la loi et, à cette fin, de faire ou de corriger tout ce que le juge dont la décision est portée en appel avait le pouvoir ou était obligé de faire en rendant sa décision. Une des choses que le juge de la citoyenneté doit faire avant de refuser d'approuver une demande, est de se demander s'il convient de faire une recommandation afin que soient exercés les pouvoirs dont sont investis le Ministre et le gouverneur en conseil en vertu des paragraphes 5(3) et 5(4) respectivement, et s'il décide de la faire, il doit la transmettre au Ministre et attendre la décision des autorités en cause. Je suis d'avis qu'à l'occasion d'un appel d'une décision rejetant une demande de citoyenneté et refusant
de faire une recommandation, la Cour a à la fois le pouvoir et le devoir d'examiner et de corriger si nécessaire la décision du juge de la citoyenneté en ce qui touche au respect des exigences de la Loi et la décision de ne pas recommander l'exercice des pouvoirs conférés au Ministre et au gouverneur en conseil en vertu des paragraphes 5(3) et 5(4) respectivement. Dans une telle situation, le refus de faire une recommandation fonde autant sa décision de ne pas approuver la demande de citoyen- neté que le non respect des exigences de la Loi.
Après avoir procédé à l'examen des faits parti- culiers de cette affaire, lesquels diffèrent évidem- ment de ceux de l'espèce, il conclut à la page 243:
Eu égard aux circonstances de l'espèce, le refus de lui accorder la citoyenneté à ce moment-ci ne peut servir ni l'intérêt commun ni aucune autre fin utile. Ce refus ne peut que compromettre sa carrière médicale et lui infliger des frustra tions et des souffrances de même qu'à sa famille, puisqu'il devrait attendre une autre année ou à peu près avant de satisfaire au critère de résidence.
Les faits en cause dans l'affaire Re Maefs (1980), 110 D.L.R. (3d) 697 (C.F. ire inst.) sont en bonne partie semblables à ceux de l'espèce. Voici le libellé du sommaire précédant le jugement:
Lorsqu'un juge de la citoyenneté a statué que l'auteur d'une demande de citoyenneté n'a pas satisfait aux exigences de résidence prévues dans la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974- 75-76, chap. 108, mais n'a fait aucune recommandation au gouverneur en conseil afin que celui-ci exerce son pouvoir discrétionnaire d'ordonner au Ministre d'accorder la citoyen- neté à une personne se trouvant dans une situation exception- nelle de détresse, conféré par le paragraphe 5(4) de la Loi, la Cour fédérale a compétence, en appel, pour formuler une telle recommandation. La Cour devrait le faire dans le cas l'appelant a obtenu une licence en droit d'une université cana- dienne et a satisfait aux exigences d'admission au barreau, mais n'est pas en mesure de faire une demande de résidence perma- nente du fait qu'il est entré au Canada muni d'un visa d'étu- diant, lorsqu'il est démontré qu'il est un étudiant brillant et qu'il deviendra un excellent avocat et un citoyen modèle et lorsque le refus de lui accorder la citoyenneté lui causera des difficultés indues.
En formulant pareille recommandation, le juge suppléant Grant a déclaré à la page 701:
Chaque année, il devient de plus en plus difficile pour les diplômés en droit d'obtenir des postes d'avocat dans une étude du fait de leur nombre grandissant. Il vit au Canada depuis le mois d'août 1974. Il finira par devenir citoyen et exercer sa profession au pays. Personne ne peut avoir intérêt à retarder le moment il se trouvera dans cette situation. À mon avis, on le soumettrait à une dure épreuve en différant l'octroi de la citoyenneté.
En statuant qu'il convenait de faire la recom- mandation, il a invoqué les décisions Salon, Turcan et Mitha (supra).
Le juge Addy n'a toutefois pas adopté cette position dans les jugements déjà mentionnés, savoir Akins et Albers, ni dans le jugement Re Zakowski daté du 28 février 1986, Division de première instance de la Cour fédérale, T-2054-85, encore inédit, il a déclaré:
La décision du juge de la citoyenneté de ne pas recommander une dispense ne peut faire l'objet d'un appel devant cette Cour.
Il avait par ailleurs fait remarquer dans le juge- ment Akins que la Règle 912 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663] établissant la procédure qui doit être suivie à l'occasion d'un appel en matière de citoyenneté et disposant que l'appel requiert une nouvelle audition, ne peut être invoqué étant donné qu'il ne s'applique que dans la mesure il peut y avoir compétence d'appel, ce qui, selon lui, n'est pas le cas étant donné que le droit d'appel accordé au paragraphe 13(5) de la Loi, compte tenu du libellé du paragraphe 13(2), ne vise que la décision du juge de la citoyenneté d'approuver ou non la demande. Le juge souligne également que les observations formulées dans la décision Kleifges (supra) relativement au droit de la Cour siégeant en appel d'examiner l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 5(4) de la Loi, constituent une opinion incidente, le tribunal ayant conclu pour d'autres motifs que l'appel devait être accueilli.
Dans l'affaire In re Amendola et in re Loi sur la citoyenneté, jugement en date du 7 avril 1982, Division de première instance de la Cour fédérale, T-177-82, non publié, le juge Cattanach n'a appa- remment pas repris la position qu'il avait adoptée dans l'affaire Mitha, mais a plutôt adopté la déci- sion du juge Addy dans l'affaire Akins, en décla- rant que rien n'empêche l'appelant, lorsqu'un juge de la citoyenneté refuse de faire une recommanda- tion, d'adresser sa demande au Ministre sans inter vention dudit juge. Comme il l'avait fait dans la décision Re Conroy (1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. ire inst.), il s'est dit d'avis qu'un tribunal ne devrait pas émettre une opinion fondée sur des motifs de convenance politique, relativement à une décision devant éventuellement être rendue.
Plus récemment, en 1984, le juge Muldoon a tiré la même conclusion dans l'affaire Re Anquist (1984), [1985] 1 W.W.R. 562 (C.F. lre inst.).
Malgré tout le respect que je dois à mes érudits collègues qui sont d'avis que la Cour fédérale ne devrait pas faire de recommandation lorsqu'elle statue en appel d'une décision d'un juge de la citoyenneté ayant refusé de le faire, cette question ne peut être considérée comme réglée et demeu- rera sujette à controverse tant que la loi ne sera pas modifiée. Il n'existe en effet aucun droit d'ap- pel à l'égard d'une décision de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, de sorte qu'aucun juge- ment définitif ne peut être rendu par une cour de niveau supérieur afin de mettre fin à cette contro- verse. Non seulement je suis, comme il se doit, mes propres décisions antérieures en la matière, mais j'adopte en outre les conclusions de l'ancien juge en chef adjoint Thurlow exprimées dans l'affaire Salon (supra) ainsi que celles du juge suppléant Grant dans l'affaire Maefs. Compte tenu des cir- constances particulières de l'espèce, il est non seu- lement évident que l'appelante ferait une excel- lente citoyenne, mais il appert qu'elle est empêchée d'entreprendre la carrière à laquelle ses études l'ont préparée à cause de la rigueur des exigences en matière de résidence. Je suis convaincu que tout délai supplémentaire maintiendra une situation de détresse pour l'appelante. Bien que la question de savoir si les faits de l'espèce constituent une «situa- tion particulière et exceptionnelle de détresse» demeure une question d'opinion, je suis disposé à donner une interprétation libérale à cette expres sion et à conclure que, dans le cas de l'appelante, les difficultés auxquelles elle est confrontée peu- vent être considérées comme particulières et exceptionnelles.
Par conséquent, l'appel est accueilli et une recommandation est faite au gouverneur en conseil d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'ordonner au Ministre d'accorder la citoyenneté à l'appe- lante, en application du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.