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A-1028-84
John Ross Taylor et Western Guard Party (appelants)(intimés)
c.
Commission canadienne des droits de la personne et Procureur général du Canada (intimés)(requé- rants)
RÉPERTORIÉ: CANADA (COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE L4 PERSONNE) C. TAYLOR
Cour d'appel, juges Mahoney, Stone et Lacom- be -Vancouver, 31 mars et 1" avril; Ottawa, 22 avril 1987.
Droit constitutionnel - Charte des droits - Libertés fon- damentales - Liberté d'expression - L'interdiction de propa- ger des messages haineux prévue à l'art. 13(1) de la Loi ne constitue pas une limite déraisonnable à la liberté d'expression - C'est une limite qui est raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démo- cratique - Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1, 43 - Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2b).
Droits de la personne - L'interdiction de propager des messages haineux prévue à l'art. 13(1) de la Loi constitue une limite à la liberté d'expression qui est raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique - Une ordonnance rendue par le Tribu nal des droits de la personne, et qui était devenue une ordon- nance de la Cour, interdisait de transmettre des messages haineux à l'égard des Juifs - Ces agissements se sont pour- suivis - Une condamnation pour outrage au tribunal a été confirmée en appel - Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1, 43.
Pratique - Outrage au tribunal - Désobéir à une ordon- nance de la Cour constitue un outrage au tribunal même si l'ordonnance est annulée par la suite - Il faut obéir à une ordonnance de la Cour tant qu'elle reste en vigueur - L'inten- tion de dire la vérité n'était pas pertinente - Il n'est pas nécessaire de prouver l'intention de désobéir à une ordonnance judiciaire, mais uniquement l'intention de faire ce qui est interdit - Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 355(2).
Contrôle judiciaire - Appel interjeté à l'encontre d'une ordonnance d'incarcération pour outrage au tribunal - Crainte raisonnable de partialité - Le Tribunal des droits de la personne a conclu que les appelants avaient transmis des messages haineux à l'égard des Juifs - L'ordonnance de cesser et de s'abstenir est devenue une ordonnance de la Cour conformément à l'art. 43 de la Loi canadienne sur les droits de la personne - Les appelants ont été déclarés coupables d'ou- trage au tribunal pour avoir désobéi à l'ordonnance - N'est
pas pertinent le fait que l'ordonnance a été rendue par un Tribunal qui a été constitué d'une façon qui, dans l'affaire MacBain, a été jugée comme soulevant une crainte raisonnable de partialité Il y a eu désobéissance à une ordonnance de la Cour et non pas du Tribunal Il faut obéir à une ordonnance de la Cour tant qu'elle reste en vigueur Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1, 43 Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 355(2) Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 18, 28.
Juges et tribunaux Obligation de déposer l'énoncé des motifs d'un jugement Les juges ne sont pas tenus de motiver leurs jugements Toutefois, lorsqu'ils le font, ils doivent déposer l'énoncé de leurs motifs Il ne semble y avoir aucun recours qu'une partie puisse prendre lorsqu'un juge ne dépose pas l'énoncé de ses motifs La Cour d'appel entend les appels interjetés des décisions de la Division de première instance, mais elle ne s'occupe pas des plaintes fondées sur les fautes d'omission Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, art. 51.
En juillet 1979, un Tribunal des droits de la personne a conclu que les appelants avaient utilisé le téléphone pour trans- mettre de façon répétée des messages haineux concernant les Juifs et avaient ainsi posé un acte discriminatoire interdit par l'article 3 et le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Tribunal a rendu contre les appelants une ordonnance de cesser et de s'abstenir. Celle-ci est devenue une ordonnance de la Cour ainsi que le prévoit l'article 43 de la Loi. Les appelants n'ont pas cessé leur pratique discriminatoire et, en janvier 1984, ils ont été reconnus coupables d'outrage au tribunal en raison de messages transmis entre juin 1982 et avril 1983. Les motifs, exposés à l'audience à la fin de la plaidoirie, n'ont jamais été rapportés par écrit. Une ordonnance infligeant à l'appelant Taylor une peine d'emprisonnement d'un an a été rendue en août 1984 et, en décembre de la même année, une requête des appelants attaquant la constitutionnalité du para- graphe 13(1) en se fondant sur le droit à la liberté d'expression qui est garanti par la Constitution a été rejetée.
Le présent appel est interjeté à l'encontre du jugement qui a reconnu les appelants coupables d'outrage au tribunal et a infligé une peine d'emprisonnement à l'appelant Taylor.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Cela n'entre pas en ligne de compte que le Tribunal ayant rendu l'ordonnance ait pu être constitué sous un régime législa- tif qui, dans l'affaire MacBain, a été jugé comme soulevant une crainte raisonnable de partialité. Vu que la nullité de l'ordon- nance n'a pas été alléguée, il faut se conformer à cette ordon- nance tant qu'elle restera en vigueur, quelque imparfaite qu'elle puisse être.
Il ne serait pas possible d'accepter l'allégation des appelants selon laquelle les messages qu'on a jugés contraires à l'ordon- nance du Tribunal exposaient simplement la vérité. Même si certaines parties des messages étaient vraies, il est manifeste que, pris globalement, ces messages visaient à divulguer ce que l'ordonnnce prohibait: des messages susceptibles d'exposer les Juifs à la haine et au mépris. De toute façon, ainsi qu'il a été jugé dans Re Sheppard and Sheppard, l'infraction d'outrage au tribunal consiste à faire un acte qui, de fait, est défendu par une ordonnance; l'intention de dire la vérité peut constituer une circonstance atténuante, mais non pas une circonstance justificatrice.
Bien que le juge de première instance ne fût pas tenu de le faire, il a effectivement conclu que le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne constituait pas une limite déraisonnable à la liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte, et il a été interjeté appel de cette décision. Cette question doit être tranchée en recourant à l'article 1 de la Charte: il n'y a rien de négligeable, d'insigni- fiant, d'indirect ou d'involontaire dans les répercussions du paragraphe 13(1) sur la liberté d'expression. Les critères établis dans La Reine c. Oakes relativement à l'applicabilité de l'article 1 s'appliquent. Il n'est pas nécessaire de prouver que le Canada, dont la population se compose d'immigrants de nom- breuses races et de diverses religions, se préoccupe d'éviter la
haine fondée sur la race et sur la religion. 1) Quant à l'importance du but visé par ce paragraphe, il est vraiment urgent et important pour une société libre et démocratique d'éviter la propagation de la haine fondée sur la race ou la religion. 2) Quant au rapport entre le paragraphe 13(1) et son objet, la limite qu'il impose à la liberté d'expression vise précisément les pratiques particulières de ceux qui abusent de leur liberté en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée des messages haineux. 3) En ce qui concerne sa sévé- rité, le régime législatif fait montre de modération plutôt que de sévérité.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585 (H.C.) confirmé par (1975), 11 O.R. (2d) 167 (C.A.); Re Shep- pard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592 (C.A. Ont.); La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713.
DÉCISION EXAMINÉE:
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.
DÉCISIONS CITÉES:
MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.); Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.).
AVOCATS:
Douglas H. Christie pour les appelants (intimés).
Russell G. Juriansz pour la Commission canadienne des droits de la personne.
D. Martin Low pour le procureur général du Canada.
PROCUREURS:
Douglas H. Christie, Victoria, pour les appe- lants (intimés).
Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour la Commission canadienne des droits de la personne.
Le sous-procureur général du Canada pour le procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Le présent appel est inter- jeté à l'encontre d'un jugement de la Division de première instance qui a reconnu les appelants cou- pables d'outrage au tribunal et a infligé à l'appe- lant Taylor une peine d'emprisonnement d'un an. Il n'a toutefois infligé aucune peine à l'autre appe- lant, le Western Guard Party. L'ordonnance fai- sait suite à la décision d'un tribunal constitué sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33 et ses modifica tions, décision selon laquelle les appelants avaient posé un acte discriminatoire fondé sur des motifs de distinction illicite, qui sont définis et interdits par l'article 3 et le paragraphe 13(1) de la Loi. En résumé, les appelants ont été reconnus coupables d'avoir utilisé le téléphone pour transmettre de façon répétée des messages haineux concernant les Juifs. L'ordonnance susmentionnée du Tribunal est celle qu'autorisent l'alinéa 41(2)a) et le paragra- phe 42(1) et elle est devenue une ordonnance de la Cour ainsi qu'il est prévu par l'article 43. Un bref examen du déroulement de l'instance nous sera utile.
RÉSUMÉ DE L'INSTANCE
Le Tribunal a conclu que les appelants avaient, par des moyens qui comprenaient au moins la distribution de cartes, invité les gens à composer un numéro de téléphone de Toronto qui diffusait un message enregistré, lequel était modifié à l'oc- casion. Les messages qui ont servi de fondement à la décision du Tribunal ont été transmis entre le 17 août 1977 et le 8 mai 1979. La décision et l'ordon- nance du Tribunal, qui constituaient un seul et même document, portaient la date du 20 juillet 1979 et étaient devenues une ordonnance de la Cour le 23 août. Ce document enjoignait aux appelants de cesser leur pratique discriminatoire. Aucune poursuite n'a été engagée en vue de l'an- nulation de la décision et de l'ordonnance du Tribunal.
Les appelants n'ont pas cessé leur pratique dis- criminatoire. Sur demande de la Commission canadienne des droits de la personne et par juge- ment enregistré le 21 février 1980, le juge Dubé a déclaré les appelants coupables et a infligé les peines maximales permises par la Règle 355(2) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663]: une amende de 5 000 $ au parti intimé et une peine d'emprisonnement d'un an à l'intimé Taylor. Il a prononcé une sentence avec sursis à l'égard de M. Taylor et du parti dont il est le chef, à condi tion qu'ils se conforment dorénavant à l'ordon- nance du Tribunal. La Cour a rejeté le 27 février 1981 une demande de prorogation de délai afin d'interjeter appel de la décision rendue par le juge Dubé, et la Cour suprême du Canada a refusé le 22 juin 1981 une autorisation de pourvoi relative- ment à ce rejet. Pendant ce temps, les appelants avaient continué de transgresser l'ordonnance du Tribunal et, le 11 juin 1980, le juge Walsh a mis fin au sursis de la sentence prononcée contre Taylor. Le juge Dubé a rendu une ordonnance d'incarcération le 24 juin, laquelle a été suspendue en attendant que notre Cour et la Cour suprême statuent sur les demandes qui leur avaient été soumises. M. Taylor a purgé sa peine, tout en profitant d'une réduction, du 17 octobre 1981 au 19 mars 1982.
La Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] est entrée en vigueur le 17 avril 1982.
Le 12 mai 1983, la Commission a déposé une demande en vue de l'ordonnance qui fait l'objet du présent appel. Celle-ci était fondée sur l'allégation selon laquelle des messages transmis entre le 22 juin 1982 et le 20 avril 1983 contrevenaient à l'ordonnance de cesser et de s'abstenir rendue par le Tribunal. La demande visait à obtenir à la fois une ordonnance d'incarcération contre M. Taylor et le paiement d'une amende de 5 000 $ par le parti. Les appelants ont déposé un avis de requête mettant en doute la validité du paragraphe 13 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, à cause de la liberté d'expression que leur garantit la Constitution. Le 24 janvier 1984, le juge en chef adjoint a rendu la décision suivante:
Pour les motifs exposés à l'audience à la fin de la plaidoirie, je suis convaincu que les deux intimés ont désobéi à une ordon-
nance de la Cour et doivent être reconnus coupables. L'affaire est remise à 10 h le 6 février 1984 pour le prononcé des motifs par écrit ou à toute date ultérieure l'affaire pourra être entendue.
Cette décision ne fait pas mention de la requête des appelants. Le 6 février, il a ajourné l'affaire au 20 mars et la requête des appelants à la même date. Le 21 mars, les deux affaires ont été repor- tées à une date indéterminée. Le 15 août 1984, le juge en chef adjoint a rendu l'ordonnance d'incar- cération qui fait l'objet du présent appel et, le 20 décembre, il a rejeté la demande des appelants relativement à la constitutionnalité du paragraphe 13(1). Dans les motifs concernant cette dernière décision, le juge de première instance a déclaré:
Les preuves par affidavit offertes m'ont convaincu que les intimés devaient être reconnus coupables.
Voilà la mesure dans laquelle a été exécutée l'in- tention qu'il avait exprimée dans la décision du 24 janvier de formuler des motifs par écrit. Les motifs prononcés à l'audience le 24 janvier 1984 n'ont pas été rapportés par écrit. L'avis d'appel, déposé le 27 août 1984, renvoie aux deux décisions.
LES QUESTIONS EN LITIGE
L'article 3 de la Loi prévoit, entre autres, que la race et la religion constituent des motifs de distinc tion illicite. Le paragraphe 13 (1) dispose:
13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions suscepti- bles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des person- nes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite.
La conclusion et l'ordonnance du Tribunal sont libellées ainsi:
Nous soutenons que M. Taylor et le Western Guard Party ont utilisé ou fait utiliser un téléphone de façon répétée, pour transmettre des messages, en totalité ou en partie, en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécom- munications relevant de la compétence du Parlement. Bien que certains de ces messages fussent en soi quelque peu inoffensifs, la majorité des propos qu'ils ont transmis sont susceptibles, croyons-nous, d'exposer des personnes à la haine ou au mépris en raison du fait que la personne visée est identifiable quant à sa race ou sa religion. Les messages mentionnent des individus en particulier, par leur nom, comme le maire Mel Lastman, le juge Sidney Harris, M. Clayton Ruby, et nous croyons que les observations faites à leur sujet sont susceptibles de les exposer à la haine ou au mépris, du seul fait qu'on les déclare Juifs. De
plus, nous estimons que les messages en question exposent à la haine ou au mépris non seulement les personnes juives identi fiées mais tous les Juifs. Par conséquent, nous jugeons que les plaintes sont justifiées.
[Le texte du paragraphe 42(1) et de l'alinéa 41(2)a) de la Loi n'est pas reproduit ici.]
5. ORDONNANCE
Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée les messages enregistrés mention- nés dans les plaintes.
Voici les motifs d'appel, dans l'ordre j'envi- sage de les traiter:
1. Le Tribunal a été constitué par la Commission dans des circonstances soulevant une crainte rai- sonnable de partialité:
2. L'ordonnance du Tribunal est trop vague et trop obscure pour que les appelants puissent être recon- nus coupables de l'avoir transgressée.
3. Le juge de première instance n'a pas conclu que les appelants avaient, de fait, contrevenu à l'ordon- nance du Tribunal et il n'a pas fourni de motifs justifiant sa conclusion.
4. Le juge de première instance a commis une erreur en refusant de considérer le désir de faire connaître la vérité comme une intention valable et non comme une intention de contrevenir à l'ordon- nance du Tribunal.
5. Le paragraphe 13 (1) est inconstitutionnel et inopérant parce qu'il constitue une limite non rai- sonnable à la liberté d'expression.
LA CRAINTE DE PARTIALITÉ
Le Tribunal dont il est question a été constitué sous le régime législatif que la Cour a examiné dans les arrêts suivants: MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.), et Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.). L'arrêt MacBain appuie la proposition selon laquelle, la question d'une crainte raisonna- ble de partialité eût-elle été soulevée au moment opportun, les dispositions de la Loi alors en vigueur prévoyant la constitution du Tribunal auraient été déclarées inopérantes en ce qui con- cerne la plainte en question et le Tribunal aurait été déclaré non compétent. Selon la seconde déci-
sion, le fait de ne pas soulever la question à un moment opportun constituait une renonciation au droit de contester la compétence du Tribunal sur ce point.
Les appelants soutiennent que, parce qu'ils n'étaient pas représentés par un professionnel du droit au moment la question aurait être soulevée, ils ne peuvent pas être considérés comme ayant renoncé au droit de la soulever maintenant. Aucune jurisprudence n'a été citée à l'appui de cette proposition, et je ne suis pas convaincu que celle-ci soit valable; je ne crois toutefois pas néces- saire d'exprimer une opinion définitive. Ce n'est pas la décision du Tribunal qu'on nous demande présentement d'examiner. Il s'agit en l'espèce d'un appel interjeté à l'encontre d'une décision de la Division de première instance selon laquelle les appelants ont désobéi à une ordonnance de la Cour. En fait, les appelants allèguent que, à la suite de chaque demande visant à les faire déclarer coupables d'avoir désobéi à cette ordonnance, leur droit d'en contester la validité s'en trouve renou- velé. Cette hypothèse est, elle aussi, non perti- nente.
Le fait est qu'il s'agissait d'une ordonnance de la Cour qui était encore en vigueur durant tout le temps que les appelants ont fait les actes qui, selon le juge de première instance, transgressaient l'or- donnance. S'il a eu raison de conclure que le non-respect de l'ordonnance constituait un outrage au tribunal, il continue d'en être ainsi même si l'ordonnance est annulée par la suite pour quelque raison.
L'allégation des appelants ne pourrait être perti- nente que dans le cas d'une ordonnance qui serait nulle. Elle porte ici sur une ordonnance qui, selon eux, devrait être annulée mais dont ils ne peuvent dire qu'elle est nulle. Elle est considérée en droit comme une ordonnance rendue par une cour supé- rieure dans le cadre de la compétence d'attribution qui lui a été conférée expressément par le Parlement.
Je suis le raisonnement du juge O'Leary dans Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broad casting Corp. et al. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585 (H.C.), à la page 613, confirmé par (1975), 11 O.R. (2d) 167 (C.A.):
[TRADUCTION] Permettre la transgression des ordonnances de la Cour ouvrirait la voie à l'anarchie; toute l'administration de la justice se trouverait déconsidérée par ce manque de respect.
Chaque jour, des milliers de Canadiens s'adressent à nos tribu- naux pour obtenir un redressement à l'encontre des actes illégitimes d'autrui. S'il peut n'être tenu aucun compte des redressements que les tribunaux accordent pour corriger ces torts, il ne restera plus alors à chaque citoyen qu'à se faire justice lui-même. L'irrespect des citoyens envers les tribunaux entraînera rapidement la ruine de notre société.
Le juge O'Leary traitait alors de la transgression d'une injonction interlocutoire obtenue à la suite d'une demande ex parte qui, par sa nature même, était susceptible de prendre fin lors de l'audition des parties liées par elle.
La personne qui est liée par une ordonnance d'un tribunal doit se soumettre à cette ordonnance pendant que celle-ci reste en vigueur, quelque imparfaite qu'elle puisse la considérer ou quelque imparfaite qu'elle puisse réellement être. L'ordre public exige que ce soit l'application régulière de la loi qui fasse échec à une ordonnance, et non pas son inobservation.
LE CARACTÈRE TROP VAGUE DE L'ORDONNANCE
Voilà une autre allégation fausse. Les appelants voudraient nous faire admettre que l'ordonnance ne consiste que dans cette seule phrase:
Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour trans- mettre de façon répétée les messages enregistrés mentionnés dans les plaintes.
Pour déterminer si une ordonnance est ou non trop vague, il s'agit de se demander si l'intention recherchée est vérifiable ou compréhensible pour une personne d'une intelligence moyenne qui lit le texte de bonne foi. À mon avis, la conclusion qui précède cette phrase, reproduite ci-dessus, satisfait amplement elle-même à ce critère sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours au reste du texte. Les appelants n'ont pas pu douter de bonne foi que ce qui leur était interdit était les messages de nature à exposer les Juifs à la haine et au mépris.
L'ABSENCE DE MOTIFS ET DE CONCLUSIONS DE
FAIT
La proposition selon laquelle le juge de première instance n'a pas conclu à la transgression de l'or- donnance par les appelants n'est pas fondée. Il est manifeste que cette conclusion figure implicite- ment dans la décision elle-même. La question est la suivante: la preuve appuyait-elle cette conclu sion?
Les messages transmis de 1977 1979 ont été bien décrits par le juge Dubé dans ses motifs en date du 21 février 1980 comme
diffus[ant] le même genre de messages: un complot internatio nal ourdi par certains Juifs corrompus visant à priver les personnes qui appellent de leur patrimoine, il est temps pour la race blanche de se défendre.
Suivent des extraits de la transcription du message du 25 février 1983, qui faisait partie de ceux qui ont été déposés en preuve lors de la présente demande.
[TRADUCTION] Sans la liberté d'expression, nous péririons. Peu de gens savent ce qu'est réellement le communisme ... dévoiler toute la vérité sur le communisme est un sujet tabou. Mais on ne comprend pas en général que la déchéance des moeurs, les problèmes économiques et les guerres découlent tous de la même source qui produit le communisme ... La Fed's Kuhn- Loeb High Bank a financé la Révolution russe. Le numéro de décembre de Thunderbolt, qui est interdit au Canada, indique que le vrai nom d'Andropov est Leiberman ... Le Toronto Star du 14 novembre mentionne au sujet d'Andropov: «La famille de sa mère est juive presque sans aucun doute.» Le fondateur du communisme, Karl Marx, dont le véritable nom était Moïse Mordecai Lévy, était le petit-fils du rabbin Mordecai. L'Armée soviétique a été mise sur pied par Trotsky, dont le véritable nom est Bronstein. Aidez le Western Guard à démasquer ces banquiers et leurs représentants. Faites parvenir votre contribu tion par la poste à ...
Il existait manifestement des éléments de preuve à partir desquels le juge de première instance a pu conclure que les appelants ont contrevenu à l'or- donnance de cesser et de s'abstenir. Le message est sans équivoque: la Juiverie est à la source du communisme; la déchéance des mœurs, les problè- mes économiques et les guerres viennent tous de cette même source. Cela peut parfaitement expo- ser les Juifs, individuellement et collectivement, au mépris ou à la haine de toute personne qui admet cela comme vrai.
Le fait pour un juge de première instance de ne pas motiver un jugement ne constitue pas en soi une erreur justifiant l'intervention d'une cour d'ap- pel. En l'absence de motifs, nous devons supposer que les éléments de preuve ont reçu toute la consi- dération voulue. Après avoir déclaré le parti cou- pable d'outrage au tribunal, le juge de première instance ne lui a infligé aucune amende. Bien que, à mon avis, cette omission ne puisse s'expliquer, elle ne fait pas l'objet du présent appel.
Je crois qu'il convient de faire remarquer que, bien qu'aucun juge ne soit tenu de motiver ses jugements, lorsqu'un juge de la Cour fédérale du
Canada le fait, comme le dossier indique que ce fut le cas le 24 janvier 1984, il est tenu par la loi de verser ses motifs au dossier. La Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10] prévoit:
51. Lorsqu'un juge motive un jugement rendu par lui ou par un tribunal dont il est membre, il doit déposer une copie de l'énoncé des motifs au greffe de la Cour.
Je ne sais absolument pas quelle mesure adéquate peut prendre une partie dans le cadre du processus d'appel de la Cour lorsqu'un juge ne satisfait pas à cette obligation légale. En vertu de sa compétence d'attribution, la Cour entend les appels interjetés des décisions de la Division de première instance, mais elle ne s'occupe pas des plaintes fondées sur les fautes d'omission.
LA VÉRITÉ
L'allégation des appelants concernant la véracité des faits en cause comporte deux volets. Le pre mier se fonde sur la déclaration suivante figurant dans la décision du Tribunal:
Il semblerait, à la lumière de son contre-interrogatoire des témoins et de sa thèse, que M. Taylor tentait d'établir la véracité de ses déclarations enregistrées sur les Juifs. Chose étrange, l'établissement de la vérité n'est pas en litige dans cette affaire. Dans la définition des défenses énoncées au paragraphe 281.2(3) du Code criminel, la vérité constitue une défense contre les poursuites criminelles pour incitation publique à la haine à l'égard d'un groupe qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion ou l'origine ethnique; la Loi cana- dienne sur les droits de la personne ne contient cependant aucune défense équivalente. Le Parlement a jugé que l'utilisa- tion du téléphone pour ce genre de message discriminatoire est répréhensible au point que rien ne justifie les défendeurs de propager ces messages. La seule question en litige consiste donc à établir si les communications téléphoniques des défendeurs sont susceptibles d'exposer des personnes à la haine ou au mépris.
Les appelants soutiennent qu'il s'agissait d'une erreur de droit si énorme qu'elle réduisait à néant toute conclusion selon laquelle ils étaient coupables d'avoir désobéi à une ordonnance fondée sur cette erreur.
Cette allégation n'est pas recevable. La validité de l'ordonnance du Tribunal ne fait pas l'objet du présent litige. Que le Tribunal ait commis ou non une erreur de droit, son ordonnance est toujours en vigueur à titre d'ordonnance de la Cour et, ainsi qu'il a déjà été mentionné, les appelants ont le devoir de s'y conformer tant qu'elle reste effective- ment en vigueur. Même si l'on admet, aux simples
fins de la discussion, que l'adoption de la Charte pourra, lorsqu'il sera statué sur la question, rendre tout à fait inadmissible la façon dont le Tribunal perçoit la loi, la contestation concomitante de l'or- donnance elle-même n'est pas pertinente à la pré- tention selon laquelle les appelants ne sont pas coupables d'avoir désobéi à cette ordonnance.
Les appelants prétendent également que les messages qu'on a jugés contraires à l'ordonnance du Tribunal exposent simplement la vérité et que, pour cette raison, on ne peut pas conclure qu'ils lui ont désobéi. Ils avancent que leur but était de dire la vérité et non pas de désobéir à l'ordonnance. Les extraits susmentionnés tirés du message du 25 février 1983 servent à illustrer leur allégation. Ils disent, et je l'admets aux fins de cette allégation, que les publications citées contenaient effective- ment les déclarations qui leur sont attribuées et qu'Andropov, Marx et Trotsky étaient des commu- nistes et tous, dans une certaine mesure, de sang juif. Ce sont les faits véridiques que le message énonçait, disent-ils.
La méthode des appelants, qui consiste à choisir seulement des déclarations particulières, constitue une approche inacceptable et non valide lorsqu'il s'agit de déterminer le but du message qui les contient. Elles faisaient seulement partie du mes sage. C'était l'ensemble du message qui était transmis et c'est l'ensemble du message qui doit être interprété pour déterminer si sa transmission allait ou non à l'encontre de l'ordonnance.
L'allégation en question des appelants reprend, dans une certaine mesure, celle qui était fondée sur l'absence des motifs en première instance. De nou- veau, nous devons présumer que le juge de pre- mière instance a pris en considération les moyens qui lui ont été exposés. Aucune personne raisonna- ble, qui considérerait les messages dans leur ensemble, ne pourrait conclure qu'ils visaient seu- lement à faire connaître la vérité; ils visaient mani- festement à divulguer ce que l'ordonnance prohi- bait: un message susceptible d'exposer les Juifs à la haine ou au mépris. A mon avis, l'allégation des appelants n'est pas bien fondée en fait.
De toute façon, même si les appelants avaient établi que leur but était seulement de dire la vérité, ils n'en auraient pas moins été coupables d'outrage au tribunal. Le droit a été correctement exposé par
la Cour d'appel de l'Ontario dans Re Sheppard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592, aux pages 595 et 596:
[TRADUCTION] Nous sommes donc tous d'avis que, pour qu'il y ait outrage au tribunal, il n'est pas nécessaire de prouver que le défendeur avait l'intention de désobéir ou de passer outre à l'ordonnance de la Cour. L'infraction consiste à faire inten- tionnellement un acte qui, de fait, est défendu par l'ordonnance. L'absence de l'intention de désobéir constitue une circonstance atténuante mais non pas une circonstance justificatrice.
C'est à bon droit qu'a été rejeté le plaidoyer des appelants selon lequel ils voulaient seulement faire connaître la vérité et non pas désobéir à l'ordonnance.
LA CHARTE DES DROITS
Puisque les appelants étaient tenus de respecter l'ordonnance tant qu'elle restait en vigueur comme ordonnance de la Cour, l'accueil subséquent de leur demande visant à faire déclarer le paragraphe 13(1) invalide sur le plan constitutionnel ne saurait avoir aucun effet sur la conclusion selon laquelle ils étaient coupables. Le juge de première instance l'a compris; autrement il n'aurait pas pu les recon- naître coupables onze mois avant de statuer sur la question constitutionnelle. Il aurait pu et, à mon avis, il aurait statuer sur ce fondement. Il est à souhaiter que, avec la pratique, les tribunaux refu- seront de se prononcer inutilement sur des ques tions concernant la Charte même lorsque les par ties sont toutes disposées à faire trancher ces questions. Les remarques incidentes transparentes tendent à banaliser le processus judiciaire, sinon la Charte. Cela dit, le juge de première instance s'est effectivement prononcé sur la question de fond, et le présent appel porte sur ce jugement.
Les appelants avancent que le paragraphe 13 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne constitue pas une limite raisonnable à la liberté d'expression qui leur est garantie par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les appelants et la Commission sont d'accord sur le fait que cette question doit être tranchée en recou- rant à l'article 1 de la Charte. Le procureur géné- ral soutient que le paragraphe 13(1) ne doit vrai- ment pas être considéré comme une limite à la liberté d'expression et qu'il n'est donc pas néces- saire de se reporter à l'article 1. Il convient de reproduire de nouveau le paragraphe 13(1) ainsi que les dispositions pertinentes de la Charte.
13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions suscepti- bles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des person- nes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite.
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res- treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
Le procureur général appuie sa position sur des jugements rendus respectivement par le juge Wilson dans l'affaire R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, et par le juge en chef Dickson dans l'affaire R. c. Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2 R.C.S. 713. Dans la première affaire, la Cour examinait la prétendue violation de la liberté de religion par une loi sur la fréquentation obligatoire de l'école. Une majorité de juges, dont madame le juge Wilson, a conclu à l'absence de violation et, dans ses motifs dissidents en partie, celle-ci a ajouté, aux pages 313 et 314:
Toutefois, même en présumant que cette loi ait bien un effet sur les croyances de l'appelant, ce dont je doute pour les raisons que je viens de donner, ce ne sont pas tous les effets d'une loi sur les croyances ou les pratiques religieuses qui sont une atteinte à la garantie constitutionnelle conférée à la liberté de religion. L'alinéa 2a) n'oblige pas le législateur à n'entraver d'aucune manière la pratique religieuse. L'action législative ou administrative dont l'effet sur la religion est négligeable, voire insignifiant, ne constitue pas à mon avis une violation de la liberté de religion.
Dans la deuxième affaire, une majorité de juges de la Cour a conclu qu'une loi restreignant les heures d'ouverture des commerces avait restreint la liberté de religion de certains marchands et que la justification de cette restriction avait été démon- trée comme l'exige l'article premier. Dans un pas sage de la page 759, auquel souscrit évidemment une majorité de juges, le juge en chef écrit:
Toute entrave coercitive à l'exercice de croyances religieuses relève potentiellement de l'al. 2a).
Cela ne veut pas dire cependant que toute entrave à certaines pratiques religieuses porte atteinte à la liberté de religion garantie par la Constitution. Cela signifie uniquement qu'une entrave indirecte ou involontaire ne sera pas, de ce seul fait, considérée comme non assujettie à la protection de la Charte. L'alinéa 2a) n'exige pas que les législatures éliminent tout coût, si infime soit-il, imposé par l'État relativement à la pratique d'une religion. Autrement, la Charte offrirait une protection contre une mesure législative laïque aussi inoffensive qu'une loi fiscale qui imposerait une taxe de vente modeste sur tous les produits, y compris ceux dont on se sert pour le culte religieux. A mon avis, il n'est pas nécessaire d'invoquer l'article premier pour justifier une telle mesure législative.
Il n'y a rien de négligeable, d'insignifiant, d'in- direct ou d'involontaire dans les répercussions du paragraphe 13(1) sur la liberté d'expression. Le paragraphe 13 (1) est une mesure dont la justifica tion doit se démontrer conformément à l'article 1 de la Charte.
Dans son dossier des sources invoquées, le pro- cureur général a inclus celles qui suivent, lesquelles ont été mentionnées dans l'exposé respectif des faits et du droit tant du procureur général que de la Commission:
a. La Déclaration des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, promulguée par l'Assemblée générale le 20 novembre 1963, résolution 1904 (XVIII);
b. Le Rapport soumis au ministre de la Justice par le Comité spécial de la propagande haineuse au Canada, en date du 10 novembre 1965, y compris l'Appendice V intitulé «Législation relative à la propagande haineuse dans d'au- tres pays»;
c. «L'égalité ça presse!», le premier rapport soumis à la Chambre des communes par le Comité spécial sur la participation des minorités visibles à la société canadienne, en date du 8 mars 1984;
d. Étude sur la mise en ouvre de l'article 4 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, publiée le 18 mai 1983 par le Secré- taire général des Nations Unies;
e. Le quatrième Rapport présenté par le Canada au Secré- taire général des Nations Unies en vertu de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, en date du mois d'août 1978;
f. L'Annexe XXIV du Rapport du Comité des droits de l'homme présenté à la 38» session de l'Assemblée générale des Nations Unies, qui constitue une décision du Comité, en date du 6 avril 1983, rejetant une plainte soumise par les présents appelants concernant, entre autres, le refus susmentionné d'une autorisation de pourvoi par la Cour suprême du Canada et l'instance qui a mené à ce refus.
Aucun des documents ci-dessus ne figure dans le dossier d'appel. On n'a pas laissé entendre qu'ils ont été déposés en preuve en Division de première
instance. Le dossier révèle effectivement que cer- tains ont été déposés en preuve devant le tribunal. À l'audition de l'affaire, la Cour s'est demandé s'il convenait qu'elle les examine en l'absence tant d'une demande d'autorisation en vue de déposer d'autres éléments de preuve, que de leur preuve faite de façon régulière.
Comme l'arrêt La Reine c. Oakes, [ 1986] 1 R.C.S. 103 est postérieur à la décision qui fait l'objet du présent appel, il n'est pas surprenant que les intimés voient maintenant l'avantage de présen- ter des éléments de preuve pertinents à une justifi cation fondée sur l'article 1. Les Règles prévoient des moyens de permettre à la Cour de recevoir des éléments de preuve. Ces moyens ne comprennent pas la réception irrégulière d'éléments de preuve sous le couvert de sources juridiques. Je ne crois pas que nous puissions convenablement examiner l'une des sources déjà mentionnées. Je ne l'ai pas fait.
Il ne fait aucun doute que la limite imposée à la liberté d'expression des appelants par le paragra- phe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est imposée par une règle de droit. La question est de savoir si c'est une «limite qui [est] raisonnable et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Les critères applicables à cet égard ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Oakes. Certains de ces critères sont résumés de façon suffisante dans le sommaire la page 105]:
L'article premier de la Charte remplit deux fonctions: pre- mièrement, il garantit les droits et libertés énoncés dans les dispositions qui le suivent; et, deuxièmement, il établit explicite- ment les seuls critères justificatifs part ceux de l'art. 33 de la Loi constitutionnelle de 1982) auxquels doivent satisfaire les restrictions apportées à ces droits et libertés.
La charge de prouver qu'une restriction à un droit garanti par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique incombe à la partie qui demande le maintien de cette restric tion. Les restrictions apportées à des droits garantis par la Constitution constituent nettement des exceptions à la garantie générale dont ceux-ci font l'objet. On présume que les droits énoncés dans la Charte sont garantis, à moins que la partie qui invoque l'article premier ne puisse satisfaire aux critères excep- tionnels qui justifient leur restriction.
La norme de preuve applicable aux fins de l'article premier est la preuve selon la prépondérance des probabilités ... le critère de la prépondérance des probabilités doit être appliqué rigoureusement.
Dans son jugement, auquel les autres juges ont tous souscrit sur cette question, le juge en chef a ajouté, aux pages 138 et suivantes:
Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamen- taux. En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être «suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution»: R. c. Big M Drug Mart Ltd. ([1985] 1 R.C.S.
295), la p. 352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui consti tuent l'essence même d'une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l'article premier. Il faut à tout le moins qu'un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.
En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'appli- cation d'«une sorte de critère de proportionnalité»: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considéra- tions irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter «le moins possible» atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme «suffisamment important».
Quant au troisième élément, il est évident que toute mesure attaquée en vertu de l'article premier aura pour effet général de porter atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte; d'où la nécessité du recours à l'article premier. L'ana- lyse des effets ne doit toutefois pas s'arrêter là. La Charte garantit toute une gamme de droits et de libertés à l'égard desquels un nombre presque infini de situations peuvent se présenter. La gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l'objet d'une atteinte, de l'ampleur de l'atteinte et du degré d'incompatibilité des mesu- res restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique. Même si un objectif est suffisamment important et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se peut encore qu'en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir. Plus les effets préjudiciables d'une mesure sont graves, plus l'objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démon- trer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
En résumé, nous devons être convaincus qu'il y a de fortes probabilités que la limite imposée par le
paragraphe 13(1) la liberté d'expression consti- tue une limite raisonnable dans le cadre d'une société libre et démocratique. Notre décision doit s'élaborer dans le contexte de la liberté d'expres- sion dont jouissent les personnes au Canada en général, et non pas par rapport aux circonstances propres aux appelants. Nous ne sommes cependant pas tenus de prendre en considération tous les motifs de distinction illicite mais seulement ceux qui sont en cause: la race et la religion.
Nous ne possédons aucune preuve. L'arrêt Oakes, en faisant remarquer que la preuve est nécessaire en général, prévoyait qu'elle ne le serait pas toujours. Dans l'arrêt R. c. Jones, une majorité de juges de la Cour n'a pas trouvé nécessaire d'entamer une analyse en vertu de l'article pre mier. Au nom de la minorité, qui a jugé cette démarche nécessaire, le juge La Forest (aux motifs duquel ont souscrit le juge en chef Dickson et le juge Lamer) a déclaré à la page 299 en se repor- tant à cette observation faite dans l'arrêt Oakes:
... le Juge en chef a établi clairement que c'est le cas seule- ment «[l]orsqu'une preuve est nécessaire pour établir les élé- ments constitutifs d'une analyse en vertu de l'article premier» (p. 138). Je ne crois pas qu'une telle preuve soit nécessaire en l'espèce. On doit considérer qu'un tribunal a une connaissance générale de notre histoire et de nos valeurs, et qu'il connaît au moins les visées et le fonctionnement généraux de notre société. Nous ne nous intéressons pas à des faits particuliers.
Nous devons nous fonder sur ce point.
Il me semble que la préoccupation de toute société libre et démocratique d'éviter la diffama- tion de particuliers ou de groupes en raison de leur race ou de leur religion va de soi. La population du Canada, tout particulièrement, se compose d'im- migrants et de descendants d'immigrants de nom- breuses races et de diverses religions ainsi que d'une communauté autochtone de races différentes de la vaste majorité de la population immigrante. Le Canada reconnaît son multiculturalisme non seulement comme une réalité mais comme une caractéristique positive de sa personnalité natio- nale.
Il ne me semble pas nécessaire que la diffama- tion en raison de la race ou de la religion soit répandue ou fasse l'objet d'un intérêt attentif et général du public pour qu'il devienne urgent et important d'essayer de l'éviter. Dans un contexte
tout à fait différent, la minorité de juges qui, dans l'arrêt Jones, a examiné la justification fondée sur l'article premier semble avoir partagé une opinion semblable. Rien n'indiquait que l'absence de l'école pour des motifs religieux était répandue ou causait une grande inquiétude en Alberta.
Nous sommes témoins aujourd'hui des événe- ments qui se passent en Ulster, au Pendjab, à Sri Lanka et au Liban. La liste n'est pas exhaustive. Ces pays luttent tous, malgré la violence attisée par la haine raciale ou religieuse, ou les deux, pour rester des sociétés libres et démocratiques; peut- être même nous semblent-ils avoir déjà perdu cette lutte. J'admets volontiers qu'il est en soi urgent et important pour une société libre et démocratique d'éviter la propagation de la haine visant de telles cibles. Je ne suis nullement tenté d'être en désac- cord avec la décision évidente du Parlement que tel est bien le cas.
Le libellé du paragraphe 13(1) révèle un rapport étroit entre cette disposition et son objet. Son lien rationnel avec l'objectif recherché ne pourrait guère être plus manifeste. La limite qu'il impose à la liberté d'expression vise précisément les prati- ques particulières de ceux qui abusent de leur liberté en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée des messages haineux.
En ce qui concerne la troisième branche du critère, le régime législatif fait montre de modéra- tion plutôt que de sévérité. Je ne vois pas la nécessité d'exposer les dispositions pertinentes de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il s'agit, en tout ou en partie, des articles 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1 et 43. Les articles 18 et 28 de la Loi sur la Cour fédérale et la Règle 355 de la Cour sont également pertinents.
La décision qu'une personne ou un groupe a contrevenu au paragraphe 13(1) est rendue par un tribunal à la suite d'une audience qui doit se dérouler selon les préceptes de la justice naturelle. Une plainte ne peut pas être renvoyée à un tribu nal sans que le présumé transgresseur ait été infor- mé—et puisse jouir—de la possibilité de réfuter cette plainte ainsi que les éléments de preuve sur lesquels la Commission va se fonder pour décider de l'opportunité de constituer un tribunal. A moins que le tribunal se compose lui-même de trois mem- bres, l'appel est soumis à un tribunal d'appel de
trois membres. Les deux sont assujettis à la sur veillance judiciaire quant au déroulement de leurs audiences, et la décision finale est susceptible de contrôle judiciaire. La seule ordonnance qui puisse être rendue est une ordonnance de cesser et de s'abstenir. C'est seulement après que l'ordonnance a été déposée au greffe de la Cour et que le contrevenant, après avoir eu la possibilité de com- paraître à une audience de justification, a été déclaré coupable dans le cadre d'une poursuite judiciaire d'avoir continué d'enfreindre l'ordon- nance de cesser et de s'abstenir, qu'une peine peut être infligée. La peine maximale prévue actuelle- ment est une amende de 5 000 $ ou une année d'emprisonnement, mais non les deux à la fois.
Ce volet de la peine ne me semble pas fondé. Tout compte fait, l'intérêt d'une société libre et démocratique d'éviter la transmission répétée par téléphone de messages haineux fondés sur la race ou la religion l'emporte manifestement sur l'intérêt qu'elle a de tolérer l'exercice, par ce moyen, de la liberté d'expression des personnes ayant des dispo sitions de ce genre.
CONCLUSION
Le procureur général, bien qu'il figure comme intimé dans l'avis d'appel, a eu qualité d'interve- nant, à sa demande, en Division de première ins tance. Par conséquent, je rejetterais l'appel avec les dépens en faveur de la Commission. La révoca- tion du sursis d'exécution de l'ordonnance d'incar- cération relève de la Division de première instance.
LE JUGE STONE: Je souscris aux présents motifs.
LE JUGE LACOMBE: Je souscris aux présents motifs.
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