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A-161-86
Pioneer Hi -Bred Limited (appelante)
c.
Commissaire des brevets (intimé)
RÉPERTORIÉ: PIONEER HI -BRED LTD. c. CANADA (COMMIS- SAIRE DES BREVETS)
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et Lacom- be—Ottawa, 14 janvier et 11 mars 1987.
Brevets Possibilité pour une nouvelle variété de soya issue d'un croisement artificiel de recevoir un brevet Appel formé contre une décision par laquelle le commissaire des brevets a refusé une demande de brevet Appel rejeté Le juge Marceau: Première affaire du genre au Canada Selon le droit américain, les micro-organismes obtenus par l'homme ainsi que les graines et les plantes hybrides sont brevetables Au Canada, la définition du terme «invention» figurant dans la Loi ne s'applique pas à une variété de plante produite par croisement car cette dernière n'est pas visée par le sens ordi- naire des mots «fabrication» et «composition de matières» Le juge Pratte: La nouvelle variété de soya ne constitue pas une «invention» Elle ne peut pas être décrite, conformément à l'art. 36(1) de la Loi, dans des termes qui permettent à toute personne versée dans l'art ou la science de confectionner l'objet
de l'invention La mise au point de cette variété de soya comporte un «certain hasard» Le fait de déposer des graines de la nouvelle plante auprès d'organismes gouverne- mentaux des États-Unis et du Canada ne satisfait pas aux exigences de l'art. 36(1) de la Loi La Commission d'appel des brevets a commis une erreur lorsque, dans l'affaire Abitibi, elle a jugé que le fait de déposer un nouveau micro-organisme dans une banque de cultures à laquelle le public avait accès satisfaisait aux exigences de l'art. 36(l) Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4, art. 2, 36(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISION ÉCARTÉE:
Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81 (Comm. d'appel des brevets).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Diamond v. Chakrabarty, 447 U.S. 303 (1980); Ex Parte
Hibberd, 227 U.S.P.Q. 443 (Bd. Pat. App. & Inter.).
DÉCISION CITÉE:
American Cyanamid Company (Dann's) Patent, [1971] R.P.C. 425 (H.L.).
AVOCATS:
David Watson, c.r. pour l'appelante. B. Mclsaac pour l'intimé.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour l'appe- lante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Je suis d'accord avec le juge Marceau pour dire que la découverte de la nou- velle variété de soya pour laquelle l'appelante tente d'obtenir un brevet ne constitue pas une invention au sens de la Loi sur les brevets [S.R.C. 1970, chap. P-4]. Cela ressort, à mon avis, du fait que la prétendue invention ne peut pas être décrite, con- formément au paragraphe 36(1) de la Loi, dans des termes «qui permettent à toute personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention ... de confectionner ... l'objet de l'invention». En effet, la documentation déposée par l'appelante à l'appui de sa demande indique que la nouvelle variété de soya a été mise au point par croisement et par reproduction sélective et que les étapes de sélection de cette mise au point comportaient [TRADUCTION] «un certain hasard», «une part de chance». Il s'ensuit que, même si l'appelante divul- guait exactement tout ce que le soi-disant inven- teur a fait pour mettre au point la nouvelle plante, cela ne permettrait pas à d'autres d'obtenir les mêmes résultats à moins que, par hasard, ils jouis- sent de la même chance.
Afin de parer à cette difficulté, l'appelante a signalé dans le mémoire descriptif de sa nouvelle variété de soya que des graines de la nouvelle plante avaient été déposées auprès d'organismes gouvernementaux des Etats-Unis et du Canada et que des échantillons de ces graines pouvaient être obtenus de ces organismes. Cependant, bien que ces renseignements puissent dans certains cas per- mettre à quelqu'un de produire la nouvelle variété de plante, ils ne satisfont pas, à mon avis, aux exigences du paragraphe 36(1). Utiliser les graines déposées par l'appelante équivaut, dans un certain sens, à utiliser l'invention elle-même. Le paragra- phe 36(1), selon mon interprétation, exige que la description soit telle qu'un tiers, qui n'a pas accès à l'invention ou à une chose produite par elle, soit en mesure de la reproduire. Cette opinion va à l'encontre de la conclusion tirée par la Commission
d'appel des brevets dans l'affaire Abitibi' dans laquelle il a été jugé que le fait de déposer un nouveau micro-organisme dans une banque de cul tures à laquelle le public avait accès suffisait à satisfaire aux exigences du paragraphe 36(1). Cette conclusion de la Commission était, à mon avis, manifestement erronée et fondée sur ce que je considère comme une interprétation inadmissible de la décision de la Chambre des lords dans l'arrêt American Cyanamid Company (Dann's) Patent 2 .
Pour ces raisons et celles qui ont été données par le juge Marceau, je rejetterais l'appel.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU: La législation visant à encourager, à protéger et à récompenser les efforts innovateurs existait déjà au Canada avant la Con- fédération, et son application a donné lieu au cours de toutes ces années à de nombreuses décisions judiciaires. Malgré cela, le problème soulevé par la présente affaire de brevet, bien qu'il existe depuis longtemps et résulte d'un phénomène connu mon- dialement, n'a jamais été soumis à un tribunal canadien.
Il s'agit d'un appel formé contre une décision par laquelle le commissaire des brevets a rejeté la demande de l'appelante visant à obtenir des droits de brevet sur une variété de soya. L'appelante prétend que le commissaire a commis une erreur en concluant qu'une lignée de plante cultivée par voie naturelle et issue d'un croisement artificiel ne constitue pas une invention au sens de l'article 2 de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4 (ci-après appelée la Loi).
On ne conteste pas que le refus du commissaire était compatible avec l'interprétation et l'applica- tion classiques de notre législation en matière de brevets. La notion selon laquelle les formes de vie ne sont pas des objets brevetables était, jusqu'à ces dernières années, si généralement reconnue que personne n'aurait même pensé à contester sa vali- dité devant les tribunaux. Une telle attitude venait peut-être d'une réaction instinctive à l'écart appa-
' Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81,
aux p. 90 et 91.
2 [1971] R.P.C. 425 (H.L.).
rent qui existe entre les êtres animés et les êtres inanimés, et elle a peut-être continué d'avoir cours parce qu'elle reflétait l'état véritable de la science et de la technologie. Les scientifiques n'avaient pas réussi à créer ou à fabriquer des organismes vivants, et il était utile d'établir une ligne de démarcation entre les objets brevetables et les objets non brevetables la vie commence. Mais les progrès spectaculaires réalisés récemment dans les sciences biologiques et la biotechnologie ne pouvaient que mettre en doute cette pratique qui consistait à exclure péremptoirement les êtres vivants du domaine d'application de notre législa- tion en matière de brevets.
Aux États-Unis, les dispositions législatives générales en matière de brevets ressemblent à celles de notre pays, la notion selon laquelle les formes de vie ne constituent pas des objets breveta- bles a été rejetée dans deux décisions récentes, dont l'une a été rendue par la Cour suprême elle-même. En 1980, dans sa décision désormais célèbre Diamond v. Chakrabarty [447 U.S. 303], la Cour suprême reconnaissait la validité des demandes de brevet relatives à un micro-orga- nisme obtenu par l'homme et capable de dissoudre quatre sortes d'hydrocarbures. En 1985, dans l'af- faire Ex Parte Hibberd [227 U.S.P.Q. 443], le U.S. Board of Patent Appeals and Interferences, en s'appuyant sur la décision rendue dans l'affaire Chakrabarty, admettait que des graines hybrides et des plantes hybrides pouvaient être brevetées sous le régime de la 35 U.S.C. § 101 ss. (1982), qui constitue le droit général américain en matière de brevets, malgré les dispositions de deux lois particulières qui avaient été adoptées aux États- Unis en vue de protéger les phytogénéticiens, à savoir la Plant Patent Act [35 U.S.C. § 161 ss. (1982)] et la Plant Variety Protection Act [7 U.S.C. § 2321 ss. (1982)].
Au Canada, le postulat selon lequel les organis- mes vivants ne constituent pas des objets breveta- bles n'a jamais été expressément rejeté par un tribunal judiciaire, mais il a été contesté avec un certain succès devant le commissaire des brevets qui récemment, dans une affaire qui ressemble beaucoup à l'affaire Chakrabarty aux Etats-Unis, a accepté une demande concernant une culture de levure conçue pour digérer certains déchets de fabrication dans l'effluent provenant d'une usine
de pâte et papier (Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81). Ici en l'espèce, la contestation de la pensée traditionnelle va beau- coup plus loin, et, fait intéressant, c'est, comme dans l'affaire Ex Parte Hibberd aux États-Unis, sur une plante que porte la demande de brevet.
La principale allégation de l'appelante, à l'appui de laquelle, naturellement, elle invoque directe- ment la jurisprudence américaine, peut se résumer comme suit. La lignée de soya qu'elle a mise au point (Variété 0877) est unique en son genre compte tenu de la combinaison de caractéristiques souhaitables qu'elle présente 3 , et non seulement ne se trouvait-elle pas déjà dans la nature mais il est [TRADUCTION] «fondamentalement impossible selon toutes les normes de probabilité raisonnable» qu'elle puisse être produite selon des procédés naturels sans l'intervention de l'homme. Cette variété unique de soya est donc avant tout une création de l'homme et constitue, en ce sens, une véritable invention qui satisfait à tout critère nécessaire pour qu'un objet soit brevetable; on ne devrait pas tenir compte du fait qu'il s'agit d'une plante, c'est-à-dire un organisme vivant, car cela n'a tout bonnement aucun rapport avec le sujet.
Cette allégation de l'appelante, ainsi du moins qu'elle la présente, ne me semble pas viser la véritable question. Je suis disposé à reconnaître que la législation canadienne en matière de brevets n'appuie pas la notion que les formes de vie ne sont absolument pas brevetables. Je mets également en doute la prétention qui peut sembler être avancée par la Commission dans certains passages de ses motifs et selon laquelle le commissaire canadien, contrairement à ses homologues des États-Unis et de l'Angleterre, a le pouvoir, lorsqu'il évalue le bien-fondé d'une demande, d'établir des limites au caractère brevetable d'une chose autres que celles que le législateur a définies expressément ou impli-
3 À savoir:
a) Haute teneur en huile;
b) Maturité précoce;
c) Rendement élevé et stable;
d) Résistance à l'égrenage sur pied; et ce qui est le plus important,
e) Résistance aux types 1 et 2 du Phytophthora megasperma var sojae et résistance modérée à un autre microbe patho- gène se rapportant aux moisissures, le Sclerotinia sclerotiorum.
citement. Mais la véritable difficulté ne réside pas là; elle est plus fondamentale. La Loi prévoit une définition du mot «invention», définition qui visait évidemment à déterminer la portée et les limites du système de brevets et qui est libellée comme suit:
2....
«invention» signifie toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi qu'un perfectionnement quelconque de l'un des susdits, présentant le caractère de la nouveauté et de l'utilité;
La question à trancher est fondamentalement et simplement de savoir si, selon la bonne interpréta- tion des termes utilisés dans cette définition, l'objet de la demande, c'est-à-dire une variété de soya obtenue par croisement, peut être considéré comme une invention au sens le législateur a compris ce mot.
Dans sa plaidoirie, en réponse à cette question préliminaire, l'appelante a essayé de démontrer qu'une variété de plante obtenue par croisement correspond au sens commun et ordinaire de l'une ou l'autre ou des deux expressions «fabrication» et «composition de matières» qu'on retrouve dans la définition prévue par la loi et, à cette fin, elle se reportait à différents dictionnaires, notamment aux définitions suivantes sur lesquelles s'est appuyée la Cour suprême des Etats-Unis dans l'arrêt Chakrabarty:
[TRADUCTION] fabrication: la production d'objets de consom- mation à partir de matières premières, obtenue en donnant à ces matières des formes, des qualités, des propriétés ou des agencements nouveaux, soit à la main, soit à la machine
composition de matières: toute composition de deux substances ou plus et ... tout objet composé, qu'ils résultent d'une combi- naison chimique ou d'un mélange obtenu de façon mécanique ou qu'il s'agisse de gaz, de fluides, de poudres ou de solides.
Je n'ai pas été convaincu. Même si l'on concluait que ces définitions peuvent s'appliquer à un micro- organisme obtenu grâce à un procédé de labora- toire, je ne puis aller plus loin et convenir qu'elles puissent également s'appliquer à une variété de plante produite par croisement. Une telle plante ne peut pas être vraiment considérée, autrement que sur le plan le plus métaphorique, comme ayant été produite à partir de matières premières ou comme étant une combinaison de deux substances ou plus unies par des moyens chimiques ou mécaniques. Il me semble que le sens commun et ordinaire des
mots «fabrication» et «composition de matières» serait dénaturé si ceux-ci devaient s'étendre à une variété de soya unique, mais simple.
Il est allégué que la nature même du système de brevets et ses avantages escomptés devraient nous faire conclure que le législateur entend que sa Loi reçoive l'interprétation la plus large et la plus favorable. C'est peut-être le cas, mais je ne crois pas qu'une telle approche permettrait de dispenser celui qui interprète la Loi de l'obligation de respec- ter les conclusions que laisse supposer une analyse minutieuse des termes utilisés dans la Loi. De plus, en ce qui concerne l'intention du législateur, étant donné que le croisement des plantes était déjà bien connu à l'époque de l'adoption de la Loi, il me semble que, si on avait voulu étendre aux plantes l'application du texte législatif, on aurait première- ment prévu une définition du mot «invention» dans laquelle auraient figuré des mots comme «lignée», «variété» ou «hybride», et en second lieu, on aurait adopté des dispositions spéciales permettant de mieux adapter tout le système à un objet dont la caractéristique essentielle est de se reproduire automatiquement à la suite de sa croissance et de sa maturité. Je ne conteste pas la prétention de l'appelante selon laquelle les efforts de ceux qui créent de nouveaux types de plantes par croise- ment devraient recevoir dans notre pays, comme c'est le cas ailleurs, une certaine sorte de protec tion et de récompense, mais il me semble que, pour garantir un tel résultat, le législateur devra adop- ter une loi spéciale, ainsi que l'ont fait il y a longtemps les Etats-Unis et nombre d'autres pays industrialisés.
En résumé, en m'appuyant à la fois sur le sens ordinaire des mots de la définition du terme «invention» figurant dans la Loi et sur le contexte législatif dans lequel ils se trouvent, dans la mesure ils peuvent indiquer l'intention du législateur, je suis convaincu que la variété de soya créée par l'appelante ne peut pas être l'objet d'un brevet d'invention.
Je rejetterais l'appel.
LE JUGE LACOMBE: Je souscris aux présents motifs.
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