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T-1480-83
Claudette Houle (demanderesse) et
Claudette Houle en sa qualité de tutrice à sa fille mineure, Catherine Gentès (demanderesse ès qualité)
et
Martin Gentès (demandeur en reprise d'instance)
et
Monique Gentès (demanderesse)
c.
La Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: HOULE C. CANADA
Division de première instance, juge Joyal—Drum- mondville (Québec), 6 au 9 avril, 13 au 16 avril; Ottawa, 16 juillet 1987.
Couronne Responsabilité délictuelle Un individu qui n'est pas partie à l'action a ramassé un obus provenant d'un terrain d'essai et l'a jeté au feu L'explosion a causé la mort d'une personne et des blessures à deux autres La Couronne n'a pas réfuté la présomption de faute Le risque n'est pas éliminé Insuffisance des avis figurant dans les journaux La doctrine «novus actus interveniens» ne s'applique pas L'intervention humaine ne détruit pas le lien de causalité L'obus n'est pas dangereux par suite d'un acte illégitime, mais il est en soi dangereux Le fait de jeter l'obus au feu constitue un acte dangereux et fait que la responsabilité de la Couronne est mitigée.
Code civil Un obus échappé a explosé lorsqu'on l'a jeté au feu La responsabilité, qu'elle soit déterminée sous le régime de l'art. 1054 du Code civil ou sous l'empire de l'art. 3 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, est soumise aux mêmes critères Responsabilité fondée sur la présomption de faute contre le propriétaire du bien La présomption n'a pas été réfutée La doctrine «novus actus interveniens» ne s'ap- plique pas L'intervention humaine ne détruit pas le lien de causalité, mais elle mitige la responsabilité de la Couronne.
Il s'agit d'une action en dommages-intérêts intentée contre la Couronne par suite de l'explosion d'un obus. Pour l'exposé des faits et des arguments des parties, voir la note infra de l'arrêtiste.
Jugement: Il y a lieu de rendre un jugement en faveur des demanderesses et de limiter la responsabilité de la Couronne aux deux tiers des dommages subis.
Que la question de la responsabilité soit tranchée sous le régime du droit civil qui crée une présomption de faute contre le propriétaire d'une chose ou en vertu de la doctrine de «duty of care» (obligation de diligence) de la common law, le résultat est le même. En tant que propriétaire d'un objet dangereux
qu'elle a permis de s'échapper sur le terrain voisin, la Couronne ne saurait se soustraire à la responsabilité. La présomption de faute ne crée toutefois pas une responsabilité absolue. Il était loisible à la Couronne de réfuter cette présomption en prouvant, notamment, que toutes les mesures sécuritaires avaient été prises pour éviter le danger, ou que l'intervention humaine était la cause de l'accident. Ni l'un ni l'autre de ces moyens de défense n'ont été établis. Bien que, selon la preuve, la plupart des obus soient inoffensifs, il est également prouvé que certains s'échappent et ne sont jamais retrouvés. Ils constituent un risque qu'on ne peut éliminer. Les avis annuels publiés dans certains journaux ne captaient pas l'attention des lecteurs en raison de leur longueur et du fait qu'ils insistaient sur le danger d'empiéter sur la zone désignée.
L'argument de la Couronne selon lequel elle ne pouvait être tenue pour responsable parce que l'intervention humaine était la seule cause de l'accident devait être rejeté. Cet argument reposait sur la doctrine novus actus interveniens: l'obus aurait été en la possession de la personne qui l'avait jeté au feu pour une durée suffisamment longue pour détruire le lien de causa- lité entre la présence de l'objet retrouvé sur la plage, ce qui entraînerait une présomption de faute, et la déflagration subsé- quente qui était la causa proxima du dommage. Le facteur d'intervention humaine a peut-être ajouté un anneau à la chaîne de causalité, mais il n'a pas détruit le lien de causalité. L'obus n'est pas devenu dangereux par suite d'un acte illégi- time. Il était en soi un objet dangereux parce qu'il contenait une substance dangereuse.
La Couronne est responsable du dommage subi, mais sa responsabilité est mitigée par le geste de l'individu qui a jeté l'obus au feu. Ce geste était impétueux et hasardeux. Ses aveux selon lesquels il n'était pas au courant du danger ou il croyait fermement que l'objet n'était pas dangereux ne sauraient le mettre à l'abri de la conclusion qu'il aurait participé aux dommages subis.
La doctrine de solidarité exprimée à l'article 1106 du Code civil ne s'applique pas. La responsabilité solidaire ne s'applique pas aux fautes successives et indépendantes telles que celles qui sont en cause.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code civil du Bas Canada, art. 1054, 1106.
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
chap. C-38, art. 3.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
The King v. Laperrière, [1946] R.C.S. 415; Miles v. Forrest Rock Granite Company (Leicestershire) (Limi- ted) (1918), 34 T.L.R. 500 (C.A.); Deguire Avenue Ltd. v. Adler, [1963] B.R. 101 (C.A. Qué.).
DÉCISIONS CITÉES:
Grand Trunk Ry. Co. v. McDonald (1918), 57 R.C.S. 268; Montreal City v. Watt and Scott, [1922] 2 A.C. 555 (P.C.); Quebec Ry. Light, Heat and Power Co. v. Vandry, [1920] A.C. 662 (P.C.).
DOCTRINE
Baudouin, J.-L. La responsabilité civile délictuelle. Cowansville: Les Editions Yvon Biais Inc., 1985.
Nadeau, A. et Nadeau, R. Traité pratique de la respon- sabilité civile délictuelle. Montréal: Wilson & Lafleur Limitée, 1971.
Pollock, Sir Frederick. Law of Torts: A Treatise on the Principles of Obligations Arising from Civil Wrongs in the Common Law, 14th ed. by P. A. Landon. London: Stevens & Sons, 1939.
AVOCATS:
Germain Jutras pour les demanderesses.
M. H. Duchesne, c.r. et M. Nichols pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Jutras et Associés, Drummondville (Québec) pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Le directeur général a décidé de publier les motifs de jugement prononcés en l'espèce sous forme abrégée. Les parties portant sur la respon- sabilité de la Couronne et sur la question de savoir si cette responsabilité devrait être fixée à moins de cent pour cent étant donné la négli- gence d'un tiers sont publiées dans leur totalité. Les 24 pages que Sa Seigneurie a consacrées au compte rendu des faits et les 13 pages qui trai- tent du quantum des dommages-intérêts ont été laissées de côté. De brefs résumés des parties omises sont donnés.
Un soir de juin 1982, un groupe d'amis s'étaient réunis à un endroit de villégiature, sur la grève du fleuve Saint-Laurent. Au début de mai, les pro- priétaires avaient découvert un objet cylindrique alors qu'ils faisaient un nettoyage de la grève. C'était un obus qui s'était échappé du terrain d'essai du ministère de la Défense nationale à la Pointe du Hameau. Personne ne s'en préoccupait parce qu'on croyait que c'était un obus inerte et qu'on n'y voyait aucun danger. On présumait qu'une fois tiré du canon, tout élément dangereux dans cet engin de guerre disparaissait. La nuit en question, une invitée, en se dirigeant vers /e feu, se frappa le pied sur l'obus. Elle demanda à l'un des propriétaires de s'en débarrasser. Il prit
l'obus et le jeta au feu. Quelques minutes plus tard, une explosion se produisit et fit un mort et deux blessés. Il s'agit d'une action en dommages- intérêts intentée contre la Couronne par suite de l'explosion de l'obus d'artillerie.
Selon la preuve, les obus non éclatés ne don- naient lieu à aucun problème pendant les saisons plus chaudes. Ces obus tombaient dans la vase du lit de fleuve pour ne plus revoir le jour. Il n'en était pas de même en hiver les obus défec- tueux tombaient sur les glaces et les neiges. A moins qu'ils ne soient récupérés, ils pouvaient, au printemps, à la période de dégel, être transportés sur les glaces flottantes. On maintenait plusieurs équipes pour effectuer le ratissage des régions que les obus échappés auraient pu atteindre. Une grande région devait être vérifiée. Mais il était impossible de récupérer tous les obus man- quants. Plus de 90 % de ceux-ci ne représen- taient aucun danger. Ce fut le premier incident fâcheux depuis l'ouverture de l'installation mili- taire en 1952. Au cours de cette période, quelque 400 000 cartouches avaient été tirées.
L'obus qui a éclaté dans le feu contenait du TNT, l'un des explosifs les plus stables. Mais si cette substance est soumise à une chaleur intense, bien qu'il n'y ait pas une explosion vérita- ble, il y a une déflagration au moment elle atteint un degré critique de température. C'est ce qui est arrivé en l'espèce.
Voici les motifs invoqués par les demanderes- ses: (1) l'obus appartenait à la Couronne et il s'agissait d'un objet dangereux; (2) le système de ratissage adopté par la défenderesse était loin d'être efficace; (3) tous les témoins qui avaient observé l'obus partageaient l'opinion qu'il n'était pas dangereux—on avait récupéré des obus semblables de la grève pour en faire des cen- driers et des lampes de table; (4) la défenderesse n'avait pas informé le public du danger que pour- rait constituer tout obus qui se serait échappé de la zone d'essai et (5) le geste de jeter l'obus au feu était innocent—on ne devrait pas s'attendre à ce que la personne qui a jeté l'obus au feu possède la connaissance d'un expert quant aux éléments dangereux de cet obus.
Voici les moyens invoqués par la Couronne: (1) il appartenait aux demanderesses de prouver que
l'obus était la propriété de la Couronne; (2) les opérations d'essai existaient depuis une trentaine d'années, et la population dans les environs était au courant du danger que constituaient les obus échappés; (3) on avait rendu les résidents cons- cients du danger en publiant des avis annuels dans les quotidiens métropolitains et dans un hebdomadaire livré gratuitement à leur porte, et même si certains d'entre eux n'en faisaient pas la lecture, les nouvelles devaient se propager de bouche à oreille; (4) le système de ratissage était adéquat et (5) il était impossible de prévoir que quelqu'un jetterait un obus au feu.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE JOYAL:
LA RESPONSABILITÉ CIVILE DE LA COURONNE
Les faits devant le tribunal sont clairs et ne sont pas sensiblement controversés. Le tribunal doit quand même en tirer ses propres conclusions afin de déterminer la responsabilité civile pour les dom- mages subis par les demanderesses. D'un côté, je constate la présence d'un objet dangereux qu'un propriétaire aurait permis de s'échapper sur le terrain du voisin. De l'autre côté, je constate l'in- tervention d'un individu qui aurait pris cet objet dangereux et l'aurait jeté au feu.
J'ai bien dit un objet dangereux. C'est ma première conclusion. L'obus en question est un objet dangereux et se place au milieu de toute la jurisprudence qui touche la responsabilité civile de son propriétaire. Il est vrai, selon les témoignages de monsieur Pominville et de monsieur Bélanger, que la trinitrotoluène en tant qu'explosif est relati- vement stable. Elle n'en demeure pas moins un explosif. La déflagration que subit cette substance quand elle est mise à l'épreuve du feu n'a peut-être pas l'intensité d'une explosion sous des conditions idéales. Elle n'en demeure pas moins une explosion violente et dont nous en connaissons tous les consé- quences. À cet égard, je dois me pencher un peu plus sur le témoignage de monsieur Pominville qui nous suggère clairement qu'il existe toujours un élément de danger dans ce genre de substance.
J'ajoute à cette conclusion une deuxième: l'obus en question est la propriété de la défenderesse. La preuve, quand elle est soumise au test de la pré-
pondérance des probabilités, ne pourrait vraisem- blablement mener à d'autres conclusions.
Il s'agit donc d'un objet dangereux, la propriété de la Couronne, qui s'échappe sur les terrains du voisin. La jurisprudence, tant en droit civil qu'en droit commun, impose au propriétaire un degré de responsabilité civile qui est fort onéreux. Chez les civilistes, il s'agit d'une présomption de faute. En droit commun, on l'exprime par la doctrine de «duty of care» ou par une règle de preuve res ipsa loquitur. Les effets sont, à mon avis, substantielle- ment les mêmes. Le professeur Jean-Louis Bau- douin dans son texte sur La responsabilité civile délictuelle, Cowansville: Les Éditions Yvon Blais Inc., 1985, la page 44, paragraphe 73, dit bien:
73 Etendue La seconde hypothèse de responsabilité de la couronne résulte du manquement à un devoir afférent à la propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde d'un bien. Sous ce langage bien compliqué, se trouve en fait l'hypo- thèse de la responsabilité générale pour le fait de la chose dont la couronne est gardien ou propriétaire (bâtiments, animaux, objets mobiliers). Étant donné que, d'une part, les textes du Code civil créant certaines présomptions sont antérieurs à 1953 et que, d'autre part, le droit jurisprudentiel québécois alors existant en matière de fait des choses connaissait une présomp- tion de faute, il semble que le régime de responsabilité de la couronne de ce chef soit proche, sinon identique au régime du droit commun.
La présomption de faute ne crée pas cependant une responsabilité absolue. Le propriétaire d'un objet dangereux n'est pas un assureur. Il lui est loisible de prouver qu'il aurait pris toutes les mesu- res sécuritaires possibles pour éviter le danger, qu'il s'agit de cas fortuit ou force majeure, que les dommages sont imprévisibles ou, comme le sou- tient le savant procureur de la défenderesse, que l'intervention humaine est la cause véritable de l'accident.
À tout événement, je dois prendre pour acquis que la responsabilité statutaire sous l'article 1054 du Code civil ainsi que sous l'article 3 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne [S.R.C. 1970, chap. C-38] est soumise substantiellement aux mêmes tests. La terminologie dont se servent juristes et juges peut varier entre un système et l'autre mais les conclusions demeurent substantiel- lement les mêmes.
La défenderesse, sur la preuve, invite le tribunal à conclure que toutes les mesures sécuritaires auraient été prises pour éviter qu'un objet dange-
reux devienne cause de préjudice. J'admets bien que cette conclusion, si on tient compte qu'aucun obus dangereux aurait été cause de préjudice au cours des trente ans qui ont précédé l'accident du 24 juin 1982, est à prime abord attrayante. Cette conclusion reconnaîtrait que le système de ratis- sage mis en vigueur dès le début des opérations du CEE [Centre d'essai et d'expérimentation] est un système efficace et rencontre toutes les exigences du phénomène des obus qui se dispersent sur les glaces flottantes d'une année à l'autre. La défende- resse doit reconnaître, cependant, que le système de ratissage ne peut être parfait. La preuve est à l'effet que des obus s'échappent et ne sont pas retrouvés. Ces obus, même si d'après la preuve ils sont en grande majorité inertes et inoffensifs, cons tituent quand même un risque qu'on ne pourrait sensiblement éliminer. Je ne voudrais nullement porter un jugement moral sur la politique de la défenderesse en la matière ou en déduire un degré d'insouciance ou d'indifférence envers la sécurité du public. Je m'en tiens pour fins de mes conclu sions à l'aspect purement juridique ou doctrinal de la responsabilité civile.
Un autre aspect des mesures sécuritaires prises par la défenderesse touche la sensibilisation de la communauté environnante. La seule preuve tangi ble d'un programme à cette fin est la publication annuelle d'avis dans certains journaux nationaux et régionaux. Après maintes réflexions, je suis d'avis que la rédaction de ces annonces n'est pas de nature à capter l'attention du lecteur qui habite dans le voisinage du Lac Saint-Pierre. L'annonce indique bien le danger des obus trouvés sur les berges ou près des plages et avertit le public de ne pas les toucher et d'en avertir aussitôt les autorités. L'avertissement se trouve cependant au centre d'un texte qui est long et qui est de nature à ennuyer tout lecteur et à le décourager à le lire plus attentivement. J'observe aussi que l'attention du lecteur serait plus particulièrement dirigée vers les dangers d'empiéter sur la zone désignée.
L'avis publié dans les journaux n'est certaine- ment pas le seul moyen de sensibiliser les gens. Je me permets d'observer que le CEE poursuivait ses essais depuis bon nombre d'années. Ces essais frappaient à l'oreille continuellement. Les annexes à la pièce D-8 produites par la défenderesse indi- quent un bon nombre d'obus retrouvés à l'extérieur
de la zone dangereuse et rapportés par des indivi- dus. De ce nombre, une dizaine d'obus étaient jugés suffisamment dangereux pour les détruire ou les démolir. J'en conclus que d'une façon ou de l'autre, certaines personnes étaient conscientes des risques et par mesure de précaution, n'hésitaient pas à en avertir les autorités. D'autres personnes, dont la familiarité avec l'ambiance pouvait possi- blement engendrer le mépris, s'en méfiaient beau- coup moins. À cet égard, la méconnaissance de certains témoins du danger inhérent de tout obus trouvé sur les plages n'est peut-être pas totalement innocente mais, comme nous le verrons plus tard, c'est une observation qui n'ajoute ou ne soustrait rien aux conclusions tirées de la preuve.
Les savants procureurs de la défenderesse m'in- vitent à traiter en profondeur de l'intervention humaine et de conclure que cette intervention est la seule et unique cause de l'accident. Pour en faire le résumé, cette argumentation est fondée sur une alternative mutuelle et concurrente. La première est à l'effet q'ue l'obus en question n'est pas un objet dangereux per se et ne le devient qu'à la suite du geste inconsidéré, impétueux et délictuel de la part de Rémi Houle. L'autre alternative est fondée sur la doctrine novus actus interveniens: l'obus en question aurait été en la possession ou sous la surveillance de Rémi Houle pour une durée suffi- samment longue pour détruire le lien de causalité entre la présence de l'objet retrouvé sur la plage, ce qui entraînerait une présomption de faute, et sa déflagration subséquente qui était la causa proxima des dommages.
Il m'est impossible, pour des raisons évidentes, de souscrire à la première alternative. Ayant décidé que l'obus contenant quatre à cinq livres de TNT est un objet dangereux, je dois m'en tenir aux principes jurisprudentiels qui touchent la res- ponsabilité civile de son propriétaire.
En ce qui concerne l'argument basé sur novus actus interveniens, la preuve indique tout simple- ment que l'obus en question, trouvé sur la plage à la mi-mai 1982 il est demeuré jusqu'à la fin de juin 1982, n'aurait subi aucune manipulation ou traitement au cours de cette période. Il gisait seul sur la plage. L'acte posé par Rémi Houle ajoute peut-être un anneau à la chaîne de causalité, mais l'objet dangereux n'en demeure pas moins offensif. Il garde ce caractère dangereux parce qu'il con-
tient une substance dangereuse et l'intervention humaine, si maladroite soit-elle, ne pourrait briser les liens de causalité. Le tout se résume à signaler que l'objet dangereux n'aurait pas été une cause de préjudice si on ne l'avait pas jeté au feu et que l'intervention humaine n'aurait pas été cause de préjudice n'eut été de l'objet dangereux.
Certains juristes, dans leur tâche de synthétiser les arrêts jurisprudentiels pour en extraire une doctrine auraient peut-être accordé une impor tance particulière à l'effet du novus actus interve- niens quand il s'agit d'un objet dangereux. Les procureurs de la défenderesse soulignent à cet égard les propos du professeur Baudouin (op. cit.) à la page 187, paragraphe 361, l'effet que:
361— Constatations générales Dans sa recherche d'un lien causal ayant un caractère logique, direct et immédiat, la juris prudence accorde une importance particulière à l'effet du novus actus interveniens, c'est-à-dire à l'événement nouveau, indépen- dant de la volonté de l'auteur de la faute et qui rompt la relation directe entre la faute et le préjudice, même si, selon le système de la causalité adéquate, l'acte fautif pouvait à lui seul objectivement provoquer le dommage et l'agent prévoir les conséquences de celui-ci.
Au paragraphe 362 [page 188], le professeur Baudouin ajoute ces commentaires:
362 ... Un cas fréquent de rupture du lien est celui la faute d'un tiers s'interpose entre le premier acte fautif et le dommage. Un exemple jurisprudentiel illustrera cette hypo- thèse. Des enfants ramassèrent une pièce pyrotechnique aban- donnée par le défendeur après un feu d'artifice. Le père de l'un d'entre eux, s'en étant aperçu, confisqua l'objet et le remit à l'un de ses employés en lui demandant de s'en débarrasser. Ce dernier le fit exploser en compagnie des enfants qui furent grièvement blessés. La cour rejeta la poursuite du père contre celui qui avait abandonné la pièce, au motif que l'acte du préposé constituait une intervention qui rompait le lien unissant la faute première au préjudice.
Tout en accordant un respect non équivoque à ces commentaires, le tribunal se doit quand même de relier la doctrine aux faits particuliers de la cause. On doit se souvenir que dans l'arrêt cité par l'auteur, l'action en dommages avait été prise par le père comme tuteur de son fils. Le père connais- sait bien le danger d'une pièce pyrotechnique que son propriétaire avait laissée sur un terrain. L'in- tervention du demandeur et ses instructions expli- cites à son employé de s'en débarrasser consti- tuaient ce genre d'intervention qu'un tribunal pourrait facilement apprécier comme un nouvel acte de nature à rompre le lien de causalité. Ces faits particuliers ne sont pas devant moi.
La jurisprudence, tout en tranchant les principes de responsabilité civile sous l'article 1054 du Code civil aurait bien voulu dans l'arrêt du Conseil privé, Quebec Ry. Light, Heat and Power Co. v. Vandry, [1920] A.C. 662, imposer ce que le pro- fesseur Baudouin, au paragraphe 638 [page 312], qualifie de «présomption pratiquement irréfragable à l'encontre du gardien» lequel pour se dégager de sa responsabilité doit donc «prouver son impossibi- lité d'empêcher le dommage». Et l'auteur ajoute [aux pages 312 et 313, note 638]:
Cette preuve d'impossibilité, dans l'esprit du Conseil privé, semble toutefois être plus qu'une simple preuve générale d'ab- sence de faute ... le gardien ne peut se contenter d'une preuve générale de comportement non fautif. Il doit prouver l'impossi- bilité de prévenir le fait dommageable.
Même si plus tard, dans l'arrêt Montreal City v. Watt and Scott, [1922] 2 A.C. 555, le Conseil privé opérait un retour en arrière en n'imposant qu'une preuve relative d'impossibilité d'empêcher les dommages, la présomption de faute existe toujours.
Dans la fameuse cause, The King v. Laperrière, [1946] R.C.S. 415, la Cour suprême du Canada témoigne de la négligence de la Couronne en lais- sant sur un terrain un explosif communément appelé «thunderflash». Certains jeunes garçons s'emparèrent de l'explosif, lequel plus tard leur fut cause de dommages corporels. Le juge Kerwin, au nom de la majorité du tribunal disait ceci à la page 433:
[TRADUCTION] Compte tenu de ces faits, l'appelant prétend qu'il n'y a pas eu négligence de la part d'un officier ou préposé de la Couronne dans l'exercice de ses fonctions. Le juge de première instance a conclu que les officiers chargés de la manoeuvre avaient fait preuve de négligence en laissant le grand pétard non explosé sur la ferme de Giroux sans procéder à une fouille, et j'y souscris. Il est évident que, l'un des hommes ait réellement traversé une partie de la ferme de Giroux ou non, celle-ci a en fait été utilisée comme une partie de la région destinée aux manoeuvres et que, bien qu'en temps de guerre il faille donner une grande latitude aux services armés dans leurs opérations d'entraînement, on aurait prendre des mesures pour faire exploser les grands pétards utilisés. Les grands pétards sont des articles dangereux, et en l'absence de telles mesures, on aurait s'attendre à ce que des enfants trouvent un grand pétard non explosé sur la ferme de Giroux et jouent avec de manière à se blesser. Le fait que ce pétard particulier, bien qu'on l'ait trouvé sur la ferme, ait causé à un autre endroit les blessures faisant l'objet de la plainte, y compris celles causées à une personne qui n'est pas celle qui l'a trouvé, importe peu.
L'appelant prétend que les blessures n'ont pas résulté d'une telle négligence, mais qu'elles ont été causées par un novus
actus interveniens, c'est-à-dire par le fait des deux garçons. Toutefois, sous réserve de la question discutée ci-après, c'est précisément cela que les officiers ou préposés auraient prévoir, et le principe invoqué n'est pas applicable en l'espèce.
À la page 436, le juge Estey empruntait les paroles du juge Swinfen Eady, M.R., dans Miles v.
Forrest Rock Granite Company (Leicestershire) (Limited) (1918), 34 T.L.R. 500 (C.A.), à la page 501:
[TRADUCTION] En amenant ces matériaux étrangers et dan- gereux sur le terrain pour les y faire exploser, les défendeurs étaient tenus d'empêcher que les conséquences de l'explosion se propagent en dehors de leurs terrains, et l'explosion a gagné l'extérieur à leurs risques et périls. [C'est moi qui souligne.]
Il ajoutait un extrait de Pollock on Torts, 14e éd., à la page 402:
[TRADUCTION] Cela revient à dire que, devant un instrument dangereux de ce genre, la seule précaution qui sera jugée suffisante sur le plan juridique réside dans l'abolition complète de son caractère dangereux.
Dans l'arrêt Deguire Avenue Ltd. v. Adler, [1963] B.R. 101, Cour d'appel du Québec, il s'agissait d'une faute de certains peintres en oubliant de raccorder un poêle à gaz au tuyau d'alimentation et d'une faute des concierges de l'immeuble qui auraient accidentellement ouvert un compteur que les peintres avaient fermé quel- ques semaines plus tôt. Le juge d'appel Choquette, aux pages 105 et 106 disait ceci:
Le premier facteur constitue une faute, à mon avis, de la part des peintres St-Onge et St-Denis, employés personnels d'Adler. Leur omission de raccorder le poêle ou de boucher le tuyau conducteur de gaz n'aurait peut-être pas créé de danger dans une maison à logement et à compteur unique; mais, dans un immeuble à logements multiples, tantôt occupés, tantôt inoccu- pés, et à compteurs multiples (juxtaposés dans la même pièce), tantôt ouverts, tantôt fermés, la situation me paraît différente. Le risque d'une ouverture accidentelle comme celle qui s'est produite constituait un danger dont les peintres auraient prévoir les conséquences et dont ils auraient prévenir les concierges. La durée de ce danger pendant au-delà de cinq semaines dénote aussi un défaut de surveillance de la part de Boivin tant en sa qualité de contremaître d'Adler qu'en sa qualité de surintendant de Deguire Avenue Ltd.
On dit que cette faute des peintres, sans laquelle l'explosion ne se serait pas produite, est une cause trop éloignée pour engager leur responsabilité et celle de leur commettant (Adler). A ceci, je répondrais que la faute des peintres est une faute continue, tout comme le danger qu'ils ont créé et laissé subsis- ter, et qu'elle doit être retenue comme l'une des causes détermi- nantes du dommage.
Il est vrai, comme le soulignent les procureurs de la défenderesse, qu'une victime doit faire preuve
d'un lien direct entre le préjudice créé et la faute qu'elle reproche à la défenderesse. Comme le dit le professeur Baudouin (op. cit.) paragraphe 366 [page 189]:
366 ... Le caractère direct de ce lien est apprécié avant tout à l'aide d'un examen de la situation de fait ...
En me penchant sur les faits dans Laperrière (op. cit.) et pour répondre particulièrement à l'ar- gument du fait nouveau qui serait intervenu, l'in- tervention des jeunes dans cette cause n'était pas instantanée. Ces jeunes auraient commencé à s'amuser avec l'obus en retirant de la poudre en petites quantités et en y mettant le feu. L'un d'eux se brûla même le pouce à cette occasion. Ce n'est que le soir du même jour qu'est survenu l'accident dans des circonstances les jeunes étaient déjà prévenus du danger. Ces circonstances auraient poussé le juge en chef à l'époque à exprimer sa dissidence, ce qui n'aurait pas empêché la majorité de la Cour de confirmer le jugement contre la Couronne.
La jurisprudence citée par les juges Kerwin, Hudson et Estey indique bien jusqu'à quel point la responsabilité civile d'un propriétaire est engagée dans de telles circonstances.
En ce qui concerne l'élément de prévisibilité, il est clair d'après la preuve que les actes posés par la Couronne visaient justement l'aspect dangereux des obus qui s'échappent sur les berges.
Que ce soit sous l'égide du droit civil qui traite de la présomption de faute, ou de la doctrine du «duty of care» en droit commun, la conclusion demeure la même. La Couronne ne peut, compte tenu de la preuve, se soustraire à toute responsabilité.
LIMITE À LA RESPONSABILITÉ DE LA COURONNE
La conclusion que je viens d'exprimer, cepen- dant, ne me permet pas de clore le débat. Il me faut déterminer le facteur de l'intervention humaine en jetant un objet dangereux dans le feu. Pour ce faire, il faut brièvement mais nécessaire- ment retourner aux éléments de preuve dont le tribunal ne peut prendre connaissance que par ricochet. Il s'agit en fait du témoignage de Rémi Houle, un des hôtes à la célèbre fête du 24 juin 1982. Mes commentaires sur ses gestes cette soi-
rée-là sont plutôt restreints, vu qu'il n'est pas co-défendeur et qu'une action en dommages insti- tuée contre lui par les demandeurs devant la Cour supérieure du Québec est en suspens.
Son témoignage se limite donc à celui qu'il donnait à l'enquête du coroner. L'essence de son témoignage est à l'effet qu'il croyait que l'obus trouvé sur sa plage était inerte et, ayant déjà été tiré par le CEE, ne créait aucun danger. Il décrit l'obus comme étant une sorte de douille qui «avait l'air tellement inoffensif». Il en avait déjà vu dans les années précédentes mais il n'y avait jamais porté attention. Il supposait que c'était quelque chose que la Défense nationale avait tirée dans l'eau. Il aurait déplacé l'obus à plusieurs reprises au cours des quelques semaines pendant lesquelles l'obus se trouvait sur la grève. D'après lui, son geste en jetant l'obus au feu était tout à fait naturel: ce n'était qu'un moyen comme bien d'au- tres d'éviter que les convives n'y trébuchent.
Ce fut quand même de la part du témoin un geste impétueux et hasardeux dont les éléments coupables ne peuvent être écartés par les déclara- tions d'ignorance du témoin ou par sa forte convic tion que l'objet n'était pas dangereux. Le seul fait que l'obus qui pesait une dizaine ou une douzaine de livres et à vue d'oeil, ne pouvait être une «douille» vide, aurait engagé le bon jugement d'un bon père de famille à se demander ce que la «douille» contenait. Les aveux du témoin ne peu- vent le porter à l'abri d'une conclusion qu'il aurait participé, même inconsciemment, aux dommages subis.
J'ajouterais à ces observations que l'objet en question n'est pas un produit destiné aux consom- mateurs dont le témoin pouvait connaître les caractéristiques et les limites des risques associés à son usage et dont il fait mention dans son témoi- gnage. L'attitude et les gestes du témoin vis-à-vis l'obus étaient fondés sur une simple croyance et non sur une connaissance ou une expérience. À mon avis, raison de plus pour lui de s'en méfier.
Je dois donc conclure que la responsabilité civile de la Couronne est mitigée en raison de l'acte posé par ce témoin. Compte tenu de la preuve sur la responsabilité initiale et inexorable de la Cou- ronne, je fixe la responsabilité de cette dernière à 66 2 / 3 % des dommages subis.
Cette conclusion pourrait dans d'autres circons- tances provoquer l'application de la doctrine de solidarité exprimée à l'article 1106 du Code civil. Sur les faits devant moi, cependant, je dois exclure l'application de cette doctrine. L'article 1106 se lit comme suit:
Art. 1106. L'obligation résultant d'un délit ou quasi-délit commis par deux personnes ou plus est solidaire.
Le texte anglais de cet article semble donner encore plus de précision:
Art. 1106. The obligation arising from the common offence or quasi -offence of two or more persons is joint and several. [C'est moi qui souligne.]
Le professeur Baudouin traite de cette situation quand il s'agit de fautes successives. Il dit bien à la page 199 de son oeuvre:
387 ... Lorsque deux fautes séparées sont commises suc- cessivement et que chacune d'elles peut être reliée à un dom- mage précis, il ne peut y avoir solidarité des auteurs à l'endroit de la victime. Il y a en effet deux délits distincts qui mettent en échec l'application de l'article 1106 C.c.
L'auteur dit plus tard que la jurisprudence peut permettre d'établir sur les faits de la cause des quote-parts de responsabilité sans toutefois pro- noncer de condamnation solidaire.
À la page 572 de A. Nadeau et R. Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délic- tuelle, Montréal: Wilson & Lafleur Limitée, 1971, les auteurs citent l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Grand Trunk Ry. Co. c. McDonald (1918), 57 R.C.S. 268, qui édicte que la solidarité ne s'applique à l'égard de fautes distinctes et indé- pendantes des coauteurs des dommages qu'en autant qu'elles soient simultanées et qu'elles con- tribuent directement à l'accident.
Les auteurs poursuivent ce thème à la page 574 [paragraphe 612] en déclarant:
... il est bien évident que des fautes successives et indépendan- tes, commises par différentes personnes, à des dates et des endroits différents, n'engageront pas la responsabilité solidaire de leurs auteurs.
Il m'apparaît clair sur les faits devant moi qu'il s'agit de fautes successives et indépendantes et je n'ai à traiter que de la faute de la Couronne.
Je ne pourrais à tout événement déclarer soli- daire une tierce personne qui n'est pas une partie au litige mais la preuve me fait conclure que la responsabilité de la Couronne doit être limitée aux
2 / 3 des dommages subis. En limitant sa responsabi- lité de la sorte, je ne désire porter aucune condam- nation sur cette tierce personne ni engager d'une façon ou de l'autre une Cour supérieure qui est déjà saisie d'une réclamation portée contre elle.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Sa Seigneurie a évalué les préjudices des demanderesses, et il a ordonné à la défende- resse de verser les sommes suivantes: à la veuve du défunt, Claudette Houle-Gentès, 190 000 $ pour perte de revenu; 20 000 $ pour perte de consortium et servitium; 4 400 $ pour blessures corporelles et 10 000 $, ès qualité tutrice de sa fille mineure Catherine; à Monique Gentès, étu- diante, 6 000 $ pour blessures corporelles, et à Martin Gentès, fils devenu majeur de Claudette Houle-Gentès, 10 000 $. Les sommes ci-dessus étaient celles accordées après réduction d'un tiers de la responsabilité, la défenderesse ayant été déclarée responsable pour les deux tiers.
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