Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-1065-84
P. De Jong P.Z., Richard Zoelner, Demeter Agro (1977) Limited, C.A. Suy, W. Krauchi Co. et Humboldt Flour Mills Ltd. (demandeurs)
c.
Falcon Maritime Management S.A. (Panama), Skopos Shipping S.A., Canadian Forest and Navi gation Company Ltd., Le M.V. « Akademos» ses propriétaires et affréteurs (défendeurs)
et
Wolfe Stevedores Limited (mise en cause)
RÉPERTORIÉ: DE JONG P.Z. c. FALCON MARITIME MANAGE MENT S.A. (PANAMA)
Division de première instance, juge Dubé—Mont- réal, 12 septembre; Ottawa, 22 septembre 1988.
Code Civil Prescription des actions Interruption de la prescription Appel d'une ordonnance autorisant l'ajout de la mise en cause à titre de défenderesse Requête contestée pour cause de prescription Le protonotaire a conclu à juste titre que l'art. 38 de la Loi sur la Cour fédérale renvoie au droit du Québec en matière de prescription La véritable question en litige consiste à savoir si la défenderesse jointe à l'action est «l'un des débiteurs solidaires» et, partant, si elle est soumise à l'interruption de la prescription prévue à l'art. 2231 du Code Civil D'après la jurisprudence, il y a inter ruption contre tous les débiteurs solidaires lorsque l'un d'eux est poursuivi à temps Le moyen reposant sur l'application du concept français de «solidarité imparfaite. est rejeté comme contraire à la jurisprudence et à l'art. 1106 du Code.
Appel est interjeté en l'espèce de l'ordonnance du protono- taire-chef adjoint autorisant les demandeurs à ajouter la société mise en cause, Wolfe Stevedores Limited, à titre de défende- resse à l'instance. Cette société est poursuivie en responsabilité civile délictuelle pour les dommages causés à la cargaison en raison du mélange de deux variétés de graines de moutarde. Elle s'oppose à la requête au motif que l'action, introduite plus de deux ans après l'incident, est prescrite.
Jugement: l'appel devrait être rejeté, avec dépens.
C'est à juste titre que le protonotaire a conclu qu'aux termes de l'article 38 de la Loi sur la Cour fédérale, il devait se rapporter aux règles de droit du Québec en matière de prescrip tion. De plus, il n'a pu y avoir interruption de prescription en vertu de l'article 2224 du Code Civil puisqu'aucune action n'a été intentée contre Wolfe dans le délai de deux ans et que cette société n'est pas devenue partie à l'action avant l'expiration de ce délai. C'est également à bon droit que le protonotaire a jugé qu'il n'y avait pas eu d'aveu judiciaire de la part de Wolfe et, par conséquent, pas d'interruption de prescription en vertu de l'article 2265 du Code Civil.
La seule question en litige est celle de savoir si la société Wolfe peut être considérée comme «l'un des débiteurs solidai-
res» dans l'action en responsabilité délictuelle qu'on se propose d'intenter contre elle et, partant, soumise à l'interruption de prescription prévue à l'article 2231 du Code. La jurisprudence reconnaît qu'il y a interruption contre tous les débiteurs solidai- res, y compris les auteurs d'un délit, lorsque seulement l'un d'eux est poursuivi en temps voulu.
Une distinction doit être faite avec l'arrêt Drolet, il a été statué qu'il n'y a pas de solidarité en matière quasi-délictuelle avant que jugement ne soit rendu. Dans cette affaire, les défendeurs n'avaient été joints à l'action qu'à la fin du procès, ce qui avait empêché toute conclusion à l'égard de leur solida- rité. Or, en l'espèce, l'instruction de l'action n'ayant pas encore commencé, Wolfe est bien l'un des débiteurs solidaires au sens de l'article 2231.
L'argument selon lequel il existe une solidarité imparfaite entre Wolfe et les autres parties doit être rejeté. D'après ce concept issu du droit français, les coauteurs d'un délit ne s'étant pas donné mutuellement le mandat d'agir, ils n'ont pas à subir les effets secondaires de la solidarité, tels l'interruption de prescription. Bien que la jurisprudence ne soit pas fixée sur cette question de la solidarité in solidum, l'arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans l'affaire Martel tient toujours et il peut y avoir interruption de la prescription en vertu de l'article 2231 lorsque l'un des coauteurs solidaires est devenu partie à l'action avant l'arrivée de la prescription biennale. En outre, l'adoption de ce concept du droit français ne peut se justifier compte tenu du libellé de l'article 1106.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code Civil du Bas-Canada, art. 1106, 2224, 2231, 2242, 2261(2), 2265.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2» Supp.), chap. 10, art. 38.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 336(5).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Martel v. Hôtel-Dieu St-Vallier, [1969] R.C.S. 745; (1971) 14 D.L.R. (3d) 445; Grand Trunk Railway Co. of Canada v. McDonald (1918), 57 R.C.S. 268; Gélinas- Deschênes c. Damphousse, [1967] C.S. 709; Berthiaume c. Richer et Lefebvre et Ville de Longueuil, [1975] C.A. 638; Banque Canadienne Nationale c. Gingras, [1973] C.A. 868.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Drolet c. Brien (1987), R.J.Q. 2045 (C.A.); Blumberg et Consolidated Moulton Trimmings Ltd. c. Wawanesa Mutual Insurance Company et Desjardins et Giguère, [1960] B.R. 1165 (C.A. Qué.).
DOCTRINE
Martineau, Pierre, La Prescription, Montréal: Les Pres ses de l'Université de Montréal, 1977.
Baudouin, Jean-Louis, Les obligations, Cowansville: Les Éditions Yvon Biais, Inc., 1983.
Tancelin, Maurice, Des obligations, contrat et responsa- bilité, Montréal: Wilson & Lafleur, I984.
AVOCATS:
M. Gordon Hearn pour les demandeurs. Alain Pilotte pour la mise en cause.
PROCUREURS:
Beard, Winter, Toronto, pour les demandeurs. Martineau Walker, Montréal, pour la défen- deresse Canadian Forest and Navigation Company Ltd.
Marier, Sproule & Pilotte, Montréal, pour la mise en cause.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE DUBÉ: Appel est interjeté en l'espèce, conformément à la Règle 336(5), d'une ordon- nance du protonotaire-chef adjoint de la Cour fédérale. Cette ordonnance autorise les deman- deurs à ajouter la société mise en cause, Wolfe Stevedores Limited (ci-après appelée Wolfe), à titre de défenderesse à l'instance.
La cause d'action contre Wolfe repose sur sa responsabilité délictuelle pour les dommages causés à la cargaison en raison du mélange, lors du chargement à Trois-Rivières, au Québec, de deux variétés de graines de moutarde. Wolfe s'est oppo sée à la requête au motif que la réclamation, survenant plus de deux ans après l'incident, est prescrite.
Le point de départ en matière de prescription est l'article 38 de la Loi sur la Cour férérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10], lequel dispose:
38. (1) Sauf disposition contraire de toute autre loi, les règles de droit relatives à la prescription des actions en vigueur entre sujets dans une province s'appliquent à toute procédure devant la Cour relativement à une cause d'action qui prend naissance dans cette province et une procédure devant la Cour relativement à une cause d'action qui prend naissance ailleurs que dans une province doit être engagée au plus tard six ans après que la cause d'action a pris naissance.
(2) Sauf disposition contraire de toute autre loi, les règles de droit relatives à la prescription des actions désignées au para- graphe (1) s'appliquent à toutes procédures engagées par ou contre la Couronne.
C'est à juste titre que le protonotaire a rejeté tous les arguments des demandeurs portant que
l'article 38 ci-dessus ne renvoyait pas aux règles de droit de la province de Québec en matière de prescription. Examinant ensuite l'article 2224 du Code Civil du Bas- Canada, le protonotaire a conclu à son inapplicabilité au motif qu'aucune réclamation n'avait été déposée contre Wolfe avant l'expiration de la limite de deux ans suivant la faute présumée. L'article 2224 dispose:
Art. 2224. Le dépôt d'une demande en justice au greffe du tribunal forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée conformément au Code de procédure civile à celui qu'on veut empêcher de prescrire, dans les soixante jours du dépôt.
Cette interruption se continue jusqu'au jugement définitif et elle vaut en faveur de toute partie à l'action pour tout droit et recours résultant de la même source que la demande.
Je suis d'accord avec le protonotaire pour con- clure qu'il n'a pu y avoir interruption de prescrip tion par application de cet article. En effet, non seulement aucune action n'a-t-elle été intentée contre Wolfe dans le délai de deux ans, mais encore celle-ci n'est pas devenue «partie à l'action» au sens du deuxième alinéa de l'article avant l'ex- piration de ce délai, l'avis à tierce partie lui ayant été signifié plus de deux ans après l'incident.
C'est également à bon droit que le protonotaire a jugé qu'il n'y avait pas eu d'aveu judiciaire de la part de Wolfe au sens de l'article 2265 du Code Civil, et donc pas d'interruption de prescription à ce chapitre. Il a cependant accueilli l'argument que les demandeurs ont fondé sur l'article 2231 du Code Civil, lequel dispose:
Art. 2231. Tout acte qui interrompt la prescription contre l'un des débiteurs solidaires, l'interrompt contre tous.
La société Wolfe peut-elle être considérée comme «l'un des débiteurs solidaires» dans l'action en responsabilité délictuelle qu'on se propose d'in- tenter contre elle, et partant soumise, en faveur des demandeurs, à l'interruption de prescription prévue à l'article 2231 du Code Civil? Voilà la véritable question en litige dans le présent appel.
Les demanderesses ont poursuivi le navire, ses propriétaires et ses affréteurs («Canfor»), dans une déclaration en date du 18 mai 1984, soit bien avant l'expiration du délai de deux ans prévu à l'article 2261(2) du Code Civil. La défenderesse Canfor a fait signifier un avis à tierce partie à l'intimée Wolfe le 18 octobre 1985, après l'expira-
tion de ce délai. La poursuite originale contre les défendeurs était fondée sur leur responsabilité tant contractuelle que délictuelle. Mais, en l'absence de lien contractuel entre les demandeurs et Wolfe, seul l'aspect délictuel de l'action doit être examiné aux fins de la présente requête (en vertu de l'arti- cle 2242 du Code Civil, toute action dont la pres cription n'est pas autrement réglée se prescrit par trente ans).
L'interprétation de l'article 2231 du Code Civil a donné lieu à une abondante jurisprudence au Québec et la Cour suprême s'est penchée sur la question à au moins deux reprises.
Dans l'arrêt Martel v. Hôtel-Dieu St-Vallier', il s'agissait d'une action en responsabilité civile intentée contre un hôpital et un médecin, le doc- teur Comtois. Après l'expiration du délai de pres cription, il s'avéra qu'on n'avait pas poursuivi le bon anesthésiste et que c'était plutôt le docteur Vigneault qui aurait être codéfendeur. Après avoir examiné l'article 2231 du Code Civil, le juge Pigeon a conclu, aux pages 753 R.C.S.; 452 D.L.R.:
Mais vu que l'on doit conclure à la responsabilité de l'hôpital, il me semble évident que la prescription interrompue par la signification de l'action à l'hôpital a été également interrompue contre l'anesthésiste ...
D'après une jurisprudence bien établie, il y a solidarité entre tous les responsables d'un même dommage délictuel ou quasi-délictuel.
Dans l'arrêt Grand Trunk Railway Co. of Canada v. McDonald 2 , le juge Charles Fitzpa- trick, alors juge en chef de la Cour suprême du Canada, a statué que l'action en responsabilité pour négligence ayant été intentée [TRADUCTION] «en temps utile contre la société, cela suffisait pour former interruption de la prescription contre la ville ... (articles 1106 et 2231 du Code Civil)».
' [1969] R.C.S. 745; (1971) 14 D.L.R. (3d) 445. 2 (1918), 57 R.C.S. 268, la p. 273.
De nombreux jugements rendus au Québec 3 ont reconnu l'interruption de la prescription contre les débiteurs solidaires d'une obligation résultant d'un quasi-délit. Il est donc clairement établi qu'il y a interruption contre tous les débiteurs solidaires, y compris les auteurs d'un délit, lorsque seulement l'un d'eux est poursuivi en temps voulu.
L'avocat de Wolfe a soulevé deux moyens contre l'interruption de la prescription en l'espèce. En premier lieu, il plaide qu'il ne saurait y avoir de solidarité en matière quasi-délictuelle avant que jugement ne soit rendu. Il fait valoir, en second lieu, que l'obligation résultant d'un quasi-délit est une obligation in solidum et, partant, que cela empêche l'interruption.
Sur le premier moyen, la défense invoque le récent arrêt de la Cour d'appel du Québec, Drolet c. Brien 4 . Dans cette affaire, le passager d'une automobile impliquée dans une collision frontale avait intenté une action contre le propriétaire et le conducteur de l'autre voiture impliquée. Après clôture de l'enquête et de l'audition et alors que la cause était en délibéré, le passager a amendé sa déclaration pour inclure deux nouveaux défen- deurs. Le juge de première instance a permis l'amendement et retenu la responsabilité des nou- veaux défendeurs. Infirmant cette partie du juge- ment, la Cour d'appel du Québec a statué que puisque la responsabilité des défendeurs n'avait pas été prouvée au procès, il ne pouvait y avoir de solidarité.
La société Wolfe s'appuie sur cette décision pour soutenir qu'il ne saurait y avoir solidarité en matière quasi-délictuelle avant que jugement ne soit rendu. Cet argument doit être rejeté. En effet, dans les deux arrêts susmentionnés, Grand Trunk Railway et Martel, la Cour suprême du Canada a conclu à l'interruption de la prescription, en vertu des articles 1106 et 2231 du Code Civil, avant jugement et avant même l'instruction. L'arrêt Drolet, invoqué par Wolfe, est un cas d'espèce (pages 2051-2052) qui, de façon évidente, diffère
3 Gélinas-Deschênes c. Damphousse, [1967] C. S. 709; Ber- thiaume c. Richer et Lefebvre et Ville de Longueuil, [1975] C.A. 638; Banque Canadienne Nationale c. Gingras, [1973] C.A. 868; voir aussi Martineau, Pierre, La Prescription, Les
Presses de l'Université de Montréal; Montréal 1977, la p. 346.
4 (1987), R.J.Q. 2045.
substantiellement de la présente affaire. Dans cet arrêt, les nouveaux défendeurs n'avaient été joints à l'action qu'à la fin du procès et ne pouvaient donc être considérés comme des débiteurs solidai- res. En outre, la prescription ne pouvait avoir été interrompue sous l'empire de l'article 2224 du Code Civil puisque les nouveaux défendeurs n'étaient pas, à l'époque, «partie à l'action». Or, en l'espèce, l'instruction de l'action n'a pas encore commencé: j'en conclus que Wolfe est bien l'un des débiteurs solidaires au sens de l'article 2231 du Code Civil.
L'avocat de la société Wolfe invoque un autre arrêt de la Cour d'appel du Québec, Blumberg et Consolidated Moulton Trimmings Ltd. c. Wawa- nesa Mutual Insurance Company et Desjardins et Giguère 5 , confirmé par la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, jugement avait été rendu contre les parties à l'instance originale. M. Blumberg, l'un des défendeurs, avait payé les dom- mages-intérêts adjugés qu'il tentait de recouvrer, par voie d'exécution, de ses codéfendeurs et de son assureur, la mise en cause Wawanesa. Le juge Bissonnette a statué que, la Cour supérieure n'ayant pas déterminé la part de responsabilité de chaque partie, M. Blumberg ne pouvait, à ce stade, recouvrer, par voie d'exécution, les sommes qu'il avait versées.
La défense s'appuie sur cet arrêt pour soutenir que l'obligation résultant d'un quasi-délit est une obligation in solidum, à savoir que la solidarité existant entre Wolfe et les autres parties est imparfaite. Le concept de solidarité imparfaite vient du droit français, et non du droit québécois. D'après cette création de la doctrine et de la jurisprudence françaises, les coauteurs d'un délit ne s'étant pas donné mutuellement le mandat d'agir, il n'y a pas lieu de leur imposer les effets secondaires de la solidarité, tels l'interruption de prescription. Or, ce n'est pas ce que dit l'article 1106 du Code Civil que voici:
Art. 1106. L'obligation résultant d'un délit ou d'un quasi- délit commis par deux personnes ou plus est solidaire.
Bien que l'arrêt Blumberg ait soulevé beaucoup de controverse dans la jurisprudence, les auteurs sont d'avis que l'adoption de cette règle du droit français ne peut se justifier compte tenu du libellé
5 [1960] B.R. 1165.
de l'article 1106 6 . Le professeur J.L. Baudouin va jusqu'à affirmer que cette importation serait «bru- tale» la page 460]:
Il faut bien avouer que l'on comprend mal au niveau des principes cette importation brutale, non justifiée par les textes, d'une théorie étrangère au droit québécois ...
Dans l'arrêt Martel, le juge Pigeon a examiné la décision rendue dans l'affaire Blumberg pour con- clure qu'elle n'empêchait pas l'effet interruptif de prescription à l'égard d'un débiteur solidaire La jurisprudence canadienne n'étant pas encore fixée en ce qui a trait à la solidarité in solidum, l'arrêt Martel tient toujours: il peut y avoir interruption de la prescription en vertu de l'article 2231 lorsque l'un des coauteurs solidaires est devenu partie à l'action avant l'arrivée de la prescription biennale.
En conséquence, la décision du protonotaire est confirmée et l'appel, rejeté avec dépens.
6 Baudouin, Jean-Louis, Les obligations, Cowansville: Les Éditions Yvon Biais Inc., 1983, p. 459-460: ce concept n'existe pas en droit délictuel québécois; Tancelin, Maurice, Des obli gations, contrat et responsabilité, Montréal: Wilson & Lafleur, 1984, p. 493-494: cette notion est inapplicable en matière délictuelle en raison de l'article 1106, mais rien n'empêche son adoption en matière contractuelle.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.