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T-1708-84
Joen Pauli Rasmussen et S/LF Bordoyarvik (demandeurs)
c.
Ministre des Pêches et des Océans du Canada et Sa Majesté la Reine (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: RASMUSSEN c. CANADA ('MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS)
Division de première instance, juge Muldoon—St. John's (Terre-Neuve), 23, 24 et 25 février; Ottawa, 24 novembre 1988.
Pêches Demande d'indemnité pour la saisie de 70 tonnes métriques de poisson salé en application de l'art. 6(1)b) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières Des fonctionnai- res des Pêches sont montés à bord d'un navire étranger, alléguant la perpétration de l'infraction prévue à l'art. 8(/)a) Les fonctionnaires ont refusé l'offre de cautionnement et l'offre de racheter le poisson Le capitaine du navire a été acquitté La Couronne a vendu le poisson à elle-même La Couronne était fiduciaire du poisson salé jusqu'à concurrence de sa pleine valeur, et est possible de restitution.
Couronne Délits Appropriation illégale La Cou- ronne a saisi le poisson salé à bord d'un navire étranger parce qu'une infraction à la Loi sur la protection des pêcheries côtières aurait été commise L'offre de racheter le poisson saisi ou de donner un cautionnement au lieu des biens a été refusée Le capitaine du navire a été acquitté La Cou- ronne a vendu le poisson à une société d'État Une demande fondée sur la responsabilité délictuelle, qui vise à l'obtention d'une indemnité excédant celle prévue à l'art. 6(9) de la Loi, exige qu'il soit prouvé que cette disposition est insuffisante pour accorder un dédommagement complet et que la responsa- bilité de la Couronne a été établie au sens de l'art. 3(l) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne La Couronne est responsable du délit d'appropriation illégale dans la mesure l'art. 6(9) porte remise d'une somme inférieure à la pleine valeur vénale du poisson Le refus de la Couronne de verser la pleine valeur vénale du poisson lui procure un enrichisse- ment sans cause.
Droit constitutionnel Charte des droits Procédures criminelles et pénales La saisie du poisson salé à bord d'un navire étranger et la vente de ce poisson ne violent pas l'art. 8 de la Charte Les fonctionnaires des Pêches avaient des motifs raisonnables et probables de saisir le navire et de déposer l'inculpation Le pouvoir de saisir le poisson en vertu de la Loi sur la protection des pêcheries côtières n'était pas abusif ni contraire à la Charte.
En novembre 1982, un navire des îles Féroé a été arrêté par des fonctionnaires des Pêches au large de Terre-Neuve parce qu'il aurait pêché sans autorisation dans les eaux canadiennes. Les fonctionnaires ont saisi 70 tonnes métriques de poisson salé en conformité avec l'article 6(1)b) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières. Le capitaine du navire a offert, avant la saisie, de déposer un cautionnement ou de racheter le poisson, mais son offre a été refusée. La Cour provinciale a acquitté le
capitaine à l'égard de l'accusation d'avoir pêché sans autorisa- tion, le juge décidant qu'on ne pouvait ajouter foi aux témoi- gnages relatifs à la position du navire. La Couronne a vendu le poisson à elle-même et les demandeurs ont touché une indem- nité de 51 394,57 $. Dans cette action, les demandeurs cher- chent à recouvrer la différence entre l'indemnité versée et la juste valeur vénale.
Jugement: l'action devrait être accueillie.
La saisie d'une partie du poisson salé à bord du navire n'était pas abusive et le pouvoir d'effectuer la saisie ne viole pas l'article 8 de la Charte. En outre, il est indéniable qu'exiger un cautionnement susceptible de confiscation au lieu de saisir le poisson aurait été un moyen d'action plus raisonnable.
La loi et la justice exigent que les demandeurs soient dédom- magés entièrement de leur perte. Toutefois, pour que soit accordée une indemnité excédant la réparation prévue au para- graphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, il doit être démontré que cette disposition est en soi insuffisante pour dédommager complètement les demandeurs de leur perte et que la responsabilité de la Couronne a été établie au sens du paragraphe 3(l) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne.
En vendant à elle-même le poisson salé sans faire d'appel d'offres sur le marché libre, la Couronne a joué en quelque sorte le rôle d'un fiduciaire. Le délit d'appropriation illégale pouvait être reproché à la Couronne dans la mesure l'indem- nité versée en application du paragraphe 6(9) de la Loi était inférieure à la valeur vénale.
Cette action est de nature délictuelle et, pour plusieurs raisons, l'argument des défendeurs (selon lequel le seul recours des demandeurs était celui prévu par la loi) ne pouvait pas être accepté: (I) la loi elle-même ne dispose pas que le recours est exclusif de tout autre; (2) comme le produit peut ne pas être suffisant pour indemniser de sa perte la personne touchée, celle-ci pourrait se voir injustement infliger la perte; (3) quand, par l'effet de la loi, la Couronne s'approprie les biens saisis, le Parlement ne peut pas permettre à la Couronne d'obtenir un enrichissement sans cause sans avoir à en rendre compte; (4) la Couronne, par l'effet de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, est civilement responsable des délits civils commis par ses préposés.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 8, I 1 d),e), 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 25. Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appen- dice Ill, art. la), 2.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 35, 40.
Loi sur la protection des pêcheries côtières, S.R.C. 1970, chap. C-21, art. 5 (mod. par S.C. 1985, chap. 26, art. 5), 6(1)b),(3),(4),(6),(9).
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, chap. 30.
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
chap. C-38, art. 3(1 )a),b), 4(4).
Loi sur le poisson salé, S.R.C. 1970 (l" Supp.), chap. 37,
art. 14(3).
Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14, art.
58(1),(3),(6), 59.
Loi sur l'intérêt, S.R.C. 1970, chap. 1-18, art. 3.
Newfoundland Regulation 63/84.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
337(2)b).
The Judgment Interest Act, S.N. 1983, chap. 81, art.
3(1),4(1), 10.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Re Milton et al. and The Queen (1986), 32 C.C.C. (3d) 159 (C.A.C: B.); Miller v. The King, [ 1950] R.C.S. 168; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; R. v. McRae (1980), 115 D.L.R. (3d) 420 (C.S.C.-B.); Marshall c. Canada (1985), 60 N.R. 180 (C.A.F.); Leblanc et autre c. Curbera, [1983] 2 R.C.S. 28.
DÉCISION EXAMINÉE:
Rasmussen c. Breau, [1986] 2 C.F. 500 (C.A.).
DÉCISION CITÉE:
Rasmussen c. Breau, [ 1985] 2 C.F. 445 (I M inst.). AVOCATS:
John R. Sinnott pour les demandeurs. Robert P. Pittman pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Lewis, Sinnott & Heneghan, St. John's (Terre-Neuve), pour les demandeurs. Aylward, Morris & Pittman, St. John's (Terre-Neuve), pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MULDOON: Les demandeurs deman- dent une indemnité pour la perte de la valeur vénale du poisson salé confisqué à bord du navire Bordoyarnes par les préposés et fonctionnaires des défendeurs entre le 12 et le 14 novembre 1982. Les préposés des défendeurs ont saisi soixante-dix tonnes métriques de poisson salé en application de l'alinéa 6(1)b) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, S.R.C. 1970, chap. C-21.
Cette action a été initialement intentée contre trois défendeurs, le troisième étant l'Office cana-
dien du poisson salé. Ce troisième défendeur a présenté une requête visant à faire radier à titre de défendeur l'Office canadien du poisson salé (ci- après appelé l'Office). M. le juge Strayer a rejeté la requête de l'Office: [Rasmussen c. Breau] [1985] 2 C.F. 445 (1" inst.). L'Office a cependant porté en appel le rejet de sa requête et, dans Rasmussen c. Breau, [1986] 2 C.F. 500, la Divi sion d'appel de cette Cour a fait droit à son appel à l'unanimité. Par conséquent, l'action intentée contre l'Office a été rejetée avec dépens et ce dernier n'est plus partie à la présente action.
Le demandeur, Joen Pauli Rasmussen (ci-après appelé le capitaine Rasmussen) réside aux îles Féroé. A l'époque en cause, il était le capitaine du navire Bordoyarnes (ci-après appelé le bateau de pêche ou le navire), palangrier à coque d'acier de 45,1 m de long, jaugeant 181 tonnes, et apparte- nant à la société S/LF Bordoyarvik, constituée sous le régime des lois des îles Féroé et dont le siège social est sis à Klakksvik. La société deman- deresse était auparavant appelée S/LF Boreas.
Le navire était muni, à titre de bâtiment de pêche étranger, d'une licence délivrée par le minis- tre conformément à la Loi précitée, à l'égard de l'année 1982, et portant le 1-21-004, en date du
7 avril 1982, St. John's (Terre-Neuve). Une copie de cette licence a été versée au dossier à l'instruction sous la pièce 1. Aux termes de la licence, le navire était autorisé à pêcher entre le 12 août et le 30 novembre 1982 dans les secteurs 2G et 2H délimités sur la pièce 2.
Vers le 5 novembre 1982, le capitaine Rasmus- sen, à bord du bateau de pêche, pêchait dans la mer du Labrador. Le navire avait été observé quelques jours plus tôt, le ler novembre, par une patrouille aérienne des Forces armées canadiennes qui en avait communiqué les coordonnées aux préposés et fonctionnaires des défendeurs à St. John's. Le patrouilleur des pêcheries Terra Nova est donc parti en toute hâte de St. John's et les fonctionnaires des Pêches ont arrêté le Bordoyar- nes en montant à bord de celui-ci et en ordonnant au capitaine Rasmussen de se diriger vers St. John's, ce à quoi il s'est plié. Le 9 novembre 1982, un fonctionnaire des Pêches a déposé sous serment une dénonciation devant la Cour provinciale de
Terre-Neuve, pièce 3, dans laquelle le capitaine Rasmussen est inculpé de ce qui suit:
[TRADUCTION] A, vers le 5 novembre 1982, pendant qu'il était à bord d'un bâtiment de pêche étranger dans les eaux des pêcheries canadiennes, pêché sans autorisation en contravention de l'alinéa 3(2)a) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières ... , commettant par l'infraction prévue à l'alinéa 8(1)a) de ladite Loi.
Au paragraphe 6 de leur déclaration, que les défendeurs reconnaissent, les demandeurs ajoutent ce qui suit:
[TRADUCTION] Le 10 novembre 1982, ledit [capitaine] Ras- mussen a comparu devant la Cour provinciale de Terre-Neuve, à St. John's, relativement à l'inculpation et, le 12 novembre 1982, a de nouveau comparu et a choisi d'être jugé par un juge de la Cour de district sans jury, et l'enquête préliminaire a été fixée aux 23 et ... 24 février 1983.
Voici le texte du paragraphe 7 de la déclaration:
[TRADUCTION] Vers le 10 novembre 1982, avant que ne soient inscrits le choix et le plaidoyer et que ne soit instruit le procès, les représentants des ... défendeurs ont informé ... le [capi- taine] Rasmussen qu'ils avaient l'intention de décharger 70 tonnes de poisson salé du Bordoyarnes à partir du vendredi 12 novembre 1982, et que le poisson salé serait vendu. Le [capi- taine] Rasmussen a été informé que la garantie d'un cautionne- ment n'était pas jugée acceptable par les fonctionnaires des Pêches canadiennes des ... défendeurs. Le [capitaine] Rasmus- sen a en outre été informé par ... [lesdits] fonctionnaires que le poisson salé ne pouvait pas être vendu au capitaine Rasmussen afin d'éviter le déchargement pour la raison que le décharge- ment du poisson salé était un moyen de dissuader d'autres navires de pêche. Les fonctionnaires des Pêches canadiennes ont au surplus refusé de ne décharger que 30 ou 40 tonnes de poisson salé.
Au paragraphe 4 de la défense, les défendeurs reconnaissent tout ce qui précède, mais ajoutent que les préposés des défendeurs [TRADUCTION] «à ce moment-là, avaient compris que la loi ne leur permettait pas d'accepter de cautionnement».
Le sort des 70 tonnes de poisson salé sera exa- miné plus loin mais il importe d'abord de faire état de l'issue de l'inculpation portée contre le capitaine Rasmussen. Il a subi son procès non pas devant la Cour de district mais devant la Cour provinciale, le 27 mai 1983. Le procès, qui a duré cinq jours, a été présidé par M. le juge Seabright qui a pro- noncé ses motifs de jugement à l'audience (trans- cription, pièce 5) le 20 juin 1983. Le juge Sea- bright a décidé qu'on ne pouvait ajouter foi aux témoignages au sujet de la position du Bordoyar- nes et [TRADUCTION] «qu'aucun de ceux-ci n'indi-
que précisément à quel endroit ils ont traversé la frontière et à quel moment ils ont pêché». Il a également décidé que le capitaine Rasmussen [TRADUCTION] «a fait preuve de toute la diligence qui était requise, autant que [je] puisse voir, pour prouver qu'il n'a pas été négligent en l'espèce». Le juge Seabright conclut: [TRADUCTION] «il me semble que, vu tous ces éléments il a le droit d'être acquitté dans cette affaire et c'est la décision que je vais maintenant rendre». (Pièce 5, à la page 416.)
À la suite de cet acquittement, la Couronne a produit un avis d'appel (pièce 6), daté du 12 juillet 1983, suivi d'un avis de désistement de l'appel (pièce 7) le 22 mars 1984. Résultat, le capitaine Rasmussen a été déclaré judiciairement innocent de l'infraction dont on l'avait accusé.
Pour ce qui est de la saisie du poisson salé par les défendeurs, leurs fonctionnaires chargés de la protection des pêcheries s'appuyaient de toute évi- dence sur les dispositions du paragraphe 6(1) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, préci- tée. Voici le libellé de cette disposition:
6. (1) Lorsqu'un préposé à la protection a raisonnablement lieu de soupçonner qu'une infraction à la présente loi a été commise, il peut saisir
a) tout bâtiment de pêche au moyen ou à l'égard duquel il croit raisonnablement que l'infraction a été commise;
b) tout effet à bord du bâtiment de pêche, y compris le poisson, les agrès, le grément, les apparaux, les meubles, les fournitures et la cargaison; ou
c) le bâtiment de pêche et l'un quelconque des effets men- tionnés à l'alinéa b).
Les paragraphes qui suivent revêtent également de l'importance à la lumière des circonstances du cas qui nous occupe:
6....
(3) Sous réserve du présent article, le bâtiment de pêche et les effets saisis sous le régime du paragraphe (I) doivent rester sous la garde du préposé à la protection qui en fait la saisie ou être remis à la protection de la personne que désigne le Ministre.
(4) Lorsque du poisson ou d'autres articles périssables sont saisis sous le régime du paragraphe (I), le préposé à la protec tion ou autre personne qui en a la garde peut les vendre, et le produit de la vente doit être versé au receveur général ou être déposé à son compte dans une banque à charte.
(6) Lorsqu'un bâtiment de pêche ou des effets ont été saisis sous le régime du paragraphe (I) et que des procédures à l'égard de l'infraction ont été intentées, la cour ou le juge peut, du consentement du préposé à la protection qui a opéré la
saisie, en ordonner la remise à l'accusé contre le dépôt entre les mains de Sa Majesté d'une garantie au moyen d'un cautionne- ment appuyé par deux cautions, au montant et selon la forme que le Ministre juge satisfaisants.
(9) Lorsqu'un bâtiment de pêche ou des effets ont été saisis sous le régime du paragraphe (I) et que des procédures à l'égard de l'infraction ont été intentées, mais que celles-ci ne se terminent pas par une ordonnance portant confiscation du bâtiment ou des effets ou du produit provenant de leur vente sous l'autorité du paragraphe (4), ils doivent être remis, ou le produit de la vente doit être versé, à la personne de qui le bâtiment ou les effets ont été pris, ... [Non souligné dans le texte original.]
Tenant compte du paragraphe 6(6) précité, on doit se demander pourquoi les défendeurs allè- guent au paragraphe 4 de leur défense que leurs «préposés à ce moment-là, avaient compris que la loi ne leur permettait pas d'accepter de cautionne- ment». La réponse est fournie par le témoignage des témoins cités par les défendeurs, Lawrence Wilfred Penney et Ernest William Collins. En 1980, le capitaine du bateau de pêche français Joseph Roty II a été inculpé d'une infraction prévue au règlement sur la pêche, mais remis en liberté contre un cautionnement de 25 000 $ et un engagement. Comme le capitaine s'est présenté à son procès, l'engagement et le cautionnement ont été annulés, mais les préposés des défendeurs dans cette instance ont cru que le cautionnement du capitaine constituait un cautionnement tenant lieu du poisson qu'ils auraient pu saisir et ont été étonnés d'apprendre que ce n'était bien sûr pas le cas. Si les préposés des défendeurs ont consulté un avocat, il semble que même ce dernier ait faire preuve de négligence pour leur donner l'avis qui les a portés à croire qu'ils ne pouvaient pas accepter un cautionnement au lieu de saisir le poisson. Si cela était nécessaire, cette négligence pourrait être reprochée aux défendeurs en l'espèce et elle leur serait reprochée, étant donné les dispositions clai- res du paragraphe 6(6) de la Loi.
Ce n'est toutefois pas par négligence que les préposés des défendeurs ont refusé l'offre de cau- tionnement du capitaine Rasmussen, ou son offre de racheter le poisson qu'ils s'apprêtaient à saisir. Certes, les défendeurs et leur avocat ont été atter- rés de l'ignorance, chez les préposés des pêcheries, de la loi qu'ils étaient chargés d'appliquer, mais accepter un cautionnement n'était que l'un des deux moyens que la loi met à la disposition des
préposés. La saisie du poisson qu'ils ont effectuée était le second moyen, et l'on pourrait dire qu'un troisième moyen aurait consisté à ne rien faire. C'est pour une raison maintenant devenue obscure que les procureurs des défendeurs ont plaidé l'ignorance de la loi.
En vertu du paragraphe 6(1) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, les préposés des défendeurs auraient pu saisir légalement non seu- lement tout le poisson pris, mais également le bâtiment lui-même. Le regret exprimé par les défendeurs au sujet de l'ignorance chez leurs pré- posés du paragraphe 6(6) est éclipsé par leur détermination avouée de faire un exemple en punissant le capitaine Rasmussen, afin de dissua- der d'autres capitaines de bateaux de pêche de violer la loi.
Vu les circonstances mises en lumière dans le cas présent, les demandeurs ont affirmé que les défendeurs avaient contrevenu à [TRADUCTION] «la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier à l'article 8 ... qui garantit le droit à la protection contre les saisies abusives, à l'alinéa 11d) ... qui reconnaît à l'inculpé le droit d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré cou- pable, conformément à la loi, et à l'alinéa 11e) .. qui protège le droit de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un caution- nement», et qu'ils avaient ainsi causé un préjudice aux demandeurs. D'autre part, les défendeurs invoquent [TRADUCTION] «la Loi sur les pêche- ries, S.R.C. 1970, chap. F-14, en particulier le paragraphe 58(3) ... et le Code criminel du Canada, S.R.C. 1970, chap. C-34, en particulier l'article 25 de celui-ci». Il convient d'examiner ces allégations dans l'ordre inverse.
L'article 25 du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34] porte essentiellement que quiconque est, par la loi (fédérale ou provinciale) obligé ou autorisé à faire quoi que soit dans l'application ou l'exécution de la loi est, s'il agit en s'appuyant sur des motifs raisonnables et probables, fondé à accomplir ce qu'il lui est enjoint ou permis de faire, et fondé à employer la force nécessaire (mais seulement la force nécessaire) pour cette fin. Il va sans dire qu'une personne se trouverait dans une situation impossible si une disposition de la loi l'obligeait à faire une chose alors qu'une autre le lui interdirait. L'article 25, et en particulier le
paragraphe 25(1), sont inclus dans le Code crimi- nel afin d'éviter que la loi ne soit en contradiction avec elle-même. C'est pourquoi la justification, si elle s'accorde avec les prescriptions de la loi, exo- nère de responsabilité pénale la personne qui accomplit un acte qu'elle est obligée ou autorisée à accomplir. Elle diffère de l'excuse en ce que l'acte justifié est par définition dépourvu de caractère illégal, tandis que l'acte excusé est une infraction, mais est commis par une personne poussée à bout dans des circonstances telles que la loi ne con- damne ni ne dénonce son auteur. La justification ne permet pas nécessairement de régler la question de savoir si l'acte accompli constitue néanmoins un délit civil ou un quasi-délit. De toute évidence, le rôle joué par les préposés des défendeurs dans les circonstances de l'espèce n'aurait pas engagé leur responsabilité pénale. Les articles 5 [mod. par S.C. 1985, chap. 26, art. 5] et 6 de la Loi sur la protection des pêcheries côtières semblent mani- festement, abstraction faite de l'effet des articles 8 et 24 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], étant donné les circonstances dont il est fait état en l'espèce, écarter la responsabilité pénale des prépo- sés des défendeurs. Cette observation ne met toute- fois pas un point final au litige entre les parties.
Le deuxième jour du procès, l'avocat des défen- deurs a déclaré qu'après avoir conféré avec l'avo- cat des demandeurs, il renonçait à l'allégation selon laquelle les défendeurs invoquaient la Loi sur les pêcheries [S.R.C. 1970, chap. F-14] et en particulier le paragraphe 58(3) de celle-ci. Soit!
Il convient de noter que la preuve montre indu- bitablement que le poisson salé saisi à bord du Bordoyarnes ne risquait de pourrir ou de s'avarier que parce que les préposés des défendeurs l'avaient eux-mêmes retiré de la cale du navire se faisait la salaison. Il n'y avait, et il n'y aurait eu, aucun risque d'avarie si les 70 tonnes de poisson salé avaient été laissées à bord. C'est uniquement aux défendeurs qu'est imputable la situation d'urgence.
L'allégation des demandeurs selon laquelle ils ont été privés sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable en contra vention de l'alinéa 11e) de la Charte n'est fondée sur aucun élément de preuve. La dénonciation et la
sommation ont été remplies le 9 novembre 1982. Le capitaine Rasmussen a comparu devant la Cour provinciale de Terre-Neuve les 10 et 12 novembre. Il a plaidé non coupable et été renvoyé à son procès en février 1983, lequel a été ensuite remis à mai 1983. Les 70 tonnes de poisson ont été déchar- gées entre le 12 et le 14 novembre pendant que le capitaine Rasmussen séjournait à l'hôtel à St. John's ou à proximité. On lui a accordé une pro longation de sa licence de pêche pour lui permettre de pêcher jusqu'à la fin de novembre 1982 et le capitaine et l'équipage ont repris la mer à bord du Bordoyarnes pour continuer de pêcher. Ils ont pris presque 70 tonnes et, avec une pleine cargaison d'environ 388 390 tonnes, ils ont accosté aux îles Féroé vers le 8 décembre 1982. Il n'y a pas eu de violation ni de négation des droits garantis par l'alinéa 11e) de la Charte.
Il n'y a pas eu non plus de négation ou de violation de l'alinéa 11d) de la Charte, qui garantit la présomption d'innocence de tout inculpé tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi. Le capitaine Rasmussen n'a pas été déclaré coupable, au contraire, il a été acquitté. La saisie du poisson ne peut pas être tenue pour une viola tion ou une négation de la présomption et, de toute façon, l'avocat des demandeurs a tenu à préciser au procès que les demandeurs ne prétendent pas maintenant que les fonctionnaires des Pêches, pré- posés des défendeurs, n'avaient pas de motifs rai- sonnables et probables de saisir le navire et de déposer l'inculpation. Il a de fait affirmé qu'ils avaient de tels motifs et il a nié toute allégation de mauvaise foi. Par surcroît, l'avocat des deman- deurs a reconnu que ceux-ci n'allèguent pas que la saisie ou même le refus de cautionnement étaient illégaux, mais plutôt seulement que la vente du poisson était illégale. Ces aveux de l'avocat sont
consignés aux pages 113 117 de la transcription de la première journée des débats.
Ces aveux, si l'on prend en considération les motifs du juge Craig qui a rendu la décision unanime de la Cour d'appel de la Colombie-Bri- tannique dans Re Milton et al. and The Queen (1986), 32 C.C.C. (3d) 159, permettent de tirer une conclusion au sujet de l'allégation de violation de l'article 8 de la Charte. Les faits dans cette affaire-là étaient tout à fait différents de ceux du cas qui nous occupe, mais pourtant les questions de
droit sont assez semblables. Dans cette affaire-là, les filets de pêche des requérants avaient été saisis par les fonctionnaires des Pêches conformément au paragraphe 58(1) de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14, quoique les requérants n'aient été inculpés d'aucune infraction par suite de la saisie de leurs filets. En application du paragraphe 58(6) de cette Loi, les filets avaient été confisqués sous réserve de la décision du juge de la Cour de comté ou de district saisi d'une demande en vertu de l'article 59 de la Loi.
Voici les passages pertinents des motifs écrits du juge d'appel Craig dans l'affaire Milton:
[TRADUCTION] La prémisse de la décision du juge était la suivante: lorsque la Couronne a saisi des effets en vertu du par. 58(I) et a invoqué le par. 58(6) pour les confisquer, cette saisie a été faite «en vue de la confiscation». Arguant du critère énoncé par le juge Dickson dans Hunier et autres c. Southam Inc. (1984), 14 C.C.C. (3d) 97, 1 I D.L.R. (4th) 641, [1984] 2 R.C.S. 145; relativement au caractère raisonnable des fouilles, perquisitions et saisies, le juge de première instance a dit que ce critère «doit être apprécié en fonction de l'effet sur l'objet de la saisie et non en fonction de sa rationalité dans la poursuite de quelque objectif gouvernemental valable». Le juge de première instance a également conclu que la décision dans Southam n'était «pas restreinte aux questions touchant les atteintes à la vie privée». la page 163.]
Les fonctionnaires des Pêches ont saisi les filets parce qu'ils croyaient en se fondant sur des motifs raisonnables qu'ils avaient été utilisés relativement à la perpétration d'une infrac tion à la Loi ou au règlement. La confiscation pouvait être la conséquence de la saisie, mais pas nécessairement; il n'est donc pas exact de dire que la saisie a été faite en vue de la confiscation. La confiscation de l'intérêt du requérant dépend de l'issue de la demande présentée conformément aux par. 59(2) et (5)b).
Je crois que le juge de première instance a également commis une erreur en affirmant que le «critère du caractère raisonnable doit être apprécié en fonction de l'effet sur l'objet de la saisie et non en fonction de sa rationalité dans la poursuite de quelque objectif gouvernemental valable». [Aux pages 167 et 168.]
Le juge de première instance a semblé croire qu'un seul élément devait être apprécié, à savoir l'effet sur l'objet de la saisie, mais il ressort manifestement du jugement du juge Dickson que la cour doit prendre deux facteurs en considéra- tion: (I) l'effet sur l'objet de la saisie; (2) la rationalité de la saisie dans la poursuite de quelque objectif gouvernemental valable. la page 168.]
Pour trancher cette question, je tiens compte de ce qu'a dit le juge Dickson: « .., la garantie de protection contre les saisies abusives ... ne vise qu'une attente raisonnable». Faute de droit spécial, nul ne peut commettre impunément une infraction à la Loi sur les pêcheries ou aux règlements ni avoir le droit de
s'attendre à ce que toute chose utilisée pour commettre l'infrac- tion en l'espèce, des filets de pêche soit exempte de saisie et éventuellement de confiscation. Ce à quoi il peut à juste titre s'attendre et le ministère public le reconnaît c'est qu'a- vant l'audience relative à la demande présentée conformément au par. 59(5), il connaîtra la nature de l'infraction qui lui est reprochée et qui a entraîné la saisie. Quand on examine la question sous ce jour-là, on ne peut que conclure que la saisie n'était pas abusive dans le cas présent. Le pouvoir dont est investi un agent de la paix ou une autre personne chargée de l'application de la loi, de saisir toute chose au moyen de laquelle il croit, en se fondant sur des motifs raisonnables, qu'une infraction a été commise n'est certes pas abusif. L'avo- cat du ministère public s'est référé à un certain nombre de causes qui selon lui étayent son argument selon lequel la saisie en l'espèce n'est pas abusive, notamment quelques décisions de la Cour suprême des États-Unis concernant la saisie de bâti- ments qui étaient utilisés pour la perpétration d'une infraction criminelle. Je n'ai pas l'intention de m'y reporter parce que j'estime que la décision qui fait jurisprudence pour nous est Hunter c. Southam. Vu l'ensemble des circonstances, je suis convaincu que les dispositions du par. 58(6) et des alinéas 59(5)b) et c) ne sont pas incompatibles avec l'article 8 de la Charte. [Aux pages 169 et 170.]
En l'espèce, le capitaine Rasmussen a de fait été inculpé d'une infraction à la Loi sur la protection des pêcheries côtières, mais il a été acquitté après un long procès. Par comparaison à l'atteinte à la vie privée que constitue la saisie des documents personnels d'une personne sur elle, à son domicile ou à son bureau, pour donner un exemple patent, la saisie de poisson salé dans la cale du navire de la société demanderesse ne représente pas une atteinte importante à la vie privée, si tant est qu'elle y porte atteinte. Tenant compte de l'objec- tif poursuivi par le Parlement en adoptant les dispositions pertinentes de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, soit la conservation et la valorisation des ressources halieutiques du pays, l'on doit convenir avec le juge d'appel Craig et ses collègues que la seule conclusion possible, c'est que la saisie d'une partie du poisson salé se trouvant à bord du navire n'était pas, et n'est pas, abusive. Le pouvoir d'effectuer la saisie ainsi que la saisie elle-même ne violent pas l'article 8 de la Charte. En outre, il est indéniable qu'exiger un cautionne- ment susceptible de confiscation au lieu de saisir le poisson, mesure que le Parlement a également autorisée, aurait été, et demeure, un moyen d'ac- tion encore plus raisonnable.
En réalité, les préposés des défendeurs ont donc saisi les 70 tonnes de poisson des demandeurs et ces derniers ont vu les tribunaux déclarer qu'ils n'avaient commis aucune infraction. Par la suite,
les défendeurs se sont abstenus de contester cette décision judiciaire et ont abandonné leur appel. Tant du point de vue du droit que selon la justice, les demandeurs doivent être indemnisés complète- ment de cette perte qui a été occasionnée par les défendeurs, sans qu'aucune faute ne puisse être imputée aux demandeurs. Si, comme allèguent les demandeurs, les défendeurs ne les ont pas dédom- magés entièrement, sont-ils tenus d'accepter le compte du produit de la vente de leur poisson établi par les défendeurs et obligés de limiter leur demande d'indemnité pour se conformer aux termes du paragraphe 6(9) de la Loi sur la protec tion des pêcheries côtières? S'il est décidé que la somme de 51 394,57 $ versée par les défendeurs constitue une indemnité complète à l'égard du poisson saisi, elle équivaudra certainement au «produit de la vente [devant] être versé, à la personne de qui ... [le poisson] ... a été pris».
Mais que se passe-t-il si la somme calculée en application du paragraphe 6(9) est insuffisante pour dédommager les demandeurs de leur perte imméritée? Est-ce que la demande fondée sur la Loi est subsumée sous une demande plus générale en responsabilité délictuelle contre les défendeurs? Ou le paragraphe 6(9) a-t-il pour effet d'exclure tout recours de nature délictuelle? La Division d'appel de la présente Cour semble être d'avis, en obiter dictum, que la demande n'est pas fondée sur un délit. Dans l'affaire Rasmussen c. Breau préci- tée, les juges, dont les motifs du jugement ont été rendus par le juge en chef, écrivent ce qui suit:
Le juge Martland [dans Conseil des Ports Nationaux v. Lan- gelier et al., [1969] R.C.S. 60] a résumé la situation comme suit [aux pages 74 et 75]:
[TRADUCTION] Cependant, comme je l'ai déjà dit, un recours a toujours existé devant les tribunaux ordinaires à l'égard des actes faits, sans justification légale, par un man- dataire de la Couronne; à la lumière de ce principe, le Conseil est responsable s'il commet lui-même un acte fait sans justification légale ou qu'il ordonne ou permette à ses préposés de le faire.
Il s'agit là, à mon avis, de la seule règle de droit en vertu de laquelle l'appelant [la Canadian Saltfish Corporation] peut être tenu responsable de l'appropriation reprochée dans la déclara- tion. Il s'agit d'une loi de la province de Terre-Neuve et non d'une loi fédérale. La loi applicable à la Couronne fédérale ne s'applique pas. De plus, bien que la Couronne pourrait être tenue responsable du délit reproché à l'appelant en vertu de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, l'appelant ne pourrait être responsable, que ce soit en vertu de cette Loi, de l'article 14 de la Loi sur le poisson salé ou de toute autre disposition similaire. Il s'ensuit donc, à mon avis, qu'il n'existe aucune loi
quée par la Cour à l'égard du recours contre l'appelant et que la Cour ne peut recevoir cette demande. Voir les arrêts Quebec North Shore Paper Co. et autre c. Canadien Pacifique Liée et autre ([1977] 2 R.C.S. 1054) et McNamara Construction (Western) Ltd. et autre c. La Reine ([1977] 2 R.C.S. 654).
Dans la mesure la demande d'indemnité relative au produit de la vente du poisson peut être fondée sur le paragra- phe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières (S.R.C. 1970, chap. C-21), il me semble qu'il existe une loi fédérale permettant à la Cour d'entendre ce litige; cependant, à mon avis, il ne s'agit pas d'un recours de nature délictuelle. Il s'agit simplement d'un cas des biens d'une personne se trouvent entre les mains de la Couronne et le seul article permettant à cette Cour de recevoir une demande visant à recouvrer ces biens est l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale qui, comme je l'ai déjà dit, ne permet pas d'intenter une action contre un mandataire de la Couronne, mais seule- ment contre la Couronne elle-même.
Le juge en chef Thurlow écrit que les défendeurs ne peuvent être tenus responsables que de l'appro- priation illégale visée par la loi de la province de Terre-Neuve. D'après lui, la Couronne pourrait être tenue responsable du délit reproché à l'Office canadien du poisson salé en vertu de la Loi sur la responsabilité de la Couronne [S.C. 1952-53, chap. 30]. Mais si le juge en chef ajoute que la demande d'indemnité peut être fondée sur le para- graphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêche- ries côtières, il ne s'agit cependant pas, à son avis, d'un recours de nature délictuelle.
Naturellement, la Couronne doit répondre, en matière de responsabilité civile délictuelle, des délits commis par ses préposés; c'est la volonté du Parlement exprimée à l'alinéa 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, chap. C-38, modifiée. L'alinéa 3(1)b) de cette Loi porte aussi que la Couronne doit répondre, en matière de responsabilité civile délictuelle, «à l'égard d'un manquement au devoir afférent à la propriété, ... la possession ou la garde d'un bien», ce qui pousse sûrement tout lecteur à se demander pourquoi la Cour d'appel a décidé que le délit d'appropriation illégale de biens n'est prévu que par la loi de la province, alors que le Parlement a déclaré que la Couronne peut être tenue responsa- ble de ce délit. Selon la définition donnée dans la Loi, pour les litiges surgissant au Québec, «délit civil» s'entend d'un délit ou quasi-délit, ce qui montre que le législateur avait en vue le droit provincial. Le paragraphe 4(4) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne n'a pas pour effet d'écarter la responsabilité de la Couronne prévue à
l'article 3 de cette Loi, mais il dispose que l'«On ne peut exercer de recours contre la Couronne en vertu de l'alinéa 3(1)b) sauf si, dans les sept jours après que la réclamation a pris naissance, un avis écrit de la réclamation et du préjudice subi» est signifié à certains préposés et fonctionnaires de la Couronne, et sans exception au sous-procureur général du Canada. Les défendeurs ne nient pas dans leur défense la signification de cet avis; et les demandeurs n'affirment pas dans leurs plaidoiries s'être conformés aux dispositions du paragraphe 4(4). Aucun élément de preuve n'a été produit qui, soit établisse l'observation de celles-ci, soit la réfute. En pareil cas, lorsque la loi est claire et qu'il est prouvé qu'il ne s'y trouve aucun défaut statutaire qui aurait pu empêcher les demandeurs de s'y conformer, la maxime omnia praesumuntur rite et solemniter esse acta ne s'applique pas. Elle n'a pas été plaidée.
Par voie de conséquence, les demandeurs doi- vent, pour étayer leur demande fondée sur la res- ponsabilité délictuelle, en plus d'invoquer les dispo sitions du paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, démontrer que le paragraphe 6(9) est en soi insuffisant pour les dédommager complètement de leur perte et que la responsabilité de la Couronne a été établie au sens du paragraphe 3(1) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne.
Le poisson salé saisi a été vendu par l'entremise du Centre de distribution des biens de la Couronne à l'Office canadien du poisson salé. Voici le texte en vigueur à l'époque du paragraphe 14(3) de la Loi sur le poisson salé, S.R.C. 1970 (1e" Supp.), chap. 37:
14....
(3) Les biens acquis par l'Office appartiennent à Sa Majesté et le titre peut en être dévolu soit au nom de Sa Majesté, soit au nom de l'Office.
Puisque le paragraphe 14(3) n'est pas limité aux biens immobiliers et que le mot «biens» n'y est pas défini ainsi dans cette Loi, il vise forcément les biens mobiliers, soit le poisson saisi. Il a donc été établi qu'en réalité, la Couronne a vendu à la Couronne le poisson des demandeurs. La vente n'a pas été conclue de gré à gré à la suite d'un appel d'offres. Il ressort clairement du texte de la Loi sur le poisson salé que l'on n'aurait pas eu besoin de recourir aux services de l'Office si le poisson avait
été vendu sur le marché local, car son droit exclu- sif concerne les opérations interprovinciales et
internationales. De toute façon, c'est à elle-même que la Couronne a vendu le poisson. La nature de la transaction dont les biens des demandeurs ont fait l'objet a, en quelque sorte, fait de la Couronne un fiduciaire, peut-être un fiduciaire de son tort, des biens des demandeurs et de leur pleine valeur vénale. Les arrêts qui font jurisprudence quant à l'obligation à titre de fiduciaire faite à la Cou- ronne, encore qu'ils portent sur des revendications foncières en équité, sont Miller v. The King, [ 1950] R.C.S. 168, aux pages 177 et 178, et Guerin et autres c. La Reine et autre, [ 1984] 2 R.C.S. 335. En ce qui a trait aux obligations en équité de la Couronne, les principes qui se déga- gent de ces précédents qui font autorité sont tout à fait applicables aux circonstances de l'espèce, du moins en ce sens qu'il est loin d'être impensable que la Couronne puisse de fait commettre au moyen d'une vente le délit d'appropriation illégale des biens des demandeurs.
Par conséquent, dans la mesure la Couronne soutient que le paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières exige la remise aux demandeurs d'une somme inférieure à la pleine valeur vénale du poisson saisi, dans cette mesure la Couronne est responsable du délit d'ap- propriation illégale, comme le Parlement l'a pres- crit à l'alinéa 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne. La preuve démontre que les pré- posés de la Couronne, par l'entremise de l'Office, en fait la Couronne eo nomine, se sont approprié le poisson des demandeurs.
En conséquence, la Cour décide ce qui suit: ou le paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières enjoint à la Couronne de resti- tuer intégralement le produit de la vente, soit la pleine valeur vénale du poisson vendu; ou cette restitution est subsumée sous le dédommagement qui sera attribué pour le délit d'appropriation illé- gale commis par la Couronne. La Couronne affirme avoir déjà versé tout ce qui était aux demandeurs. Il reste à déterminer l'exactitude de cette affirmation.
Le produit de la vente peut ne pas constituer, en droit ou en équité, une indemnité suffisante au sens de la loi en cause. La décision rendue par le juge Wallace de la Cour suprême de la Colombie-
Britannique dans R. v. McRae (1980), 115 D.L.R. (3d) 420 portait sur la vente de 74 saumons rouges saisis et vendus conformément au paragraphe 58(3) de la Loi sur les pêcheries. Encore une fois, les faits diffèrent quelque peu mais les points de droit sont très semblables. Soixante-quatorze des soixante-seize poissons de Mme McRae qui avaient été saisis ont été vendus à l'Armée du Salut moyennant la somme d'un dollar et les deux autres ont été retenus à titre de preuve. Après que le ministère public eut retiré et arrêté toutes les procédures, le juge de première instance a ordonné la page 22] [TRADUCTION] «que l'équivalent de 76 ... saumons soit remis à RITA McRAE ...».
Présentant une demande de certiorari qui visait à faire annuler cette ordonnance du juge, le minis- tère public a invoqué les dispositions du paragra- phe 58(3) selon lesquelles la personne qui a la garde de poisson saisi qui va se gâter, peut vendre ce poisson «de la manière et au prix qu'elle déter- mine». L'avocat du ministère public a également prétendu que la Loi sur les pêcheries et en particu- lier l'article 58 constituent un code complet régis- sant la saisie et la remise des biens par les fonc- tionnaires des Pêches. Il a en outre soutenu que Mme McRae n'avait le droit de toucher que la somme d'un dollar «le produit de la vente» reçue par suite de la vente du saumon. De toute évidence, le pouvoir d'accomplir des actes d'admi- nistration à l'égard des biens d'une personne com- porte l'obligation d'agir avec équité. Voici quel- ques extraits des motifs du jugement du juge Wallace dans l'affaire McRae:
[TRADUCTION] Le fait que le Parlement a jugé bon de déléguer au fonctionnaire le pouvoir discrétionnaire de fixer les conditions appropriées de la vente du poisson saisi n'écarte pas l'obligation d'équité. Il se rattache cependant à la nature de la garantie de procédure qui convient dans ce cas particulier.
Au minimum, cette «obligation d'équité» oblige le fonction- naire à faire tout son possible pour obtenir le prix de vente qui se rapproche le plus possible de la valeur marchande du bien vendu, si celui-ci a une valeur marchande, et dans le cas contraire, le meilleur prix possible dans les circonstances. Natu- rellement, il ne s'agissait pas en l'espèce d'une «vente» mais du don d'articles, dont la valeur atteignait plusieurs centaines de dollars, à un organisme communautaire, façon de procéder non prévue, ni autorisée à l'art. 58 de la Loi sur les pêcheries. [A la page 425.]
Le fonctionnaire des Pêches ... a saisi tout le poisson appartenant à Rita McRae, alors que pour remplir l'objet de la saisie prévu par la loi, il aurait suffi de saisir seulement deux poissons; le fonctionnaire des Pêches, suivant ce que j'estime
être une politique ministérielle injustifiée, a privé Mme McRae de ses biens, en les donnant de façon illégitime, et en ne lui offrant qu'un dédommagement d'un dollar; Mme McRae a donc été irrégulièrement privée de ses biens pendant deux ans en violation de son droit à l'application régulière de la loi. Rien n'autorise à penser qu'elle ait commis une infraction.
Presque une année après que le ministère public eut déposé l'inculpation, il a arrêté les procédures et le ministère des Pêches a offert 1 $ à Mme McRae à titre de dédommagement complet de la perte de ses biens, infligeant par une peine non autorisée à une citoyenne contre laquelle il n'avait pas l'inten- tion de poursuivre les accusations.
L'avocat du ministère public a prétendu que si Rita McRae n'était pas satisfaite de l'indemnité d'un dollar, elle devait demander à la Cour fédérale de lui accorder l'indemnité supplé- mentaire à laquelle elle estimait avoir droit et devait donc engager des frais et continuer d'être privée de ses biens pendant plusieurs mois.
Comme seules justifications de l'action du fonctionnaire des Pêches qui a donné les biens de Mme McRae et du refus de verser une indemnité, on a invoqué la «politique» énoncée par le ministère des Pêches et l'interprétation donnée par ce ministère aux dispositions du par. 58(3) de la Loi sur les pêcheries. la page 427.]
En conséquence, le juge Wallace a refusé d'annu- ler l'ordonnance du juge de la Cour provinciale portant restitution en nature. On peut sûrement dégager de la décision la proposition, que cette Cour adopte, que le fait pour la Couronne de remettre un «produit» qui est insuffisant ne prive pas du tout le propriétaire du poisson du droit de demander la valeur intégrale, équitable de son poisson que se sont approprié les défendeurs par une vente. En pareil cas, le versement d'une somme inférieure à la valeur intégrale procurerait à la Couronne un enrichissement sans cause.
Si le poisson n'avait pas été saisi, le Bordoyarnes aurait regagné son port d'attache aux Féroé avec les 70 tonnes de poisson salé correctement et en état d'être commercialisé. (D'après le témoin Law- rence Wilfred Penney, le poids approximatif de la pêche a été fixé à environ 70 tonnes d'après le livre de bord des demandeurs après le 15 octobre 1982, date à laquelle un observateur du ministère est monté à bord pour la dernière fois, jusqu'au 5 novembre, moment le navire a été saisi. Ce raisonnement semble laisser supposer que le capi- taine Rasmussen a, de l'avis des défendeurs, com- mencer à pêcher illégalement dès que l'inspecteur eut le dos tourné, sans même que le navire ait eu le temps de revenir aux eaux censément interdites.) La Cour ne dispose d'aucun élément lui permet-
tant de conclure que les demandeurs n'auraient pas obtenu le plein prix normal pour leur prise, y compris les 70 tonnes, si la saisie n'avait pas eu lieu.
Selon la déclaration de l'Office canadien du poisson salé, pièce 10, en date du 30 novembre 1982, l'Office a déchargé du navire 153 800 livres de «poisson salé en arrimes». Un kilogramme vaut 2,2046 livres. Une tonne métrique, soit 1 000 kg, vaut 2 204,6 livres. 70 tonnes valent donc 154 322 livres, soit 522 livres (environ 1/4 de tonne) de plus que ce que la pièce 10 indique. On trouve au paragraphe 5 de la défense l'aveu suivant: [TRA- DUCTION] «que 70 tonnes métriques de poisson salé ont été déchargées». Comme la pièce 10 a été présentée par le témoin cité par les demandeurs, Carl Wheeler, l'explication des demandeurs, donnée par écrit après le procès, est acceptée: [TRADUCTION] «la légère diminution se serait pro- bablement produite par suite de la perte de sel et d'eau au cours du déchargement, conséquence nor- male du déplacement du poisson salé partiellement préparé». Aux fins du calcul, on peut fixer l'équi- valent dans le système métrique à 69,763 tonnes.
Au cours du contre-interrogatoire, M. Wheeler a dit que le «produit» versé aux demandeurs a été établi d'après les prix d'achat du poisson salé en vert, destiné à être salé-séché, non étêté et éviscéré, qui figurent à la page 26 du rapport annuel de 1982 de l'Office, pièce 13. Le témoignage de M. Wheeler consigné aux pages 35, 36 et 38 ainsi qu'aux pages 73 75 de la transcription des débats du deuxième jour du procès révèle que c'est sur cette base qu'a été calculé le paiement. Ce n'est pas sur cette base qu'il convient d'établir l'indem- nité à laquelle ont droit les demandeurs pour la pleine valeur vénale de leur poisson. Leur poisson était étêté avant d'être salé. La valeur marchande de leur poisson, qu'ils auraient touchée si la saisie par les défendeurs n'était pas venue les gêner, est le critère approprié pour le calcul du dédommage- ment.
Le Centre de distribution des biens de la Cou- ronne qui s'est chargé de vendre le poisson des demandeurs à l'Office du poisson salé fait état à la première page de la pièce 12 des prix minimums pour les diverses catégories de poisson des deman- deurs. On a demandé à M. Wheeler de calculer la valeur de la prise qui figure sur la pièce 10 les
153 800 livres déchargées du Bordoyarnes, selon les prix minimums indiqués par le Centre de distri bution des biens de la Couronne à la première page de la pièce 12. Le résultat de son calcul, dont l'exactitude n'a pas été contestée par l'avocat des demandeurs, a été de 111 365,84 $. Le Centre de distribution entendait également faire supporter par l'Office du poisson salé les frais de décharge- ment et de transport, de sorte que suivant ces critères, la somme de 111 365,84 $ aurait corres- pondu au produit brut de la vente aux prix minimums.
L'avocat des demandeurs fait valoir que d'après la preuve, une indemnité pécuniaire plus impor- tante, équivalant à la pleine valeur du poisson, doit être accordée aux demandeurs. Le capitaine Ras- mussen a témoigné qu'à l'époque en cause, en 1982, le cours du change du dollar canadien était de sept couronnes. La Cour ne dispose d'aucun autre élément de preuve là-dessus. Aucune des parties n'a cité de témoin ou produit de preuve provenant du service des changes d'une institution bancaire ou autre, qui permette d'établir le cours de façon indépendante. L'avocat des défendeurs a souligné l'absence de preuve indépendante, mais il n'a rien fait pour combler cette lacune. Toutefois, le capitaine Rasmussen, en dépit de sa difficulté à s'exprimer en anglais, était sans aucun doute un témoin tout à fait digne de foi. Son témoignage au sujet du cours du change n'a pas été contredit et c'est le seul que la Cour ait entendu. Il a en outre témoigné la page 48 de la transcription du premier jour) que [TRADUCTION] «le prix chez [lui] était de 14,5 couronnes le kilo». C'était le prix moyen pour les différentes tailles et qualités. (Page 57). Ces 69 tonnes et trois quarts de poisson qui ont été saisies, si les défendeurs les avaient laissées à bord, auraient par conséquent rapporté aux demandeurs, au prix moyen de 2,07143 $ can le kilo, pour 69,763 tonnes, 144 509,17 $ au total. C'est la valeur vénale totale que la Couronne s'est appropriée au prix moyen global pour les 69,763 tonnes. Le capitaine Rasmussen a témoigné au sujet des tailles et des qualités spécifiques et au sujet des prix correspondants fixés par un comité du «gouvernement national», qui semble établir un prix plancher initial pour le poisson débarqué au pays par les bateaux de pêche des Féroé. Il a énuméré les prix respectifs pour la première qua- lité de diverses tailles, la deuxième qualité de
diverses tailles et la troisième qualité de diverses tailles. Il a ensuite appliqué les poids et les catégo- ries (il n'y avait pas de troisième qualité) établis par l'inspecteur canadien et qui figurent sur la pièce A, qui est devenue la pièce 10. Selon ce compte plus précis, le résultat du calcul fait par le capitaine Rasmussen était au total de 1 020 470,17 couronnes. (Ce témoignage est consigné aux pages 79 85 de la transcription du premier jour.) Si le cours du change est de 7 couronnes pour 1 $ can, la valeur du poisson saisi est de 145 781,45 $. Ce résultat dépasse de 1 272,28 $ le résultat cal- culé ci-dessus au prix moyen suivant la qualité et la taille. Ces deux résultats sont inférieurs de 37 200 $ à 38 500 $ à la somme demandée dans la déclaration des demandeurs.
La pièce 11 consiste dans des factures datées du ler novembre 1982 et du 31 janvier 1983 sur lesquelles figurent les prix effectivement versés à l'Office. Il s'agit certainement de la meilleure preuve des prix commerciaux de la «morue salée en vert, destinée à être salée-séchée» déchargée de navires portugais à divers ports de Terre-Neuve, à l'époque en cause. C'est M. Wheeler de l'Office du poisson salé qui a inscrit les prix à l'encre rouge sur ces factures formant la pièce 11. Le poisson provenant du Bordoyarnes était, au moment de son déchargement, de la «morue salée, non séchée» du genre indiqué dans la pièce 11. D'après le rapport d'inspection, pièce 12, confirmé par l'ins- pecteur Ralph Randell, qui a déposé, la cargaison de poisson des demandeurs a été classée comme suit: 12 % de première qualité et 88 % de qualité normale. Ces pourcentages ne concordent pas avec ceux qu'indique la pièce 10, soit le compte rendu présenté par l'Office canadien du poisson salé au Centre de distribution des biens de la Couronne: 18 584 livres de première qualité et 135 216 livres de qualité normale. Toutefois, comme la pièce 10 indique les tailles en détail, elle est acceptée comme étant la meilleure preuve sur la base de laquelle des calculs peuvent être faits.
Le rapport de M. Randell, pièce 9, en date du 7 décembre 1982, montre clairement l'état du pois- son des demandeurs au moment il a été enlevé prématurément de la cale du Bordoyarnes, puis- qu'il n'était salé que depuis peu, qu'il n'était pas salé à coeur, et qu'il était naturellement mou, flasque et contenait de l'eau. Ce n'est pas la faute
des demandeurs si le poisson était dans cet état, car eux, ils n'y auraient pas touché au début de novembre 1982. Quoique la question de savoir si chaque poisson a été fendu du côté droit ou du côté gauche ait fait l'objet de témoignages très confus, en dernière analyse, cela n'a aucune importance. Les demandeurs ont le droit de récupérer à l'égard de chaque qualité et de chaque taille les meilleurs prix que Sa Majesté a obtenus sur le marché à l'époque en cause. Par l'effet de la loi, leur poisson est devenu le bien de Sa Majesté et par consé- quent, les meilleurs prix obtenus pour ce bien, doivent, conformément à l'obligation en équité de la Couronne envers les demandeurs, être crédités aux demandeurs.
Dans son mémoire, l'avocat des demandeurs a établi les meilleurs prix par livre d'après les factu- res de la pièce 11:
gros, première qualité ... 1,26 $
moyens, première
qualité ... 1,04 $
petits, première qualité ... 0,86 $
gros, qualité normale ... 1,16 $
moyens, qualité normale ... 0,94 $
petits, qualité normale ... 0,75 $
En appliquant les poids indiqués dans la pièce 10 aux meilleurs prix par livre figurant sur les factu- res de la pièce 11, on obtient les résultats suivants:
gros, première
qualité ... 2 125 lbs x 1,26... 2 677,50 $ moyens, première
qualité ... 13 912 lbs x 1,04... 14 468,48 $ petits, première
qualité ... 2 547 lbs x 0,86... 2 190,42 $
gros, qualité
normale ... 12 594 lbs x 1,16... 14 609,04 $ moyens, qualité
normale ... 94 455 lbs x 0,94... 88 787,70 $ petits, qualité
normale ... 28 167 lbs x 0,75... 21 125,25 $
TOTAL 153 800 lbs 143 858,39 $
La Cour conclut que la somme totale de 143 858,39 $ représente la pleine valeur vénale du poisson salé tel qu'il a été enlevé du navire des demandeurs. C'est l'indemnité correcte à laquelle ils ont droit pour l'appropriation par vente de leur poisson. De cette somme ils ont déjà perçu 51 394,57 $, le solde de ce qui leur est s'élevant à 92 463,82 $.
Comme les défendeurs ont refusé de verser le plein montant, le solde de 92 463,82 $ correspond exactement aux dommages spéciaux subis par les demandeurs par suite du délit des défendeurs qui ont retenu le solde.
Cette action, après tout, semble être de nature délictuelle. Les défendeurs soutiennent que le recours des demandeurs est prévu au paragraphe 6(9) de la Loi et, puisqu'il s'agit d'un recours prévu par la Loi et auquel ils se sont accommodés par leur observation présumée de la Loi, il ne peut être question de responsabilité délictuelle. Cette position des défendeurs n'est pas valable pour plu- sieurs raisons.
La première raison, c'est que la Loi elle-même ne dispose pas que le recours est exclusif de tout autre: «le produit de la vente doit être versé, à la personne de qui ... les effets ont été pris».
La deuxième raison souligne la pertinence et l'objet de la première. Comme le produit peut ne pas être suffisant pour indemniser de sa perte la personne qui y a droit, voire être dérisoire (comme dans l'affaire McRae précitée), la personne tou- chée pourrait se voir injustement infliger une perte importante ou une perte quelconque, si elle devait accepter tout «produit» perçu, sans avoir droit à un dédommagement complet. Faute de disposition précise et pertinente tendant à produire un résultat aussi injuste, on ne peut pas prêter au Parlement l'intention de commettre une telle injustice envers les personnes dont les biens ont été saisis. De fait, à la lumière de l'alinéa l a) de la Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appendice III, il faut interpréter le paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières comme accordant au demandeur Rasmussen au moins «le droit ... à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi». Le délit d'appropriation illégale de biens consiste précisément dans le fait de priver illégiti- mement une personne de la jouissance de ses biens et l'appropriation par vente donne droit à une indemnité complète et équitable pour les biens qui ne peuvent plus être retrouvés et restitués. Quand l'état s'approprie des biens par vente conformé- ment à la loi, il ne s'agit plus d'une question d'intérêts purement privés et la Déclaration des droits entre en jeu. Aucune loi du Parlement ne
déclare que le paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières s'appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits au sens de l'article 2 de celle-ci.
La troisième raison, surtout quand la Couronne s'approprie les biens saisis par l'effet de la loi, en l'occurrence la Loi sur le poisson salé, c'est que le Parlement ne saurait avoir eu l'intention de per- mettre à la Couronne d'obtenir un enrichissement sans cause sans avoir à en rendre compte. La quatrième raison réside dans l'adoption même de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, aux termes de laquelle la Couronne, source de justice, est civilement responsable des délits civils commis par ses préposés, sans que soient requis une péti- tion de droit ou un fiat.
Pour ces raisons, il est manifeste que les deman- deurs ne sont pas tenus de se contenter de la somme que la Couronne juge bon de leur verser au titre du produit de la vente, en application du paragraphe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières. Pour avoir refusé de recourir à un appel d'offres pour vendre le poisson des demandeurs, pour s'être approprié le poisson elle- même, pour avoir vendu le poisson à son profit, pour avoir refusé d'indemniser les demandeurs en leur versant la pleine valeur marchande du poisson et pour s'être enrichie sans cause grâce à ce profit, la Couronne est responsable du délit d'appropria- tion illégale par la vente des biens des demandeurs.
Des dommages-intérêts spéciaux ont été établis ci-dessus. Les demandeurs ont également demandé des dommages-intérêts généraux mais leur demande n'est étayée par aucune preuve. Le fait pour le capitaine et l'équipage du Bordoyarnes de continuer de pêcher en novembre dans la mer du Labrador au moment les jours sont plus courts, afin de regagner leur port avec une cale pleine, a peut-être présenté des inconvénients, mais ceux-ci ne peuvent certainement pas donner lieu à des dommages-intérêts généraux si aucune preuve ne permet de les établir. Sans aucun doute, des frais supplémentaires ont être engagés pour l'appro- visionnement en nourriture, carburant et sel, qui auraient pu être inclus dans des dommages-intérêts spéciaux, si le montant en avait été établi. Par conséquent, aucuns dommages-intérêts généraux ne seront accordés.
Les demandeurs demandent également des dom- mages-intérêts exemplaires. Toutefois, puisqu'ils ont restreint leur demande au délit d'appropriation par vente, les dommages-intérêts spéciaux qui leur sont accordés constituent une réparation suffisante du préjudice subi. Après tout, les défendeurs n'ont pas fait preuve d'arbitraire ou de malveillance, et ils ne les ont pas dépouillés. Il a été souligné plus haut que les demandeurs ont reconnu la bonne foi des préposés des défendeurs; il faut en tenir compte. La Loi autorise la saisie non seulement de tout le poisson pris mais également du navire lui-même. Les défendeurs s'en sont abstenus sage- ment. Au surplus, les défendeurs ont prorogé la licence des demandeurs pour leur permettre de récupérer la perte du poisson saisi en continuant de pêcher pendant un laps de temps plus long. Ce geste ne peut certainement pas être qualifié d'op- pressif. Aucun argument valable n'a été avancé en l'espèce qui justifie des dommages-intérêts exem- plaires.
Les demandeurs demandent également des intérêts:
[TRADUCTION) ... sur la somme de 51 394,57 $ du 12 novem- bre 1982 au 24 mai 1984, ainsi que des intérêts sur la somme que cette Cour accordera à compter du 12 novembre 1982.
Cette demande porte sur des intérêts courus avant jugement. Les articles 35 et 40 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, traitent de l'intérêt sur les jugements. L'article 35 interdit d'accorder des intérêts dans le cas d'une demande contre la Couronne, «à moins qu'il n'exis- te un contrat stipulant le paiement d'un tel intérêt ou une loi prévoyant, en pareil cas, le paiement d'intérêt par la Couronne». Il n'est question d'au- cun contrat dans le cas qui nous occupe. Toutefois, aux termes du paragraphe 3(1) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, «La Couronne est responsable des dommages dont elle serait respon- sable, si elle était un particulier majeur et capable» [Soulignements ajoutés.]. C'est une loi applicable. En vertu de celle-ci, des intérêts peuvent être accordés avant jugement contre la Couronne dans des actions en responsabilité civile délictuelle dans le cas ces intérêts devraient être payés par un particulier majeur et capable, conformément à la loi de la province qui attribue la compétence pour connaître de ces actions. Voilà le raisonnement de la Division d'appel de cette Cour dans Marshall c.
Canada (1985), 60 N.R. 180. En l'espèce, la res- ponsabilité est régie par la loi de Terre-Neuve, le délit a été commis.
L'assemblée législative de Terre-Neuve a inséré des dispositions relatives aux intérêts antérieurs au jugement dans la loi intitulée The Judgment Inte rest Act, S.N. 1983, chap. 81, qui a reçu la sanction royale le 21 décembre 1983 et a été proclamée en vigueur le 2 avril 1984 en application du Règlement 63/84 de Terre-Neuve. La première question à trancher est celle de savoir si cette Loi s'applique dans le cas présent. À cet égard, l'arti- cle 10 est pertinent. Voici le texte de celui-ci:
[TRADUCTION] 10. Cette Loi ne s'applique pas à une cause d'action qui a pris naissance avant l'entrée en vigueur de la présente Loi ni à une créance adjugée et payable avant l'entrée en vigueur de la présente Loi. [Soulignements ajoutés.]
Quand la cause d'action des demandeurs a-t-elle pris naissance? Comme la Cour l'a déjà décidé, le délit d'appropriation des biens des demandeurs a été commis lorsque les défendeurs ont refusé de verser aux demandeurs la pleine valeur vénale de leurs biens et se sont ainsi approprié illicitement au profit de Sa Majesté la différence entre la somme versée et la pleine valeur vénale. Selon le paragra- phe 6(9) de la Loi sur la protection des pêcheries côtières, l'obligation des défendeurs de payer cette pleine valeur ne pouvait prendre naissance avant que les «procédures à l'égard de l'infraction ... ne se terminent». Les procédures ne se sont terminées qu'à l'issue de toutes les procédures d'appel, selon l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Leblanc et autre c. Curbera, [1983] 2 R.C.S. 28, aux pages 32 et 33.
La cause d'action des demandeurs ne pouvait donc pas prendre naissance avant que la Couronne n'ait abandonné son appel (pièce 7) le 22 mars 1984. Les demandeurs concèdent aux défendeurs un délai de grâce de quelques jours, voire quelques semaines dans lequel ils devront fixer la somme à payer et demander l'émission d'un chèque. La Cour ne dispose d'aucun élément de preuve quant au moment précis les défendeurs ont fait con- naître leur refus de payer la pleine valeur du poisson des demandeurs. Toutefois, la date à laquelle les avocats des demandeurs ont reçu le chèque de 51 394,57 $ ( pièce 8) des défendeurs est le 25 mai 1984. Cette somme, selon les prétentions des défendeurs, constitue le règlement complet de
la créance des demandeurs et par conséquent la date à laquelle elle a été perçue par ces derniers est la date les défendeurs ont commis le délit d'appropriation illégale par vente du poisson des demandeurs. C'est donc le 26 mai 1984 qu'a pris naissance la cause d'action des demandeurs. C'est-à-dire après l'entrée en vigueur de la loi dite The Judgment Interest Act qui s'applique en con- séquence en l'espèce.
Au paragraphe 3(1), la Loi prescrit que la Cour accorde des intérêts sur tout jugement [TRADUC- TION] «ayant pour objet le paiement d'une somme d'argent ou jugement entérinant une créance ... sur le montant adjugé calculé conformément à la présente Loi». L'intérêt commence à courir non pas le jour le demandeur notifie sa demande au défendeur, ou la fait valoir de quelque façon, mais plutôt, conformément aux prescriptions générales du paragraphe 4(1), [TRADUCTION] «la cour doit ... calculer les intérêts en vertu de la présente Loi à compter du jour la cause d'action a pris naissance jusqu'à la date du jugement au taux d'intérêt moyen en vigueur pendant cette période». Qu'il en soit ainsi. L'avocat des demandeurs sou- tient que le taux, fixé par règlement à 9 % par année, n'a pas varié. De toute façon, des intérêts avant jugement sont accordés conformément aux dispositions de la loi dite The Judgment Interest Act et du règlement d'application de celle-ci.
Pour ce qui est de l'intérêt sur le jugement lui-même, la loi de Terre-Neuve relative aux inté- rêts fait cependant place à l'article 40 de la Loi sur la Cour fédérale, aux termes duquel un jugement, notamment un jugement contre la Couronne, porte intérêt à compter du moment le jugement est rendu au taux prescrit par l'article 3 de la Loi sur l'intérêt [S.R.C. 1970, chap. I-18].
L'avocat des demandeurs a présenté après le procès un mémoire remarquable dont voici la teneur:
[TRADUCTION] Du point de vue des demandeurs, ceux-ci ont été privés de l'usage de cet argent et il en a résulté des dommages-intérêts généraux, c'est-à-dire des dommages-inté- rêts qui sont présumés par la loi découler naturellement d'une action. Les demandeurs demandent la permission de modifier leur déclaration afin de demander ces dommages-intérêts spéciaux.
Le sens de cette demande n'est pas évident. Comme on l'a vu plus haut, aucune preuve n'a été
produite qui permette d'établir le montant de dom- mages-intérêts généraux ou d'accorder de tels dommages-intérêts en l'espèce. En outre, comme elle l'a dit plus haut, la Cour accorde en fait des dommages-intérêts spéciaux aux demandeurs qui s'élèvent à 92 463,82 $. La permission de modifier la déclaration, suivant la demande présentée, ne sera pas accordée.
Il ne reste qu'à statuer sur les dépens qui natu- rellement suivront l'issue de la cause. L'avocat des demandeurs demande que des dépens soient adju- gés suivant l'échelle entre [TRADUCTION] «le pro- cureur et son client». Il demande également la permission de récupérer les dépens auxquels les demandeurs ont été condamnés dans l'affaire Ras- mussen c. Breau, précitée. Il va sans dire que l'avocat des défendeurs s'oppose à cette demande. Ce litige a sans aucun doute été long et difficile mais pas excessivement. L'affaire a été _ assez extraordinaire sous un aspect, à savoir la distance que le demandeur, le capitaine Rasmussen a parcourir. Il a faire appel également à son propre avocat des Féroé non seulement pour le conseiller sur des questions de droit mais encore pour l'aider à faire face à un procès instruit dans une langue dans laquelle il a de la difficulté à s'exprimer. Les demandeurs devraient être donc indemnisés de leurs frais de déplacement qu'ils ont nécessairement supportés ou qui ont nécessaire- ment été entraînés par la poursuite de leur récla- mation. Parmi ces frais de déplacement, on compte ceux engagés par ou pour M. Tormodur Djurhuus, qui a assisté au procès à St. Johns. S'il est impossi ble de retrouver et de présenter maintenant les reçus ou les billets d'avion, les notes d'hôtel et les reçus de taxis et de repas, les avocats des parties ou, par la suite, l'officier taxateur peut prendre connaissance des tarifs des compagnies d'aviation, des hôtels, etc., qui étaient généralement en vigueur à l'époque en cause, afin d'établir le mon- tant de ces frais.
Les dépens seront taxés conformément au tarif de la Cour actuellement en vigueur, sauf si les procureurs sont tombés d'accord sur le montant de ceux-ci. L'avocat des demandeurs n'a pas persuadé la Cour d'inclure les dépens déjà adjugés contre les demandeurs, ni d'adjuger les dépens suivant l'échelle qu'il préconise. L'affaire comportait cer- taines difficultés, c'est certain, comme l'a fait
observer la Cour à la fin du procès. Il se pourrait donc que les procureurs et l'avocat des demandeurs aient eu de bonnes raisons d'examiner des possibi- lités qui ne se sont pas avérées décisives en l'es- pèce. Par conséquent, la Cour, exerçant sa discré- tion, accorde aux demandeurs 130 % de tous les honoraires taxés de procureur et d'avocat indiqués au tarif actuel de la Cour et ces honoraires, soit accompagnés du supplément de 30 %, soit fixés à 130 %, doivent figurer sur le mémoire de frais taxé et certifié. La Cour suggère que le paiement soit fait en fiducie aux procureurs des demandeurs à la condition qu'ils donnent leur décharge et la quit- tance des demandeurs sous une forme approuvée par les procureurs des défendeurs avant le débour- sement par les procureurs des demandeurs.
Conformément à la Règle 337(2)b) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], la Cour charge les procureurs des demandeurs de préparer un projet de jugement approprié pour donner effet à la décision de la Cour, et d'en faire approuver au moins la forme par les procureurs des défendeurs, avant de demander que le jugement soit prononcé. L'inscription de l'assentiment des procureurs des défendeurs pour ce qui est de la forme permettra de parer à la plupart des formalités d'enregistre- ment du jugement. Les procureurs et les .,avocats des parties peuvent, par écrit et moyennant notifi cation réciproque, demander que soit dissipée toute ambiguïté relevée dans les présentes.
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