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A-321-89
Procureur général du Canada (requérant) c.
Alliance de la Fonction publique du Canada (intimée)
RÉPERTORIÉ: CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. A.F.P.C. (CA.)
Cour d'appel, juge en chef Iacobucci, juges Maho- ney et Stone, J.C.A.—Ottawa, 29 août et 18 sep- tembre 1989.
Fonction publique Relations du travail Demande d'annulation de la décision par laquelle la Commission con- cluait que l'employeur, le Conseil du Trésor, n'avait pas démontré l'existence d'une «raison valable» justifiant le dépôt tardif de listes de fonctionnaires désignés Le dépôt de ces listes prive ceux qui y figurent de leur droit de faire la grève parce que leurs fonctions touchent à la sécurité du public La Commission n'a pas tenu compte des éléments de preuve sur l'importance des fonctions des fonctionnaires pour la sécu- rité du public quand il s'agissait de déterminer l'existence d'une «raison valable» justifiant le dépôt tardif La Com mission a conclu que l'incurie, la négligence et l'imprévoyance de l'employeur sont la cause du dépôt tardif Rejet de la demande La raison valable vise l'explication du retard du dépôt et non le motif pour lequel le gouvernement devrait être libéré des conséquences de son dépôt tardif La compétence de la Commission de libérer le gouvernement des conséquences de son manquement est très restreinte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 28.
Loi sur les relations de travail dans la Fonction publi- que, L.R.C. (1985), chap. P-35, art. 78.
Loi sur les relations de travail dans la Fonction publi- que, S.R.C. 1970, chap. P-35, art. 79(2).
JURISPRUDENCE
DÉCISION EXAMINÉE:
Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1989] 2 C.F. 445 (C.A.).
AVOCATS:
Rory R. Edge pour le requérant. Andrew J. Raven pour l'intimée.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.
Soloway, Wright, Houston, Greenberg, O'Grady, Morin, Ottawa, pour l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF IACOBUCCI: Cette demande fondée sur l'article 28 [Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7] soulève la question de savoir si, comme le soutient le procureur général du Canada (le «requérant»), la Commission des relations de travail dans la Fonction publique (la «CRTFP») a commis une erreur de droit en con- cluant que les circonstances propres à l'espèce ne constituaient pas «certaines circonstances ... [et] une raison valable» justifiant le dépôt tardif par l'employeur, le Conseil du Trésor du Canada, de certaines listes de fonctionnaires désignés confor- mément au paragraphe 78(2) de la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique («la Loi»)'. Le dépôt de ces listes de fonctionnaires désignés vise de fait à priver les fonctionnaires en cause de leur droit de faire la grève dans le cadre du processus des négociations collectives en raison de la nature de leurs fonctions qui touchent à la sécurité du public.
' L.R.C. (1985), chap. P-35. Les dispositions pertinentes de l'article 78 sont libellées comme suit:
78. (1) Malgré l'article 77, il ne peut être établi de bureau de conciliation tant que n'ont pas été désignés, sur accord des parties ou sur décision prise par la Commission aux termes du présent article, les fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l'unité de négociation concernée, appe- lés, dans la présente loi, «fonctionnaires désignés», exerçant, même partiellement, des fonctions qui sont, à un moment particulier, ou seront, après un délai déterminé, nécessaires pour la sécurité du public.
(2) Dans les vingt jours qui suivent l'avis de négociations collectives donné par l'une ou l'autre des parties, l'employeur fournit à la Commission et à l'agent négociateur de l'unité de négociation en cause une liste des fonctionnaires ou catégo- ries de fonctionnaires de l'unité qu'il considère comme fonc- tionnaires désignés.
(3) En l'absence d'une contestation élevée auprès de la Commission par l'agent négociateur dans le délai postérieur à sa réception par celui-ci et fixé par la Commission, la liste visée au paragraphe (2) est réputée constituer la liste des fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l'unité de négociation qui, par accord des parties, sont des fonctionnai- res désignés.
(4) Dans le cas l'agent négociateur fait opposition à la liste dans le délai prescrit, la Commission, après avoir exa-
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Pour documenter la question susmentionnée, je me reporte tout d'abord à une décision antérieure de cette Cour, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [ 1989] 2 C.F. 445 (C.A.) («Décision sur le traitement des données») qui accueillait la demande fondée sur l'article 28 présentée par l'Alliance de la Fonction publique du Canada (l'«Alliance» ou l'«intimée») et annulait une décision de la CRTFP ayant trait à la désignation de fonctionnaires appartenant à l'unité de négociation du traitement des données. Dans sa décision, la CRTFP a conclu au caractère simple- ment indicatif du délai de vingt jours figurant au paragraphe 79(2) [S.R.C. 1970, chap. P-35] (au- jourd'hui le paragraphe 78(2)) de la Loi, pendant lequel l'employeur (le Conseil du Trésor) doit déposer une liste des fonctionnaires désignés dont les fonctions sont considérées nécessaires pour la sécurité du public. Bien que l'employeur ait reconnu avoir déposé la liste avec un retard de trois jours en ce qui concerne aussi bien l'unité de négociation du Traitement des données que dix- huit autres unités de négociation représentées par l'intimée, la CRTFP a néanmoins statué que l'em- ployeur pouvait quand même présenter ses listes de fonctionnaires dont la désignation était proposée.
Cette Cour n'a pas été d'accord. Rédigeant les motifs d'une Cour unanime, le juge Hugessen J.C.A., a dit que le «véritable problème» n'était pas de savoir si la fourniture de la liste était impérative ou directive, mais plutôt de savoir si elle consti- tuait une obligation qui incombait à l'employeur, dont le défaut d'exécution en temps opportun ne devait pas porter atteinte à la sécurité du public, ou un pouvoir qu'il était libre d'exercer ou non comme il le jugeait bon. Tout en reconnaissant l'obligation indiscutable du gouvernement d'agir dans l'intérêt du public, le juge Hugessen J.C.A., a dit que cet intérêt s'étendait bien au-delà des questions de sûreté et de sécurité, pour inclure le droit des fonctionnaires d'adhérer au syndicat de leur choix, de négocier collectivement et, finale-
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miné sa requête et avoir donné à chaque partie l'occasion de présenter ses observations, détermine quels fonctionnaires ou quelles catégories de fonctionnaires de l'unité de négociation sont des fonctionnaires désignés.
ment, de faire la grève 2 . Il a ajouté que le paragra- phe visé était simplement facultatif, c'est-à-dire qu'il permettait à l'employeur de soumettre une liste dans un délai prescrit et qu'il y était sous- entendu qu'à défaut par l'employeur d'agir dans le délai prévu, les parties étaient présumées avoir convenu qu'il n'y aurait pas de fonctionnaires dési- gnés au sein de l'unité de négociation concernée.
À ce moment, je tiens à déclarer que je souscris entièrement à la façon dont le juge Hugessen J.C.A., interprète le paragraphe 78(2) (alors le paragraphe 79(2)) de la Loi et à son raisonnement, et j'estime inutile de m'étendre davantage sur cet aspect de la question. Cependant, dans ses motifs, le juge Hugessen J.C.A., a ajouté ce qui suit:
Une dernière remarque. Il s'agit ici vraisemblablement d'une cause type. Je suis étonné d'apprendre que la situation dont nous sommes saisis n'est pas unique. Au moment de l'audience qui s'est déroulée devant la Commission, il y avait dix-neuf affaires en instance dans lesquelles l'employeur n'avait pas respecté le délai prévu à l'article 79(2). Il se peut que cela soit attribuable à une simple négligence ou il se peut que cela indique que le délai prévu est trop court. Dans ce dernier cas, le recours consiste à modifier la loi et non à l'interpréter d'une manière qui fait violence à son libellé. Il y a lieu de noter que l'employeur n'a pas essayé de justifier le dépôt tardif et, par conséquent, je n'écarte pas la possibilité que la Commission pourrait, dans certaines circonstances et si l'on démontre l'exis- tence d'une raison valable, libérer le gouvernement des consé- quences de son manquement. [Je souligne.];
À la suite du jugement de la Cour d'appel fédérale, la CRTFP a tenu un certain nombre d'au- diences relativement à plusieurs unités de négocia- tion de l'Alliance pour constater si les faits entou- rant le retard apporté par l'employeur à déposer sa liste de fonctionnaires désignés représentaient, aux yeux de la CRTFP, des circonstances particulières et une «raison valable» susceptibles de «libérer le gouvernement des conséquences de son manque- ment,» selon les mots du juge Hugessen J.C.A., cités plus haut.
La décision de la CRTFP, qui fait l'objet de cette demande fondée sur l'article 28, a fait suite à des audiences tenues les 26 et 31 mai et le ler juin 1989, et elle traitait du dépôt de listes de fonction- naires désignés dans les unités de négociation des Services hospitaliers, des Équipages de navires et des Programmes de bien-être social. Puisque l'em- ployeur a reconnu son dépôt tardif, la question
2 Aux p. 449-450.
3 Id. à la p. 450.
consistait uniquement à savoir si les raisons qu'il avait avancées faisaient état de «certaines circons- tances» et démontraient l'existence d'une «raison valable» permettant à la CRTFP de le libérer des conséquences de son retard.
Il semble que quelque neuf ministères ont soumis tardivement au Conseil du Trésor la liste de leurs fonctionnaires désignés, mais seul le ministère de la Défense nationale a fourni à la CRTFP des éléments de preuve expliquant ce retard; selon la preuve, il était imputable à une panne d'ordinateur. Mais après avoir étudié tous les éléments de preuve à cet égard, la CRTFP a conclu ce qui suit:
À notre avis, cela montre tout simplement que les listes des fonctionnaires désignés du ministère de la Défense nationale ont été déposées en retard à cause de ce que nous pourrions appeler l'incurie, la négligence et l'imprévoyance de l'em- ployeur. Par conséquent, la Commission conclut que la présente affaire ne présente pas les circonstances particulières appro- priées et que l'employeur n'a pas montré l'existence d'une «raison valable» pour le libérer des conséquences de son manquement 4 .
Au cours des audiences devant la CRTFP, l'em- ployeur s'est en grande partie efforcé de souligner l'importance des fonctions et des responsabilités des fonctionnaires dans chacune des trois unités de négociation en question de façon à prouver qu'en raison de la nécessité de ces fonctions pour la sécurité du public, le dépôt tardif de la liste s'ac- compagnait des circonstances particulières et de la «raison valable» qui le justifiaient. La CRTFP a reconnu l'importance des fonctions exercées par plusieurs fonctionnaires dans les trois unités de négociation mais, en renvoyant aux motifs précités du juge Hugessen, elle a dit que la question de la sécurité du public n'était pas celle qu'elle était appelée à trancher en l'occurrence.
Après avoir mentionné la possibilité évoquée par le juge Hugessen J.C.A., que la CRTFP puisse, «dans certaines circonstances et si l'on démontre l'existence d'une raison valable», libérer le gouver- nement des conséquences de son manquement, la CRTFP a déclaré:
Il faut donc interpréter le dernier paragraphe de la page 7 des motifs du jugement en présumant que la Cour a laissé une porte ouverte «dans certaines circonstances et si l'on démontre l'existence d'une raison valable». Il ne fait aucun doute que les fonctions exercées par les fonctionnaires désignés sont impor- tantes pour l'intérêt public. C'est ce qui ressort clairement du
4 Décision de la CRTFP, Dossier d'appel, vol. II, à la p. 414.
libellé du paragraphe 78(1) de la Loi. Toutefois, si la Commis sion retenait l'argument de l'avocat de l'employeur, à savoir que pour être libéré des conséquences de son omission, il lui suffit d'établir que les fonctionnaires dont on propose la désignation assument des tâches nécessaires pour la sécurité du public, alors la fin du dernier paragraphe du jugement exprimé par le juge Hugessen n'aurait plus aucun sens'.
Le Conseil du Trésor soutient que la CRTFP a commis une erreur de droit en ne considérant pas ou en ne traitant pas la preuve relative aux fonc- tions exercées par les fonctionnaires comme si elle était visée par l'expression «dans certaines circons- tances et si l'on démontre l'existence d'une raison valable» de façon à justifier le retard du dépôt des listes. L'intimée, bien qu'elle ait soulevé quelque doute sur l'opportunité qu'il y avait d'introduire la notion des circonstances particulières et de la raison valable comme question de droit et d'inter- prétation des lois, soutient que la CRTFP n'a commis aucune erreur de droit en ne tenant pas compte des éléments de preuve sur les fonctions et les responsabilités des fonctionnaires.
Je suis d'accord avec l'intimée pour dire que la CRTFP n'a commis aucune erreur de droit donnant lieu à révision dans la présente instance fondée sur l'article 28.
Les commentaires du juge Hugessen dans la Décision sur le traitement des données, selon leur contexte et l'économie de l'article 78 et des disposi tions connexes de la Loi, signifient clairement que la raison valable vise l'explication du retard du dépôt et non le motif pour lequel le gouvernement devrait être libéré des conséquences de son dépôt tardif. Bien que la loi en cause, contrairement à plusieurs autres qui traitent des délais, ne men- tionne pas la possibilité de l'existence de certaines circonstances et d'une raison valable, et bien que de façon générale on doive prendre au sérieux les délais fixés, je ne crois pas que ce soit porter atteinte à l'interprétation de la loi ni à l'intention du Parlement que de reconnaître que ces délais puissent être considérés comme ayant été légale- ment respectés lorsqu'un événement ou une cir- constance qui s'apparente à un accident ou à la force majeure est intervenu pour en empêcher le respect littéral. Dans la complexité du monde con- temporain, il est facile d'imaginer des circons- tances qui, sans qu'il y ait faute ni manquement de
5 Id., à la p. 417.
l'employeur, retarderaient le dépôt de la liste des fonctionnaires désignés. Je crois que cela était sous-entendu dans les commentaires du juge Hugessen J.C.A. Évidemment, on ne peut généra- liser car chaque cas dépend, parmi d'autres fac- teurs, de la loi en cause et des mots utilisés. En conséquence, j'estime que la CRTFP a la compé- tence implicite mais très restreinte de libérer le gouvernement employeur des conséquences de son manquement, si elle est convaincue par les motifs du retard dans ce qui serait vraisemblablement des circonstances très inusitées ou extraordinaires.
Cependant accepter comme excuse du retard le fait que les fonctionnaires en cause se livrent à des activités importantes il est vrai, pour la sécurité du public, cela équivaudrait à formuler ou à rédiger de nouveau dans une large mesure ce que prévoit la Loi, à savoir, comme il est dit, la conciliation de la sécurité du public, d'une part, et d'autre part, des droits de certains fonctionnaires de négocier collectivement. Les articles pertinents de la Loi reconnaissent par hypothèse l'importance des fonc- tions des fonctionnaires, de sorte que cette impor tance ne devrait pas être considérée comme une raison valable au dépôt tardif de la liste prévue par la Loi.
Le paragraphe 78(4) de la Loi prévoit que dans le cas l'agent négociateur fait opposition à la désignation de certains fonctionnaires, la CRTFP, après avoir donné à chaque partie l'occasion de présenter des observations, détermine quels fonc- tionnaires sont des fonctionnaires désignés. Ce n'est qu'alors que sera décidée de façon définitive la question des fonctionnaires désignés. L'em- ployeur fait violence au libellé clair de la Loi et au processus qui y est prévu lorsqu'il prétend qu'en raison de l'importance des fonctions exercées par les fonctionnaires, il faut davantage de temps pour déposer les listes requises. Si la prétention du requérant était exacte, la question se poserait alors de savoir combien de temps on mettrait à déposer la liste—il est à présumer que le Conseil du Trésor pourrait prendre un temps considérable, et il con- vient alors de se demander ce qu'il adviendrait de la conciliation de la sécurité du public et du droit des fonctionnaires concernés de négocier collecti- vement.
Permettre que le respect d'un délai n'exclut pas le retard apporté à s'y conformer pour raison
valable, c'est toujours s'en tenir au délai en disant simplement qu'il y a respect présumé. Cependant, si l'on devait accepter l'argument du requérant selon lequel la raison valable vise aussi la considé- ration des fonctions importantes exercées par les fonctionnaires, cela équivaudrait à permettre que l'on ne fasse pas de cas du délai, et qu'on ne le respecte pas, état de choses susceptible de nuire d'une façon incompatible avec la Loi au droit des fonctionnaires à la négociation collective.
L'avocat du requérant a aussi excipé de l'erreur de droit comme circonstance libératrice au motif que le Conseil du Trésor a agi à la lumière de trois décisions de la CRTFP antérieures à la décision de cette Cour sur le Traitement des données, qui disaient toutes trois que le défaut de se conformer au délai imparti ne nuirait pas au processus de la désignation des fonctionnaires. A cet égard, la CRTFP a conclu:
L'employeur soutient que les règles ont changé, et ce, par suite du jugement rendu par la Cour d'appel fédérale. Toutefois, l'article 78 n'a pas été modifié et, à notre avis, l'employeur ne peut pas s'appuyer sur une erreur de droit que la Commission a commise en interprétant l'article 78 de la Loi pour établir l'existence d'une raison valable justifiant son manquement 6 .
Je ne vois aucun motif de modifier la décision de la CRTFP à cet égard, particulièrement étant donné sa conclusion, avec laquelle je ne vois toujours aucune raison d'être en désaccord, que les listes des fonctionnaires désignés du ministère de la Défense nationale «ont été déposées en retard à cause de ce que nous pourrions appeler l'incurie, la négligence et l'imprévoyance de l'employeur».
Par conséquent, cette demande fondée sur l'arti- cle 28 sera rejetée.
LE JUGE MAHONEY, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE STONE, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
6 Id., à la p. 418.
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