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T-2220-89
Ian Ross Mooring (requérant) c.
Dean Fox, en sa qualité de président indépendant des audiences disciplinaires à l'établissement Kent (intimé)
RÉPERTORIÉ: MOORING C. ÉTABLISSEMENT KENT (I" INST.)
Section de première instance, juge Martin— Vancouver, 30 octobre; Ottawa, 11 décembre 1989.
Pénitenciers Il faut interpréter la Directive du commis- saire concernant les dépositions en disant qu'un prisonnier ne jouit pas, lors d'une audience disciplinaire, d'une meilleure protection que celle dont bénéficie un prévenu dans une affaire pénale.
Pratique Preuve Audiences disciplinaires dans les pénitenciers Preuve reçue contre le détenu après qu'il eut témoigné La preuve a-t-elle été divisée incorrectement? La défense n'a fait surface qu'après la déposition du détenu Contre-preuve recevable.
Il s'agit d'une demande fondée sur l'article 18 visant à faire annuler une décision de l'intimé qui avait déclaré le requérant coupable d'une inconduite grave pour le motif qu'on lui a refusé une audience équitable en violation de l'alinéa 11d) de la Charte ou qu'il y a eu manquement à l'équité dans la procédure.
Un agent a allégué que le requérant lui avait donné un coup de pied sur la jambe au cours d'une altercation entre détenus et agents de correction. L'agent a présenté sa déposition à l'au- dience disciplinaire, après quoi le requérant a choisi de témoi- gner. L'audience a alors été ajournée pour permettre à un autre agent de correction de témoigner.
Jugement: la demande devrait être rejetée.
La preuve présentée contre le requérant n'a pas été incorrec- tement divisée puisque la déposition du témoin subséquent constituait une contre-preuve. L'application juste et équitable de la Directive du commissaire concernant l'assignation des témoins lors des audiences disciplinaires n'exige pas que tous les témoins à charge soient entendus avant que le détenu ne décide s'il témoignera. Elle n'offre pas à un détenu dans une instance disciplinaire une meilleure protection que celle dont bénéficie un prévenu dans une affaire pénale.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44], art. 7, 11d).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 18.
Loi sur les pénitenciers, L.R.C. (1985), chap. P-5, art. 37(3).
Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap. 1251.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
John c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 476; (1985), 24 D.L.R. (4th) 713; 23 C.C.C. (3d) 326; 49 C.R. (3d) 57; 63 N.R. 141; 11 O.A.C. 391; Russell c. Radley, [1984] 1 C.F. 543; (1984), 5 Admin. L.R. 39; 11 C.C.C. (3d) 289 (1" inst.).
DOCTRINE
McWilliams, Peter K. Canadian Criminal Evidence, 3` éd. Aurora: Canada Law Book Inc., 1988.
AVOCATS:
Jeffrey Ray pour le requérant. Peter A. Eccles pour l'intimé.
PROCUREURS:
Howard Smith & Company, New Westmins- ter (Colombie-Britannique) pour le requérant. Ray Connell, Vancouver, représentant du sous -procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MARTIN: Le requérant, détenu à l'éta- blissement pénitentiaire Kent en Colombie-Britan- nique, invoque l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), chap. F-7] pour faire annuler la décision de l'intimé, président indépen- dant nommé en vertu des dispositions du Règle- ment sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap. 1251, qui avait déclaré le requérant coupable d'une inconduite grave, c'est-à-dire d'avoir agressé un agent de correction le 6 juillet 1989.
Suivant les motifs de la requête, l'intimé a excédé sa compétence ou n'avait pas compétence lorsqu'il a refusé au requérant une audience équi- table en violation de l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44]] en ordonnant qu'un autre agent de correction soit appelé à témoigner au cours de l'audience discipli- naire après que le requérant eut lui-même déposé.
Subsidiairement, l'avocat de ce dernier soutient, à la lumière des mêmes faits, que l'intimé a violé son obligation d'équité dans la procédure à son égard.
À l'origine, le requérant a fait valoir comme motif additionnel que les actes de l'intimé allaient à l'encontre de l'article 7 de la Charte mais au cours de l'audience, il m'a informé qu'il invoquait non plus l'article 7 mais uniquement l'alinéa 11d).
Il est admis qu'il y a eu certaines altercations entre les détenus et les agents de correction de l'établissement Kent le 6 juillet 1989. Dans le Rapport de l'infraction d'un détenu et l'avis de l'accusation qu'elle a remplis, l'agent de correction Bowman allègue que le requérant lui a donné un coup de pied sur la jambe. L'acte reproché au requérant a été à bon droit qualifié d'inconduite grave et celui-ci en a été informé.
Après trois ajournements au cours desquels le requérant a finalement été représenté par, un avocat, l'audience disciplinaire a commencé le 28 juillet 1989. L'agent de correction Bowman a témoigné et aucun autre témoin n'a été assigné. Le requérant a alors choisi de présenter sa déposition après quoi l'intimé, plutôt que de rendre une déci- sion sur les éléments de preuve qui lui avaient alors été soumis, a ajourné l'audience au 2 août 1989 pour entendre le témoignage de l'agent de correc tion Molino.
Le 2 août 1989, Molino a témoigné et a été contre-interrogé par l'avocat du requérant. Celui-ci a ensuite présenté ses arguments à l'in- timé après quoi ce dernier a déclaré le requérant coupable d'avoir agressé Bowman et lui a imposé une peine appropriée.
L'avocat du requérant soutient que comme Molino a été assigné après le témoignage de son client, la preuve présentée contre lui était divisée incorrectement et en outre que la déposition de Molino ne constituait pas une contre-preuve. Il cite l'arrêt John c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 476; [(1985), 24 D.L.R. (4th) 713; 23 C.C.C. (3d) 326; 49 C.R. (3d) 57; 63 N.R. 141; 11 O.A.C. 391], dans lequel une tactique de ce genre a été décrite par les juges Estey et Lamer dans les termes suivants à la page 481:
Ce sont les conséquences qui découlent de la violation d'un des préceptes fondamentaux de notre procédure criminelle,
c'est-à-dire la division de la preuve de la poursuite de manière à coincer la défense. C'est une tactique particulièrement destruc- trice si le témoignage donné en contre-preuve soulève une nouvelle question et met en cause la crédibilité de l'accusé, puisqu'il s'agit du dernier témoignage que les membres du jury entendent avant de délibérer. Cette pratique pose également la question de la justesse de la conduite de la poursuite eu égard au droit de l'accusé de choisir de garder le silence ou de choisir de témoigner pour sa propre défense. Il doit avoir la possibilité de prendre cette décision en toute connaissance de la totalité de la preuve de la poursuite. Ce n'est pas ce qui s'est produit dans ces procédures.
À l'appui de son argument, l'avocat du requé- rant cite également le paragraphe 19 de la Direc tive du commissaire de 1987 établie en vertu du paragraphe 37(3) de la Loi sur les pénitenciers, L.R.C. (1985), chap. P-5, qui dispose:
19. Si le détenu plaide «non coupable», on doit l'informer qu'il pourra présenter ses éléments de preuve une fois que tous les témoins à charge auront été entendus. Le détenu peut présenter une liste de témoins et(ou) de documents avant l'audience.
L'avocat admet que la Directive du commissaire n'a pas force de loi mais il prétend que le requé- rant a le droit de s'attendre à ce que ces directives soient appliquées équitablement. Je souscris à son argument qui a été décrit par le juge Muldoon dans l'affaire Russell c. Radley, [1984] 1 C.F. 543; [(1984), 5 Admin. L.R. 39; 11 C.C.C. (3d) 289 (ire inst.), à la page 562 C.F.] il a fait remarquer:
La Directive est évidemment un ensemble de règles que le commissaire est habilité par la loi à établir (dans la mesure elles sont intra vires) pour l'administration des membres du Service (Regina v. Institutional Head of Beaver Creek Correc tional Camp, ex parte MacCaud, [1969] 1 C.C.C. 371 (C.A. Ont.)) tout au moins. Il ressort clairement de la Directive que, si des mesures ne sont pas prises immédiatement, il faut néanmoins agir dans un délai raisonnable. Bien que la Directive du commissaire ne soit pas une «loi» au sens de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 10], car «Ce n'est pas en qualité de législateur que le commissaire est habilité à établir des directives, mais en qualité d'adminis- trateur» (Martineau et autre c. Le Comité de discipline des détenus de l'Institution de Matsqui (n° 1), [1978] 1 R.C.S.
118, la p. 129; 33 C.C.C. (2d) 366, p. 374), on estimait, même avant l'adoption de la Charte, que les détenus avaient droit à ce que les Directives soient appliquées équitablement et en conformité avec les principes de justice naturelle (Martineau (n° 2), précité, note 3, R.C.S. à la p. 629, C.C.C. à la p. 378).
L'avocat du requérant semble dire que l'applica- tion juste et équitable de la directive 19 exige que tous les témoins à charge doivent d'abord être entendus et que si le prévenu choisit de témoigner, il pourra alors le faire. Cependant, si je comprends
bien l'argumentation de l'avocat, des éléments de preuve additionnels ne pourront jamais être pré- sentés après le témoignage du prévenu.
À mon avis, il s'agit d'une interprétation beaucoup trop rigide et formaliste de cette direc tive. Selon moi, elle signifie simplement qu'au début de l'audience «relativement informelle», car selon la directive 21, les règles de la preuve en matière criminelle ne s'appliquent pas aux audien ces disciplinaires, si le détenu plaide «non coupa- ble», le président lui dira qu'il entendra d'abord ce que les autorités de la prison ou d'autres témoins ont à dire au sujet de l'accusation portée contre lui et qu'alors, lui, le détenu, aura l'occasion de donner sa version de l'affaire s'il le désire. La directive vise, je pense, à empêcher que quelqu'un, peut-être un détenu non représenté par un avocat, puisse ignorer le fait qu'il a le droit de témoigner à l'audience. Il me semble que cet avis est censé être donné au détenu immédiatement après son plai- doyer et avant l'audition des témoignages car la directive 19 prévoit qu'après avoir informé le détenu de son droit de témoigner, on doit lui dire qu'il peut, «avant l'audience», présenter une liste de témoins et de documents.
Selon moi, la directive 19 ne veut pas dire qu'après que tous les témoins, sauf le détenu, ont été entendus, le président informera ce dernier que tous les témoins à charge ont maintenant été entendus et qu'il ne saurait y avoir de preuve additionnelle autre que le témoignage du détenu et que celui-ci a maintenant le droit, s'il le choisit, de témoigner avec la garantie que, quoi qu'il dise, il n'y aura pas de contre-preuve additionnelle.
Si, en vertu des règles strictes de la preuve en matière criminelle, le témoignage d'un détenu dans une audience disciplinaire permettait au ministère public de présenter une contre-preuve dans un procès criminel, le président indépendant aurait alors le droit dans une audience disciplinaire d'en- tendre cette contre-preuve après la déposition du détenu. Il s'agit d'une question tout à fait différente de celle de savoir si le président indépen- dant peut, après que le détenu, a présenté sa preuve, entendre un témoignage qui, dans les cas régis par les règles strictes de la preuve en matière
criminelle, constituerait pour le ministère public une division de sa preuve et ne serait pas recevable à titre de contre-preuve.
Cette dernière question ne se pose pas en l'es- pèce car, à mon avis, le témoignage que le prési- dent indépendant a entendu après la déposition du détenu constituait un élément de preuve qui était recevable dans un instance pénale à titre de contre- preuve. En d'autres termes, je conclus que la direc tive 19 n'offre pas à un détenu dans une instance disciplinaire une meilleure protection que celle dont bénéficie un prévenu dans une affaire pénale assujettie à des règles strictes de preuve.
En l'espèce, la preuve directe contre le détenu a été présentée par Bowman qui n'a fait mention d'aucune altercation physique entre le requérant et l'agent de correction Molino. Le nom de Molino a été mentionné pour la première fois par l'avocat du requérant qui a laissé entendre à Bowman qu'une telle altercation avait eu lieu. Bowman n'a pas accepté cette insinuation.
À mon avis, l'insinuation faite par l'avocat du requérant dans son contre-interrogatoire de Bowman ne soulevait pas un moyen de défense qui obligeait le président à demander qu'on lui pré- sente une contre-preuve avant d'entendre le témoi- gnage du requérant. En premier lieu, l'insinuation lancée à Bowman ne soulevait aucun moyen de défense particulier et ne faisait qu'ouvrir la porte à plusieurs moyens de défense possibles tels que:
a) Molino a poussé le détenu vers Bowman qui a été ainsi frappée par inadvertance;
b) Molino et le détenu avaient une altercation physique dans un autre endroit au moment le requérant aurait frappé Bowman, ce qui consti- tue un alibi;
c) Molino et le détenu étaient tellement engagés dans leur altercation que le requérant n'aurait pas pu frapper Bowman.
En second lieu, ces moyens de défense n'ont été soulevés qu'au cours du contre-interrogatoire et ils ne pouvaient donc être invoqués que si le requérant choisissait de témoigner. Cette situation est exami née dans l'ouvrage de McWilliams, Canadian Cri minal Evidence, 3 ° éd. 1988, à la page 31-11:
[TRADUCTION] 31:10330 Difficulté du critère de la prévisibi- lité
Le poursuivant peut prévoir certains moyens de défense qui seront soulevés mais il ne saurait présumer qu'ils seront tous soulevés. Un moyen de défense peut ressortir du contre-interro- gatoire des témoins du ministère public mais il peut n'apparaî- tre clairement qu'au moment la défense présente sa preuve. Comme lord Sumner l'a déclaré dans l'arrêt Thompson v. The King, [1918] A.C. 221 (H.L.), «La poursuite ne peut pas prêter à l'accusé des moyens de défense imaginaires dans le but de les réfuter au départ par un préjudice accablant■.
Lorsqu'on invoque des moyens de défense tels que la légitime défense ou la provocation, il faudra certainement décider si le prévenu doit être appelé à la barre et le poursuivant ne saurait présumer qu'il en sera ainsi. Comme le juge Phillimore l'a dit dans l'arrêt R. v. Froggatt (1910), 4 Cr. App. R. 115 la page 118:
On ne sait pas ce qu'un prisonnier dira pour sa défense. Dans certains cas, il serait impossible pour le poursuivant de réfuter la défense d'alibi si ce n'est par une contre-preuve, car il ne sait pas qu'au cours du procès, le prisonnier ne peut pas invoquer un moyen de défense autre qu'un alibi ou incompatible avec celui-ci, même si c'est ce moyen qu'il a fait valoir devant les juges.
Mais la contre-preuve a été refusée lorsque, au cours d'un nouveau procès, on a invoqué le même alibi que lors du procès antérieur: R. v. Smith, [1956] Crim. L.R. 193, car le poursui- vant n'a pas été pris par surprise.
De fait, en l'espèce, le requérant a choisi de témoigner et il a effectivement dit qu'il n'avait pas frappé Bowman ou que s'il l'a frappée, il a été poussé par Molino au cours de l'altercation qu'ils avaient.
Ce n'est par conséquent qu'après le témoignage du requérant que le président a pris connaissance de son moyen de défense. Dans de telles circons- tances, dans un procès criminel ordinaire, le minis- tère public aurait le droit de présenter une contre- preuve. En l'espèce, étant saisi d'une preuve con- tradictoire, le président a choisi, à bon droit selon moi, de faire témoigner Molino de façon à pouvoir déterminer la véracité de la version du requérant.
Il en est ressorti que Molino a nié tout contact physique avec le requérant et, rejetant le moyen de défense de ce dernier pour cette raison, le président l'a à bon droit déclaré coupable.
Comme à mon avis le requérant n'a pas été traité injustement par le président au cours de son audience disciplinaire, la présente demande sera rejetée.
Il n'y aura aucune adjudication de dépens.
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