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T-1416-88
Rothmans, Benson & Hedges Inc. (demanderesse)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
RÉPERTORIE ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC. C. CANADA (PROCUREUR GENERAL) (1" INST.)
Section de première instance, juge Rouleau— Toronto, 7 avril; Ottawa, 19 mai 1989.
Pratique Parties Intervention Demande d'interven- tion de l'Institut de la publicité canadienne (IPC) dans une action attaquant la constitutionnalité de la loi interdisant la publicité des produits du tabac au Canada L'IPC représente l'industrie de la publicité au Canada en réponse aux mesures législatives et réglementaires qui menacent l'indépendance et la liberté de publicité de l'industrie Nécessité d'examiner la procédure et la pratique provinciales puisqu'il n'existe aucune règle de la Cour fédérale permettant expressément l'interven- tion Règle ontarienne permettant à une personne qui n'est pas partie à l'instance d'intervenir lorsqu'elle a un intérêt dans l'objet ou l'issue du litige Demande rejetée L'IPC ne répond pas aux critères établis par la jurisprudence L'exis- tence d'un intérêt financier direct dans l'issue de l'action principale ne suffit pas en soi pour justifier l'intervention La prétention de la demanderesse que la Loi contrevient à la liberté d'expression est essentiellement la même que l'argu- ment de l'IPC Les opinions de la requérante sont correcte- ment défendues par la demanderesse Les intérêts de la justice ne seront pas mieux servis si_ on permet l'intervention puisqu'il n'existe aucune preuve que l'IPC détient des rensei- gnements qui ne sont pas accessibles aux parties.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2b), 15(1).
Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, chap. 20.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 5, 1010, 1101.
Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83-74, Règle 18.
Rules of Civil Procedure, O. Reg. 560/84, Règle 13.01(1),(2) (mod. par O. Reg. 221/86, art. 1).
AVOCATS:
Edward P. Belobaba pour la demanderesse. Claude R. Thomson, c.r. et Robert W. Staley pour l'intervenant proposé.
Robert W. Staley pour l'Institut de la publi- cité canadienne.
Paul J. Evraire, c.r. pour le défendeur.
Duncan McDuff représentant pour la Société canadienne du cancer.
PROCUREURS:
Gowling & Hendersdn, Toronto, pour l'appe- lante.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ROULEAU: La Cour est saisie d'une demande présentée par l'Institut de la publicité canadienne (IPC) en vue d'obtenir une ordonnance l'autorisant à intervenir dans l'action. La deman- deresse conteste la constitutionnalité de la Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, chap. 20, qui interdit la publicité en faveur des produits du tabac au Canada.
La demanderesse est la firme Rothmans, Benson & Hedges Inc. (Rothmans). Elle consteste la cons- titutionnalité de la Loi, qu'elle considère ultra vires et contraire à l'alinéa 2b) et au paragraphe 15(1) de la Charte [Charte canadienne des ,droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Elle pré- tend aussi que la Loi n'est pas sauvée par l'article premier de la Charte. Elle cherche à établir que le droit d'annoncer les produits qu'elle fabrique repose principalement sur la théorie voulant que cette publicité ne favorise pas la consommation accrue de produits du tabac, mais encourage plutôt ceux qui en font usage à faire un choix entre des fabricants de tabac en situation de concurrence.
L'IPC, qui est le requérant en l'espèce, est une association nationale qui représente des agences de publicité offrant toute une gamme de services. Il est composé de 62 membres dont les cotisations annuelles en assurent le fonctionnement. Dans le cadre de ses activités, il défend activement l'indus- trie canadienne de la publicité contre les mesures législatives et réglementaires qui semblent mena- cer l'indépendance et la liberté d'action de ce secteur d'activité. L'IPC est intervenu dans les débats publics auxquels ont donné lieu les restric tions publicitaires qui ont frappé des produits comme la bière, l'alcool, les loteries, les produits
d'hygiène féminine, les jouets et les produits du tabac, et il a fait des démarches auprès de gouver- nements et d'organismes gouvernementaux dans le cadre de l'exécution de son mandat.
Le requérant fait valoir que la Cour doit l'auto- riser à intervenir dans l'action pour qu'il puisse se faire entendre au sujet de la constitutionnalité de la Loi réglementant les produits du tabac et des répercussions de cette Loi sur la liberté d'expres- sion commerciale et le droit d'annoncer des pro- duits licites. L'IPC soutient qu'il est important et utile de lui permettre d'intervenir dans l'action pour défendre le rôle légitime que joue la publicité dans la société. Selon lui, les arguments fondés sur l'alinéa 2b) et le paragraphe 15(1) de la Charte que Rothmans invoque dans sa déclaration auraient une portée assez resreinte et pourraient ne pas tenir compte des questions plus générales que soulève la Loi au sujet de la réglementation de la publicité commerciale. L'IPC soutient que la Loi a des conséquences financières directes sur ceux de ses membres dont les services sont retenus par les fabricants de produits du tabac et a, par ricochet, des conséquences sur sa propre situation financière car elle provoque une baisse du revenu provenant des cotisations que ces membres lui versent.
Le requérant plaide qu'il satisfait aux critères appliqués par les tribunaux lorsqu'ils sont saisis d'une demande d'intervention: l'Institut et ses membres sont directement touchés par l'issue du litige; la position de l'IPC est différente, à certains égards, de celle de la demanderesse, et si la Cour lui permettait d'exposer son point de vue, celle-ci serait mieux placée pour examiner la constitution- nalité de la Loi réglementant les produits du tabac; et compte tenu des questions importantes qui sont en jeu dans cette affaire et de leurs nombreuses ramifications, il conviendrait d'autori- ser une partie désireuse de défendre la liberté d'expression commerciale à intervenir.
En dernier lieu, le requérant prétend que les tribunaux ont reconnu dans des causes portant sur la Charte qu'il n'était pas obligatoire de respecter à la lettre les principes qui s'appliquent normale- ment aux requêtes en intervention, et que d'autres facteurs pourraient entrer en ligne de compte. L'IPC soutient qu'il est bien placé pour aider la Cour à prendre en considération l'ensemble des
arguments relatifs à la constitutionnalité de la Loi réglementant les produits du tabac et que la Cour devrait l'autoriser à intervenir car la décision qu'elle rendra à ce sujet ne touchera pas unique- ment les parties immédiates.
Le défendeur s'oppose à la demande d'interven- tion de l'IPC car il la considère prématurée pour trois raisons. Premièrement, le contre-interroga- toire du président et directeur général de l'IPC, M. Keith McKerracher, indique que celui-ci se pro pose d'attendre pour voir si les arguments de la demanderesse auront un caractère assez général ou s'il faudra qu'il élargisse le débat. Deuxièmement, même si l'IPC possède actuellement certains «ren- seignements», rien ne permet véritablement de croire qu'il compte soumettre des éléments de preuve différents. Troisièmement, le défendeur prétend que l'IPC souhaite définir de façon ponc- tuelle le rôle qu'il jouera dans le litige.
Selon le défendeur, l'IPC ne répond pas aux critères énoncés dans la jurisprudence et qui justi- fieraient qu'on l'autorise à intervenir, et il n'a pas établi que les parties sont incapables de débattre adéquatement les questions dont la Cour est saisie.
La Règle 1101 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663] autorise les procureurs géné- raux à intervenir dans une action lorsqu'il s'agit de questions d'ordre constitutionnel. La Règle 1010 (Amirauté) permet l'intervention des personnes qui prétendent avoir un droit afférent à des biens ou à l'argent consigné à la Cour lorsqu'il s'agit d'un navire. Toutefois, les Règles de la Cour fédé- rale ne contiennent aucune disposition spécifique sur les interventions en général, qui s'apparenterait à la Règle 18 des Règles de la Cour suprême du Canada [DORS/83-74].
Quoi qu'il en soit, la Règle 5 des Règles de la Cour fédérale, souvent appelée règle des «lacunes» prévoit que lorsque se pose une question non autre- ment visée par une disposition d'une loi du Parle- ment du Canada ni par une règle ou ordonnance générale de la Cour, celle-ci détermine la pratique et la procédure à suivre pour cette question par analogie avec les autres dispositions des Règles ou avec la pratique et la procédure en vigueur pour des procédures semblables devant les tribunaux de la province à laquelle se rapporte plus particulière-
ment l'objet des procédures. À cet égard, la Règle 13.01(1) des Rules of Civil Procedure de l'Onta- rio, O. Reg. 560/84, dans sa forme modifiée [O. Reg. 221/86, art. 1], habilite les tribunaux à auto- riser une personne qui n'est pas partie à l'instance à intervenir dans une action si elle a un intérêt dans ce qui fait l'objet de l'instance ou dans son issue. Cette règle est libellée ainsi:
13.01 (1) Une personne qui n'est pas partie à l'instance et qui prétend, selon le cas:
a) avoir un intérêt dans ce qui fait l'objet de l'instance;
b) qu'elle risque d'être lésée par le jugement;
c) qu'il existe entre elle et une ou plusieurs des parties à l'instance une question de droit ou de fait commune avec une ou plusieurs des questions en litige dans l'instance,
peut demander, par voie de motion, l'autorisation d'intervenir en qualité de partie jointe.
(2) Après avoir étudié si l'intervention risque de retarder indûment la décision sur les droits des parties à l'instance ou de lui nuire, le tribunal peut joindre l'auteur de la motion comme partie à l'instance et rendre une ordonnance juste en ce qui concerne les actes de procédure et l'enquête préalable.
Outre la règle des lacunes, il y a d'autres critè- res établis par la jurisprudence dont il faut tenir compte dans l'examen d'une telle requête.
(1) La personne qui se propose d'intervenir est-elle directement touchée par l'issue du litige?
(2) La position de cette personne est-elle défendue adéquate- ment par l'une des parties au litige?
(3) L'intérêt de la justice serait-il mieux servi si l'intervention demandée est autorisée?
(4) La Cour peut-elle entendre l'affaire et statuer sur le fond sans autoriser l'intervention?
À mon avis, le requérant ne répond à aucun de ces critères, sauf le premier; en effet, il semble ne pas faire de doute que l'IPC est directement inté- ressé sur le plan financier par l'issue du litige. Toutefois, cet intérêt n'est pas suffisant en soi pour que la Cour accède à sa demande. À mon avis, tout argument que le requérant pourrait faire valoir sera invoqué, en fin de compte, par la demanderesse; cette dernière prétend que la loi est inconstitutionnelle parce qu'elle brime sa liberté d'expression. Selon moi, c'est aussi ce que plaide l'IPC, et je suis convaincu que la demanderesse saura défendre adéquatement le point de vue du requérant dans l'action principale.
D'autre part, je ne pense pas que l'intérêt de la justice sera mieux servi si le requérant est autorisé à intervenir. Rien de ce qui a été dit à l'audience n'établit que l'IPC possède des renseignements que ni la demanderesse ni le défendeur ne peuvent obtenir. J'estime que la Cour pourra entendre l'affaire et statuer sur le fond sans l'intervention de l'IPC.
Pour des raisons précitées, la requête en inter vention du requérant est rejetée. Les dépens sont adjugés au défendeur.
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