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T-1957-89
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (requérante)
c.
Stephen Cole, Paula Tippett et Edward H. Fox en leur qualité de membres du Tribunal des droits de la personne constitué sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Commission canadienne des droits de la personne et Michael Doyle (intimés)
RÉPERTORIE: COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA C. CANADA (TRIBUNAL DES DROITS DE LA PER- SONNE) (1" INST.)
Section de première instance, juge Muldoon— Ottawa, 20 et 23 novembre 1989.
Droits de la personne Les restrictions professionnelles imposées à un serre-frein/agent de manœuvre diabétique insu- lino-dépendant constituent des exigences professionnelles nor- males La Commission a commis un abus de compétence en constituant un tribunal pour enquêter sur une question déjà décidée L'enquête est prohibée.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Prohibition
Droits de la personne Exigence professionnelle normale
Restrictions professionnelles imposées à un serre frein/ agent de manœuvre diabétique insulino-dépendant Inter diction au tribunal des droits de la personne d'enquêter sur la plainte lorsque la jurisprudence a déjà décidé la question La Commission a abusé de ses pouvoirs et de sa compétence.
L'intimé, Doyle, était au service de la requérante, CNR, depuis mai 1979 en qualité de serre-frein/agent de manoeuvre. En décembre 1983 il a été diagnostiqué comme étant un
diabétique insulino-dépendant. En mars 1984, la suite de l'examen médical que lui a fait subir le médecin de la requé- rante, Doyle s'est vu interdire d'exercer certaines tâches affé- rentes à son poste, comme faire des signaux au moyen de drapeaux à des véhicules en marche, et monter à bord de tels véhicules et en descendre. En mai 1984, l'employé a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Pour diverses raisons, le tribunal chargé d'enquêter sur la plainte n'a pas été constitué avant avril 1989. Entre temps, de nouvelles techniques de surveillance des diabétiques insulino-dépendants ont été élaborées, et en septembre 1988 Doyle a été rétabli dans ses anciennes fonctions. Il suit actuelle- ment la formation de conducteur de locomotive. Les avocats ont cependant convenu que la période importante allait du 3 décembre 1983 au 17 mai 1984, et que la constitution du tribunal se trouvera justifiée légalement ou non selon la con- naissance des parties du contrôle du diabète, et les événements et la jurisprudence qui ont vu le jour pendant la période importante.
Il s'agit d'une demande visant à interdire au tribunal d'en- quêter sur la plainte déposée, et visant à obtenir une ordon- nance portant que la Commission a excédé sa compétence en constituant le tribunal.
Jugement: il devrait être interdit au tribunal de faire enquête sur la plainte.
Avant la constitution du tribunal en l'espèce, la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Com- mission canadienne des droits de la personne) et un tribunal d'appel dans la décision Gaetz c. Forces armées canadiennes, suivant l'un et l'autre les critères applicables aux «exigences professionnelles normales» établis par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke et Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, avaient statué que les fonctions exigeant qu'un employé se dépense physiquement et/ou soit mentalement pré- sent à des moments critiques et imprévus comportent l'exigence normale que le titulaire ne soit pas un diabétique insulino- dépendant.
La Cour devrait hésiter à se substituer à la Commission et à un tribunal, mais lorsque la décision du tribunal, pour être correcte en droit et en matière de preuve, est toute tracée à l'avance, il devrait être considéré que la Commission a excédé sa compétence en constituant un tribunal et l'enquête devrait être interdite parce qu'elle sera inutile, coûteuse, contraignante, gênante et abusive. La Commission affaiblit la cause des droits de la personne en persistant à faire enquête sur des questions déjà décidées.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), chap. H-6, art. 15a), 49(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission cana- dienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209; (1987), 40 D.L.R. (4th) 586 (C.A.); Gaetz c. Forces armées canadiennes (1988), 89 CLLC 17,014 (T.C.D.P.); Commission ontarienne des droits de la per- sonne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC 17,005; 40 N.R. 159; Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481; 17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185.
DÉCISIONS CITÉES:
Procureur général du Canada c. Cumming, [1980] 2 C.F. 122; (1979), 103 D.L.R. (3d) 151; 79 DTC 5303 (1re inst.); Canadian Pacific Air Lines, Ltd. c. Williams, [1982] 1 C.F. 214 (C.A.).
AVOCATS:
John M. Barker, c.r. et Myer Rabin pour la requérante.
René Duval et Nancy Holmes pour les intimés.
PROCUREURS:
Cox, Downie & Goodfellow, Halifax, pour la requérante.
Commission canadienne des droits de la per- sonne, Ottawa, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: En l'espèce, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (ci-après appelée la requérante) a déposé un avis de requête le 22 septembre 1989 concluant aux ordonnances suivantes:
a) un bref de prohibition visant à interdire aux intimés Stephen Cole, Paula Tippett et Edward H. Fox, agissant en leur qualité de tribunal des droits de la personne, constitué sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de faire enquête sur une plainte déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne par l'intimé Michael Doyle;
b) un bref de prohibition interdisant à ces intimés d'entrepren- dre ladite enquête tant que cette Cour n'aura pas statué sur la question en l'espèce;
c) une ordonnance portant que la Commission intimée a excédé sa compétence en constituant le tribunal concerné; et
d) toute autre réparation que cette Cour peut estimer juste.
Il y a contestation liée par. et pour le tribunal et la Commission canadienne des droits de la per- sonne (ci-après appelés les intimés) mais non par l'intimé Michael Doyle (ci-après appelé l'employé ou le plaignant). Ses intérêts ont donc été repré- sentés et continuent d'être représentés seulement indirectement par les avocats des intimés. L'affaire a été entendue à Ottawa le 20 novembre 1989. Le principal ensemble de faits documentés soumis à l'appréciation de la Cour et à la base de ces procédures se trouve dans l'affidavit et les pièces y afférentes de Marvin Blackwell, vice-président de la requérante pour la région de l'Atlantique, à Moncton (Nouveau-Brunswick).
L'employé Doyle était au service de la requé- rante en qualité de serre-frein/agent de manoeuvre depuis le 29 mai 1979 avant le mois de décembre 1983, lorsqu'il a été diagnostiqué comme étant un diabétique insulino-dépendant. Le 29 mars 1984, à la suite de l'examen médical que le médecin de la requérante a fait subir à l'employé, ce dernier s'est vu interdire par la requérante d'exercer certaines tâches afférentes à son poste, comme faire des signaux au moyen de drapeaux à des véhicules en
marche, et monter à bord de tels véhicules et en descendre. Ces restrictions doivent être considérées compte tenu de tout l'éventail des tâches, des responsabilités et des conditions de travail de ceux qui occupent le poste de serre-frein/agent de manoeuvre, que l'on trouve exposés comme suit à la pièce «N» de l'affidavit de M. Blackwell:
Que fait un Serre-frein/Agent de manœuvre?
Le Serre-frein (homme ou femme) est membre d'une équipe de train qui s'occupe des manoeuvres de mouvements de train se rendant vers divers endroits. Il doit voyager vers différentes destinations selon l'itinéraire du train auquel il est affecté. Un Agent de manœuvre (homme ou femme) est membre d'une équipe de triage qui effectue des manoeuvres de wagons à des endroits spécifiques. Il s'occupe aussi de la formulation des trains et assure le service aux industries.
Tâches et responsabilités
Le Serre-frein/Agent de manoeuvre:
attelle les wagons et s'occupe de la manoeuvre des aiguilles de voie;
donne et interprète les signaux particuliers aux mouvements du train auquel il est affecté ou particuliers aux mouvements des trains dans la gare de triage;
vérifie l'état du matrériel et des trains qui passent; vérifie légat général de la gare de triage; prend les mesures de sécurité appropriées telles qu'exigées par le CN;
manie le matériel tel que: les appareils radio, les aiguilles de voie et les dispositifs de dételage, afin de faciliter les divers mouvements de trains et la manoeuvre des wagons;
en cas d'urgence, assure la protection du train à l'aide de drapeaux ou de signaux lumineux tel qu'énoncé dans les règlements d'exploitation. Il peut aussi avoir à marcher en avant ou en arrière du train sur une distance réglementaire et demeurer sur place pour une période prolongée;
travaille avec d'autres personnes lors d'un déraillement;
aide les passagers à monter et descendre du train; s'assure que les bagages sont placés de façon sécuritaire;
pendant le trajet, fait le tour des wagons de passagers pour s'assurer que le bon ordre règne;
fournit l'information concernant les horaires et annonce les arrêts du train.
Conditions de travail
travaille en se conformant aux pratiques et règlements de sécurité du CN; doit porter les vêtements, les chaussures et les accessoires protecteurs réglementaires;
doit avoir une mise soignée et porter l'uniforme réglemen- taire lorsqu'affecté à un train de passagers;
travaille dans des conditions présentant certains risques;
travaille à l'extérieur dans des conditions atmosphériques variables;
à l'occasion, travaille seul dans un état d'isolement;
travaille à différents endroits, selon l'affectation donnée;
s'absente souvent de sa gare d'attache pour des périodes de temps variables lorsqu'affecté à un train;
travaille pendant plusieurs années par affectations (de jour, de soir ou de nuit), la semaine, les fins de semaine, et lors de congés statutaires;
travaille des heures irrégulières et par affectations irréguliè- res pendant un certain nombre d'années; est sujet à faire de longues journées de travail;
est convoqué au travail sur appel et doit être disponible 24 heures par jour à l'année longue;
participe à des sessions de formation et est soumis périodi- quement à des évaluations;
est assujetti à une période de probation;
est sujet à des mises à pied.
Qui est eligible?
Toute personne agée d'au moins 18 ans peut poser sa candidature.
Si vous décidez de postuler à titre de Serre-frein/Agent de manoeuvre, vous devrez:
passer et réussir:
un examen médical et un test d'aptitudes physiques.
Le 27 mars 1984, le même jour l'employé a fait l'objet d'un avis médical lui imposant des restrictions au travail, son médecin de famille a rédigé et signé une brève note à son égard, soit la pièce «B», qui disait:
[TRADUCTION] Sous mes soins pour diabète insolino-dépen- dant—sans complication—devrait être employé comme étant apte à accomplir toute tâche.
Le jour suivant l'employé, son président de section locale et un surintendant adjoint de la compagnie ferroviaire requérante se sont réunis pour détermi- ner les chances d'emploi de l'employé. Comme on l'a dit plus haut, c'est le jour suivant, soit le 29 mars 1984, que l'employé a été avisé par lettre des détails des restrictions qui lui étaient imposées au travail.
L'employé a signé le 7 mai 1984, et la Commis sion a reçu le 17 mai 1984 la formule de plainte de l'employé, qui est la pièce «C», dans laquelle il formulait la plainte suivante:
[TRADUCTION] mon employeur établit à mon endroit une distinction défavorable en me privant de mes chances d'emploi en raison de mon diabète, à l'encontre des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
La période importante en l'espèce, comme les avocats des diverses parties ont convenu, est la période qui s'étend entre environ le 3 décembre 1983, date du diagnostic de l'employé, et le 17 mai 1984, date à laquelle la Commission a reçu sa plainte. La Commission a mis ensuite ce qui paraît être un temps prodigieusement long, presque cinq années, à nommer les trois intimés désignés nom- mément pour constituer un tribunal conformément à la Loi, c'est-à-dire jusqu'au 12 avril 1989, comme le révèle la pièce «K». Bien des choses se sont produites au cours de ce laps de cinq ans. Il semble qu'il puisse exister de nouvelles méthodes pour surveiller l'état des diabétiques insulino- dépendants, et il semble également qu'en septem- bre 1988, l'employé a été rétabli dans ses fonctions antérieures et qu'il suive actuellement une forma tion pour devenir conducteur de locomotive.
Ces faits sont à l'avantage de l'employé, mais puisque l'époque importante est celle qui va du 3 décembre 1983 au 17 mai 1984 il semble, comme l'ont reconnu les avocats de toutes les parties, que la constitution du tribunal se trouvera justifiée légalement ou non selon la connaissance des par ties du contrôle du diabète, et les événements et la jurisprudence qui ont vu le jour pendant la période importante. Ce qui ne signifie pas que les instances comme celle-ci, et la constitution des tribunaux qui provoque parfois ces litiges, doivent devenir des reliques surannées figées dans la pierre antique quand il s'agit d'établir ce qui constitue des exi- gences professionnelles normales. La jurisprudence doit évidemment tenir compte des progrès de la médecine et des autres perfectionnements techno- logiques. Il est évident que quelques-unes des limi- tes imposées aujourd'hui à l'exercice d'un emploi pourront disparaître demain grâce aux progrès de la science et de la technique.
La période importante en l'espèce reste cepen- dant fixe aux fins de l'instance. Ainsi donc la Commission, si elle veut éviter d'excéder la compé- tence qu'elle a pour constituer un tribunal d'en- quête, doit agir pour des raisons suffisantes et des motifs prévus par la loi. Bien qu'il serait difficile à quiconque d'établir un excès ou une absence véri- tables de compétence étant donné le pouvoir con- féré par le paragraphe 49(1) de la Loi [Loi cana- dienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), chap. H-6] («La Commission peut, à toute
étape postérieure au dépôt de la plainte, constituer un tribunal...», il reste que si la Commission cherchait à enquêter sur des questions déjà claire- ment établies et déterminées par la loi, pour harce- ler un employeur, ou pour quelqu'autre motif détourné de son cru ou de celui de ses fonctionnai- res, elle serait considérée comme excédant ses pouvoirs. Un tel excès de pouvoirs, tenant de l'in- justice et de l'illégalité, peut être invalidé ou pro- hibé par cette Cour, si elle conclut à son existence. Il convient de souligner que les deux côtés ont concédé qu'il n'y a lieu de prendre en considération en l'espèce nulles autres nouvelles techniques que celles dont la Commission, les médecins et les tribunaux savent qu'elles étaient pratiquées pen dant la période concernée.
En octobre 1984, le médecin de famille de l'em- ployé avait envoyé ce dernier consulter un spécia- liste médical, Michael J. McGonigal, MB FRCP (C), de St-Jean. Ce spécialiste a écrit à la Com mission le 8 mai 1985, pièce «E», en réponse à une demande de renseignements du 25 avril 1985. La lettre de trois pages est trop longue pour être citée intégralement, mais on peut y glaner certains faits fondamentaux.
[TRADUCTION] À cette époque [octobre 1984], j'ai remarqué que M. Doyle avait contracté le diabète aux environs ck Noël 1983, et qu'il prenait de l'insuline depuis. Je ne sâis pas exactement quels symptômes il présentait ni quel était le taux de son glucose sanguin initial.
Mon impression à ce moment était qu'il était un diabétique très motivé et bien contrôlé, et j'avais l'impression qu'il irait très bien.
Je n'ai aucun motif de présumer qu'il sera particulièrement susceptible d'avoir des faiblesses ou des réactions au cours de son travail, mais il est clair que cette possibilité existe pour à peu près tous ceux qui prennent de l'insuline. [Non souligné dans le texte original.]
[Renvoi à un document sur les restrictions médicales des employés préposés aux trains, adressé au spécialiste par un fonctionnaire de la Commission des droits de la personne.]
À la page cinq de ce document, le second paragraphe traite des patients traités à l'insuline qui ont cependant un contrôle acceptable de leur glucose sanguin; certaines restrictions sont à conseiller. Parmi elles, mentionnons qu'il convient de ne pas leur faire conduire des véhicules lourds ni leur assigner des tâches demandant une grande dépense d'énergie à des périodes imprévisibles, ni leur donner des tâches à accomplir près de machines mues par des moteurs. Selon la description des fonc- tions de M. Doyle, il semble tomber dans ces catégories. Il se
peut donc qu'il soit exclu de ce genre de travail en raison de son diabète. [Non souligné dans le texte original.]
Les passages précités tirés de la documentation soumise à la Cour sont cités pour bonne mesure. Question d'objectivité, ou son absence, soulignons que ces passages sont notablement absents de la sélection des extraits de la lettre du docteur McGonigal cités dans le rapport d'enquête de la Commission, pièce «G», en date du 26 février 1987.
Les intimés en l'espèce ont présenté à la Cour des éléments de preuve, annexés à l'affidavit de Réal Fortin. Les pièces annexées à l'affidavit de M. Fortin sont volumineuses. Parmi elles, se trou- vent de nombreux articles sur l'hypoglycémie chez les diabétiques insulino-dépendants, rédigés par de savants auteurs pour être publiés dans des revues professionnelles et savantes. Ces pièces sont aussi les pièces qui ont été présentées et la transcription des débats qui a été faite dans le cadre de l'audi- tion devant le tribunal de la plainte de Wayne Mahon, laquelle audition a débuté le 3 juin 1985. La plainte de Wayne Mahon a par la suite fait l'objet d'une demande fondée sur l'article 28 [Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] adressée à la section d'appel de cette Cour, et indexée de façon quelque peu trompeuse sous l'intitulé Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la per- sonne), [1988] 1 C.F. 209; (1987), 40 D.L.R. (4th) 586. Elle serait d'un rappel plus facile si elle était désignée sous l'intitulé CP Ltée c. CCDP & Mahon, ou simplement comme l'affaire Mahon.
La transcription des débats de cette affaire fait aussi état de la déposition d'un autre spécialiste médical, le docteur Cornelius J. Toews. Cette transcription révèle un antagonisme qui n'a mal- heureusement rien d'inusité entre le déposant et le contre-interrogateur, et qui cède la place à une objectivité plus sereine chez le déposant lorsqu'il est interrogé par le président (et l'unique membre) du tribunal. Voici les passages qui valent d'être cités en l'espèce, à partir de la page 68 de la transcription, page 73 du dossier des intimés:
M. LE PRÉSIDENT: Bien, je crois que je cherchais aussi à savoir s'il (Mahon) était prudent dans ses habitudes personnel- les, s'il avait encore un mode de vie raisonnable, s'il n'y aurait pas un problème qu'il serait incapable de contrôler, disons en conduisant un taxi. C'est le genre de question que j'essayais de poser, ou la situation pourrait-elle encore échapper à son con- trôle, en ce qui concerne l'existence de crises d'hypoglycémie.
LE DÉPOSANT: Vous me demandez si je puis envisager la situation étant donné son diabète, le temps écoulé depuis le diagnostic et ainsi de suite, il pourrait se trouver dans l'impossi- bililité de prendre des mesures correctives? Oui, c'est possible.
M. LE PRÉSIDENT: Bien qu'il surveille son état?
LE DÉPOSANT: Oui, c'est possible. Cela est rapporté. Nous le savons. Quiconque voit plusieurs diabétiques le sait.
M. LE PRÉSIDENT: Bien qu'il prenne toujours une tablette de chocolat?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Et bien qu'il tienne toujours compte des mesures utiles?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Les choses pourraient échapper à son con- trôle dans une situation donnée?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Je suppose donc, puisqu'évidemment les dia- bétiques peuvent conduire une automobile, que vous dites qu'il pourrait être au volant, et cela est évidemment très improbable, mais il pourrait éprouver soudainement des ennuis et constituer un danger pour le public?
LE DÉPOSANT: Oui.
NOUVEL EXAMEN PAR M. DUVAL
Q. Selon l'examen que vous avez fait subir à M. Mahon, croyez-vous que ce dernier fait partie du groupe particulier de dix pour cent des diabétiques enclins à éprouver de fortes réactions sans symptômes précurseurs?
R. Non.
Comme on l'a noté, la transcription d'où sont tirés les extraits susmentionnés est la transcription de l'affaire Mahon, qui a fait l'objet d'un contrôle judiciaire par la section d'appel de cette Cour en 1987.
Dans l'intervalle, soit le 27 avril 1989, un tribu nal d'appel auprès duquel la Commission en avait appelé d'une décision d'un tribunal d'un seul membre concernant un diabétique insulino-dépen- dant, a rendu sa décision. C'était environ deux semaines après la constitution du tribunal en l'es- pèce, mais quelque six mois et demi après que le tribunal à membre unique de première instance ait rendu sa décision dans l'affaire Gaetz c. Forces armées canadiennes [(1988), 89 CLLC 17,014 (T.C.D.P.)], en disant:
[TRADUCTION] Dans les circonstances de l'espèce, je suis convaincu que les restrictions d'ordre médical imposées à M. Gaetz [un diabétique insulino-dépendant] constituaient des exi- gences professionnelles normales et que le «facteur du risque
réel■ en l'espèce est plus qu'une possibilité et est certainement plus qu'une possibilité hypothétique. Je suis persuadé que l'es- pèce s'inscrit dans les paramètres des affaires Etobicoke et Bhinder.
Tout ceci était connu de la Commission six mois avant la constitution du tribunal en cause dans la présente affaire de l'employé M. Doyle. Les arrêts dont il est question dans le passage précité sont Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC 17,005; 40 N.R. 159; et Bhinder et autre c. Com- pagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481; 17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185.
Environ deux semaines après que le tribunal attaqué en l'espèce ait été constitué pour enquêter sur la plainte de M. Doyle, comme il est dit plus haut, le tribunal d'appel a confirmé la décision rendue en première instance dans l'affaire Gaetz. Citant les motifs du juge Pratte dans l'affaire Mahon, et ceux du juge McIntyre dans l'affaire Bhinder, le tribunal d'appel a rejeté le moyen de la Commission voulant que l'employeur ait été tenu d'examiner M. Gaetz pour établir son aptitude particulière à continuer à travailler en dépit de son état avant son congédiement en août 1985. Et c'est ainsi qu'à la fin d'avril 1989, le tribunal d'appel a rejeté l'appel de la Commission, en statuant qu'en raison des exigences et des aptitudes liées à l'em- ploi de M. Gaetz, l'absence de diabète insulino- dépendant et des risques qu'il comporte constituait clairement une exigence professionnelle normale. Ce qui dans bien des circonstances peut être une vertu, poussé à l'excès, devient un défaut. Il semble qu'en l'espèce, la Commission s'obstine indûment.
L'article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, chap. H-6 (ancienne- ment l'article 14) prévoit ce qui suit:
15. Ne constituent pas des actes discriminatoires:
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées.
La Commission est au courant de ceci. La Com mission connaît la position de la requérante à la suite de la correspondance échangée et de la vaine procédure de conciliation qui a précédé la constitu-
tion du tribunal attaqué. La Commission sait fort bien que les fonctions exigeant qu'un employé se dépense physiquement et/ou soit mentalement pré- sent à des moments critiques et imprévus compor- tent, ou comportaient à l'époque concernée, l'exi- gence normale que le titulaire ne soit pas un diabétique insulino-dépendant. Cela doit être au moins raisonnablement nécessaire pour garantir l'accomplissement efficace des tâches afférentes au poste sans compromettre la sécurité de qui que ce soit. Le tribunal de première instance et le tribunal d'appel dans l'affaire Gaetz ont exposé cela claire- ment à la Commission. Il en va de même pour la Section d'appel de cette Cour dans l'arrêt Mahon, précité. La Commission connaît bien les principes énoncés dans les opinions des majorités dans l'arrêt Bhinder, précité: «Le critère ne varie pas selon les caractéristiques propres . au plaignant et les cir- constances spéciales de son cas» et «Une condition d'emploi ne perd pas son caractère d'exigence pro- fessionnelle normale parce que, [abstraction faite de l'alinéa 14a)], elle peut être discriminatoire», et encore «Appliquer une telle exigence à chaque individu avec des résultats variables, ce serait la dépouiller de sa nature d'exigence professionnelle et ne pas tenir compte de ce que dit clairement la disposition [qui deviendrait donc] effectivement inutile dans la Loi.» La Commission sait tout cela, et elle persiste néanmoins à abuser de ses pouvoirs en tentant de se lancer dans une enquête coûteuse menée par un tribunal, et aussi très probablement, par un tribunal d'appel.
Il est clair et vrai que le Parlement a édicté des dispositions permettant aux tribunaux des droits de la personne d'enquêter sur des questions de discrimination professionnelle. Par conséquent, la Cour tient compte de la sage mise en garde faite par le juge Thurlow, alors juge en chef adjoint, dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Cum ming, [1980] 2 C.F. 122; (1979), 103 D.L.R. (3d) 151; 79 DTC 5303 (1" inst.), et de la mise en garde faite par le même distingué juriste, lorsqu'il était juge en chef, dans l'arrêt Canadian Pacific Air Lines, Ltd. c. Williams, [1982] 1 C.F. 214 (C.A.). La Cour devrait hésiter à se substituer à la Commission et à un tribunal, dans la plupart des circonstances, mais elle devrait plutôt permettre le déroulement du processus comme il est dit dans le texte législatif du Parlement. Même une telle règle salutaire peut avoir une exception; et en l'espèce, il
existe une exception salutaire. Elle consiste en ceci: lorsque la décision du tribunal, pour être correcte en droit et en matière de preuve, est toute tracée à l'avance, l'enquête devrait être interdite, comme en l'espèce, parce qu'elle sera inutile, coûteuse, con- traignante, gênante et abusive. Ce qui est clair pour la Cour dans ce cas devrait sûrement être clair pour la Commission et tout tribunal.
La décision rendue par la Section d'appel de cette Cour dans l'affire Mahon est aussi claire qu'il se peut, et en persistant à faire dnquête sur des questions déjà décidées, tout au moins à l'égard des époques importantes, la Commission affaiblit malheureusement la cause des droits de la personne, et de ce fait elle commet un abus et un excès de son pouvoir juridictionnel.
La Cour composée de trois juges dans l'affaire Mahon s'est prononcée à l'unanimité, les juges Pratte et Hugessen rendant des motifs uniques. Il ne s'agit pas d'un jugement qui doive être laissé de côté comme étant erroné, comme le voudraient les avocats des intimés. Mahon était un agent de la voie du Canadien Pacifique dont les fonctions et les conditions de travail pouvaient être un peu plus dures que celles de M. Doyle, mais il est évident que les efforts que devaient fournir les deux hommes pour soulever des objets, les tirer, rester debout, monter à bord de véhicules en marche et en descendre, atteler et découpler des wagons et des locomotives à proximité de trains et de maté riel en marche par toutes sortes de conditions atmosphériques étaient, comme les maladies dont les deux hommes étaient victimes, tout à fait sem- blables. La Commission sait tout cela.
Dans l'affaire Mahon, [1988] 1 C.F. 209, le juge Pratte a rédigé les motifs de la majorité unanime. A la page 213, le juge Pratte a étudié les dépositions en matière médicale, dont certains extraits sont cités plus haut, les intimés les ayant déposés en preuve. A la page 215, il a dit ce qui suit sur les conclusions du tribunal:
Le tribunal a conclu que la disposition excluant les diabéti- ques insulino-dépendants du poste d'agent de la voie ne consti- tuait pas une exigence professionnelle normale. Après avoir renvoyé à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, le tribunal a conclu que même si le refus d'employer des diabéti- ques non stables pouvait se justifier, les risques qu'il y a à
employer un diabétique stable comme M. Mahon n'étaient pas suffisamment élevés pour justifier le refus du Canadien Pacifi- que Limitée de l'embaucher.
La décision du tribunal laisse donc présumer qu'un employeur peut facilement distinguer, parmi les diabétiques insulino-dépendants, ceux qui sont stables de ceux qui ne le sont pas. La requérante ne met pas en doute cette hypothèse. Elle s'en prend à la décision du tribunal pour des motifs qui portent sur la façon dont ce dernier a déterminé que les dangers qu'il y a à employer des diabétiques stables en qualité d'agents de la voie n'étaient pas suffisamment sérieux pour justifier le refus de les engager.
Puis aux pages 221 et 222 de l'arrêt Mahon, se trouvent ces passages importants des motifs du juge Pratte:
La décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Etobicoke [précitée] appuie la proposition selon laquelle une exigence imposée par l'employeur dans l'intérêt de la sécurité doit, pour être reconnue comme une exigence professionnelle normale, être raisonnablement nécessaire afin d'éliminer un risque suffisant de blessures. Dans l'arrêt Bhinder, d'autre part, la Cour suprême a reconnu comme étant une exigence profes- sionnelle normale celle qui, si elle n'était pas respectée, expose- rait l'employé à «un risque plus grand de subir des blessures— quoique seulement légèrement plus grand» la page 584). Il ressort donc de ces décisions, à mon sens, qu'à plus forte raison, l'exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnable- ment nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave au grand public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale.
La décision contestée se fonde, me semble-t-il, sur l'idée généreuse que les employeurs et le public ont le devoir d'accep- ter et de courir certains risques de subir des blessures afin de permettre aux personnes handicapées de trouver du travail. À mon avis, la loi n'impose un tel devoir à personne...
Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la requérante de ne pas employer des diabétiques insulino-dépen- dants en qualité d'agents de la voie était raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de blessures graves pour la requérante, ses employés et le public, une seule décision s'imposait au regard de la loi, à savoir que le refus de la requérante d'employer Wayne Mahon était fondé sur une exigence professionnelle normale, et qu'en conséquence il ne constituait pas un acte discriminatoire.
Pour ces motifs, j'accueillerais la demande, j'annulerais la décision contestée et je renverrais l'affaire devant le tribunal pour qu'il rende une décision en tenant pour acquis que vu ses conclusions sur les dangers qu'il y a à employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie, la seule conclusion qui puisse être tirée en droit est que le refus de la requérante d'employer l'intimé Wayne Mahon est fondé sur une exigence professionnelle normale et, par conséquent, ne constitue pas un acte discriminatoire.
LE JUGE HUGESSEN: Je souscris à ces motifs. [Non souligné dans le texte original.]
Compte tenu des extraits précités, de la confir mation de la décision dans l'enquête Gaetz et de
l'interprétation de l'alinéa 15a) de la Loi qu'a faite la Cour suprême du Canada dans les arrêts Etobi- coke et Bhinder, il est clair qu'une autre enquête sur les mêmes questions survenant à l'époque ou près de l'époque pertinente devrait sûrement être prohibée. C'est un abus des pouvoirs de la Com mission et un excès de compétence. En voilà assez. En outre, la requérante s'est comportée de façon des plus correctes. Parce que, selon l'avocat de la requérante, le tribunal constitué a convenu d'atten- dre l'issue de ce litige avant d'entreprendre une enquête, la Cour n'a rien à interdire à cet égard. L'avocat de la requérante a aussi laissé savoir que celle-ci ne réclamait aucun frais dans cette procé- dure. Donc, étant donné que la Commission a excédé sa compétence en l'espèce en constituant le tribunal en cause, il est interdit aux intimés Cole, Tippett et Fox et à toutes autres personnes agis- sant en qualité de tribunal des droits de la per- sonne constitué sous le régime de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne, d'enquêter sur la plainte que Michael Doyle a déposée le 17 mai 1983 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, ou sur toute plainte ayant un fondement semblable soulevée par des événements antérieurs à l'installation de Michael Doyle dans les fonctions qu'il occupe actuellement au sein de la compagnie ferroviaire requérante, sans préju- dice, naturellement, pour toute plainte fondée sur un motif différent qui pourrait déjà avoir été dépo- sée officiellement auprès de la Commission par le plaignant, Michael Doyle.
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