Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

CEA-3-88
Commission de la santé et de la sécurité du travail (demanderesse)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
RÉPERTORITÉ: QUÉBEC (COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL) C. CANADA (1" INST.)
Section de première instance, juge Addy—Ottawa, 14, 15, 16 novembre et 22 décembre 1989.
Accès à l'information Loi sur la preuve au Canada, art. 36.1(1),(2), 36.2(1) Action en dommages-intérêts pour négligence, par laquelle la demanderesse cherche à obtenir la divulgation de renseignements supprimés du rapport d'enquête des Forces armées portant sur l'usage des armes à feu et de munitions de l'armée lors de la fusillade à l'Assemblée natio- nale du Québec L'intérêt public dans la non-divulgation l'emporte sur l'intérêt public dans la divulgation puisque celle-ci porte préjudice à la défense ou à la sécurité nationales Les mots supprimés se rapportent aux systèmes de sécurité, aux codes, aux équipements pour contrôler l'accès, aux instal lations pour la défense de la base ainsi qu'à l'inventaire portant sur les armes à feu et les munitions Cette base militaire particulière revêt une importance stratégique Le juge a examiné les documents relativement à leur pertinence et à l'appréciation de l'intérêt public concurrent puisque la possi- bilité d'un conflit d'intérêt existait quant à la Couronne.
Forces armées Divulgation de renseignements relatifs à la défense ou à la sécurité nationales, art. 36.1(1),(2), 36.2(1) de la Loi sur la preuve au Canada La demanderesse, dans une action en dommages-intérêts pour négligence, cherche à obte- nir la divulgation de renseignements supprimés d'un rapport d'enquête militaire relatif à l'usage d'une arme à feu et de munitions de l'armée par le caporal Denis Lortie lors de la fusillade à l'Assemblée nationale Puisque les mots suppri- més se rapportent à l'emplacement et au mode d'opération des systèmes de sécurité, aux codes de sécurité, à l'équipement servant à contrôler l'accès, aux installations pour la défense de la base, au nombre et au type d'armes à feu, aux stocks de munitions, et compte tenu de l'importance stratégique de la base sur le plan national, l'intérêt public dans la non-divulga- tion l'emporte sur l'intérêt public dans la divulgation.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 36.1(1),(2), 36.2(1) (ajoutés par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, annexe III, art. 4).
Loi sur les accidents du travail, L.R.Q. 1977, chap. A-3.
AVOCATS:
Jean-Félix Brassard pour la demanderesse. Jean-Marc Aubry, c.r. et René Leblanc pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Flynn, Rivard, Québec, pour la demanderesse. Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ADDY: Le 8 mai 1984, le caporal Denis Lortie, soldat des Forces régulières de l'Armée canadienne, en se servant d'une mitraillette et des munitions obtenues sans autorisation de la Base militaire de Carp en Ontario, fit éruption dans l'enceinte de l'Assemblée nationale du Québec et fusilla plusieurs personnes dont trois furent tuées et neuf blessées. On allègue aussi que plusieurs autres auraient aussi souffert de choc nerveux résultant de la fusillade.
La demanderesse, une organisation de la pro vince de Québec, entre autres fonctions doit admi- nistrer la Loi sur les accidents du travail [L.R.Q. 1977, chap. A-3] de la province. Conformément à ce mandat, elle a indemniser les victimes bles sées et les personnes à charge des personnes décé- dées. Elle devra également, dans certains cas, con- tinuer à payer des indemnisations.
Dans une action intentée devant la Cour fédé- rale, la demanderesse réclame le remboursement des sommes qu'elle a verser et qu'elle devra verser à l'avenir pour compenser les blessés et les ayants droit des personnes décédées. Elle fonde sa réclamation sur des allégations de négligence de la part de la défenderesse pour le manque de contrôle que cette dernière aurait exercé dans la garde des armes et munitions entreposées à Carp et pour le manque général de supervision de son personnel à cet égard et plus particulièrement le manque de supervision du caporal Denis Lortie.
La Base militaire de Carp, localisée à quelques vingt (20) kilomètres d'Ottawa, en plus de servir de poste de contrôle de communications pour les forces navales, aériennes et terrestres du Canada, situées tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays, comprend aussi des locaux où, advenant une guerre nucléaire ou un conflit majeur, pourrait se réfugier le Cabinet des ministres ainsi que le Com- mandement de la Défense nationale et d'où Radio- Canada pourrait transmettre des instructions d'ur- gence à la population.
Le caporal Lortie était affecté au détachement de quartier maître de la base pour l'entreposage et le maintien des armes et munitions. A ce titre, il se trouvait parmi les quatre personnes jouissant d'ac- cès à la voûte elles étaient situées.
Le 15 mai 1984, les Forces canadiennes convo- quèrent une enquête relativement à la sortie d'ar- mes et de munitions de la Base de Carp par le caporal Lortie. Voici les paragraphes pertinents de l'ordre du brigadier-général Simpson, comman dant des communications pour les Forces cana- diennes, convoquant la Commission d'enquête militaire:
[TRADUCTION] 2. La Commission fera enquête et soumettra un rapport sur les circonstances entourant la prise présumée d'armes à feu et de munitions de la SFC, Carp, par le caporal D. Lortie, membre des Forces régulières de l'Armée cana- dienne, qui aurait fait usage de ces armes à feu et munitions lors d'une fusillade survenue à Québec le 8 mai 1984.
4. La Commission communiquera et assurera la liaison avec les agents concernés de la Sûreté du Québec et tout autre corps policier civil qui peut être concerné afin de s'assurer que son enquête ne nuise à la conduite des enquêtes effectuées par les autorités civiles.
5. Sous réserve du paragraphe 4 susmentionné, la Commission recueillera les déclarations de tous les témoins disponibles, et elle déposera en preuve et se prononcera sur:
a) le poste et les fonctions du caporal Lortie à la SFC, Carp;
b) les armes qui auraient été trouvés en possession du capo- ral Lortie au moment de son arrestation à Québec, y compris la question de savoir qui en avait la propriété, les circons- tances dans lesquelles il les a obtenues et si cette acquisition était autorisée;
c) les règlements et procédures en vigueur à la SFC Carp concernant la garde, le contrôle et la remise des armes à feu et des munitions et la question de savoir si ces règlements et procédures sont adéquats à cette fin;
d) la question de savoir si les règlements et procédures mentionnés à l'alinéa c), et les autres règlements et procédu- res applicables ont été respectés;
e) toutes autres conclusions que la Commission peut juger pertinentes et appropriées, compte tenu de la nature et de l'objet de l'enquête.
La Commission d'enquête, présidée par le . ; lieute- nant-colonel A. R. K. Martineau (maintenant colonel Martineau) était composée de quatre offi- ciers. Elle soumit son rapport au brigadier-général Simpson le 8 juin 1984, dans lequel le but de l'enquête fut décrit dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Faire enquête et soumettre un rapport sur les circonstances entourant la prise présumée d'armes à feu et de munitions de la SFC, Carp, par le caporal D. Lortie, membre
des Forces régulières de l'Armée canadienne, qui aurait fait usage de ces armes à feu et munitions lors d'une fusillade survenue à Québec le 8 mai 1984.
Se conformant à une demande de production dans l'action, la défenderesse transmettait à la demanderesse une copie du rapport de l'enquête. Cependant, certains mots et quelques phrases com- plètes étaient supprimés. Suite à une seconde demande pour production du rapport intégral, la défenderesse refusa de divulguer les parties suppri- mées en déclarant par voix d'affidavit que la divul- gation serait susceptible de porter atteinte à la défense nationale. La défenderesse fonde son refus de produire les parties expurgées du rapport sur le paragraphe 36.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, chap. E-10 (ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, annexe III, art. 4] dont voici le texte:
36.1 (1) Un ministre de la Couronne du chef du. Canada ou toute autre personne intéressée peut s'opposer à la divulgation de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d'intérêt public déterminées.
En l'occurrence, la demanderesse présente devant moi, à titre de juge chargé de l'audition, une demande de divulgation conformément aux dispositions du paragraphe 36.2(1) [ajouté, idem]:
36.2 (1) Dans les cas l'opposition visée au paragraphe 36.1(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, la question peut être décidée conformément au paragraphe 36.1(2), sur demande, mais uniquement par le juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de cette cour qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
Dans une analyse du paragraphe 36.2(1), le procureur de la demanderesse tenta de distinguer la présente demande, il pourrait s'agir de préju- dice à la défense nationale, de tous les arrêts antérieurs il s'agissait de préjudice à la sécurité nationale. À la simple lecture du texte de ce paragraphe, je ne puis accepter son argument. Aussi, une atteinte à la défense nationale consti- tuerait par le fait même une atteinte à la sécurité nationale puisque la défense nationale n'existe que pour assurer la protection et la sécurité de la nation.
Les systèmes d'alarme et de contrôle pour éviter l'obtention non autorisée d'armes et de munitions entreposées à la base de Carp peuvent être envisa-
gés sous deux aspects bien distincts. En premier lieu, ce serait au point de vue du rôle important qu'elles jouent dans la défense de la base en tant qu'installation militaire. En second lieu, on peut examiner les dispositions de sécurité pour ces armes et munitions eu égard à l'usage non autorisé que pourrait en faire le personnel des Forces armées ou des membres du public indépendam- ment du fait qu'elles sont destinées à la protection militaire de la base. C'est uniquement le second aspect qui jouit de pertinence dans la cause dont est saisie la Cour fédérale. De plus, puisque les faits admis établissent que c'est bien le caporal Lortie, à titre de membre de l'effectif militaire de la base, qui se serait emparé de la mitraillette et des munitions pour cette arme, les dispositions pour prévenir les entrées non autorisées d'autres personnes dans la base en général ou dans la voûte en particulier, ne sont guère pertinentes.
Le caporal Lortie, vu son affectation à la base, devait nécessairement jouir d'un droit d'entrée. La nature et l'efficacité des règlements et dispositions en vigueur, et la façon dont elles furent mises en pratique afin de prévenir un usage non autorisé d'armes et de munitions par des membres du per sonnel militaire de la base, sont des sujets très pertinents en l'espèce. En particulier, il s'agirait de l'existence de dispositions ou d'un manque de dis positions affectant l'entrée dans la voûte, la prise de possession d'armes et de munitions ainsi que leur enlèvement de la voûte et de la base.
Une distinction très importante s'impose lorsque l'on compare l'importance du document en cause avec les documents dont traitent tous les arrêts antérieurs visant le paragraphe 36.2(1) de la Loi sur la preuve au Canada. En l'occurrence l'en- quête militaire et l'objet du litige traitent précisé- ment du même sujet: la question à savoir comment le caporal Lortie a pu s'emparer de l'arme et des munitions eu égard à l'existence et à l'application des ordres, décrets et dispositions qui étaient ou auraient être en vigueur pour en prévenir l'enlè- vement non autorisé. Il ne s'agit que de considérer le libellé de l'ordre autorisant l'enquête militaire, cité plus haut, pour en constater la pertinence générale.
Puisque le but général de l'enquête menée en 1984 est si étroitement lié avec les motifs invoqués par la demanderesse dans sa cause, les circons-
tances affectant la demande de divulgation diffè- rent substantiellement de celles dont traitent les autres arrêts cités par les deux parties. Dans tous les cas antérieurs une demande de divulgation en vertu du paragraphe 36.2(1) était en cause on alléguait une possibilité ou, dans certains cas une probabilité, que les documents que l'État refusait de divulguer pourraient contenir une preuve utile à la requérante. Il ne s'agissait pas de documents traitant directement d'un sujet commun.
On doit également tenir compte que c'est bien la Couronne, défenderesse dans l'action en domma- ges, qui, par l'entremise de certains membres du ministère de la Défense, invoque la non-divulga- tion de certaines parties de son rapport de l'en- quête. Ce même ministère et certains membres de son organisation de sécurité pourraient, selon les allégations de la demanderesse, être coupables de négligence dans l'entreposage et la garde des armes. Il existe donc une possibilité de conflit d'intérêt.
Pour ces motifs et surtout vu la pertinence géné- rale du rapport, j'ai décidé lors de l'enquête, con- trairement à la procédure adoptée dans les autres demandes en vertu du paragraphe 36.2(1), que lorsqu'il existerait le moindre doute sur perti nence d'une partie exclue du rapport je 'devrais l'examiner pour, en premier lieu, trancher la ques tion de la pertinence et, advenant une réponse affirmative, trancher la question à savoir si l'inté- rêt public dans la non-divulgation pour protéger la défense nationale l'emportait sur l'intérêt public voulant que chaque citoyen ait le droit d'accès à toute preuve utile à son litige.
Dans la très grande majorité des cas, lorsqu'il ne s'agissait que de l'exclusion de un ou deux mots dans une phrase ou un paragraphe, l'on pouvait facilement, dans le contexte, juger de la pertinence de la partie exclue sans faire un examen des mots supprimés. Cette procédure fut adoptée. Ce n'est que lorsque je croyais que l'information pourrait peut-être jouir de pertinence ou lorsque, vu le nombre de mots exclus dans une phrase ou un paragraphe, on ne pouvait en déduire le sens ou la portée que je me suis permis de consulter le texte original.
Une considération importante ressort de l'allé- gation à l'effet que le caporal Lortie n'aurait pas
été en devoir lorsqu'il se serait emparé des armes. Il faut aussi tenir en ligne de compte que l'intru- sion eut lieu durant une période les militaires n'étaient pas en devoir dans la voûte et il était prévu que des dispositions particulières de sécurité devaient être en vigueur pour en restreindre davan- tage l'accès.
Après avoir entendu les arguments sur la perti nence des divers extraits du rapport expurgé, de la part des procureurs pour les deux parties en cause, l'audition se continua à huis clos en l'absence de la demanderesse et de son procureur pour un examen détaillé du rapport non expurgé. Durant cette partie de l'audition, des représentations et des arguments additionnels furent adressés à la Cour par le procureur de la défenderesse, concernant la portée et l'importance des mots expurgés.
Dans la grande majorité des cas, il était mani- feste que les mots expurgés ou le contexte au complet dans lequel ils se trouvaient situés, ne jouissaient d'aucune pertinence. À trois endroits, les mots ou les phrases supprimés sont pertinents. À quatre autres endroits, l'on pourrait peut-être soutenir qu'il existe une certaine pertinence. Elle est sans aucun doute secondaire et marginale.
En considérant la valeur intrinsèque des objec tions soulevées dans l'affidavit du major Harris, commandant de la Base militaire de Carp, et après avoir entendu les explications fournies par le pro- cureur de la défenderesse, je dois conclure que pour chacun des cas les mots supprimés sont pertinents ou pourraient l'être, les objections à la divulgation sont bien fondées sur une probabilité profonde d'un véritable danger de compromettre la défense nationale, si les mots ou expressions expur- gés étaient connus du public. Les passages expur- gés se rapportaient soit aux systèmes de sécurité en vigueur, leurs emplacements et modes d'opération, les codes et les équipements pour contrôler l'accès, les ressources en place pour la défense de la base ou le nombre et la nature des armes et munitions utilisées à cette fin.
Vu le rôle capital tant au point de vue militaire qu'au point de vue politique, que la base de Carp est destinée à jouer dans un conflit majeur, il est difficile d'imaginer un endroit le maintien de la sécurité tant au point de vue d'accès qu'au point de vue des moyens et systèmes de défense, s'avérerait plus important.
Dans les circonstances de la présente demande, je dois conclure que l'intérêt public résultant de la non-divulgation est prépondérant et jouit d'une plus grande importance que l'intérêt public dans la divulgation.
Je me permets de noter que certains mots expur- gés du rapport, y compris ceux mentionnés dans le paragraphe 14 de l'affidavit du colonel Martineau, furent de consentement divulgués au procureur de la défenderesse lors de l'audition.
Les frais sont réservés au juge qui disposera du litige entre les parties.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.