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T-2985-84
Pembina Resources Limited et Pembina Explora tion Co. Ltd. (demanderesses)
c.
ULS International Inc., Canada Steamship Lines Inc., Halco Inc., Nipigon Transport Ltd., Cleve- land Tankers Inc., Wilmington Trust Company, American Steamship Co. Inc., Boland and Corne- lius, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et les navires Canadian Hunter, Canadian Century, Canadian Transport, Canadian Progress, Mani- toulin, Island Transport, Laketon (autrefois le Lake Nipigon), Saturn et Sam Laud et leurs propriétaires et affréteurs (défendeurs)
[Intitulé original] et
Pembina Resouces Limited et Pembina Explora tion Co. Ltd. (demanderesses)
c.
ULS International Inc. et le navire Canadian Hunter et ses propriétaires et affréteurs (défen- deurs)
[Intitulé modifié par suite du dépôt de désiste- ments]
RÉPERTORIÉ: PEMBINA RESOURCES LTD. C. ULS INTERNATIO NAL INC. (I re INST.)
Section de première instance, juge McNair— Toronto, 21, 22, 23, 24, 27 et 28 février, ler, 2, 14 et 15 mars; Ottawa, 6 octobre 1989.
Négligence Rupture d'un segment de gazoduc submergé causée par le dérapage de l'ancre d'un navire Négligence du capitaine Rejet de l'argument fondé sur la négligence des victimes Le défaut de marquer l'emplacement du gazoduc au moyen de bouées qui auraient pu être décelées par radar n'est pas la cause efficiente du dommage Le coût estimatif des réparations permanentes est accordé à titre de dommages- intérêts pour perte éventuelle Dommages-intérêts généraux accordés pour perte de revenus d'entreprise Application de décisions américaines accueillant le principe du dédommage- ment pour la perte d'exploitation Les profits perdus sont la mesure adéquate des dommages Les dommages sont éva- lués selon la valeur actualisée de la production perdue L'intervention des demanderesses (le défaut des plongeurs de bien assembler à nouveau les machons défectueux) n'exonère pas les défendeurs de leur responsabilité.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Rupture d'un segment de gazoduc submergé causée par le dérapage de
l'ancre d'un navire Négligence du capitaine Le défaut de marquer l'emplacement au moyen de bouées décelables par radar et d'enfouir le gazoduc n'a pas contribué au dommage à titre de cause efficiente.
Droit maritime Pratique Rupture d'un segment de gazoduc submergé causée par le dérapage de l'ancre d'un navire Négligence du capitaine Dommages-intérêts généraux pour perte de revenus d'entreprise La pratique en matière d'amirauté d'accorder des intérêts courus avant juge- ment à compter de la date du dommage est suivie L'absence de jurisprudence et la nouveauté des questions soulevées ne constituent pas des considérations spéciales justifiant le refus d'accorder l'intérêt.
L'action en dommages-intérêts des demanderesses fait suite à la rupture, le 24 décembre 1983, d'un segment de leur gazoduc submergé (la «conduite de la baie intérieure») à Long Point Bay, Lac Érié. La rupture aurait été causée par le dérapage de l'ancre du navire défendeur, le Canadian Hunter. Les répara- tions temporaires n'ont pas été complétées avant le 3 avril 1984. La reprise de l'exploitation maximale a eu lieu le 5 avril 1984. Plutôt que d'effectuer les réparations permanentes, les deman- deresses ont décidé d'installer ailleurs une nouvelle conduite.
Les demanderesses cherchent à obtenir le coût des répara- tions temporaires de même que le coût estimatif des réparations permanentes. Les parties s'entendent sur le montant de ces coûts, mais non sur la question de la responsabilité. Les deman- deresses cherchent également à obtenir des dommages-intérêts généraux pour perte de revenus d'entreprise. Elles font valoir que la responsabilité retombe sur les personnes responsables de la gestion et de l'exploitation du navire défendeur. Les défen- deurs plaident l'acceptation volontaire des risques par les demanderesses et, subsidiairement, la négligence des victimes.
Jugement: l'action devrait être accueillie.
La preuve montre que le Canadian Hunter était le seul navire qui, de par sa position, pouvait accrocher le gazoduc des demanderesses, ce qui s'est effectivement produit. La preuve établit également que le capitaine du Canadian Hunter a fait preuve de négligence: (1) en choisissant un lieu de mouillage situé à moins d'un mille du gazoduc et mal protégé des conditions météorologiques défavorables du moment; (2) en permettant à son navire de chasser sur son ancre sur une distance d'un mille et demi sans prendre de mesures correctives; (3) en n'ayant pas à bord les cartes de navigation les plus à jour possible; et (4) en ne vérifiant pas régulièrement la position de son navire.
L'argument des défendeurs fondé sur la négligence des victi- mes est rejeté. Pour qu'il y ait négligence de la victime, on doit établir que la négligence «était une cause immédiate, c'est-à- dire efficiente, du préjudice». Le défaut des demanderesses de marquer l'emplacement du gazoduc au moyen de bouées à espar réparties de façon adéquate et décelables par radar ne constitue pas une faute ou une omission qui a contribué au dommage à titre de cause efficiente. Les demanderesses n'ont pas commis de faute en omettant d'enfouir le gazoduc: une telle mesure n'était pas un moyen raisonnable et viable d'éviter le risque prévisible de préjudice imputable à une ancre de navire.
Puisque le coût des réparations temporaires n'était pas con testé, les demanderesses ont obtenu le montant convenu à titre de dommages-intérêts découlant du préjudice. Les demanderes-
ses avaient également droit au versement du coût estimatif des réparations permanentes. Le fait que les réparations permanen- tes n'ont pas été effectuées n'entraînait aucune conséquence. Comme l'a écrit McGregor dans son ouvrage On Damages, «Puisque l'on peut accorder des dommages-intérêts pour une perte éventuelle ... il importe peu que les réparations n'aient pas encore été effectuées.» Les réparations permanentes consti- tuaient une perte éventuelle que les défendeurs auraient raison- nablement pu prévoir comme conséquence de leur négligence.
Il y a peu de décisions canadiennes portant sur des demandes fondées sur des pertes d'exploitation de la nature visée en l'espèce. On a cité des décisions américaines et appliqué le principe retenu portant qu'il est possible d'obtenir des domma- ges-intérêts pour pertes d'exploitation. Ces dommages peuvent être mesurés en fonction des profits perdus. En l'espèce, les dommages devaient être évalués selon la valeur actualisée de la production perdue. Il serait inéquitable d'adopter la théorie des défendeurs portant que l'interruption ne constituait qu'un simple report de la production et que la valeur actualisée de la production qui pourrait finalement être récupérée devrait être déduite de la valeur actualisée de la production perdue, puisque ce serait ne pas tenir compte des inconvénients et du délai subis par les demanderesses au cours de la période d'interruption. La question de savoir si les demanderesses auraient pu récupérer la production perdue n'est pas pertinente. Les événements posté- rieurs à la perte n'affectent pas le droit d'obtenir des domma- ges-intérêts pour la production perdue.
Les dommages pour perte de revenus d'entreprise sont calcu- lés à compter de la date de la rupture du gazoduc jusqu'à la date de la reprise de l'exploitation maximale (soit un total de 104 jours). L'argument des défendeurs selon lequel le défaut des plongeurs des demanderesses de bien assembler à nouveau les manchons défectueux dans un délai de 60 jours constituait une intervention qui les dégageait de leur responsabilité a été rejeté. La responsabilité de l'auteur original d'un méfait existe toujours lorsque l'intervention du tiers est un acte qui aurait raisonnablement pu être prévu ,par cet auteur. En l'espèce, le défaut des plongeurs des demanderesses constitue une interven tion que les défendeurs auraient raisonnablement prévoir comme conséquence probable de leur négligence originale.
Dans une demande en dommages-intérêts pour perte d'utili- sation, le demandeur doit prouver qu'il y a eu perte réelle. Les demanderesses se sont acquittées de ce fardeau: les ont large- ment établi la preuve d'une perte de profits au cours de la période de 104 jours d'interruption.
La pratique, en matière d'amirauté, d'accorder des intérêts courus avant jugement comme partie intégrante des dommages- intérêts a été suivie. Les demanderesses ont eu droit aux intérêts courus avant jugement à compter de la date du préju- dice jusqu'à la date du jugement, au taux convenu de 9,5 %. L'absence de jurisprudence et la nouveauté des questions soule- vées ne constituent pas des considérations spéciales justifiant l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d'accorder l'intérêt pour la période visée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la protection des eaux navigables, S.R.C. 1970,
chap. N-19, art. 5(1).
Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1980,
chap. 315.
Ont. Reg. 629/80, art. 2.
Ont. Reg. 450/84.
Petroleum Resources Act, R.S.O. 1980, chap. 377.
R.R.O. 1980, Reg. 752, art. 27(13).
The Energy Act, 1971, S.O. 1971, chap. 44.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
La cie de téléphone Bell c. Le Mar- Tirenno, [1974] 1 C.F. 294; 52 D.L.R. (3d) 702 (1f" inst.); conf. par [1976] 1 C.F. 539; 71 D.L.R. (3d) 608 (C.A.); Rose et al. v. Sargent, [1949] 3 D.L.R. 688; [1949] 2 W.W.R. 66 (C.A. Alb.); McLoughlin v. Long, [1927] R.C.S. 303; [1927] 2 D.L.R. 186; The London Corporation, [1935] P. 70 (C.A.); Fitzner v. MacNeil (1966), 58 D.L.R. (2d) 651 (C.S.N.-E.); Martin v. McNamara Construction Company Limited and Walcheske, [1955] O.R. 523; [1955] 3 D.L.R. 51 (C.A.); Continental Oil Co. v. S S Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970); National Steel Corp. v. Great Lakes Towing Co., 574 F.2d 339 (6th Cir. 1978); U. S. Oil of Louisiana, Ltd. v. Louisiana Power & Light Co., 350 So. 2d 907 (La. Ct. App., 1st Cir. 1977); Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., [1972] R.C.S. 52; (1971), 20 D.L.R. (3d) 432; Drew Brown Ltd. c. Le «Orient Trader», [1974] R.C.S. 1286.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Bolivar County Gravel Co., Inc. v. Thomas Marine Co., 585 F.2d 1306 (5th Cir. 1978).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Assiniboine (School Division of) South No. 3 v. Hoffer et al. (1971), 21 D.L.R. (3d) 608; [1971] 4 W.W.R. 746 (C.A. Man.); The Ship Peterborough v. Bell Telephone Co. of Canada, [1952] R.C.E. 462; [1952] 4 D.L.R. 699; Pacific Elevators Ltd. c. La Compagnie de chemin de fer canadien du Pacifique, [1974] R.C.S. 803; (1973), 41 D.L.R. (3d) 608.
DÉCISIONS CITÉES:
Exeter City v. Sea Serpent (1922), 12 Ll. L. Rep. 423 (Adm. Div.); The Brabant (1938), 60 Ll. L. Rep. 323 (Adm. Div.); The Boltenhof (1938), 62 LI. L. Rep. 235 (Adm. Div.); The Velox, [1955] 1 Lloyd's Rep. 376 (Adm. Div.); The Gerda Toft, [1953] 2 Lloyd's Rep. 249 (Adm. Div.); Canadian Brine Ltd. v. The Ship Scott Misener and Her Owners, [1962] R.C.E. 441; Submarine Telegraph Company v. Dickson (1864), 15 C.B. (N.S.) 760; 143 E.R. 983 (C.P.D.); Heeney v. Best et al. (1979), 28 O.R. (2d) 71; 108 D.L.R. (3d) 366; 11 CCLT 66 (C.A.); Northern Wood Preservers Ltd. v. Hall Corp. (Shipping) 1969 Ltd. et al., [1972] 3 O.R. 751; (1972), 29 D.L.R. (3d) 413 (H.C.); conf. par (1973), 2 O.R. (2d) 335; 42 D.L.R. (3d) 679 (C.A.); R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 CCLT 121; 45
N.R. 425; Walls v. MacRae and Metro Fuels Co. Ltd. (1981), 36 N.B.R. (2d) 1; 94 A.P.R. 1 (B.R.); Total Petroleum (N.A.) Ltd. v. AMF Tuboscope Inc. (1987), 81 A.R. 321; 54 Alta. L.R. (2d) 13 (B.R.); Norcen Energy Resources Limited and Murphy Oil Company Ltd. v. Flint Engineering and Construction Ltd. (1984), 51 A.R. 42 (B.R.); Nissan Automobile Co. (Canada) Ltd. c. Le Continental Shipper, [1974] 1 C.F. 88 (1°° inst.); John Maryon International Limited et al. v. New Brunswick Telephone Co., Ltd. (1982), 43 N.B.R. (2d) 469; 141 D.L.R. (3d) 193; 113 A.P.R. 469; 24 CCLT 146 (C.A.); Irvington Holdings Ltd. v. Black et al. and two other actions (1987), 58 O.R. (2d) 449 (C.A.); Davie Ship building Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; 4 D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.).
DOCTRINE
Linden, Allen M. La Responsabilité civile délictuelle,
éd. Cowansville (Qc): Éditions Yvon Blais Inc., 1988. McGregor, H. McGregor on Damages, 14th ed. London:
Sweet & Maxwell Ltd., 1980.
Sopinka, John and Lederman, Sidney N. The Law of
Evidence in Civil Cases. Toronto: Butterworths, 1974. Waddams, S. M. The Law of Damages. Toronto: Canada
Law Book Ltd., 1983.
Wigmore on Evidence, vol. 2, rev. by James H. Chad- bourn. Boston: Little, Brown and Co., 1979.
AVOCATS:
Nigel H. Frawley et Robert Shapiro pour les demanderesses.
John T. Morin, c.r. et Christopher J. Giaschi pour les défendeurs.
PROCUREURS:
McMaster Meighen, Toronto, pour les demanderesses.
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MCNAIR:
I. Questions relatives à la responsabilité et au partage de la faute
L'action en dommages-intérêts intentée par les demanderesses fait suite à la rupture d'un segment de leur gazoduc submergé à Long Point Bay, à l'extrémité est du Lac Érié, rupture qui aurait été causée par le dérapage de l'ancre du navire défen- deur. Les parties se sont entendues sur le montant des coûts des réparations temporaires et des répa-
rations permanentes du gazoduc endommagé de même que sur les coûts effectivement engagés par les demanderesses dans la pose d'un nouveau gazo- duc, à un nouvel endroit, sans toutefois admettre quelque responsabilité à l'égard du bris. La demande de dommages-intérêts généraux pour l'interruption de la production et les pertes d'ex- ploitation qui en découlent est très contestée. Les défendeurs nient toute négligence de leur part et soulèvent en défense que les dommages sont entiè- rement attribuables à la négligence dont ont fait preuve les demanderesses en posant leurs gazoducs à leurs risques et périls dans une aire de mouillage connue et en omettant de les protéger convenable- ment et d'en indiquer adéquatement l'emplace- ment. Subsidiairement, les défendeurs plaident la négligence des victimes et invoquent les disposi tions de la Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1980, chap. 315.
Les parties ont produit un exposé conjoint des faits dont les éléments essentiels se lisent comme suit:
[TRADUCTION] 1. Les demanderesses possèdent et exploitent un champ de gaz naturel à Long Point Bay, Lac Érié, qui fournit du gaz naturel, au moyen de gazoducs submergés, au gazoduc terreste de Consumers Gas par l'intermédiaire de la station de compression des demanderesses à Port Maitland (Ontario), et au gazoduc terrestre de Union Gas, par l'intermé- diaire de leur station de compression à Nanticoke (Ontario).
2. Les gazoducs des demanderesses sont posés sur le lit de Long Point Bay et ils n'ont pas été enfouis au moment de la pose ni protégés d'une autre façon. Les têtes de puits des demanderesses s'élèvent à environ 5 pieds au-dessus du lit du lac et ne sont elles non plus ni enfouies ni protégées, à l'excep- tion des puits situés dans la région de chalutage désignée, elles se trouvent en-dessous du lit et enchâssées dans des caissons.
3. La défenderesse ULS International Inc. possède et exploite le navire défendeur «CANADIAN HUNTER», un transporteur de vrac de 18 192,33 tonnes brutes, d'une longueur totale de 730 pieds, qui a mouillé l'ancre à Long Point Bay du 23 décembre au 25 décembre 1983, avec un chargement de blé. Les ancres du «CANADIAN HUNTER» pèsent environ 5 tonnes et demie chacune. Sidney Van Wyck était le capitaine du navire.
4. Au cours de la période du 22 décembre au 25 décembre 1983, neuf navires, y compris le navire défendeur «CANADIAN HUNTER», se sont abrités à Long Point Bay pour échapper au grand vent et aux vagues élevées du Lac Érié. Les heures d'arrivée et de départ de chaque navire figurent à l'annexe «A» des présentes.
5. Long Point Bay est une aire de mouillage traditionnelle et reconnue qui est régulièrement utilisée par des navires de toutes dimensions lorsque les conditions climatiques sur le Lac Érié ne sont pas bonnes. C'est la seule aire de mouillage protégée dans la partie est du Lac Érié. En dépit de l'existence de gazoducs et
de puits sur le lit de Long Point Bay, cette baie n'était pas, en décembre 1983, déclarée aire désignée de mouillage interdit.
6. Le 24 décembre 1983, vers 10 h 45, une section du gazoduc des demanderesses s'est rompue. La rupture était probablement imputable à l'accrochage du gazoduc par l'ancre d'un navire.
7. Le 24 décembre 1983, il appert que le «CANADIAN HUNTER» et le «LAKETON» (auparavant le «LAKE NIPIGON») ont chassé sur leurs ancres le long du lit de Long Point Bay.
8. Dans la période du 24 décembre 1983 au 1°" janvier 1984, un certain volume de gaz s'est dissipé dans l'atmosphère en raison du bris. Au l" janvier 1984, tous les puits touchés avaient été fermés et la perte de gaz arrêtée.
9. Les demanderesses ont procédé à des réparations temporai- res du gazoduc, au coût de 186 956,25 $. Les réparations temporaires furent complétées le 3 avril 1984. Tous les puits touchés ont été remis en exploitation complète le 5 avril 1984.
10. Plutôt que de procéder aux réparations permanentes, les demanderesses ont choisi de poser un nouveau gazoduc ailleurs à Long Point Bay. Le coût estimatif des réparations permanen- tes à apporter au gazoduc fracturé est de 114 618,26 $. Le nouveau gazoduc a coûté 636 523,81 $ aux demanderesses.
I1. Exception faite du gaz dissipé dans l'atmosphère entre le moment de la rupture et le 1 ° ' janvier 1984, date à laquelle la vanne de la conduite principale à la jonction 14 a été fermée, le volume de gaz récupérable des puits touchés n'aurait été réduit que de façon négligeable.
Le champ de gaz naturel des demanderesses à Long Point Bay, au Lac Érié, consistait, à l'époque en cause en un réseau de 151 puits actifs fournis- sant du gaz naturel, au moyen d'un système inter- relié de gazoducs submergés, aux deux clients des demanderesses, Consumers Gas Company et Union Gas Limited, par l'intermédiaire des sta tions de compression des demanderesses à Port Maitland et à Nanticoke respectivement. L'exploi- tation des installations de Nanticoke n'a débuté que le 21 décembre 1983. Auparavant, tout le gaz produit par le réseau de puits était pompé par l'intermédiaire de la station de compression de Port Maitland et vendu à Consumers Gas Com pany. Les demanderesses avaient conclu des con- trats de vente et de livraison de gaz naturel avec leurs clients. Les droits conférés aux demanderes- ses en matière d'exploration et d'exploitation de leur champ de gaz naturel et de pose de gazoducs sur le lit de Long Point Bay dépendent des conces sions de production de gaz naturel de la Couronne du chef de l'Ontario sur diverses parties du lit du lac couvrant toute la région concédée, en échange du versement d'un loyer annuel et de redevances annuelles établies selon la quantité de gaz naturel commercialisée. Le gazoduc submergé fracturé par l'ancre d'un navire est la conduite de la baie
intérieure des demanderesses, comme on l'appelle, posée d'est en ouest sur une longueur d'environ 7 milles, à partir de la rencontre de celle-ci et de la conduite principale vers Port Maitland à la jonc- tion 14, jusqu'à la conduite de Nanticoke à sa limite ouest. La conduite de la baie intérieure traverse les jonctions 16, 17, 18 et 19 et se trouve à environ 3,5 milles marins au nord du phare situé à l'entrée de Long Point Bay.
Pembina Exploration Co. Ltd., une filiale en propriété exclusive de Pembina Resources Limited, est le détenteur de concessions de production de la Couronne et l'exploitant actif des installations du champ de gaz naturel. Pembina fournit, directe- ment ou par l'intermédiaire de son agent d'affai- res, Elexco, des renseignements à jour montrant l'emplacement de ses puits, jonctions et gazoducs interreliés, au Service hydrographique du Canada de même qu'à la Division de la Garde côtière canadienne du ministère des Transports. Par con- séquent, les cartes de navigation maritime sont continuellement mises à jour et révisées par ces organismes du gouvernement, qui publient et dis- tribuent également à l'industrie du transport mari time et à d'autres intéressés des Avis aux naviga- teurs montrant l'emplacement des installations du champ de gaz naturel de la région de Long. Point Bay du Lac Érié et portant des avertissements invitant à la prudence. La pièce P-3, qui est la carte de navigation 2110 datée du 8 juillet 1983 et qui illustre les emplacements respectifs des neuf navires ancrés à Long Point Bay au cours de la période du 22 au 25 décembre 1983, porte notam- ment l'avertissement suivant:
[TRADUCTION] Des gazoducs et des puits contiennent du gaz naturel sous pression et tout endommagement de ces installa tions entraînerait un risque immédiat d'incendie. Les navires mouillant l'ancre dans le Lac Érié devraient procéder avec prudence, après avoir pris note de l'emplacement sous-marin de tous les puits, gazoducs, câbles submergés et autres installations.
Les têtes de puits de gaz s'élèvent jusqu'à 5 pieds du fond et sont indiquées par des bouées.
Des avertissements semblables figuraient sur les cartes de navigation utilisées au moment de l'acci- dent en cause, par le capitaine Gordon Stogdale, du navire Griffin de la Garde côtière canadienne et par le capitaine Sidney W. Van Wyck, capitaine du navire défendeur Canadian Hunter, soit les pièces P-20 et P-24 respectivement. La pièce P-20 est une version de la carte de navigation 2110 mise
à jour et corrigée au moyen des Avis aux naviga- teurs publiés jusqu'au 14 octobre 1983, tandis que la pièce P-24 est la version du Canadian Hunter de la même carte corrigée de façon semblable, mais uniquement jusqu'au 4 décembre 1981. Contraire- ment à la version antérieure du 4 décembre 1981, la carte utilisée par le capitaine du Griffin donnait un avertissement plus graphique de l'existence de têtes de puits de gaz et de gazoducs en décrivant leur emplacement général par des zones voilées de couleur grise, de façon à constituer une meilleure aide visuelle pour le marin prudent.
Il existait d'autres avertissements des risques que représentait l'exploitation du gaz naturel sous le Lac Erié pour la navigation maritime. Une publication courante intitulée Instructions nauti- ques—Grands Lacs, dans un chapitre consacré à la région du Lac Érié comprise entre la pointe Long et la pointe Pelee, recommandait aux marins d'être prudents s'ils mouillaient l'ancre dans cette région en raison des têtes de puits de gaz et des gazoducs submergés. De plus, les Avis aux naviga- teurs publiés par la Garde côtière canadienne com- portaient l'avertissement suivant à l'égard de la pénurie d'aires de mouillage au Lac Erié:
[TRADUCTION] Les navigateurs sont avertis du fait qu'aucune aire de mouillage n'a été établie en raison de l'existence d'ins- tallations d'exploitation de gaz naturel sur le lit du lac. L'em- placement de ces aires a été décrit dans les Avis aux naviga- teurs publiés hebdomadairement par la Garde côtière canadienne.
L'endommagement des installations peut être extrêmement dangereux du fait que le gaz naturel sous pression contient des produits chimiques toxiques et qu'il est inflammable.
Parmi les neuf navires qui, à Long Point Bay, cherchaient refuge de l'orage sévissant sur le Lac Érié se trouvaient le navire Griffin de la Garde côtière canadienne, le Laketon (antérieurement le Lake Nipigon) elle transporteur de vrac Canadian Hunter, de la défenderesse, qui avait un plein chargement de blé. Le Canadian Hunter a mouillé l'ancre à 11 h 56, le 23 décembre, et levé l'ancre et quitté la région à 12 h 38, le 25 décembre. Ce navire a mouillé l'ancre à l'endroit indiqué par un cercle sur sa propre carte de navigation (pièce P-24) et marqué d'un «X» sur la pièce P-3. La profondeur de l'eau était de 141 pieds à cet endroit et le navire y était relativement exposé aux élé- ments. Le Canadian Hunter est le seul navire à avoir mouillé l'ancre au sud de la conduite de la baie intérieure. Le Griffin est arrivé plus tard, soit
à 18 h 40, le 23 décembre, et a mouillé l'ancre à une distance considérable au nord-est du Canadian Hunter, au point indiqué par un «X» sur sa carte, et reproduit également sur la pièce P-3. Le brise glace Griffin a quitté pour une mission à 3 h 58, le 24 décembre. Le Laketon est arrivé à 6 h 05, le 23 décembre, et est reparti à 1 h 05, le 25 décembre. Il a mouillé l'ancre plus au nord que tous les autres navires. Le Laketon et le Canadian Hunter ont tous deux chassé sur leurs ancres au cours de leur séjour à Long Point Bay. La preuve révèle que le Laketon a chassé sur son ancre dans une direction nord-est sur une distance d'environ un quart de mille, avant de lever l'ancre, de revenir à peu près au même endroit par sa force motrice et de mouil- ler l'ancre à nouveau.
Au cours de la période du 23 décembre au 25 décembre 1983, les conditions météorologiques au-dessus du Lac Érié étaient généralement diffici- les. Le vent soufflait dans une direction ouest sud-ouest vers le nord-est à une vitesse de 30 40 nœuds, entraînant de hautes vagues et une grosse mer. Il neigeait de façon intermittente et il y avait des poches de «vapeur» ou de brouillard à fleur d'eau. La visibilité était relativement faible. Le 25 décembre, la vitesse du vent s'était quelque peu réduite et les conditions de visibilité s'étaient améliorées.
Il est reconnu que le gazoduc s'est rompu vers 10 h 45, le 24 décembre 1983 et que cette rupture était probablement imputable à l'accrochage par une ancre de navire. Le premier indice de l'acci- dent fut une perte brusque de pression à la station de compression de Nanticoke, qui s'est produite dans la matinée du 24 décembre 1983. M. Robert Simpson, le chef d'exploitation pour Pembina Exploration Co. Ltd., a été avisé du problème lorsqu'il a appelé l'opérateur de la station vers 14 h 30, en réponse à un signal sur son téléavertis- seur. M. Simpson a tenu un relevé chronologique des événements subséquents. Les causes envisagées étaient le gel, appelé communément «hydrate», ou une rupture du gazoduc. On a pompé du méthanol dans le système pour éliminer tout hydrate qui pourrait s'y trouver, sans résultat. Une perte de pression à Port Maitland a confirmé l'existence d'une rupture du gazoduc. On a fait appel à des navires-soutiens de plongée. Le 29 décembre, une inspection par hélicoptère a permis de détecter des
bulles de gaz dans les régions des jonctions 17, 18 et 19 de la conduite de la baie intérieure. Des navire-soutiens de plongée furent appelés sur les lieux ce même jour et un certain nombre de parties du gazoduc furent fermées, y compris la vanne de la canalisation principale à la jonction 19. Des bulles de gaz continuaient toujours de se manifes- ter à la jonction 17. Le l er janvier 1984, les plongeurs ont finalement réussi à fermer la vanne de la canalisation principale à la jonction 14, empêchant ainsi toute fuite additionnelle de gaz dans l'atmosphère et permettant la reprise de l'ex- ploitation maximale du gazoduc de Port Maitland. Les plongeurs ont alors entrepris les réparations de fortune de la conduite de la baie intérieure en raccordant les segments brisés de la conduite avec des tuyaux flexibles temporaires. Ces travaux de réparation étaient rendus plus difficiles, voire com- plètement impossibles à maintes occasions, par la grosse mer et les conditions de glace.
La conduite de la baie intérieure a subi trois ruptures, l'une au point original du choc, situé à environ 15 000 pieds à l'ouest de la jonction 17, l'autre à la jonction 18, et la dernière à la jonction 19. La preuve révèle de façon relativement incon- testée que la patte de l'ancre d'un navire qui chassait sur ses ancres a accroché le gazoduc au premier point susmentionné, à l'ouest de la jonc- tion 17 et, par une combinaison de mouvements horizontaux et verticaux, a créé un ensemble de forces entraînant la rupture de la conduite à trois endroits. La première rupture a eu lieu à la jonc- tion 18, la deuxième à la jonction 19 et la dernière au point de contact initial près de la jonction 17. Les réparations apportées aux jonctions 19 et 18 ont été complétées le 21 février 1984, ce qui a permis de fournir un approvisionnement limité de gaz à la station de compression de Nanticoke. La jonction 17 connaissait toujours des problèmes, notamment en raison d'un manchon défectueux fourni par un fabricant et du gel de la vanne. Les conditions atmosphériques et la glace se sont com binées pour retarder encore plus les opérations de plongée sur les lieux. En raison de tous ces facteurs combinés, les réparations apportées à la jonction 17 n'ont pas été complétées avant le 3 avril 1984 ou vers cette date, lorsque les vannes ont pu être ouvertes. Selon la déposition de M. Simpson, la reprise de l'exploitation maximale de la conduite de Nanticoke n'a pas eu lieu avant le 5 avril 1984.
Les défendeurs prétendent que les réparations tem- poraires apportées aux trois parties rompues de la conduite de la baie intérieure étaient ou auraient être substantiellement complétées au cours de la période de soixante jours comprise entre le 24 décembre 1983 et le 21 février 1984.
La position des demanderesses en ce qui a trait à la question de la responsabilité pour les dommages déclarés est la suivante: les personnes responsables de la gestion et de l'exploitation du navire des défendeurs, le Canadian Hunter, ont commis une faute en mouillant l'ancre de leur navire à l'endroit ils l'ont fait, compte tenu des conditions exis- tantes et du risque posé par la proximité d'un gazoduc submergé, et en permettant au navire de chasser sur son ancre de bâbord sur une distance d'environ un mille et demi sans faire d'effort pour lancer les moteurs et le faire revenir à sa position de mouillage originale.
Les défendeurs répondent à cet argument en plaidant l'acceptation volontaire des risques par les demanderesses et, comme je l'ai déjà dit, la négli- gence des victimes. Ils font valoir que Long Point Bay est reconnue et utilisée depuis bon nombre d'années comme une aire de mouillage tradition- nelle pour les navires qui cherchent à se protéger des tempêtes sur le Lac Érié et que les puits de gaz et les gazoducs des demanderesses ont été établis et posés de façon à constituer un obstacle et un risque pour la sécurité de la navigation. Ils préten- dent que les méthodes choisies par les demanderes- ses pour l'exploration et l'exploitation du champ de gaz naturel ne tenaient pas compte de la probabi- lité d'endommagement des gazoducs submergés. Les défendeurs soulignent le fait que les demande- resses n'ont entrepris aucune étude de faisabilité quant au déplacement ou à l'enfouissement des gazoducs pour les protéger de façon raisonnable de tout dommage imputable aux ancres de navires. Ils ont également soulevé une objection subsidiaire portant que les demanderesses ont omis de mar- quer adéquatement l'emplacement des têtes de puits de gaz et des gazoducs au moyen de bouées à espar ou d'autres aides à la navigation appropriées. L'avocat des défendeurs dénonce vigoureusement l'attitude de laisser faire de Pembina à l'égard de ses gazoducs. L'argument principal des défendeurs sur la question de la responsabilité est résumée dans la thèse suivante de leur avocat:
[TRADUCTION] ... une société exploitant cette sorte de système, transportant un produit très inflammable, à haute pression, avec les dangers potentiels qu'elle connaît bien, a certainement une responsabilité plus grande envers le monde en général et certainement envers les autres personnes qui utilisent la baie, que celle que semble avoir adoptée la société.
Il ne suffit pas de dire simplement: eh bien! nous posons les gazoducs, nous en parlons au Service hydrographique et nous espérons que vous l'apprendrez, et si vous causez des domma- ges, nous vous poursuivrons.
Je passerai maintenant en revue certains des principes juridiques applicables aux faits de l'espèce.
Le fait de permettre à un navire de chasser sur ses ancres, d'où une collision ou un enchevêtre- ment avec le bien d'autrui et l'endommagement de ce dernier, constitue une preuve prima facie de négligence, en l'absence d'une explication raison- nable ou d'une preuve de circonstances atténuan- tes: Exeter City v. Sea Serpent (1922), 12 Ll. L. Rep. 423 (Adm. Div.); The Brabant (1938), 60 Ll. L. Rep. 323 (Adm. Div.); The Boltenhof (1938), 62 Ll. L. Rep. 235 (Adm. Div.); The Velox, [1955] 1 Lloyd's Rep. 376 (Adm. Div.); The Gerda Toft, [1953] 2 Lloyd's Rep. 249 (Adm. Div.); et Canadian Brine Ltd. v. The Ship Scott Misener and Her Owners, [ 1962] R.C.E. 441. De plus, l'ignorance coupable d'un danger apparent imputable à l'omission de faire appel aux connais- sances disponibles peut constituer de la négligence: Le Mar-Tirenno, infra; et Submarine Telegraph Company v. Dickson (1864), 15 C.B. (N.S.) 760; 143 E.R. 983 (C.P.D.).
Dans l'affaire The Boltenhof, précitée, le juge Bucknill a étudié les mesures que le navire qui chassait sur ses ancres aurait raisonnablement adopter, et a conclu comme suit, à la page 240: [TRADUCTION] À mon avis, le Marklyn a omis par négligence de surveiller attentivement, omis par négligence de mouiller une deuxième ancre ou de donner plus de chaîne à l'ancre employée et omis par négligence d'utiliser ses moteurs pour réduire la tension au moment opportun.
Dans la décision The Velox, précitée, le juge Will - mer a dit ce qui suit, à la page 382:
[TRADUCTION] Même s'il était possible d'exonérer le Velox pour avoir chassé sur ses ancres en premier lieu, il n'en demeure pas moins que la situation exigeait une surveillance extrême- ment vigilante. Pour répondre à son obligation à cet égard, le Velox aurait se rendre compte rapidement qu'il chassait, et, après s'en être rendu compte, prendre rapidement les mesures nécessaires pour mettre fin à son dérapage, étant donné surtout que, à la connaissance des personnes qui étaient à son bord, il y
avait d'autres navires sous le vent, navires qui, dans les circons- tances, pouvaient fort bien connaître eux aussi des difficultés, compte tenu des conditions météorologiques d'alors.
Dans ces circonstances, il me semble que, même si les mesures exigées par la situation peuvent être considérées comme exceptionnelles, elles n'étaient cependant pas supérieu- res à celles dont doit faire preuve un marin consciencieux et habile, compte tenu des conditions météorologiques exception- nelles d'alors.
L'avocat des demanderesses se fonde grande- ment sur la décision La cie de téléphone Bell c. Le Mar- Tirenno, [1974] 1 C.F. 294; 52 D.L.R. (3d) 702 (i re inst.); conf. par [1976] 1 C.F. 539; 71 D.L.R. (3d) 608 (C.A.); dans cette affaire, un navire a rompu ses amarres d'un quai exposé aux forces combinées de la marée et de la glace, possi- bilité qui avait été portée à l'attention du capi- taine. Pour éviter une collision avec un restaurant riverain, le capitaine a mouiller l'ancre dans une aire du fleuve St-Laurent il était interdit de jeter l'ancre et se trouvaient les câbles télépho- niques sous-marins de la demanderesse, qui ont ainsi été brisés et endommagés. Le juge de pre- mière instance a rejeté les moyens de défense fondés sur le caractère inévitable de l'accident et sur la négligence de la victime, et conclu que le navire défendeur était seul responsable puisque la rupture des amarres et le dommage qui en a résulté étaient tous deux manifestement prévisi- bles. Le juge Addy a ainsi énoncé le fondement de la décision, à la page 300:
A mon avis, l'affaire tourne donc autour du point de savoir s'il y a eu négligence du capitaine ou des membres de son équipage du simple fait d'avoir amarré le navire à ce quai, ou dans la manière d'amarrer le navire ou du simple fait d'y être resté amarré, et, enfin, il convient de déterminer si le capitaine et son équipage ont pris toutes précautions qu'il est normal de prendre pour empêcher le navire de rompre ses amarres comme il le fit, y compris s'ils ont surveillé de façon constante et appropriée tout ce qui pouvait influer sur la sécurité du navire.
Il va de soi que si quelqu'un a le contrôle effectif d'un objet ou est tenu en droit d'exercer un tel contrôle, il doit s'il en perd la maîtrise et que l'objet cause un dommage, expliquer par une preuve positive la raison pour laquelle l'objet a échappé à son contrôle, ou, du moins, d'établir par une preuve positive que ce n'est pas à un acte ou à une omission de sa part ou de la part de toute autre personne agissant sous ses ordres.
Le juge a tiré la conclusion suivante, à la page 302:
En amarrant le navire au quai en question, sans s'informer complètement ou sans prendre au moins toutes les mesures raisonnables pour s'informer complètement de la nature et du degré de danger et, plus particulièrement, de la très grande
pression que la glace exercerait à marée montante sur un navire amarré à ce quai, le capitaine a commis une négligence.
L'arrêt The Ship Peterborough v. Bell Tele phone Co. of Canada, [ 1952] R.C.E. 462; [ 1952] 4 D.L.R. 699 est utile en ce qui a trait à la négligence de la victime dans une affaire le navire de l'appelante avait jeté l'ancre dans une aire du fleuve St-Laurent le mouillage était interdit, et endommagé le câble submergé de l'inti- mée, ce dont l'appelante avait été tenue seule responsable en dommages-intérêts. L'intimée avait obtenu, en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables [S.R.C. 1952, chap. 193], la per mission de poser le câble, à la condition d'obtenir une servitude du Conseil des ports nationaux. Elle a obtenu la servitude. La preuve n'a pas permis de conclure que le câble constituait un obstacle à la navigation. La Cour a rejeté l'appel et confirmé le jugement de première instance. Sur la question de la négligence de la victime, le juge Cameron a dit ce qui suit, à la page 473:
[TRADUCTION] À mon avis, la société intimée n'avait aucune obligation, lors de la pose du câble dans une aire il était interdit de jeter l'ancre (où l'on ne s'attendrait pas normale- ment à subir des dommages en raison du mouillage d'ancres par des navires), de le poser à une longueur et d'une façon telles qu'il puisse subir toutes les tensions et les contraintes auxquel- les pourrait l'assujettir une ancre de navire l'ayant accroché, ou de sorte qu'il ne puisse être accroché par une ancre de navire. En l'espèce, le câble a été assujetti à une très grande tension pendant trois quarts d'heure peut-être, lorsque le navire tentait de dégager son ancre, et à une tension supplémentaire lors- qu'elle a été soulevée jusqu'à la surface ... Je souscris à l'avis du juge de première instance selon lequel il est impossible de conclure que le câble a été posé ou maintenu d'une façon telle qu'il a contribué à l'accident ou au dommage qui en a résulté.
Dans l'affaire Assiniboine (School Division of) South No. 3 v. Hoffer et al. (1971), 21 D.L.R. (3d) 608; [1971] 4 W.W.R. 746 (C.A. Man.), une motoneige appartenant au défendeur adulte et con- duite par l'enfant de celui-ci, qui en a perdu le contrôle, a heurté et endommagé une colonne mon- tante de gaz qui alimentait un bâtiment scolaire en gaz naturel. La colonne avait été installée par la défenderesse, une société de services publics. Le gaz sous pression a pénétré dans la salle des chau- dières de l'école et a explosé, causant un incendie et de graves dommages au bâtiment scolaire. Lors du procès, la responsabilité des dommages a été partagée également entre le propriétaire et le con- ducteur de la motoneige, d'une part, et la société de gaz, d'autre part. Les deux parties ont interjeté
appel de la décision. Le juge Dickson (alors juge de la Cour d'appel), qui a rendu le jugement de la Cour, a traité de la façon suivante la question de la responsabilité de la société de gaz, aux pages 615 et 616 D.L.R.:
[TRADUCTION] Je suis également d'avis que la Greater Winnipeg Gas Co. Ltd. est responsable envers la demanderesse parce que l'installation du branchement de gaz avait été cons- truite de façon négligente puisqu'elle avait été construite à un endroit et d'une façon qui rendaient probable le type de dom- mages qui en a résulté. La société de gaz était responsable de la construction de la conduite de branchement à partir de la rue, de la colonne montante, de l'équipement et du compteur qui y était attaché. Il est difficile de supposer qu'une personne, consciente des propriétés explosives du gaz naturel, puisse concevoir et installer un branchement aussi manifestement dangereux. Le gaz qui s'échapperait de toute rupture de la conduite en-dessous du régulateur s'infiltrerait certainement dans la salle des chaudières. La société de gaz aurait prévoir raisonnablement les dommages qui pouvaient être causés à la colonne montante de gaz. S'il est vrai que personne n'est obligé de prendre des précautions extraordinaires, il n'en demeure pas moins qu'il faut tenir compte de la probabilité de préjudice et de la gravité probable de celui-ci. Même si la probabilité du bris de la colonne montante de gaz par une automobile, une motocyclette ou une motoneige n'était pas forte, la colonne ayant été fixée au coin de l'immeuble, la gravité probable de tout préjudice était très élevée. En contrepartie, il faut tenir compte du coût et de la difficulté des précautions qui auraient pu être prises. On aurait pu installer à faible coût et avec peu de difficulté des tuyaux protecteurs. L'obligation de prendre des mesures de protection augmente de façon directement proportionnelle au risque. Dans ces circonstances, la société de gaz n'a pas fait preuve de diligence raisonnable alors qu'elle avait l'obligation de faire preuve de grande diligence.
Dans l'affaire Heeney v. Best et al. (1979), 28 O.R. (2d) 71; 108 D.L.R. (3d) 366; 11 CCLT 66 (C.A.), les défendeurs avaient conduit de façon négligente leur camion qui est entré en collision avec une installation hydroélectrique aérienne, coupant ainsi le courant électrique qui alimentait l'entreprise du demandeur et, du même coup, l'ali- mentation en oxygène de ses poulaillers, ce qui a entraîné la mort de la plupart de ses poussins par manque de ventilation. Le demandeur possédait un dispositif d'alarme en cas de panne de courant, qui aurait pu l'alerter de cette panne et lui permettre de sauver ses poulets, mais ce dispositif n'était pas branché cette nuit-là. Le juge de première instance a conclu à la faute du demandeur dans une propor tion de 50 %. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario, qui a statué que l'appelant devrait obtenir 75 % de ses dommages. Le juge en chef adjoint MacKin- non, qui a rendu la décision de la Cour, était
manifestement d'avis que la faute la plus impor- tante était celle de l'intimé qui avait causé la coupure du courant, ce qui l'a porté à conclure comme suit, à la page 76 O.R.:
[TRADUCTION] La négligence de l'appelant n'a fait que contribuer aux dommages qu'il a subis, puisque l'intimé était le seul responsable de l'acte négligent qui a déclenché les événe- ments ayant causé le préjudice ou le dommage final à l'appe- lant. Dans les circonstances, j'évalue le degré de faute ou de négligence de l'appelant à 25 % et celui de l'intimé à 75 %.
Il ressort clairement de la preuve que le Cana- dian Hunter était le seul navire mouillant à l'épo- que en cause au sud et contre le vent par rapport à la conduite de la baie intérieure, à moins d'un mille marin de celle-ci. À mon avis, la prudence en matière de matelotage dicterait un meilleur choix d'emplacement.
La seule explication de première main du motif pour lequel le capitaine du Canadian Hunter a choisi cet emplacement particulier de mouillage se trouve dans les extraits de l'interrogatoire préala- ble du capitaine Sydney W. Van Wyck, qui ont été versés au dossier par l'avocat des demanderesses. Voici la teneur de sa déposition sur la position réelle de mouillage:
[TRADUCTION]
300 M. FRAWLEY: Q. Capitaine, y a-t-il une raison particu- lière pour laquelle vous avez choisi cet emplacement pour mouiller l'ancre?
R. Ce serait un endroit sûr, et le nombre de navires qui
étaient déjà dans la baie. Je ne voyais plus de place.
301 Q. Je vois. Avant de mouiller l'ancre, avez-vous avancé un peu plus loin pour voir ou vous êtes-vous rendu directement à cet
R. Bien, j'y suis allé directement, comme je l'ai dit. C'est que je me suis arrêté.
302 Q. Oui, bien.
R. C'était ma position lorsque le bateau s'est arrêté.
303 Q. Ainsi, vous ne vous êtes pas rendu plus loin dans la baie pour voir?
R. Non.
Cette explication contredit le fait que le navire le plus rapproché du Canadian Hunter à l'époque était le Canadian Century, qui mouillait dans une aire relativement étendue et dégagée de la baie, du côté nord de la conduite de la baie intérieure et à environ quatre milles marins au nord-ouest de la position du Canadian Hunter. Le navire Griffin de la Garde côtière canadienne est venu plus tard ce soir-là mouiller dans le même secteur, à environ un mille au sud du Canadian Century. Je tire la
conclusion de fait que rien n'aurait empêché le Canadian Hunter de mouiller à l'endroit adopté plus tard par le Griffin le même soir. En fait, le témoin expert cité par les défendeurs en contre- preuve, le capitaine John MacDonald, a reconnu lors du contre-interrogatoire qu'il était possible de mouiller deux navires ou plus à l'endroit le Canadian Century et le Griffin avaient jeté l'an- cre. Néanmoins, le capitaine MacDonald a main- tenu que la position de mouillage choisie par le capitaine du Canadian Hunter était tout à fait valable. Qu'il me suffise de dire que je n'accepte pas cette conclusion.
Le témoin expert retenu par les demanderesses pour donner son opinion sur les circonstances entourant l'accident, le capitaine William R. Barr, était clairement d'avis que le capitaine du Cana- dian Hunter [TRADUCTION] «aurait mouiller plus au nord et à l'intérieur de la baie, il y aurait moins d'eau sous le navire et il y avait une plus grande protection». Il a également déploré le fait que le capitaine ait mouillé dans une posi tion exposée et à une profondeur trop grande pour que le câble de l'ancre puisse maintenir le bateau en toute sécurité, compte tenu des conditions météorologiques du moment. En plus du mauvais choix de l'endroit de mouillage, le capitaine Barr critiquait également le manque d'attention des personnes responsables des manoeuvres du Cana- dian Hunter à l'égard du gazoduc situé tout près de là, de même que leurs techniques de navigation et de tenue des registres en général. En conclusion, il affirmait que le capitaine du navire et ceux dont il avait la responsabilité avaient agi imprudem- ment dans les circonstances. J'accepte les conclu sions du capitaine Barr plutôt que celles du capi- taine MacDonald lorsqu'elles sont divergentes.
L'avocat des demanderesses prétend qu'il y a lieu de tirer des conclusions défavorables du fait que les défendeurs n'ont pas appelé le capitaine Van Wyck, les officiers ou les membres de son équipage à expliquer un certain nombre de ques tions importantes laissées sans réponse. Il cite notamment les exemples suivants: pourquoi le navire a-t-il jeté l'ancre au sud et à moins d'un mille contre le vent par rapport à la conduite de la baie intérieure? Quelqu'un a-t-il porté attention aux cartes de navigation et aux documents de mise à jour faisant état de la présence de têtes de puits
et de gazoducs submergés? Y avait-il des bouées «ice pole» indiquant la présence de la conduite de la baie intérieure? Pourquoi le capitaine du Cana- dian Hunter n'a-t-il pas mouillé l'ancre dans la région le Griffin l'a fait par la suite? Et enfin, pourquoi le capitaine a-t-il permis à son navire de chasser sur son ancre sur une distance d'un mille et demi sans prendre de mesures correctives? L'avo- cat des défendeurs a déclaré assez franchement qu'il avait pris la décision de ne pas appeler le capitaine du Canadian Hunter comme témoin au procès puisque, à son avis, tous les éléments de preuve essentiels avaient été produits devant la Cour au moyen de l'exposé conjoint des faits, de la déposition du capitaine Van Wyck au cours de l'interrogatoire préalable, des cartes et des regis- tres produits à l'appui et de la déposition du témoin expert des demanderesses, le capitaine Barr. Pour un exposé utile des principes relatifs aux conclusions défavorables, voir: Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases (Butterworths, 1974) aux pages 535 à 537; Wig- more on Evidence, vol. 2, par. 285, 286 et 289; et Northern Wood Preservers Ltd. v. Hall Corp. (Shipping) 1969 Ltd. et al., [1972] 3 O.R. 751; (1972), 29 D.L.R. (3d) 413 (H.C.); conf. par (1973), 2 O.R. (2d) 335; 42 D.L.R. (3d) 679 (C.A.). Compte tenu de l'explication donnée par l'avocat des défendeurs, je ne suis pas disposé à tirer des conclusions défavorables en me fondant seulement sur le fait que le capitaine Van Wyck et d'autres personnes liées au pilotage du Canadian Hunter n'ont pas été appelés à témoigner. Je reconnais toutefois avec l'avocat des demanderes- ses que l'absence de toute explication de faits qui vont à l'encontre des intérêts d'une partie porte à tirer des conclusions défavorables à cette partie, dès que la partie adverse a établi une preuve prima facie. Je préfère traiter l'affaire en fonction de ce principe.
Comme je l'ai déjà indiqué, la carte de naviga tion dont disposait le Canadian Hunter n'avait été mise à jour que jusqu'au 4 décembre 1981. Pour- quoi le Canadian Hunter n'avait-il pas à bord l'édition courante de la carte de navigation 2110, datée du 14 octobre 1983 (pièce P-20), qui, visuel- lement, donnait un meilleur avertissement des ris- ques que posaient les têtes de puits et les gazoducs que l'édition antérieure? Je souscris entièrement à
l'opinion exprimée par le juge Addy dans la déci- sion Le Mar- Tirenno, précitée, il a dit ce qui suit, à la page 301:
Tout comme omettre de consulter une carte constitue une négligence, ... omettre d'avoir à bord des cartes à jour en constitue aussi une.
J'accepte l'avis de l'expert des demanderesses, M. Hluchan, selon lequel le dommage causé au gazoduc des demanderesses découlait de l'accro- chage de celui-ci par l'ancre d'un navire de dimen sion comparable à celle du Canadian Hunter, de même que son explication de la séquence des rup tures causées par le dérapage de l'ancre dans une direction nord-nord-est. Je suis toutefois porté à rejeter «la faible possibilité» théorique, selon lui, que le dommage subi par la jonction 18 de la conduite de la baie intérieure ait été causé par un deuxième navire, possibilité qui porte l'avocat des défendeurs à faire valoir que le navire Griffin de la Garde côtière serait un candidat vraisemblable, le cas échéant. Le Griffin mouillait bien au nord de la conduite de la baie intérieure et les éléments de la preuve ne permettent absolument pas de con- clure que celui-ci ait été impliqué.
Compte tenu de la preuve dans son ensemble, je conclus que le Canadian Hunter était le seul navire immobilisé, si l'on peut dire, de façon à accrocher le gazoduc des demanderesses avec son ancre qui chassait à un endroit donné à l'ouest de la jonction 17 de la conduite de la baie intérieure, et que c'est ce qu'il a fait, entraînant ainsi les trois ruptures qui ont eu lieu de la façon et dans l'ordre décrits par l'expert des demanderesses, M. Hluchan.
Je conclus également que le capitaine du Cana- dian Hunter, le capitaine Van Wyck, a fait preuve de négligence à l'égard des points suivants, soit: (1) en choisissant le lieu de mouillage dans les circonstances; (2) en permettant à son navire de chasser sur son ancre sur une distance d'un mille et demi sans prendre de mesures correctives; (3) en n'ayant pas à bord les cartes de navigation les plus à jour possible; et (4) en ne vérifiant pas régulière- ment la position de son navire. Somme toute, le capitaine Van Wyck ne s'est pas acquitté de son obligation de diligence et de prudence dans l'exer- cice du matelotage nécessaire dans les circons- tances. À mon avis, il ne fait aucun doute que le capitaine du Canadian Hunter «cherchait certaine-
ment des ennuis» en choisissant de mouiller l'ancre à l'endroit en cause puisqu'il aurait raisonna- blement prévoir la probabilité du préjudice qui s'est effectivement produit.
Les demanderesses ont hérité du réseau de gazo- ducs, y compris la conduite de la baie intérieure, sous sa forme actuelle lorsqu'elles ont acheté le champ de gaz naturel d'Anschutz (Canada) Exploration Limited, le ler août 1980. Selon la preuve, les demanderesses et leur prédécesseur avaient généralement respecté les dispositions législatives et réglementaires portant sur les réseaux de gazoducs. Ainsi, Anschutz avait obtenu l'approbation du ministre des Transports pour son réseau de gazoducs de même qu'une exemption de l'application du paragraphe 5(1) de la Loi sur la protection des eaux navigables [S.R.C. 1970, chap. N-19] et de ses règlements. La seule excep tion au respect général des dispositions législatives semble avoir été la norme ACNOR CAN/CSA Z184-M1979, dont l'application à l'exploitation et à l'entretien de réseaux de gazoducs a été décrétée par l'article 2 du Règlement O. Reg. 629/80 adopté sous le régime de la Energy Act, 1971 [S.O. 1971, chap. 44], et déposé le ler août 1980. L'article 6.4.2 de la norme porte sur la protection des réseaux de canalisations et suggère l'enfouisse- ment supplémentaire comme moyen de protéger les gazoducs marins des dommages accidentels résultant d'activités de navigation, y compris les opérations de mouillage et de pêche. Incidemment, le Règlement O. Reg. 450/84, déposé le 13 juillet 1984, a mis fin à l'application de la norme ACNOR aux gazoducs marins. Mis à part son côté relativement inoffensif, il me semble qu'au- cune conséquence importante ne découle du fait que l'article 6.4.2 de la norme ACNOR puisse ou non s'appliquer, puisque les conséquences civiles de la violation d'une loi sont subsumées sous le droit de la responsabilité pour négligence: R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 CCLT 121; 45 N.R. 425.
L'argument principal des défendeurs est que le risque que le gazoduc soit endommagé par des ancres de navires était une éventualité raisonnable- ment prévisible et que l'enfouissement des gazo- ducs de six pouces ou le marquage de leur empla cement au moyen de bouées à espar aurait éliminé
ce risque ou l'aurait substantiellement réduit. L'avocat des demanderesses répond à cet argu ment en demandant comment on peut savoir aura lieu la rupture d'un gazoduc et en soulignant également que les coûts de l'enfouissement du gazoduc seraient astronomiques. L'avocat des demanderesses fait également valoir que l'enfouis- sement des gazoducs à une profondeur de deux mètres ou de six pieds, comme le suggère l'expert des défendeurs en matière de méthodes de protec tion des gazoducs submergés, Norman I. Hanson, entraînerait des problèmes insurmontables pour les plongeurs appelés à procéder aux réparations nécessaires.
Le rapport de M. Hanson et sa déposition pen- chent généralement en faveur de l'enfouissement comme moyen de protéger des gazoducs submer- gés, même si celui-ci a admis franchement n'avoir pas tenu compte des facteurs économiques associés à une telle entreprise. Il a cité plusieurs cas connus des gazoducs avaient été enfouis à d'autres endroits au Canada. Une grande partie de sa déposition portait sur la norme ACNOR, à laquelle j'ai déjà fait allusion. M. Hanson croyait fermement que la patte d'une ancre de la dimen sion et du poids de celles qui étaient employées par le Canadian Hunter creuserait le fond de glaise du Lac Érié jusqu'à une profondeur de quarante pouces. Ceci le portait à conclure que la margé de sécurité de l'enfouissement visant à éviter tout dommage que pourrait causer une ancre de cette taille serait de deux mètres ou six pieds. Il a été longuement contre-interrogé au sujet des sommai- res de la recherche documentaire figurant à l'an- nexe B de son rapport, portant sur l'enfouissement de gazoducs submergés dans d'autres pays et en particulier sur la conclusion retenue par une étude de la Mer du Nord, jointe en annexe, selon laquelle l'enfouissement ou l'ensevelissement de gazoducs [TRADUCTION] «n'offre pas de protec tion réelle contre les ancres de plus grands navi- res». La version complète et intégrale de l'étude de la Mer du Nord a été produite comme pièce D-18 au cours du contre-interrogatoire de M. Hanson. À mon avis, il n'y a pas lieu d'en étudier les conclu sions de façon détaillée et il suffit de reprendre ce qui semble être la conclusion finale de l'auteur, John Strating, lorsqu'il dit ce qui suit:
[TRADUCTION] À l'heure actuelle, il ne semble y avoir aucun motif justifiant l'enfouissement de pipelines de grand diamètre
autrement que pour des raisons de stabilité au sol. Dans les zones soumises à une importante activité de pêche, le pipeline devrait être protégé par une couche de ciment de grande qualité.
J'accepte la conclusion de M. Hanson selon laquelle il aurait fallu enfouir la conduite de la baie intérieure à une profondeur de deux mètres pour obtenir une marge suffisante de protection contre les ancres de la dimension de celle du Canadian Hunter. Manifestement, cette mesure de protection n'aurait pu être obtenue qu'à grands frais. A mon avis, l'enfouissement de la conduite de la baie intérieure n'était pas un moyen raison- nable et viable d'éviter le risque prévisible de préjudice imputable à une ancre de navire.
Il reste à étudier la question de savoir si les demanderesses ont commis une faute en ne pre- nant pas les précautions raisonnables pour mar- quer l'emplacement de la conduite de la baie inté- rieure au moyen de bouées à espar métalliques qui auraient pu être décelées par le radar des navires. En d'autres termes, s'agit-il de la part des deman- deresses d'une omission tellement évidente qu'elle entre dans le cadre des événements qu'elles pou- vaient raisonnablement prévoir immédiatement avant la date de l'accident? Pour trancher cette question, je ne puis tenir compte des mesures de protection qui ont pu être suggérées, voire intro- duites, après l'événement en cause. Je pense en particulier ici à la proposition, visant les incidents relatifs au gazoduc à Long Point Bay, préparée par les producteurs de gaz et le ministère des Richesses naturelles, au procès-verbal de la réu- nion du comité consultatif de la Garde côtière du 2 mai 1984 et aux lettres écrites par M. Simpson, de Pembina, à P. A. Palonen, du ministère des Richesses naturelles, en date du 28 mars et du 22 juin 1984. L'avocat des défendeurs semblait donner beaucoup d'importance à ces éléments de preuve postérieurs à l'incident, mais, à mon avis, nous ne pouvons en tenir compte pour déterminer si les demanderesses devraient être tenus responsa- bles de n'avoir pas indiqué l'emplacement de la conduite de la baie intérieure au moyen de bouées à espar disposées de façon adéquate. En bref, je souscris complètement à l'énoncé présenté par le juge Dickson dans l'arrêt Assiniboine School, pré- cité, à la page 618 D.L.R., il a dit:
[TRADUCTION] Je reconnais qu'en général, il n'y a pas lieu de tenir compte, lorsqu'il s'agit de déterminer la négligence, du
fait que le défendeur a mis en oeuvre des mesures protectrices après l'événement. «Nul ne se trouve à fournir une preuve contre lui-même du seul fait qu'il a adopté un nouveau pro gramme pour empêcher qu'un accident ne se reproduise.» Tou- tefois, avec égard, je ne pense pas que les mots du juge signifient ce que l'avocat prétend leur faire dire. Au contraire, il me semble que le juge déclare qu'avec le recul, il est évident que des mesures protectrices ont été adoptées après l'événe- ment, mais qu'il a pour rôle, selon lui, d'établir si le dommage causé à la colonne montante de gaz était raisonnablement prévisible au moment de l'accident en 1968, et avant cette date, lorsque l'installation a été faite.
M. Simpson a déclaré qu'ils utilisaient des bouées «ice pole» en bois pour indiquer, à leurs propres fins, l'emplacement des têtes de puits et des jonctions du gazoduc. Je suppose que ces bouées correspondaient au type approuvé exigé par le paragraphe 27(13) du Règlement 752 [R.R.O. 1980] adopté en application du Petroleum Resources Act [R.S.O. 1980, chap. 377]. Quant à la conduite de la baie intérieure, au moment de l'accident, M. Simpson se souvenait qu'il y avait des bouées «ice pole» qui marquaient les jonctions 15, 18 et 19, mais qu'il n'y en avait aucune à la jonction 17, et il ignorait s'il y en avait à la jonction 16. Il a expliqué que ces bouées «ice pole» ne pouvaient être décelées par le radar des navires et il a reconnu franchement qu'elles n'étaient pas destinées à servir d'aides à la navigation ,pour l'industrie du transport maritime. Il a également avoué que ces bouées n'étaient pas stables et qu'el- les avaient tendance à se renverser et à demeurer à l'horizontale lorsqu'il y avait des vagues, et que, partant, elles ne seraient pas clairement visibles en grosse mer.
Selon la déposition de l'expert des défendeurs, le capitaine MacDonald, des bouées à espar de métal portant des réflecteurs radar, réparties à interval- les réguliers d'environ 4 000 pieds, le long de la conduite de la baie intérieure, auraient pu aider le capitaine d'un navire à déterminer sa position par rapport au gazoduc. Au cours de son témoignage, le capitaine Stogdale du navire Griffin a reconnu que des bouées à espar en métal, réparties réguliè- rement à proximité des têtes de puits et des jonc- tions du gazoduc, pourraient servir d'aides à la navigation; il a précisé toutefois qu'un trop grand nombre de ces bouées pouvait entraîner de la confusion. Le capitaine MacDonald avait exprimé la même réserve à propos d'une «masse de bouées».
Selon moi, la question se pose comme suit: le fait que les demanderesses n'ont pas marqué l'em- placement de la conduite de la baie intérieure au moyen de bouées à espar réparties de façon adé- quate et décelables par radar constitue-t-il une faute ou une omission qui a contribué au dommage visé, en étant une cause efficiente de celui-ci? A mon avis, tel n'est pas le cas. En concluant ainsi, je tiens compte des motifs du juge Macdonald dans l'arrêt Rose et al. v. Sargent, [1949] 3 D.L.R. 688; [1949] 2 W.W.R. 66 (C.A. Alb.), lorsqu'il dit ce qui suit, à la page 693 D.L.R.:
[TRADUCTION] Il ne suffit pas que le demandeur ait commis une faute sans laquelle le dommage n'aurait pas eu lieu. Cette négligence peut n'être qu'une cause sine qua non. Pour qu'il y ait négligence de la victime, en droit, on doit établir que la négligence visée était une cause efficiente du préjudice.
Je m'inspire également de la déclaration suivante du juge en chef Anglin dans l'arrêt McLoughlin v. Long, [1927] R.C.S. 303; [1927] 2 D.L.R. 186; à la page 310 R.C.S.:
[TRADUCTION] Pour qu'il y ait négligence de la victime, il ne suffit pas que le demandeur ait commis une faute sans laquelle il n'aurait pas subi le dommage dont il se plaint; une simple cause sine qua non est insuffisante. Comme dans le cas de la négligence du défendeur, il faut être en mesure de prouver, ou du moins de présenter des éléments de preuve qui permettent de déduire, que la négligence reprochée était une cause immédiate, c'est-à-dire efficiente, de ces blessures.
II. Évaluation des dommages-intérêts relatifs aux réparations temporaires et permanentes
Les parties reconnaissent que le coût des répara- tions temporaires de la conduite de la baie inté- rieure, établi d'un commun accord à 186 956,25 $, n'est pas en litige. Par conséquent, les demanderes- ses ont le droit de recevoir ce montant à titre de dommages-intérêts imputables au préjudice.
Il en va tout autrement de la question de savoir si les demanderesses ont également droit au coût, établi d'un commun accord à 114 618,26 $, des réparations permanentes qui, selon l'avocat des défendeurs, n'ont jamais été effectuées et n'ont jamais été nécessaires. L'avocat des défendeurs prétend avec vigueur que les sommes dépensées pour les réparations temporaires ont permis de ramener l'entreprise des demanderesses à son exploitation maximale, malgré la décision subsé- quente des demanderesses d'abandonner la con- duite originale de la baie intérieure et de l'installer
ailleurs, à un coût reconnu de 636 523,81 $. Selon sa thèse, les demanderesses ne devraient pas pou- voir récupérer à la fois le coût des réparations temporaires et le coût estimatif des réparations permanentes puisque cela leur procurerait une indemnisation injustifiée pour des coûts de répara- tion qu'elles n'ont jamais engagés.
L'avocat des demanderesses fait valoir simple- ment que le coût estimatif des réparations perma- nentes représente les dommages-intérêts qui étaient la conséquence naturelle et clairement pré- visible de la rupture du gazoduc. Il prétend que les demanderesses, pour des motifs valables qui leur sont propres, ont décidé d'installer ailleurs la con- duite de la baie intérieure et ont dépensé une somme d'argent considérable à cette fin, mais qu'en soi, cela ne devrait pas permettre aux défen- deurs de se libérer de leur responsabilité en dom- mages-intérêts fondée sur le coût estimatif des réparations permanentes qui auraient été raisonna- blement prévisibles dans les circonstances. L'avo- cat des demanderesses fait en outre valoir qu'on ne devrait pas permettre aux défendeurs de profiter du fait que les demanderesses ont décidé d'agir différemment à la suite de l'accident.
Dans l'affaire The London Corporation, [1935] P. 70 (C.A.), le navire des demanderesses n'avait pas été réparé mais il avait été vendu aux fins de démembrement, après avoir été légèrement endommagé dans une collision avec le navire des défenderesses. Les défenderesses ont convenu du coût estimatif des réparations, mais les réparations n'ont pas été effectuées. Par conséquent, les défen- deresses ont prétendu que les demanderesses n'avaient subi aucune perte. Le lord juge Greer a dit ce qui suit, à la page 78:
[TRADUCTION] ... dans des affaires de ce genre, les domma- ges-intérêts correspondent à première vue au coût des répara- tions, et les circonstances qui sont particulières aux demande- resses—soit qu'elles ont, avant que les dommages-intérêts n'aient été déterminés, vendu le navire aux fins de démembre- ment, constituent des circonstances accidentelles dont il n'y a pas lieu de tenir compte pour la réduction des dommages-inté- rêts ...
Ce principe a été appliqué dans la décision Fitzner v. MacNeil (1966), 58 D.L.R. (2d) 651 (C.S.N.-É.); le demandeur a obtenu des domma- ges-intérêts équivalant au plein montant du coût estimatif des réparations pour les dommages
causés à son automobile par suite de la conduite négligente du défendeur, même s'il avait révoqué l'autorisation visant ces réparations.
Dans son ouvrage On Damages, 14e éd., l'auteur McGregor écrit ce qui suit, au paragraphe 1001, à la page 686:
[TRADUCTION] Le fait que les réparations n'aient pas été effectuées avant l'audition de l'action, ou qu'elles ne le seront jamais, n'empêche pas le recouvrement normal. Puisque l'on peut accorder des dommages-intérêts pour une perte éventuelle, selon les principes généraux, il importe peu que les réparations n'aient pas encore été effectuées.
En l'espèce, les parties s'entendent sur le mon- tant du coût estimatif des réparations permanen- tes. Par conséquent, on ne peut remettre en ques tion l'aspect raisonnable du montant ainsi convenu. Si je comprends bien, l'argument des défendeurs porte sur la question de savoir si des dommages- intérêts peuvent être obtenus de bon droit pour le coût de réparations permanentes qui n'ont pas été effectuées et qui ne le seront jamais. À mon avis, ces réparations permanentes doivent être qualifiées comme une perte éventuelle que les défendeurs auraient raisonnablement pu prévoir comme consé- quence de leur négligence lorsqu'ils ont rompu le gazoduc des demanderesses. Je conclus par consé- quent que les défendeurs doivent rembourser aux demanderesses le coût des réparations permanen- tes établi d'un commun accord au montant de 114 618,26 $.
III. Évaluation des dommages-intérêts généraux pour perte de revenus d'entreprise
A. Période pertinente pour l'évaluation des dommages-intérêts généraux
La question suivante porte sur la période perti- nente pour l'évaluation des dommages-intérêts généraux à la suite de la perte de revenus d'entre- prise, jusqu'à l'achèvement des réparations tempo- raires de la conduite de la baie intérieure. Essen- tiellement, il s'agit simplement de déterminer si ces dommages devraient être calculés en fonction de la période de 60 jours écoulée entre la date de la rupture et le 21 février 1984, ou en fonction de la période de 104 jours qui s'est terminée vers le 5 avril 1984. Le problème provenait de quatre man- chons de raccordement «plidco» défectueux qui avaient été assemblés de façon incorrecte par le fournisseur. Les plongeurs ont remarqué l'erreur d'assemblage et ont correctement assemblé à nou-
veau trois des manchons, mais sans assembler à nouveau le quatrième, pour une raison quelconque. Deux des manchons ont été installés à la jonction 19 et ont fonctionné parfaitement. Les deux autres, dont l'un s'est révélé défectueux, ont été installés à la jonction 17. Lorsqu'on a procédé à un essai sous pression de cette jonction le 23 février 1984, le raccord des conduites s'est séparé du manchon «plidcob défectueux. Le 24 février le manchon défectueux et le raccord de la conduite ont été réparés et installés à nouveau. L'essai sous pression a réussi et cette jonction ne présentait plus de fuite. Mais le problème ne s'arrêtait pas là. La vanne de la jonction 17 avait gelé. Les condi tions météorologiques et la glace se sont combinées pour empêcher l'achèvement des travaux à la jonc- tion 17 jusqu'au 3 avril 1984, date à laquelle les vannes ont été ouvertes. Je conclus à partir des éléments de preuve que le plein écoulement du gaz dans le gazoduc de Nanticoke n'a pas repris avant le 5 avril 1984.
L'avocat des demanderesses concède que l'im- possibilité pour Pembina de reprendre la pleine exploitation du gazoduc le 23 février 1984 décou- lait du défaut de ses plongeurs de bien assembler à nouveau les quatre manchons défectueux. Il fait valoir par contre que ce défaut ne constituait pas de la négligence, puisqu'il s'agissait tout simple- ment d'une erreur compréhensible commise dans des conditions météorologiques extrêmes, ou qu'il représentait une néligence infime au point de ne donner lieu à aucune poursuite. L'avocat des demanderesses souligne de plus que l'omission des plongeurs n'a entraîné que deux jours de perte de production, puisqu'il n'y a aucune preuve établis- sant que le manchon défectueux ait eu quelque effet sur les problèmes qu'on a connus par la suite à la vanne de la jonction 17.
L'avocat des défendeurs prétend que c'est la négligence subséquente des demanderesses qui a prolongé le retard de la production au-delà de la date du 21 février 1984. Il fonde sa prétention sur la déposition du superviseur de plongée des deman- deresses, M. Petrochuk, faisant valoir que le gel de la vanne à la jonction 17 était attribuable au manchon «plidco» défectueux. Selon sa prétention, ce serait donc la propre négligence des demande- resses dans l'installation de ce manchon défectueux qui a entraîné le report de la production jusqu'au 5
avril 1984, et cette intervention exonère les défen- deurs de toute responsabilité.
Dans son ouvrage La responsabilité civile délic- tuelle, éd. (Cowansville (Qc): Éditions Yvon Blais Inc., 1988), A. M. Linden déclare ce qui suit au sujet de la version moderne du principe de l'intervention de tiers, à la page 416:
Il fut un temps une personne coupable de négligence pouvait être exonérée de toute responsabilité pour les conséquences d'actes survenant après la fin de sa propre intervention. On perdait de vue la véritable nature du problème à cause d'expres- sions comme actus novus interveniens, le «dernier auteur du fait dommageable», et également à cause du sempiternel débat sur le lien de causalité. De nos jours cependant, les auteurs d'un méfait peuvent fort bien être tenus responsables dans de telles circonstances.
Nul ne pourrait contredire cette déclaration. Qu'il suffise toutefois de dire que la responsabilité existe toujours lorsque l'intervention du tiers est un acte qui aurait raisonnablement être prévu par l'au- teur original du méfait. Ce principe a été établi par le juge Schroeder dans l'arrêt Martin v. McNamara Construction Company Limited and Walsheske, [1955] O.R. 523; [1955] 3 D.L.R. 51 (C.A.), à la page 527 O.R.:
[TRADUCTION] Je suis d'avis que c'est un principe établi que des dommages-intérêts sont recouvrables si, malgré la négli- gence subséquente d'un tiers, la personne coupable de la négli- gence originale aurait raisonnablement prévoir que si elle se produisait, il en résulterait que sa négligence entraînerait une perte ou un dommage.
Le principe ainsi explicité par le juge Schroeder a également été cité dans Walls v. MacRae and Metro Fuels Co. Ltd. (1981), 36 N.B.R. (2d) 1; 94 A.P.R. 1 (B.R.), décision invoquée par les défen- deurs et qui, à mon avis, s'applique suffisamment aux faits de l'espèce pour me permettre de tran- cher cette question. A mon avis, le défaut des plongeurs de bien assembler à nouveau les quatre manchons «plidco» défectueux ne constituait pas une négligence passible de poursuite dans les cir- constances. Nonobstant le fait qu'il s'agisse d'une simple erreur ou d'une négligence mineure, je con- clus d'après l'ensemble de la preuve qu'il s'agissait d'une intervention que les défendeurs aurait raisonnablement prévoir comme conséquence pro bable de leur négligence originale. Je suis donc forcé de conclure que les défendeurs doivent être tenus responsables de tout dommage subi jusqu'à la date de la reprise de l'exploitation maximale, le 5 avril 1984. De plus, je conclus à la lumière de la
preuve dans son ensemble que les demanderesses ont pris toutes les mesures raisonnables pour assu- rer l'exploitation maximale à cette date, et que la période de 104 jours de perte de production n'était pas démesurément longue dans les circonstances.
B. Théories adverses sur les pertes d'exploita- tion
Les rapports d'experts évaluant les pertes de revenus ont été préparés, pour les demanderesses, par Michael A. Copeland, de Coopers & Lybrand, et pour les défendeurs, par Donald R. Holmes, de Peat, Marwick, Mitchell & Co. Les deux experts ont témoigné et ont été contre-interrogés abon- damment lors du procès, et tous deux m'ont apparu comme des comptables agréés compétents et fiables. Les deux théories adverses proposées par les témoins experts pour évaluer les pertes de revenus ne sont pas en tous points différentes lorsqu'elles sont réduites à leur plus simple expres sion. Les deux experts arrivaient à une valeur estimative de la perte de production sur une période de 104 jours. M. Copeland a adopté une méthode fondée sur les mouvements de la trésore- rie pour conclure à des pertes nettes de 572 226 $. Ce calcul était fondé sur la prémisse selon laquelle la production de gaz perdue au cours de la période d'interruption ne pourrait, en supposant que cela soit possible, être récupérée avant la fin de l'espé- rance de vie utile des réserves de gaz, et que la valeur actualisée nette de toute production reçue à ce moment serait négligeable. Il estimait donc que les demanderesses devraient recevoir le montant net de la valeur actuelle de la production perdue afin d'être indemnisées de façon adéquate.
M. Holmes a présumé que le volume des réser- ves de gaz naturel n'a pas diminué après la ferme- ture des puits, mais que celles-ci sont plutôt demeurées disponibles pour une récupération com- plète, après la reprise de la production. En d'autres termes, il n'y a pas eu perte permanente de gaz naturel. M. Holmes a utilisé des cartes et des graphiques superposés pour étayer sa théorie selon laquelle la fermeture des puits durant la période de 104 jours, suivie de la reprise de la production, da entraîné aucune réduction du volume du gaz, mais a tout simplement donné lieu à un report de la production sur des périodes successives de 104 jours réparties sur la vie utile de 12 ans et demi du champ de gaz naturel. Selon M. Holmes, toutes les
recettes futures tirées par les demanderesses de cette production reportée, même si elles sont actualisées, devraient être déduites de la demande faite en fonction de la valeur actualisée de la perte de production des demanderesses afin d'éviter une indemnisation trop élevée pour leur perte. Cette méthode a porté M. Holmes à conclure que le montant estimatif des pertes de revenus des demanderesses se situerait entre 226 139 $ et 308,018 $.
C. Arguments juridiques et droit applicable
Il semble y avoir peu de décisions canadiennes portant sur des demandes fondées sur des pertes d'exploitation de cette nature. Les demanderesses se fondent principalement sur Continental Oil Co. v. S S Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970). Dans cette affaire, la production de puits de pétrole avait été suspendue pendant 130 jours par suite de la collision du navire des défenderesses avec la plate-forme de forage marin des demanderesses. Les parties s'étaient entendues sur les dommages matériels causés à la plate-forme, mais ne parve- naient pas à s'entendre sur les dommages imputa- bles à l'arrêt de production des puits. Cette ques tion a été portée devant un commissaire, qui a conclu que les dommages-intérêts découlant de la perte de production se limitaient aux intérêts sur la valeur de la production nette qui se chiffrait à 60 000 $ pour 130 jours. La District Court a approuvé le montant ainsi établi. Les demanderes- ses et les défenderesses ont respectivement inter- jeté appel et appel incident. La Court of Appeals a accueilli l'appel au motif que le commissaire et la District Court avaient commis une erreur, et accordé aux appelantes des dommages-intérêts équivalant à 90 % de la somme de 60 000 $ pour la valeur de la production nette. La Cour a souligné particulièrement ce qui suit, à la page 392:
[TRADUCTION] Le commissaire et la District Court ont commis une erreur. Ils se sont concentrés sur le fait que les sociétés pétrolières n'avaient pas démontré qu'elles avaient perdu du pétrole par suite de la collision. Selon leur point de vue, puisque le pétrole était encore intact et disponible, les demanderesses pouvaient éventuellement l'attirer à la surface et en tirer du profit comme elles l'auraient fait au cours de la période de 130 jours s'il y avait eu exploitation—ou à tout le moins qu'elles n'avaient pas prouvé, avec une certitude raison- nable, que cela ne pourrait se produire, de sorte que leur perte était purement théorique. Devant cette Cour, le propriétaire du navire continue d'insister sur le fait que les demanderesses n'ont pas perdu de pétrole comme bien immobilisé et il fait valoir avec force que l'allocation de 60 000 $ en dommages-intérêts constituerait un double recouvrement.
La Cour a étudié ces erreurs et conclu comme suit la page 392]:
[TRADUCTION] Toutes ces remarques passent à côté de la question. Les sociétés pétrolières n'ont pas présenté de demande visant le pétrole perdu ou des dommages-intérêts relatifs au pétrole en tant qu'élément d'actif. Elles ont intenté une action en dommages-intérêts découlant de la collision du navire avec la plate-forme. Le profit tiré de la production pétrolière n'est qu'une façon de mesurer le dommage subi. Les demanderesses ont perdu l'utilisation de l'investissement que représentent la concession, la plate-forme et les puits de production pendant 130 jours, période au cours de laquelle cet investissement était engagé sans rendement. Le fait que le même montant de profit peut être réalisé à une date ultérieure, avec le même investisse- ment en retirant du sol une quantité équivalente de pétrole au même endroit ne modifie en rien le fait que les demanderesses sont privées d'un rendement de 130 jours d'utilisation de leur investissement. Il se peut que les sociétés pétrolières tirent finalement du réservoir tout le pétrole qu'elles peuvent produire de façon économique, mais, comme l'a précisé la District Court, il leur faudra 130 jours de plus pour le faire. Les demanderesses doivent demeurer à cet endroit 130 jours de plus, avec l'inves- tissement en place, qu'il n'aurait été nécessaire sans la négli- gence du navire.
Il ne s'agit pas d'un concept de perte théorique ou vague. Il correspond exactement à la doctrine fondamentale des domma- ges-intérêts dans le cas de collision de navires (restitutio in integrum), appliquée dans bon nombre de situations compara- bles. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'un navire désarmé aux fins de réparation:
Pour accorder pleine réparation et indemnisation pour ce qui a été perdu en raison de la collision, restitutio in integrum, les propriétaires du navire abîmé ont le droit d'être rembour- sés de la perte de l'utilisation du navire désarmé aux -fins de réparation. Lorsqu'il existe un prix du marché pour cette utilisation, ce prix sert à déterminer la somme qui doit être remboursée. Lorsqu'il n'existe pas de prix du marché, la preuve des profits que le bateau auraient pu produire s'il n'avait pas été endommagé est recevable; mais de la cargai- son brute, il faut déduire tout ce qui aurait été, dans les cas ordinaires, déboursé au compte des dépenses nécessaires pour toucher les profits; il n'est jamais possible d'obtenir des dommages-intérêts supérieurs à la valeur nette des profits; et c'est au demandeur qu'incombe le fardeau de prouver l'éten- due des dommages qu'il a réellement subis. [C'est moi qui souligne.]
La Cour a fait l'observation suivante, à la page 393:
[TRADUCTION] Les sociétés pétrolières sont comme le proprié- taire dont le navire a été désarmé. On ne pourrait répondre à sa demande en prétendant qu'il n'a rien perdu puisque la même cargaison se trouve sur le quai une fois le navire réparé et qu'il peut la transporter—si d'autres cargaisons sont alors disponi- bles.
La décision Continental Oil a été suivie par plusieurs décisions américaines, notamment National Steel Corp. v. Great Lakes Towing Co., 574 F.2d 339 (6th Cir. 1978); et U.S. Oil of
Louisiana, Ltd. v. Louisiana Power & Light Co., 350 So. 2d 907 (La. Ct. App., 1st Cir. 1977), et a été mentionnée dans d'autres affaires. Elle a égale- ment fait l'objet d'une mention au Canada dans la décision Total Petroleum (N.A.) Ltd. v. AMF Tuboscope Inc. (1987), 81 A.R. 321; 54 Alta. L.R. (2d) 13 (B.R.), mais uniquement dans un contexte il s'agissait de distinguer la perte de profit comme résultat raisonnablement prévisible dans les circonstances de l'espèce, d'une demande en dommages-intérêts pour perte ou report de revenu de production, jugée trop éloignée.
Est bien établi le principe selon lequel le préju- dice délictuel porté à un bien productif de revenus, privant le propriétaire de l'usage de ce bien, peut être compensé par des dommages-intérêts pour perte de profit: Waddams, The Law of Damages (Canada Law Book Limited, 1983), par. 192 et 203; et Pacific Elevators Ltd. c. La Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, [1974] R.C.S. 803; (1973), 41 D.L.R. (3d) 608.
Dans l'affaire Pacific Elevators Ltd., précitée, des installations de déchargement situées à proxi- mité d'élévateurs à grain de l'appelante ont été endommagées par suite du déraillement de wagons à deux occasions, attribuable chaque fois à la négligence d'un employé de la compagnie de chemin de fer. Les actions en dommages-intérêts de la demanderesse pour des montants respectifs de 33 658 $ et 232 594 $ ont été accueillies inté- gralement lors du procès. La Cour d'appel a infirmé le jugement de première instance et un pourvoi a été interjeté devant la Cour suprême du Canada. La Cour a accueilli l'appel en partie, mais a modifié le jugement de première instance en rejetant la première action et en accordant à la demanderesse des dommages-intérêts moins élevés dans la deuxième action. Le juge Pigeon, qui a rendu le jugement de la Cour, a dit ce qui suit, à la page 806:
Les wagons de grain détournés forment vraiment la base sur laquelle la réclamation doit être appréciée parce que, comme l'avocat de la compagnie de chemin de fer l'a signalé, les revenus et les profits de l'appelante pour 1966 étaient supé- rieurs à ceux de l'année précédente. Ses stocks étaient plus élevés aussi de même que les quantités de grains reçues, entreposées et expédiées. Aucun navire n'a été détourné de son quai. Ceci ne signifie pas qu'elle n'a subi aucune perte parce que si, sans les inconvénients causés par les accidents, elle était en mesure de manutentionner et d'entreposer encore plus de grain et, par conséquent, de réaliser des profits plus élevés, elle
a sans aucun doute le droit de réclamer la perte subie quoique, malgré cette perte, ses profits aient été supérieurs à ceux de l'année précédente.
À mon avis, l'arrêt Pacific Elevators confirme le principe selon lequel les profits perdus sont la mesure adéquate servant à déterminer les domma- ges-intérêts remboursables par suite de la perte d'utilisation d'un bien productif de revenus.
L'avocat des défendeurs se fonde grandement sur la décision Bolivar County Gravel Co., Inc. v. Thomas Marine Co., 585 F.2d 1306 (5th Cir. 1978) pour étayer son argument selon lequel la U.S. Fifth Circuit Court of Appeals, dans l'affaire Continental Oil, n'a pas décidé que les profits perdus étaient la mesure adéquate des dommages dans des cas de fermeture de puits de pétrole ou de gaz. L'avocat des défendeurs invoque également la décision Norcen Energy Resources Limited and Murphy Oil Company Ltd. v. Flint Engineering and Construction Ltd. (1984), 51 A.R. 42 (B.R.), dans laquelle la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a réduit de 39 800 $ le montant des dommages-intérêts établi pour la perte de produc tion de puits de pétrole fermés par suite d'un incendie qui a endommagé l'installation pétrolière des demanderesses, réduction correspondant à la valeur actualisée du recouvrement par les deman- deresses de la production perdue au cours de la vie utile du champ. Le juge Medhurst n'a offert aucune explication à l'égard de la quantification et de la déduction de ce poste de valeur actualisée.
En l'espèce, la demande en dommages-intérêts pour pertes d'exploitation est fondée sur la valeur commerciale nette du volume de production perdu au cours de la période de 104 jours. Selon la théorie des défendeurs, cette méthode n'est pas adéquate puisque le pétrole n'a pas été irrémédia- blement perdu; il s'agit plutôt d'un simple cas de report de la production. A mon avis, cet argument n'est pas pertinent puisqu'il ne tient pas compte du fait que même si les demanderesses produisaient finalement le volume total de gaz naturel inex- ploité, elles seraient toujours en retard d'une période de 104 jours dans la réalisation de cet objectif. L'avocat des demanderesses a souligné à plusieurs reprises qu'il n'était pas certain que le gaz inexploité lors de la fermeture des puits puisse être produit et que, au mieux, sa récupération finale n'est qu'une possibilité et qu'il faudra atten- dre les événements. Il résume ainsi son argument:
[TRADUCTION] ... M. Copeland affirme que les demanderes- ses ne peuvent utiliser maintenant ce volume de gaz correspon- dant à 104 jours et que cela représente une perte pour elles. Il n'existe aucune garantie ni aucune assurance portant qu'ils réussiront un jour à récupérer ce gaz. Je souligne qu'il y a une certaine logique irrésistible en ce sens puisque, selon la déposi- tion de M. Simpson, ces puits ont une vie utile de 20 ans. Mes clients ont une concession de 10 ans. Ils ont l'option de la renouveler pour une autre période de 10 ans. Il se peut qu'ils ne souhaitent pas la renouveler, que la Couronne ne souhaite pas la renouveler. La vente de gaz peut chuter. L'entreprise de mes clients peut péricliter. Il existe un grand nombre de variables entre aujourd'hui et la fin de la vie utile du réservoir.
Je pense moi aussi qu'il serait inéquitable de déduire de la valeur actualisée nette de la produc tion perdue un montant représentant la valeur actualisée de la production reportée. Après tout, les demanderesses ont subi les inconvénients et le délai de 104 jours de production perdue. Dans le jugement Continental Oil, la Cour a souligné que même si les sociétés pétrolières pouvaient finale- ment extraire du réservoir tout le pétrole qu'il était économique de produire, il leur faudrait néan- moins 130 jours de plus pour le faire. Somme toute, la Cour a évalué les dommages-intérêts des demanderesses à la pleine valeur de la production nette sans déduire quelque montant pour la valeur actualisée du pétrole qui pourrait finalement être récupéré.
Ma conclusion portant qu'il s'agit de la méthode d'évaluation appropriée en l'espèce est confirmée par la décision de la U.S. Court of Appeals, Sixth Circuit, dans National Steel Corp. v. Great Lakes Towing Co., précitée. Dans cette affaire, une société sidérurgique qui possédait un pont ferro- viaire reliant ses fourneaux, sur une île donnant sur la rivière, à son usine sidérurgique sur la rive, a intenté une action contre une société de remor- quage dont le bateau remorqué a frappé et endom- magé le pont, à la suite de la rupture du câble de remorque. La collision a entraîné une perte de 50 heures de production pour la société sidérurgique. La District Court n'a accordé à la société sidérur- gique demanderesse que ses coûts et ses dépenses pour les réparations liées directement à l'interrup- tion de la production. La demande de dommages- intérêts pour la perte de production a été rejetée au motif que la demanderesse n'avait pas réussi à convaincre la Cour qu'elle n'avait pas récupéré la production perdue. La Sixth Circuit Court of Appeals a conclu que la demanderesse avait le
droit d'être remboursée pour la production perdue sans égard au fait qu'elle ait pu la récupérer. Le juge Peck, qui a rendu le jugement de la Cour, a dit ce qui suit, à la page 343:
[TRADUCTION] Il y a lieu de tenir compte de certains principes fondamentaux en matière de responsabilité civile délictuelle pour comprendre les failles de l'argument de la défenderesse. En premier lieu, le demandeur a le droit d'être remboursé de tous les dommages causés directement par le défendeur et qui peuvent être prouvés avec un degré de certi tude raisonnable. Lorsque la négligence d'un défendeur porte atteinte à l'utilisation du bien du demandeur, le demandeur a le droit d'obtenir la valeur de l'utilisation au cours de cette atteinte, ou la valeur du montant payé pour un remplacement. Restatement of Torts, §§ 928 et 931(a). Le délit est complet et la responsabilité est engagée lorsque la victime subit le préju- dice. Le demandeur a l'obligation de prendre des mesures raisonnables pour limiter les dommages, mais il s'agit d'un concept de prévention, et non de réparation. Par conséquent, le demandeur doit prendre toutes les mesures raisonnables pour empêcher l'accroissement des dommages et réduire l'effet de la négligence du défendeur; mais cette obligation ne s'applique qu'aux dommages évitables, et non aux dommages déjà causés. Enfin, le principe qui régit l'espèce, un défendeur ne peut profiter d'événements subséquents au préjudice et à l'engage- ment de sa responsabilité pour réduire les dommages-intérêts qui en découlent.
Le juge a continué dans le même esprit, à la page 344:
[TRADUCTION] Si l'on applique ces principes à l'espèce, les failles dans l'argument de la défenderesse apparaissent rapide- ment. La négligence de Towing Company a entraîné directe- ment et immédiatement la perte de 50 heures de production. À la fin de trois jours d'interruption de production, National Steel avait une cause d'action contre Towing Compagny pour toutes les pertes subies. Ce qui s'est produit par la suite, que ce soit en raison d'événements fortuits ou de la diligence de la demande- resse, ne peut modifier cette responsabilité.
Cela ne veut pas dire que la question de savoir si la produc tion perdue a été récupérée ne pourrait jamais être pertinente dans un cas semblable à l'espèce; mais lorsque les seuls domma- ges-intérêts visés portent sur la perte de l'utilisation entraînant une perte de production, cette question ne peut modifier le résultat.
Auparavant, le juge Peck avait affirmé sans équi- voque que la question de savoir si la demanderesse aurait pu récupérer la production perdue n'était pas pertinente et qu'elle ne modifiait aucunement le droit de la demanderesse d'obtenir des domma- ges-intérêts pour pertes de production. En somme, la Cour a infirmé la décision de la District Court et lui a renvoyé l'affaire pour que le jugement soit modifié en faveur de la demanderesse par l'inclu- sion de la somme de 69 741 $, soit la valeur raison- nable de la production perdue par suite de la négligence de la défenderesse.
L'avocat des défendeurs s'est efforcé de distin- guer l'espèce de l'affaire National Steel en préten- dant que les profits dans cette dernière affaire étaient perdus de façon permanente, tandis qu'en l'espèce, ils n'étaient que reportés. À mon avis, cet argument n'est pas fondé. Manifestement, dans l'affaire National Steel, la Cour a conclu que la question de la récupération de la production perdue n'était pas pertinente dans le cadre de la revendication en dommages-intérêts de la deman- deresse pour perte d'utilisation, fondée sur la valeur raisonnable de la production perdue.
Dans l'affaire U. S. Oil of Louisiana, Ltd. v. Louisiana Power & Light Co., précitée, il s'agis- sait d'un appel interjeté d'une décision de première instance dans une action en dommages-intérêts intentée contre une société d'électricité à l'égard de dommages résultant de coupures de courant et d'incendies dans une usine de soufre, décision dans laquelle le juge de première instance avait établi à 52 570 $ la valeur de la production perdue. La défenderesse avait interjeté appel de la décision et les demanderesses avaient interjeté appel à l'égard du montant des dommages-intérêts attribués. En ce qui a trait à l'appel visant le montant des dommages-intérêts, la Cour a modifié le jugement de première instance de façon à tenir compte d'une perte de production de l'ordre de 121 943,50 $, imputable à l'une des coupures de courant. Le juge Edwards a dit ce qui suit, à la page 912:
[TRADUCTION] Les défenderesses prétendent que les deman- deresses n'ont subi aucune perte de revenu relativement au soufre non extrait durant la période entre la coupure de courant et la reprise de la production normale puisque le soufre n'a pas été perdu et que sa production a seulement été reportée. Une prétention semblable a été rejetée dans Continental Oil Com pany v. S.S. Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970). Dans cette affaire, la cour a souligné que la société pétrolière demande- resse avait subi une perte de production égale au profit net tiré du pétrole et dont le recouvrement a été reporté pendant la réparation du matériel de production. Cette proposition s'appli- que à la présente espèce. En bref, la production de cette période était perdue à tout jamais.
À mon avis, la décision Bolivar sur laquelle s'appuie si fermement l'avocat des défendeurs peut se distinguer du fait qu'il n'y avait aucun élément de preuve portant que la demanderesse avait perdu des ventes, des recettes ou des clients éventuels par suite de la perte de l'usage de son dragueur pen dant dix jours, ou que sa situation avait empiré à cause de l'accident. Elle confirme plutôt le prin- cipe de la réparation par des dommages-intérêts
énoncé dans Continental Oil en soulignant que la preuve de la perte réelle est nécessaire pour fonder une réclamation en dommages-intérêts pour perte d'utilisation. Contrairement à l'affaire Bolivar, preuve a été amplement faite en l'espèce de la perte de profit au cours de la période de fermeture de 104 jours. Quant à la décision Norcen, on n'a aucunement expliqué pourquoi la valeur actualisée de la production perdue a été déduite du montant des dommages-intérêts attribués aux demanderes- ses, ni comment cette valeur a été établie. Je n'ai pu trouver quelque mention de cet aspect de la question des dommages-intérêts, telle que traitée dans Norcen, dans la jurisprudence canadienne subséquente. L'avocat des demanderesses prétend que l'espèce peut se distinguer de Norcen puisqu'il n'y a aucune probabilité imminente de récupéra- tion de la production perdue. Cela peut fort bien être le cas. De toute façon, la décision Norcen ne m'a pas convaincu qu'il y a lieu de soustraire la valeur actualisée de la production reportée des dommages-intérêts demandés par les demanderes- ses pour perte de revenu attribuable à la produc tion perdue au cours de la période de 104 jours, eu égard tout spécialement au poids des décisions mieux documentées qui vont dans le sens contraire. À mon avis, les pertes des demanderesses se sont matérialisées lorsque la responsabilité a été enga gée à l'égard du préjudice causé, et les dommages- intérêts devraient être évalués en conséquence, sans qu'il ne soit nécessaire d'étudier les événe- ments ou incidents subséquents.
D. Détermination du montant de la perte
J'aborde maintenant le calcul de la valeur de la production perdue selon la théorie de la perte présentée par le témoin expert des demanderesses, M. Copeland, théorie que j'accepte. Je voudrais souligner que les experts en sinistres de Pembina ont à l'origine retenu les services de M. Copeland pour qu'il quantifie la perte de production éprou- vée au cours de la période de dédommagement de 94 jours, et que son analyse de la perte subie pendant la période initiale de franchise de 10 jours constitue un calcul distinct. M. Copeland a estimé la production perdue au cours de la période de 94 jours, du 3 janvier 1984 au 5 avril 1984, 225 254 millions de pieds cubes de gaz naturel. Il en a soustrait 23 518 millions de pieds cubes pour tenir compte de la production réelle au cours de cette
période, ce qui a donné une perte nette de produc tion de 201 736 millions de pieds cubes. Puis il a multiplié ce chiffre par le prix unitaire de 3,54 $, ce qui a donné une valeur d'exploitation de la production perdue de l'ordre de 714 145 $. Il a déduit de ce montant la somme de 240 166 $ pour les frais relatifs à l'impôt sur les revenus pétroliers, aux redevances, aux commissions indirectes et à l'épuisement au taux de 8,05 %, ce qui lui a donné une réclamation nette de 473 979 $, de laquelle il a défalqué la somme de 3 000 $ pour compenser plusieurs erreurs mineures dans ses premiers cal- culs. D'où la valeur d'exploitation nette de la production perdue de 470 979 $, qu'il a arrondie à 470 000 $.
La valeur nette de la production perdue au cours de la période de franchise de 10 jours a été calcu- lée de la même façon. Toutefois, M. Copeland n'a pas effectué de déduction pour épuisement dans ce deuxième calcul puisque, en comptabilité, l'épuise- ment est un élément qu'il faut déduire des recettes. Comme il l'a expliqué, le gaz qui s'est échappé et s'est dissipé dans l'atmosphère au cours de la période de franchise de 10 jours est du gaz complè- tement perdu et pour lequel aucune recette ne pourra jamais être tirée, de sorte qu'il n'y a pas lieu de prévoir une déduction pour épuisement. J'estime qu'il s'agit d'une explication raisonna- ble dans les circonstances. Par ses calculs, M. Copeland a conclu que la perte nette subie durant la période de franchise de 10 jours s'élevait à 102 226 $, ce que j'accepte.
L'avocat des demanderesses fait valoir que ce montant de la perte nette devrait être majoré de 25 % pour refléter la quantité supplémentaire de gaz dissipé dans l'atmosphère au cours de la période de 10 jours. Il se fonde à cet égard sur la déposition du surintendant des demanderesses, M. Simpson, qui a déclaré que la contrepression infé- rieure causée par la fuite du gaz dans l'atmosphère aurait entraîné une augmentation de l'écoulement du gaz, qu'il estimait correspondre à ce pourcen- tage. Au cours du contre-interrogatoire, M. Simp- son a admis que ce chiffre n'était pas certain et qu'il pouvait se situer entre zéro et 30 %, et que 25 % était simplement la meilleure estimation qu'il pouvait donner. Je reconnais avec l'avocat des défendeurs que ce chiffre [TRADUCTION] «avait été tout simplement choisi en l'air», qu'il n'est
étayé ni par la réalité ni par l'expérience, et qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte. L'addition de 102 226 $ à la valeur d'exploitation nette de 470 000 $ donne une valeur totale nette de la production perdue, pour la période du 24 décembre 1983 au 5 avril 1984, de 572 226 $, montant qui, selon mon évaluation, correspond aux dommages- intérêts généraux des demanderesses pour pertes de revenus.
Par souci de commodité, voici de façon som- maire comment les dommages-intérêts des deman- deresses sont évalués (chiffres arrondis):
Coût des réparations temporaires 186 956 $
Coût des réparations permanentes 114 618 $
Pertes de revenus 572 226 $
TOTAL 873 800 $
Par conséquent, les demanderesses ont le droit de recouvrer des défenderesses la somme totale de 873 800 $ en dommages-intérêts.
IV. Intérêts
Il reste à trancher la question finale, à savoir s'il y a lieu d'adjuger les intérêts courus avant juge- ment comme partie intégrante des dommages-inté- rêts des demanderesses et, le cas échéant, à comp- ter de quelle date. Les avocats ont convenu que le taux d'intérêt applicable serait 9,5 %.
L'avocat des défendeurs fait d'abord valoir que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire en refusant d'adjuger des intérêts courus avant juge- ment dans cette affaire, étant donné la nouveauté des diverses questions soulevées en l'espèce et tout particulièrement l'absence de jurisprudence por- tant sur ces questions et sur l'évaluation des dom- mages-intérêts pour pertes d'exploitation. Il cite à cet égard la décision Nissan Automobile Co. (Canada) Ltd. c. Le Continental Shipper, [1974] 1 C.F. 88 (1` e inst.), dans laquelle le juge Urie, saisi d'une requête demandant un nouvel examen des termes du prononcé en vertu de la Règle 324 [Règles de la Cour fédérale, DORS/71-68], a confirmé le rejet des intérêts en raison du carac- tère raisonnable de la défense et de l'absence de jurisprudence antérieure. L'avocat des défendeurs fait valoir en deuxième lieu que la période de calcul des intérêts courus avant jugement ne devrait débuter que le 20 décembre 1984, date à laquelle les demanderesses ont avisé les défendeurs
pour la première fois des dommages causés au gazoduc et du montant estimatif de leurs pertes. Selon lui, il serait injuste d'accorder des intérêts courus avant jugement calculés à partir d'une date antérieure, puisque les défendeurs n'avaient aucune connaissance des dommages causés au gazoduc ni de la revendication des demanderesses à cet égard. L'avocat fait valoir en troisième lieu que le coût estimatif des réparations permanentes, soit la somme de 114 618 $, devrait être exclu de toute adjudication d'intérêts courus avant juge- ment puisque les réparations n'ont jamais été exé- cutées et que les demanderesses n'ont jamais déboursé ce montant.
L'avocat des demanderesses souligne que la demande de réparation figurant dans la déclara- tion comprend des intérêts [TRADUCTION] «à compter de la date de la perte jusqu'à la date du jugement». Il souligne également qu'il est de prati- que constante, en matière d'amirauté, d'accorder des intérêts courus avant jugement comme partie intégrante des dommages-intérêts, et fait valoir que l'exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire à cet égard doit porter sur l'indemnisation com- plète de la demanderesse pour les sommes d'argent retenues à tort, citant les décisions John Maryon International Limited et al. v. New Brunswick Telephone Co., Ltd. (1982), 43 N.B.R. (2d) 469; 141 D.L.R. (3d) 193; 113 A.P.R. 469; 24 CCLT 146 (C.A.); et Irvington Holdings Ltd. v. Black et al. and two other actions (1987), 58 O.R. (2d) 449 (C.A.), à la page 484. En ce qui a trait à la prétention selon laquelle les intérêts courus avant jugement ne devraient être calculés qu'à compter de la date de signification de la demande, l'avocat des demanderesses prétend que la longue période consacrée à déterminer la cause du dommage subi par le gazoduc et à en identifier l'auteur n'était pas déraisonnable dans les circonstances.
Dans les affaires d'amirauté, on accorde norma- lement les intérêts comme partie intégrante des dommages subis par le demandereur à partir de la date du préjudice ou de la perte, et le pouvoir discrétionnaire d'accorder des intérêts courus avant jugement ne devrait être écarté que dans des cas exceptionnels: voir Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., [1972] R.C.S. 52; (1971), 20 D.L.R. (3d) 432; La cie de télé- phone Bell c. Le Mar-Tirenno, [1974] 1 C.F. 294;
52 D.L.R. (3d) 702 (i re inst.), conf. par [1976] 1 C.F. 539; 71 D.L.R. (3d) 608 (C.A.); Davie Ship building Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; 4 D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.); et Drew Brown Ltd. c. Le «Orient Trader», [1974] R.C.S. 1286.
Dans l'arrêt Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., précité, la Cour suprême a statué que la demanderesse avait droit aux inté- rêts courus dans sa demande fondée sur le dom- mage causé à sa cargaison et ce, à compter de la date la cargaison aurait être livrée. Le juge Ritchie a fait allusion aux principes établis en cour d'amirauté à l'égard des intérêts courus avant jugement, et déclaré ce qui suit, à la page 57:
Il est donc bien établi qu'il y a une nette distinction entre la règle appliquée dans les cours de common law et celle qui l'est en amirauté quant à ce qui est d'accorder une demande d'inté- rêts comme partie intégrante des dommages adjugés.
Dans la décision La cie de téléphone Bell. c. Le Mar-Tirenno, précitée, le juge Addy, au procès, a énoncé le principe suivant, aux pages 311 et 312:
Il est certain que cette cour, en sa juridiction d'amirauté, a compétence pour allouer des intérêts à titre de partie intégrante des dommages-intérêts auxquels la demanderesse peut par ail- leurs avoir droit, que ce soit ex contracta ou ex delicto.
Dans les affaires de ce genre, on n'accorde pas les intérêts au demandeur à titre de pénalité contre le défendeur, mais simple- ment comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage initial subi par la partie lésée et imputable au défendeur: ceci constitue une application totale du principe restitutio in integrum.
Ce principe a été expressément approuvé par le juge Urie dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Davie Shipbuilding, précité.
Dans l'arrêt Drew Brown Ltd. c. Le «Orient Trader», précité, les propriétaires d'une cargaison d'étain ont intenté une action contre le transpor- teur pour des dommages causés à la cargaison, et le transporteur a présenté une demande reconven- tionnelle pour contribution conformément aux modalités d'avarie commune du contrat. Le juge de première instance a rejeté la demande des propriétaires et accueilli la demande reconvention- nelle visant la contribution d'avarie commune, mais refusé d'accorder les intérêts jusqu'à la date du jugement sur la contribution d'avarie commune accordée à l'encontre des propriétaires, ce qui a été porté en appel incident par le transporteur. Dans
un jugement majoritaire, la Cour suprême a rejeté l'appel des propriétaires et accueilli l'appel inci dent du transporteur, les juges Hall et Spence étant dissidents.
Le juge Laskin, examinant les motifs du juge de première instance lorsqu'il a accueilli la demande reconventionnelle, a déclaré ce qui suit, à la page 1335:
Je ne vois rien dans les motifs du juge de première instance qui justifie son refus d'accorder l'intérêt jusqu'à la date du jugement. La présentation tardive de la demande reconvention- nelle, dans laquelle était réclamé l'intérêt sur la contribution d'avarie commune, n'est pas un facteur atténuant en faveur de l'appelante qui s'est opposée depuis le début à la demande d'une telle contribution. De plus, la complexité des questions dont le juge de première instance a été saisi a eu le même effet sur les deux parties. Suivant le principe considéré par cette Cour dans Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford and Black Ltd., l'intimé doit toucher l'intérêt à compter de la date du règlement d'avarie commune jusqu'à la date du jugement. Aucune considération spéciale ne justifie l'exercice d'un pou- voir discrétionnaire en vue de refuser d'accorder l'intérêt pour cette période.
Je conclus donc que les demanderesses ont droit aux intérêts courus avant jugement sur la totalité des dommages-intérêts, 873 800 $, à compter de la date du préjudice, le 24 décembre 1983, jusqu'à la date du jugement, au taux convenu de 9,5 % par année. De plus, pour reprendre les termes du juge Laskin dans l'arrêt Orient Trader, je suis nettement d'avis qu'«Aucune considération spéciale ne justifie l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire en vue de refuser d'accorder l'intérêt pour cette période.»
V. Conclusion
Pour les motifs susmentionnés, j'accueille la demande en dommages-intérêts des demanderesses pour la somme de 873 800 $, en plus des intérêts courus avant jugement sur cette somme, au taux de 9,5 % par année, du 24 décembre 1983 la date du jugement, et des intérêts à courir après le jugement, au même taux, jusqu'au paiement. Les demanderesses ont droit à leurs dépens taxables dans l'action.
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