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T-1182-88
Walter Stanley Belczowski (demandeur)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: BELCZOWSKI C. CANADA (1" INST.)
Section de première instance, juge Strayer— Edmonton, 23 et 24 janvier; Ottawa, 28 février 1991.
Élections L'art. 51e) de la Loi électorale du Canada exclut tous les détenus Un détenu ayant obtenu sa libéra- tion conditionnelle a poursuivi son action, introduite à l'époque il était incarcéré, afin d'obtenir un jugement déclaratoire portant que la loi était invalide parce qu'elle contrevenait aux garanties conférées par la Charte La Couronne n'a pas formulé d'objection quant à la qualité pour agir du demandeur Des tribunaux provinciaux ont confirmé la validité de l'article Selon l'art. 3 de la Charte, tout citoyen a le droit de voter Les exclusions ne sont pas justifiées en vertu de l'article premier de la Charte Les objectifs de l'art. 51e) sont de sauvegarder le caractère sacré du droit de vote, de préserver l'intégrité du processus électoral et d'imposer des sanctions aux contrevenants 11 est douteux qu'un état démocratique puisse imposer des critères d'honnêteté aux élec- teurs L'art. 51(3) est arbitraire en ce sens qu'il distingue une catégorie de citoyens malhonnêtes pour leur retirer le droit de vote La preuve que les détenus peuvent suivre l'actualité grâce à la presse écrite et parlée répond à l'argument selon lequel voter est plus que marquer un bulletin de vote Le fait que dans de nombreux pays démocratiques, les détenus n'ont pas le droit de voter n'étaye pas les objectifs avancés en l'espèce La loi contestée ne satisfait pas au critère de proportionnalité exposé par la C.S.C. dans l'arrêt Oakes Le processus correctionnel vise à protéger la société en facilitant la réintégration des anciens détenus, et le droit de vote pour- rait en faire partie.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits démo- cratiques Un détenu en libération conditionnelle sollicite un jugement déclaratoire portant que l'art. 51e) de la Loi électo- rale du Canada est nul parce qu'il enfreint l'art. 3 de la Charte La question est de savoir si le retrait du droit de vote aux détenus qu'impose l'art. 51e) est justifiable en vertu de l'article premier de la Charte Analyse des objectifs de l'art. 51e) Ces objectifs doivent se rapporter à des préoccupations urgen- tes et réelles dans une société libre et démocratique La restriction est arbitraire en ce qu'elle distingue une catégorie de citoyens présumés malhonnêtes ou irresponsables pour leur retirer le droit de vote Le critère de la proportionnalité n'a pas été satisfait L'art. 51e) est nul car il n'est pas justifié en vertu de l'article premier de la Charte.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité L'art. 51e) de la Loi électorale du Canada n'en- freint pas l'art. 15 de la Charte Les motifs de discrimina tion doivent être spécifiés à l'art. 15(1) de la Charte ou dans des dispositions analogues Le fait que l'on applique la loi au demandeur parce qu'il a été emprisonné pour avoir commis un acte criminel ne constitue pas de la discrimination pour un motif analogue.
Le demandeur purgeait une peine d'emprisonnement à perpé- tuité lorsqu'il a introduit la présente action en vue de l'obten- tion d'un jugement déclaratoire portant que l'alinéa 51e), ou la disposition identique qui l'a précédé, l'alinéa 14(4)e), de la Loi électorale du Canada, est nul et de nul effet parce qu'il porte atteinte au droit de vote que garantit l'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu'au droit à l'égalité devant la loi que garantit l'article 15 de la Charte. Le deman- deur a subséquemment obtenu sa libération conditionnelle de jour, mais le juge en chef adjoint Jerome a statué qu'il était encore habilité à poursuivre l'action. Le demandeur a, depuis lors, obtenu sa libération conditionnelle totale, mais la Cou- ronne n'a pas formulé d'objection quant à sa capacité pour ce motif. Ayant exprimé le désir de participer au processus démo- cratique du gouvernement en votant aux élections fédérales, le demandeur aurait le droit de vote si ce n'était des dispositions de l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada. Il y avait trois questions en litige à juger: (1) la question de savoir si les dispositions de l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada enfreignent l'article 3 de la Charte; (2) la question de savoir si les dispositions de l'alinéa 51e) enfreignent l'article 15 de la Charte; et (3), si la réponse aux questions 1 et 2 est affirmative, si les dispositions de l'alinéa 51e) prescrivent des limites raison- nables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique conformément à l'article premier de la Charte.
Jugement: l'action devrait être accueillie.
La première question était celle d'une incompatibilité possi ble avec l'article 3 de la Charte. A première vue, l'alinéa 51e) porte atteinte au droit du demandeur de voter à une élection fédérale comme le lui garantit l'article 3: s'il était toujours en prison, il ne pourrait voter à une élection fédérale. Contraire- ment à d'autres articles de la Charte, figurent des mots qui en restreignent la portée, comme abusives, anormales, arbitrai- res, justes, raisonnables ou inusités, dans la description de droits, l'article 3 indique clairement qui sont les titulaires du droit (»tout citoyen canadien») et ce qu'ils ont à ce titre droit de faire («vote(r) ... aux élections législatives fédérales ...») . La décision de la Cour d'appel du Manitoba dans Badger v. Canada (Attorney General), le juge a statué que l'on ne pouvait considérer que l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada violait l'article 3 de la Charte, était fondée sur la théorie du «gel des droits» appliquée à la Déclaration cana- dienne des droits, théorie que la Cour suprême du Canada a rejetée comme norme d'interprétation de la Charte.
La seconde question avait trait à une incompatibilité possible avec l'article 15 de la Charte. Pour qu'il y ait «discrimination» au sens l'interdit le paragraphe 15(1), les motifs de discrimi nation doivent être ceux que ce dernier précise ou d'autres motifs analogues. L'application d'une loi au demandeur, à son détriment, parce qu'il a commis un acte criminel et qu'il a été incarcéré ne constitue pas de la discrimination pour un motif analogue à ceux que spécifie le paragraphe 15(1). L'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada n'est donc pas incompatible avec l'article 15 de la Charte.
La dernière question était celle de savoir si la justification de l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada, même si ce dernier était incompatible avec l'article 3 de la Charte, pouvait être démontrée selon l'article premier. Dans R. c. Oakes, la Cour suprême du Canada a fixé des critères qui permettent
d'invoquer l'article premier de la Charte pour justifier des restrictions aux droits garantis par celle-ci. La restriction de droits doit être justifiée tant par ses fins que par ses moyens. Il faut que l'objectif «se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique» pour que la restriction puisse se justifier. Dans ce cas, il faut alors appliquer le critère de proportionnalité aux moyens employés pour la mettre en oeuvre. La défenderesse a indiqué que l'alinéa 51e) comporte trois objectifs: 1) proclamer et sauvegarder le carac- tère sacré du droit de vote dans notre démocratie; 2) préserver l'intégrité du processus électoral; et 3) imposer des sanctions aux contrevenants. En ce qui concerne le premier objectif, il n'existait aucune preuve d'un objectif légitime consistant à exiger «des citoyens honnêtes et responsables», même en utili- sant une norme moins sévère, soit la réalisation d'un objectif social souhaitable qui justifierait la suppression de droits garan- tis par la Constitution. La restriction en question était arbi- traire en ce qu'elle distingue une catégorie de citoyens présumés malhonnêtes ou irresponsables pour leur retirer un droit que, par ailleurs, l'article 3 leur confère manifestement. A l'appui du deuxième objectif, on a fait valoir que voter est plus que marquer un bulletin de vote; il s'agit de l'étape finale après discussions et débats. Le demandeur a déclaré qu'il avait pu suivre l'actualité en prison en regardant de nombreuses émis- sions sur les affaires publiques à la télévision et en lisant des journaux et des périodiques. Cet objectif était donc insuffisant pour justifier la négation d'un droit expressément garanti par l'article 3 de la Charte. La preuve que, dans d'autres pays démocratiques, les détenus n'ont pas le droit de voter n'étayait pas ce qui constituait censément les objectifs de la loi contestée. Le troisième objectif était plus plausible. Les seules personnes exclues étaient celles que l'on a désignées comme méritant une peine d'emprisonnement, et la privation de leur droit dure aussi longtemps que leur peine; il s'agissait d'un objectif légitime en soi.
Aucun des trois éléments du critère de proportionnalité établi dans l'arrêt Oakes n'a été satisfait. Tout d'abord, les moyens employés n'avaient pas de lien rationnel avec le prétendu objectif de maintenir une population de citoyens honnêtes et responsables et l'intégrité du processus électoral. Deuxième- ment, on ne saurait dire que l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada porte atteinte «le moins possible» aux droits prévus à l'article 3; l'alinéa abolit ces droits pour toute la durée de la période d'emprisonnement. Les graves effets du refus total du droit de vote aux détenus étaient hors de proportion avec les objectifs fort douteux et mal définis examinés en l'espèce. Enfin, la Couronne n'avait pas démontré que le retrait absolu du droit de vote à tous les détenus était proportionnel à la perte de la capacité de voter comme châtiment. L'alinéa 51e) s'appli- quait indépendamment de la gravité de l'acte pour lequel le détenu était puni. L'effet réel sur le droit de vote du détenu était arbitraire, dépendant de circonstances fortuites comme le moment des élections fédérales avaient lieu par rapport à la période d'incarcération. Il y avait aussi un manque de propor tion entre l'objectif et le retrait du droit de vote en ce sens que la théorie de la correction au Canada a récemment évolué dans le sens de la réhabilitation et de la préparation des détenus à leur réinsertion sociale. Le droit de vote pourrait faire partie de la réintégration d'un détenu.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 1, 2d), 3, 15(1), 24(1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 52.
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1°" Supp.), chap. 14, art. 14(4)e).
Loi électorale du Canada, L.R.C., 1985, chap. E-2, art. 51e).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 ° Supp.), chap. 10, art. 2.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 18.
Loi sur le dimanche, S.R.C. 1970, chap. L-13.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; (1988), 54 D.L.R. (4th) 577; 19 O.A.C. 69; 10 C.H.R.R. D/5559; 36 C.R.R. I; 90 N.R. 84; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 96 N.R. 115; Reference Re Workers' Compensation Act, 1983 (Nfld.), [1989] 1 R.C.S. 922; (1989), 76 Nfld. & P.E.I.R. 181; 56 D.L.R. (4th) 765; 235 A.P.R. 181; 96 N.R. 227; Badger et al. v. Manitoba (1986), 39 Man. R. (2d) 107; 51 C.R. (3d) 163 (Q.B.); Grondin v. Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 427 (H.C.).
DÉCISION NON SUIVIE:
Badger v. Canada (Attorney -General) (1988), 55 D.L.R. (4th) 177; [1989] 1 W.W.R. 216; 55 Man. R. (2d) 198 (C.A. Man.).
DÉCISIONS MENTIONNÉES:
MacNeil v. Nova Scotia Board of Censors (1974), 9 N.S.R. (2d) 483; 53 D.L.R. (3d) 259 (C.A.); Law Society of British Columbia et al. v. Attorney -General of
Canada et al. (1980), 108 D.L.R. (3d) 753; [1980] 4 W.W.R. 6; 18 B.C.L.R. 181; 15 C.P.C. 195; 50 C.P.R. (2d) 34 (C.A.C.-B.); Procureur général du Canada et autre v. Law Society of British Columbia et autre, [1982] 2 R.C.S. 307; (1982), 137 D.L.R. (3d) 1; [1982] 5 W.W.R. 289; 37 B.C.L.R. 145; 19 B.L.R. 234; 66 C.P.R. (2d) 1; 43 N.R. 451; Jolivet and Barker and The Queen and Solicitor -General of Canada (1983), I D.L.R. (4th) 604; 48 B.C.L.R. 121; 7C.C.C. (3d) 431; 8 C.R.R. 5 (C.S.C.-B.); Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d) 234; 53 D.L.R. (4th) 595 (H.C.); Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 1119; (1984), 42 C.R. (3d) 78 (T.D.); Lévesque c. Canada (procureur général), [1986] 2 C.F. 287; (1985), 25 D.L.R. (4th) 184 (T.D.); Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] I R.C.S. 313; (1987), 78 A.R. 1; 38 D.L.R. (4th) 161; [1987] 3 W.W.R. 577; 51 Alta. L.R. (2d) 97; 87 CLLC 14,021; [1987] D.L.Q. 225; 74 N.R. 99; Schachter c. Canada, [1990] 2 C.F. 129; (1990), 66 D.L.R. (4th) 635; 29 C.C.E.L. 113; 90 CLLC 14,005; 34 F.T.R. 80; 108 N.R. 123; Stoffman v. Vancouver Gen. Hosp., [1991] 1 W.W.R. 577; (1990), 52 B.C.L.R. (2d) 1; 91 CLLC 17,003 (C.S.C.).
DOCTRINE
Beaudoin, Gérald-A. et Edward Ratushny, Charte cana- dienne des droits et libertés, 2e éd., Montréal: Wilson & Lafleur Ltée; 1989.
AVOCATS:
Richard A. Stroppel pour le demandeur. Terrence Joyce, c.r. et Meg Kinnear pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Brimacombe, Sanderman & Stroppel, Edmonton, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE STRAYER: Redressement demandé
Dans sa déclaration, le demandeur sollicite un jugement déclaratoire portant que l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada' est nul et de nul effet parce qu'il porte atteinte au droit de vote du demandeur, garanti par l'article 3 de la Charte
1 S.R.C. 1970 (let Supp.), chap.14.
canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]], ainsi qu'au droit à l'égalité devant la loi garanti par l'article 15 de la Charte. Depuis l'introduction de cette action, les Lois révisées du Canada (1985) sont entrées en vigueur et l'alinéa 14(4)e) a été remplacé par l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada 2 dont le libellé est identique. Il est con- venu que le jugement déclaratoire demandé se rapporte aux dispositions actuelles soit l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada.
Il convient de noter que la demande de jugement déclaratoire d'invalidité est formulée contre Sa Majesté, comme s'il s'agissait d'une action contre la Couronne. Il est douteux qu'une telle procédure puisse être valablement engagée contre la Couron- ne' plutôt que contre le procureur général du Canada en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale 4 . Cependant, comme l'avocat du sous-procureur général qui comparaît dans cette action ne s'est pas opposé à cette procédure, aux fins des présentes, je la considérerai comme une demande de jugement déclaratoire contre le procu- reur général.
Les faits
Le 7 février 1990, les parties ont signé conjointe- ment un exposé des faits modifié. Cet exposé indique que le demandeur est le 7 octobre 1953 et que, le 14 mai 1981, il a été condamné à l'emprisonnement à perpétuité pour un meurtre au deuxième degré. Lorsque la présente action a été introduite en 1988, le demandeur purgeait sa peine à l'établissement de Bowden, un pénitencier fédé- ral situé en Alberta. Il a subséquemment obtenu sa libération conditionnelle de jour à compter du 10 juillet 1989, fait reconnu dans l'exposé conjoint des parties. Le demandeur, par voie d'avis de requête modifé en date du 20 février 1990, a demandé qu'il soit déterminé s'il avait qualité pour poursuivre
2 L.R.C. (1985), chap. E-2.
3 Voir, par ex. MacNeil v. Nova Scotia Board of Censors (1974), 9 N.S.R. (2d) 483 (C.A.); Law Society of British Columbia et al. v. Attorney -General of Canada et al. (1980), 108 D.L.R. (3d) 753 (C.A.C.-B.), cette question étant soulevée mais non tranchée dans le pourvoi [1982] 2 R.C.S. 307, aux p. 321 326.
4 L.R.C. (1985), chap. F-7.
cette action même s'il n'était plus en prison. Le 23 février 1990, le juge en chef adjoint Jerome a statué qu'il était encore habilité à le faire. Depuis lors, le demandeur a obtenu sa libération condi- tionnelle totale, mais le procureur de la défende- resse s'est abstenu de formuler toute objection quant à sa capacité pour ce motif. À ce propos, on peut dire que le demandeur ayant été condamné à la prison à perpétuité, sa libération conditionnelle peut être révoquée et il peut être réincarcéré pour manquement aux conditions de sa libération.
Il est reconnu dans l'exposé conjoint des faits que le demandeur a exprimé le désir de participer au processus démocratique de gouvernement en votant aux élections fédérales. Le demandeur fait valoir qu'il est citoyen canadien, ce que la deman- deresse ne paraît pas contester. Il est certain que rien n'a été fait pour attirer l'attention à ce sujet dans la plaidoirie. Ainsi, il n'est pas contesté qu'il aurait le droit de vote si ce n'était des dispositions de l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada.
Les questions en litige
Les parties ont convenu que les questions en litige pouvaient être énoncées de la façon suivante:
a) Les dispositions de l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada enfreignent-elles l'article 3 de la Charte?
b) Les dispositions de l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada enfreignent-elles l'article 15 de la Charte?
c) Si la réponse aux questions a) ou b) est affirmative, les dispositions de l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada prescrivent-elles des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément aux exi- gences de l'article premier de la Charte?
Il est évidemment entendu que toute mention de l'alinéa 14(4)e) s'applique également à l'alinéa 51e) de la version actuelle de la Loi électorale du Canada.
Conclusions
L'alinéa 51e) de l'actuelle Loi électorale du Canada 5 est ainsi libellé:
51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection:
e) toute personne détenue dans un établissement pénitentiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque infraction
'Supra, note 2.
La validité de cet article a été confirmée par les tribunaux d'au moins trois provinces 6 . Dans deux' affaires, les arrêts ont été rendus d'urgence, dans la perspective d'élections fédérales imminentes. Dans la troisième', on a appliqué des raisonne- ments qui ont été subséquemment 9 rejetés par des collègues de la Section de première instance. Sauf pour ces dernières causes qui n'ont pas tranché la question de la validité de l'alinéa 51e), il semble que la Cour fédérale n'ait pas eu l'occasion de répondre aux questions de fond soulevées par le demandeur. Je traiterai tour à tour de chacune des questions dont les parties ont saisi le tribunal.
Possibilité d'incompatibilité avec l'article 3 de la
Charte
L'article 3 de la Charte est ainsi libellé:
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
À première vue, l'alinéa 51e) porte atteinte au droit du demandeur de voter à une élection fédé- rale comme le lui garantit l'article 3. Nul ne conteste que s'il était en prison, comme il l'a déjà été et pourrait l'être de nouveau, l'alinéa 51e) l'empêcherait de voter à une élection fédérale.
Il convient de souligner que l'article 3 ne com- porte pas de mots qui en restreindraient la portée comme on en trouve dans la description de nom- breux autres droits garantis par la Charte, des mots tels «abusives» à l'article 8, «anormal» à l'ali- néa 11 a), «arbitraires» à l'article 9, «justes» à l'ali- néa 6(3)b), «raisonnable» à l'alinéa 11 e) ou «inusi- tés» à l'article 12. On n'y relève pas de notions floues, telle celle d'«association» que l'on trouve à l'alinéa 2d) et l'on n'éprouve aucune difficulté à
6 Jolivet and Barker and The Queen and Solicitor -General of Canada (1983), 1 D.L.R. (4th) 604 (C.S.C.-B.); Sauvé v. Canada (Attorney—General) (1988), 66 O.R. (2d) 234 (H.C.); Badger v. Canada (Attorney -General) (1988), 55 D.L.R. (4th) 177 (C.A. Man.).
' Sauvé, Badger, ibid.
8 Jolivet, précité, note 6.
9 Le juge Reed dans l'arrêt Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 1119 (lie inst.) à la p. 1126, où, à l'occasion d'une demande d'injonction du redressement [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), confirmé par [1984] 2 R.C.S. 124; le juge Rouleau dans l'arrêt Lévesque c. Canada (procureur général), [1986] 2 C.F. 287 (1" inst.), à la p. 294, ordonnant qu'il soit permis aux détenus des prisons fédérales d'exercer leur droit, en vertu des lois provinciales, de voter à une élection au Québec.
discerner les activités qui sont implicitement proté- gées par les notions employées 10 . Il ressort claire- ment de l'article 3, qui sont les titulaires du droit («Tout citoyen canadien») et ce qu'ils ont à ce titre droit de faire («vote(r) ... aux élections législati- ves fédérales ...»). J'arrive à cette conclusion malgré l'argument de la défenderesse selon lequel l'article ne peut s'appliquer littéralement parce que certains, tels les enfants, ne devraient manifeste- ment pas avoir le droit de vote. Je n'ai pas besoin de définir ici qui peut se voir valablement retirer le droit de vote; cette question doit être tranchée dans chaque cas selon l'article premier de la Charte. Je n'ai pas non plus à me laisser impressionner par le fait que l'article 3 accorde aux mêmes personnes («tout citoyen») le droit d'être éligibles à la Cham- bre des communes. Ce droit est aussi assujetti à des restrictions par l'article premier et ces restric tions pourraient être justifiées dans des circons- tances différentes de celles qui ont trait à la limita tion du droit de vote.
Le libellé de l'article premier dissipe tout doute qui pourrait subsister quant à l'interprétation de l'article 3 dans son sens simple et évident. Il contraste en cela avec la Constitution des États- Unis dont le premier amendement porte que le Congrès ne doit édicter aucune loi «restreignant la liberté d'expression». Il n'y a pas, dans la Constitu tion des États-Unis, de disposition comparable à l'article premier de la Charte. Les tribunaux des États-Unis ont donc jugé nécessaire d'interpréter avec des réserves les garanties de portée générale, telle la garantie de la liberté d'expression du pre mier amendement, restreignant la protection accordée au «discours commercial». Ce mode d'in- terprétation a été expressément rejeté par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ford c. Québec (Procureur général) " qui a dit:
Étant donné que cette Cour a déjà affirmé à plusieurs reprises que les droits et libertés garantis par la Charte canadienne doivent recevoir une interprétation large et libérale, il n'y a aucune raison valable d'exclure l'expression commerciale de la protection de l'al. 2b) de la Charte.
La Cour a également rejeté toute justification de l'imposition de restrictions à cette liberté qui serait
1 ° Voir, par ex., Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 la Cour suprême devait statuer si la liberté d'association comprend le droit à la négociation collective et le droit de grève.
" [1988] 2 R.C.S. 712, aux p. 766 et 767.
fondée sur l'article premier de la Charte. (Dans l'affaire subséquente Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général) 12 , la Cour a statué à la majo- rité que certaines restrictions imposées à l'expres- sion commerciale étaient justifiables en vertu de l'article premier.) La formule «liberté d'expres- sion» est beaucoup plus vague que la phrase «le droit de vote . .. aux élections législatives fédéra- les», et pourtant la Cour suprême n'a pas voulu restreindre le contenu intrinsèque de cette garantie à l'article 2. Il y a beaucoup moins de raison de restreindre ainsi le contenu de l'article 3 à ce que certains pourraient considérer comme une formu lation plus commode qui supprimerait la nécessité de justifier, en vertu de l'article premier, toute restriction au droit de vote.
L'avocat de la défenderesse s'est appuyé en partie sur la décision du juge Lyon de la Cour d'appel du Manitoba dans Badger v. Canada (Attorney -General) 13 celui-ci, seul, a statué que l'alinéa 14(4)e) n'était pas incompatible avec l'ar- ticle 3 de la Charte. Il a déclaré:
[TRADUCTION] À mon avis, l'adoption de l'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés devait enchâsser dans la Constitution le droit de vote traditionnel et fondamental dont jouissaient les citoyens canadiens et qu'ils exerçaient, sous réserve des conditions et incapacités légales raisonnables qui avaient alors cours et auxquelles ce droit était assujetti. Le droit de vote prévu à l'article 3 devrait donc être interprété comme représentant ce droit tel qu'il avait évolué et était connu dans notre pays. Je suis persuadé que les auteurs de la Charte n'avaient pas l'intention de créer un nouveau droit qui aurait correspondu à quelque idéal abstrait, absolu et nouveau dont les citoyens canadiens n'auraient jamais joui ou qu'ils n'auraient jamais accepté. Dans ce contexte, il est clair que l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1" Supp.), chap. 14, partie intégrante du droit de vote depuis la Confédération, ne peut être interprété comme enfreignant l'ar- ticle 3 de la Charte. J'estime respectueusement que pour soute- nir le contraire, compte tenu de l'histoire et de l'évolution du droit de vote dans notre pays, il faut interpréter l'article 3 de façon rigide, étroite et littérale, ce qui n'est ni raisonnable, ni réaliste, ni justifié ' 4 .
Sauf le respect que je dois au juge, je ne saurais partager son avis. Cette interprétation des droits énoncés dans la Charte me paraît fondée sur la «théorie du gel des droits» appliquée à la Déclara-
12 [1989] 1 R.C.S. 927.
13 (1988), 55 D.L.R. (4th) 177 (C.A. Man.). '> Supra, note 13, la p. 192.
tion canadienne des droits 15 . Je crois comprendre que la Cour suprême du Canada a rejeté cette théorie comme norme d'interprétation de la Charte. Ainsi, par exemple, dans R. c. Big M Drug Mart Ltd et autres, le juge en chef Dickson, au nom de la majorité, a déclaré:
Le texte de la Charte est impératif. Elle évite de parler de droits existants ou de droits qui continuent d'exister et fait plutôt, à l'art. 2, cette proclamation retentissante:
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes: a) la liberté de conscience et de religion;
Je suis d'accord avec l'intimée que la Charte vise à établir une norme en fonction de laquelle les lois actuelles et futures seront appréciées. Donc, le sens du concept de la liberté de conscience et de religion ne doit pas être déterminé uniquement en fonc- tion de la mesure dans laquelle les Canadiens jouissaient de ce droit avant la proclamation de la Charte ... '6
Par conséquent, la Cour dans cette affaire a abrogé la Loi sur le dimanche" bien que les restrictions qu'elle apportait à l'activité commer- ciale le jour du Seigneur aient été en vigueur depuis 1906 et aient clairement fixé des limites reconnues à la liberté de religion bien avant l'adop- tion de la Charte.
Je conclus donc que l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada et celui qui l'a précédé, soit l'alinéa 14(4)e), sont incompatibles avec l'article 3 de la Charte.
Possibilité de conflit avec l'article 15 de la Charte Voici le paragraphe 15(1) de la Charte:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Bien que les plaidoiries et l'exposé conjoint des faits modifié soulèvent la question de savoir si les restrictions apportées par la loi au droit de vote du demandeur suppriment son droit à l'égalité devant la loi à l'encontre du paragraphe 15(1) de la Charte, l'avocat du demandeur n'a pas insisté sur
15 S.R.C. 1970, appendice III. Cette théorie est décrite dans Beaudoin et Ratushny, Charte canadienne des droits et libertés
(2e éd., 1989) la p. 11. Elle reposait sur le libellé particulier de l'article premier de la Déclaration l'on pouvait lire «que ... [les droits qui y étaient décrits] ont existé et continueront à exister ...» (Je souligne.)
16 [1985] 1 R.C.S. 295, aux p. 343 et 344. 17 S.R.C. 1970, chap. L-13.
cette question et l'avocat de la défenderesse s'est contenté d'y répondre dans son exposé écrit des faits et du droit. Je crois qu'il est maintenant clair, depuis des arrêts tels R. c. Turpin" et Reference Re Workers' Compensation Act, 1983 (T.-N.)1 9 , que pour qu'il y ait «discrimination» au sens l'interdit le paragraphe 15(1), les motifs de discri mination doivent être ceux qu'il précise ou d'autres motifs analogues. Je ne peux pas conclure que l'application d'une loi au demandeur, à son détri- ment, parce qu'il a commis un acte criminel et qu'il est incarcéré en vertu d'une condamnation légitime, constitue de la discrimination pour un motif analogue à ceux que spécifie le paragraphe 15(1).
Je statue donc que l'alinéa 51e) de la Loi électo- rale du Canada, comme celui qui l'a précédé, soit l'alinéa 14(4)e), n'est pas incompatible avec l'arti- cle 15 de la Charte.
Possibilité de justification en vertu de l'article premier de la Charte
Deux des trois juges de la Cour d'appel du Manitoba saisis de l'affaire Badger v. Canada (Attorney-General) 20 , tout en reconnaissant que la version antérieure de l'alinéa 51e) de la Loi électo- rale du Canada était incompatible avec l'article 3 de la Charte, l'ont maintenue en se fondant sur l'article premier de celle-ci. En appel, le juge Lyon qui n'avait pas trouvé d'incompatibilité entre ledit alinéa et l'article 3 a aussi convenu que la justifica tion de l'alinéa en cause pouvait être démontrée selon l'article premier. C'est donc avec beaucoup de respect et non sans hésitation que je reprends cet examen, même si l'arrêt de la Cour d'appel du Manitoba ne lie pas cette Cour.
J'en suis venu à la conclusion qu'il fallait étudier de nouveau cette question, compte tenu des points particuliers de l'arrêt de la Cour d'appel du Mani- toba et des circonstances dans lesquelles il a été rendu. Il me semble que le facteur le plus impor tant dans les motifs énoncés par le juge en chef Monnin du Manitoba et le juge Philp de la Cour d'appel est que, selon eux, le juge de première instance avait consenti un redressement inappro- prié à la veille d'une élection. Des élections fédéra-
'$ [ 1989] 1 R.C.S. 1296, aux p. 1332 et 1333.
19 [1989] 1 R.C.S. 922, à la p. 924.
20 Supra, note 6.
les allaient avoir lieu le 21 novembre 1988. Le 8 novembre, le juge Hirschfield de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, après trois jours d'au- dience, a statué que l'alinéa 14(4)e) alors en vigueur était incompatible avec l'article 3 de la Charte et non justifié en vertu de l'article premier de celle-ci, et était nul et sans effet en droit. Il a alors ordonné au directeur général des élections, l'un des intimés; de recenser les détenus de toutes les institutions pénitentiaires et de s'assurer que ceux qui, par ailleurs, étaient légalement habilités à le faire [TRADUCTION] «aient physiquement la possibilité de voter» aux élections devant avoir lieu le 21 novembre, soit treize jours plus tard. La Cour d'appel du Manitoba a été saisie d'un pourvoi de cette décision qu'elle a entendu les 14 et 15 novem- bre et a accueilli le pourvoi le 18 novembre, trois jours avant les élections. On notera que le redres- sement avait été sollicité auprès du juge de pre- mière instance et par lui accordé contre le direc- teur général des élections du Canada qui entrerait manifestement dans la définition d'«office, com mission ou autre tribunal fédéral» de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale 21 . Cela signifie que toute demande de redressement formulée contre lui relevait de la compétence exclusive de la section de première instance de la Cour fédérale en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale. Tant le juge en chef Monnin du Manitoba que le juge Philp de la Cour d'appel ont reconnu l'existence du problème de compétence mais ont estimé inutile de le résoudre vu qu'ils statuaient que l'ordonnance devait de toute façon être annulée. Les deux juges semblent avoir adopté comme position que même si le juge de première instance avait déclaré inva- lide l'alinéa 14(4)e), il n'aurait pas rendre l'ordonnance qu'il a rendue; il aurait plutôt préserver le statu quo et permettre au Parlement de modifier la Loi électorale 22 . Il a été reconnu que les mécanismes nécessaires à la tenue d'un scrutin par la poste n'existaient pas, et qu'il ne serait pas possible d'en organiser un en un si bref délai. On a également pris note des problèmes que poserait le fait qu'une ordonnance du tribunal du Manitoba ne s'appliquant que dans cette province alors qu'il s'agissait de l'application d'une loi fée-
2 ' La version alors en vigueur était celle des S.R.C. 1970 (2'
Supp.), chap. 10.
22 Arrêt Badger précité, note 6, aux p. 187, 189 et 190.
rale, elle pourrait produire des disparités entre les provinces quant au droit de vote des détenus à des élections fédérales. Si l'on a abordé brièvement le bien-fondé d'une éventuelle justification en vertu de l'article premier, il semble que les principales dépositions devant le tribunal sur cette question aient eu trait aux restrictions au droit de vote dans d'autres juridictions. Le juge Philp de la Cour d'appel s'est dit d'accord avec la décision du juge en chef sur ce point mais non sans éprouver quel- que doute lui venant de
[TRADUCTION] ... la vaste portée de l'inhabilité frappant tous les détenus de quelque établissement pénitentiaire que ce soit, indépendamment de la nature des infractions pour lesquelles ils ont été condamnés et de la durée de leur peine 23 .
En l'espèce, il n'y avait ni urgence ni problème quant au caractère approprié du recours, le seul sollicité était un jugement déclaratoire sur la cons- titutionnalité de la loi en cause. Nonobstant les opinions émises par le juge en chef Monnin du Manitoba et le juge Philp de la Cour d'appel dans l'arrêt Badger, j'estime qu'il m'est entièrement loisible de statuer que l'alinéa est invalide et sans effet si je conclus que sa justification ne peut se démontrer selon l'article premier de la Charte. Il est même de mon devoir de le faire d'après l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]] moins que les circonstances ne soient telles que je puisse accorder quelque réparation convenable aux termes du paragraphe 24 (1) de la Charte 24 .
En abordant à nouveau la question de savoir si les restrictions apportées aux droits énoncés à l'ar- ticle 3 par l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada sont justifiables selon l'article premier, j'ai tenu compte de l'opinion exprimée par le juge Dickson de la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Oakes quant à «l'élément contextuel d'interpréta- tion de l'article premier» fourni par les mots «société libre et démocratique» de cet article.
L'inclusion de ces mots à titre de norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle aux tribunaux l'objet même de l'enchâssement de la Charte dans la Constitu tion: la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels compren- nent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l'être
23 Ibid., à la p. 188.
24 Voir l'arrêt Big M, précité, note 16, la p. 313; Schachter c. Canada, [1990] 2 C.F. 129 (C.A.), aux p. 136à 138.
humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particu- liers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous-jacents d'une société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer 25 . (Je souligne.)
Il importe de souligner, dans cette déclaration, la reconnaissance du respect de l'individu comme élément intrinsèque d'une société libre et démocra- tique.
Dans cette même affaire, la Cour suprême du Canada a établi des critères qui permettent d'invo- quer l'article premier de la Charte pour justifier des restrictions aux droits garantis par celle-ci. La Cour a établi clairement que c'est à la partie qui préconise des restrictions à un droit qu'il incombe d'en démontrer la légitimité en en faisant la preuve selon la prépondérance des probabilités, critère, d'ajouter la Cour, qui «doit être appliqué rigoureusement» 26 . Les restrictions doivent être justifiées tant par leurs fins que par leurs moyens, c'est-à-dire qu'il faut leur appliquer ce que l'on appelle communément aujourd'hui la règle à la fois de l'objectif et de la proportionnalité. Il faut que l'objectif, a-t-on dit, «se rapporte à des préoc- cupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique» pour que les restrictions puissent se justifier. Si les restrictions sont justifiées selon cette norme, il faut alors appliquer le critère de proportionnalité aux moyens employés pour les mettre en œuvre. Selon la Cour suprême, ce der- nier critère comporte trois éléments:
Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considéra- tions irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter «le moins possible» atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd. [...] Troisiè- mement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme «suffisamment important» 27 .
25 [ 1986] 1 R.C.S. 103, la p. 136.
26 Ibid., aux p. 136 et 137.
27 Ibid., à la p. 139.
Par la suite, dans l'affaire Andrews c. Law Society of British Columbia, il a été proposé d'atténuer quelque peu la règle de la légitimité de l'objectif quand le juge McIntyre a préféré à la norme des préoccupations «urgentes et réelles» une règle con- sistant à décider si la restriction
... constitue un exercice légitime du pouvoir législatif visant à réaliser un objectif social souhaitable qui justifierait la suppres sion de droits garantis par la Constitution".
L'avocat de la défenderesse a également signalé que dans le récent arrêt de la Cour suprême du Canada, Stoffman c. Vancouver General Hospital 29 , le juge La Forest, au nom de la majo- rité, a déclaré qu'un tribunal devrait jouer un rôle plus actif en jugeant de la proportionnalité d'une mesure lorsque l'État est l'«adversaire singulier» de la personne dont les droits ont été violés, mais montrer plus de déférence pour le législateur dans l'appréciation qu'il fait de la proportionnalité lors- qu'il s'agit de «la conciliation des revendications contraires de groupes ou d'individus». Pour l'avo- cat de la défenderesse, si l'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada restreint le droit de vote, il s'agit d'une restriction du second type et le tribu nal devrait par conséquent s'en remettre au juge- ment du Parlement. Je suis incapable de voir pourquoi cette restriction n'en serait pas une l'État est l'«adversaire singulier» du demandeur dont les droits ont été violés. Les justifications qu'invoque la défenderesse en faveur de cette loi, que nous étudierons plus loin, ont toutes trait à l'intérêt du public supposément représenté par l'État. Je ne vois donc aucune nécessité de se montrer plus déférent envers le Parlement dans l'appréciation que l'on fait de la proportionnalité de cette restriction en supposant qu'elle vise un objectif légitime.
J'aborde maintenant l'application des deux cri- tères imposés par la Cour suprême pour l'interpré- tation de l'article premier.
(i) L'objectif La défenderesse définit les objectifs de l'alinéa 51e) et de sa version anté- rieure ainsi:
a) proclamer et sauvegarder le caractère sacré du droit de vote dans notre démocratie;
b) préserver l'intégrité du processus électoral; et
c) imposer des sanctions aux contrevenants.
28 [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 184.
29 [1990] 3 R.C.S. 483.
Le seul témoignage produit par la défenderesse à l'appui des restrictions au droit de vote des détenus a été celui d'un spécialiste, M. Rainer Knopff, professeur de sciences politiques à l'Université de Calgary. Son témoignage avait trait surtout aux objectifs a) et b) et, dans une moindre mesure, à l'objectif c). La défenderesse s'est particulière- ment abstenue de prétendre que le fait de permet- tre aux prisonniers de voter créerait des problèmes administratifs ou de sécurité injustifiés et aucun élément de preuve n'a été présenté en ce sens.
Quant à l'objectif a) touchant le «caractère sacré» du droit de vote, le principe fondamental de la défenderesse est que
la démocratie constitutionnelle exige des citoyens honnêtes et responsables qui se soumettent spontanément aux lois de l'État.
Une bonne part du témoignage du professeur Knopff est centrée sur cette proposition. Il analyse les opinions de divers auteurs de philosophie politi- que et juridique depuis le XVIIe jusqu'au XXe siècle à l'appui de sa thèse. Il démontre comment ce prérequis de l'État démocratique a été diverse- ment fondé sur le droit naturel, le contrat social, la philosophie libérale et les théories utilitaires.
Cette démonstration me paraît tenir davantage de la description que de la prescription. Le «con- trat social» est sûrement une métaphore pour dési- gner l'évolution des sociétés modernes fondées sur le consensus, soit au moins sur la soumission de la plupart des citoyens au système de gouvernement établi. D'où découle une acceptation générale mais non universelle des lois édictées par ce système. Comme l'ont fait observer de nombreux philoso- phes libéraux, une démocratie ne saurait survivre les lois ne sont pas généralement acceptables à la plupart des gens car autrement les mesures de police nécessaires pour appliquer efficacement les lois détruiraient les droits et libertés individuels.
Si cette définition de la défenderesse contient une description raisonnable de certaines conditions pratiques préalables à un État démocratique libé- ral et moderne, elle ne semble pas d'elle-même prescrire les mesures d'exclusion qui peuvent ou doivent être prises contre certaines catégories d'éventuels électeurs. À première vue, elle ne modifie pas ce principe fondamental qui veut qu'en démocratie, ce soient les électeurs qui choisissent le gouvernement et non l'inverse.
Ce dont je dois plutôt m'assurer, dans l'affaire dont je suis saisi, c'est que l'objectif de cette loi particulière est justifiable. Comment déterminer cet objectif? Je présume que je puis le faire en étudiant tant son but que ses effets dans la mesure ceux-ci peuvent être établis. La Loi électorale du Canada ne fournit aucun indice sur le but de cette disposition: l'inhabilité qui frappe les détenus figure parmi diverses autres, notamment celle des directeurs et fonctionnaires responsables du dérou- lement du scrutin, les juges nommés par les autori- tés fédérales, les personnes privées de la gestion de leurs biens pour cause de maladie mentale et les personnes spécifiquement inhabiles à voter pour manoeuvres électorales frauduleuses ou actes illé- gaux. Il ne m'a été soumis aucune preuve extrinsè- que de l'objectif poursuivi par le Parlement en adoptant cette législation, autre que la rétrospec- tive théorique du professeur Knopff. Son experte description des méditations des philosophes d'Em- manuel Kant à George Grant me fournit très peu d'indices de l'objectif exact poursuivi par le Parle- ment en adoptant l'alinéa 51e) de la Loi électorale 'du Canada. Mais lorsque je considère son effet et je n'ai pour me guider que les termes de la Loi et ma connaissance d'office des caractéristiques de la collectivité —, je suis incapable d'y voir la preuve d'un objectif légitime consistant à exiger «des citoyens honnêtes et responsables», même en utilisant une norme moins sévère, soit
réaliser un objectif social souhaitable qui justifierait la suppres
sion de droits garantis par la Constitution 30
Bien qu'il soit essentiel à une démocratie libérale moderne que la majorité de ses citoyens soient «honnêtes et responsables» en ce sens qu'ils accep- tent l'existence de l'État et la légitimité de son système juridique et qu'ils obéissent à la plupart de ses lois positives, cela nous en dit très peu sur jusqu'où l'État peut aller dans la suppression de ceux qui ne se conforment pas à la volonté de la majorité. Il me semble fort douteux que l'on puisse accepter comme corollaire de l'existence d'un tel État que ses législateurs puissent imposer des critè- res d'«honnêteté» et de «responsabilité» aux élec- teurs au-delà des exigences fondamentales relati ves à la capacité (liée à la majorité et à la santé mentale) de déposer un bulletin de vote en con- naissance de cause. Même si un tel «objectif social» pouvait être légitime, il faut considérer que la loi
3 0 Précité, note 28.
en cause ici ne comporte pas un tel objectif. Elle est arbitraire en ce qu'elle distingue une catégorie de citoyens présumés malhonnêtes ou irresponsa- bles pour leur retirer un droit que par ailleurs l'article 3 manifestement leur confère. Il est évi- dent qu'il y a de nombreuses personnes malhonnê- tes et irresponsables hors des prisons qui ont le droit de vote et qui de fait votent; il arrive même parfois que certaines se fassent élire. Par contre, de nombreux contrevenants ne sont jamais accusés et un fort pourcentage de ceux qui le sont ne sont jamais incarcérés. Ceux qui ont été désignés parmi les malhonnêtes et irresponsables par une peine d'emprisonnement ne deviennent pas nécessaire- ment honnêtes et responsables à leur élargisse- ment, bien qu'ils récupèrent automatiquement et aussitôt leur droit de vote en vertu de la Loi électorale du Canada. Je ne trouve donc pas dans les effets de cette disposition une indication claire d'un objectif légitime consistant à réserver le droit de vote aux gens «honnêtes» et «responsables» et je ne trouve pas non plus que cet objectif a suffisam- ment de sens et est assez réalisable pour légitimer le retrait direct et explicite d'un droit garanti par l'article 3 de la Charte.
À l'appui de l'objectif b), soit la préservation de «l'intégrité du processus électoral» comme l'a affirmé la défenderesse, le procureur de celle-ci a soutenu que voter c'est plus que marquer un bulle tin de vote: c'est l'étape finale après discussions et débats. Donc retirer à un détenu son droit de vote, c'est reconnaître que «les conditions qui ... règnent dans une institution pénitentiaire ne per- mettent pas de telles discussions et échanges». La défenderesse n'en a pourtant présenté absolument aucune preuve. Dans sa propre déposition, le demandeur a raconté comment il pouvait suivre l'actualité en prison en regardant de nombreuses émissions sur les affaires publiques à la télévision et en lisant les journaux et périodiques régulière- ment mis à la disposition des détenus 31 . Je n'ac-
71 J'ai refusé à un autre témoin la possibilité de déposer pour le demandeur au sujet des conditions régnant à ce propos dans plusieurs prisons. Il m'a semblé que ce témoignage était assimi- lable à un témoignage d'expert et qu'il n'avait pas été précédé du dépôt d'un affidavit en bonne et due forme ainsi que l'exige la Règle 482. J'ai déclaré que si la défenderesse présentait quelque preuve à ce sujet, j'envisagerais de le laisser réfuter cette preuve, comme le permet la Règle 482. La défenderesse n'a produit aucune preuve en ce sens et le demandeur n'a plus demandé à faire comparaître ce témoin.
cepte donc pas cela comme un objectif suffisant pour justifier la négation d'un droit expressément garanti par l'article 3 de la Charte.
La défenderesse, je crois comprendre, essentiel- lement à l'appui des objectifs a) et b) qu'elle a elle-même définis, a produit par l'entremise du professeur Knopff et en déposant des lois du Canada et d'autres États, des éléments de preuve visant à démontrer que le retrait du droit de vote aux détenus est une pratique courante dans des pays que nous considérons comme libres et démo- cratiques. Le professeur Knopff a démontré que cette perte de capacité remonte au moins au début du XIXe siècle, et il faut dire qu'avant cette époque, le droit de vote dans la plupart de ces pays était déjà rigoureusement réservé à quelques privi- légiés. Sans entrer dans le détail des lois actuelles, il convient de noter que dans toutes les provinces du Canada sauf Terre-Neuve et Québec, les lois provinciales retirent aux détenus le droit de voter aux élections provinciales. Au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande, les détenus sont privés du droit de vote. Tous les États continentaux des États- Unis sauf huit retirent le droit de vote aux détenus condamnés pour au moins certains actes criminels variant d'un État à l'autre. En Australie, au niveau fédéral, l'inhabilité frappe ceux qui sont condam- nés pour les délits les plus graves. En Australie, un des États retire le droit de vote à tous les détenus condamnés, quatre à tous ceux qui purgent des peines de plus d'un nombre déterminé d'années et un permet aux détenus de voter. La France retire ce droit à de nombreuses catégories de condamnés dont certains ne purgent pas de peine d'emprison- nement. En Irlande, les détenus ne peuvent pas voter en pratique parce qu'on ne leur accorde pas de sortie à cette fin et qu'il n'existe pas de mode de vote par procuration. Par contre, les détenus peu- vent voter comme tout le monde au Danemark, en Suède et en Suisse. Fait intéressant, dans certains autres États, notamment en Allemagne, en Grèce et en Espagne, c'est au tribunal qu'il revient, par une ordonnance spéciale à cet effet, de priver un détenu de son droit de vote. Je ne trouve pas que cette preuve me contraint à appuyer les objectifs qui consistent à exiger que les citoyens soient honnêtes et responsables ou à préserver l'intégrité du processus électoral. Je n'ai aucune idée des objectifs que ces pays ont pu avoir à l'esprit, si tant est qu'ils en aient eu, lorsqu'ils ont adopté ces dispositions.
L'objectif c) que préconise la défenderesse, soit «imposer des sanctions aux contrevenants» me semble beaucoup plus plausible. La perte du droit de vote décrétée par l'alinéa 51e) se limite à toute personne
détenue dans un établissement pénitentiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque infraction.
Elle ne frappe donc pas les personnes détenues dans l'attente de leur procès, celles qui sont accu sées mais non condamnées ni celles qui ont purgé leur peine d'emprisonnement. Les personnes pri- vées du droit de vote prévu à l'article 3 sont précisément celles qui ont été désignées comme méritant une peine d'emprisonnement et la priva tion de leur droit dure aussi longtemps que leur peine. De prime abord, il est difficile de prétendre qu'un tel objectif ne soit pas légitime en soi. Il est admis que l'Etat peut punir les criminels, même si la peine comporte la privation de droits et libertés prévus à la Charte, telle la liberté d'association et d'assemblée mentionnée à l'article 2.
(ii) La proportionnalité Je vais appliquer aux objectifs définis par la défenderesse les trois éléments du critère de proportionnalité établis dans l'arrêt Oakes, soit que les moyens employés doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif; le cas échéant, qu'ils portent le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question et enfin qu'il y ait proportionnalité entre les effets des mesures en question et l'objectif à atteindre.
Ayant rejeté comme prétendu objectif le main- tien d'une population de citoyens honnêtes et res- ponsables et de l'intégrité du processus électoral, je ne traiterai pas longuement de l'application du critère de proportionnalité à ces objectifs. Si toute- fois j'avais tort de les rejeter comme objectifs légitimes, je renverrais tout simplement le lecteur à ce que j'ai écrit lorsque j'ai tenté d'attribuer un objectif quelconque à l'alinéa 51e). C'est-à-dire que les dispositions contestées me semblent n'avoir de lien rationnel avec aucun de ces objectifs. Quant à les utiliser pour obtenir des citoyens hon- nêtes et responsables, j'ai indiqué que le fait d'en limiter la portée aux seuls détenus, désignerait de façon arbitraire quelques-unes des nombreuses personnes auxquelles le droit de vote devrait être retiré pour les mêmes motifs. Quant à les utiliser pour préserver l'intégrité du processus électoral, j'ai démontré qu'aucune preuve n'attestait l'exis-
tence de quelque lien rationnel entre l'alinéa 51e) et le retrait du droit de vote à ceux qui sont incapables de participer pleinement à la vie politi- que. S'il fallait se joindre à cette croisade prêchée par le procureur de la Couronne, il faudrait décla- rer inhabiles les malades et les personnes âgées retenues à la maison ou dans des institutions, celles qui sont hospitalisées avant des élections, probable- ment celles qui se trouvent à l'étranger pendant les campagnes électorales, les illettrés, ceux qui vivent dans des régions isolées du pays et surtout, ces centaines de milliers de personnes qui vivent parmi nous et qui, selon les scrutins réguliers, ne s'inté- ressent aucunement à la politique. L'absurdité de cette proposition remet en cause toute l'argumen- tation selon laquelle l'État aurait le droit de choi- sir, parmi les citoyens adultes et sains d'esprit ceux qui sont dignes de voter.
Si l'on applique à ces deux, prétendus objectifs le deuxième élément du critère de l'arrêt Oakes, on ne saurait dire que la disposition en cause porte atteinte «le moins possible» aux droits prévus à l'article 3, bien au contraire. L'alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada attaque directement le droit de vote des personnes auxquelles il s'applique en abolissant ce droit pour la période en cause.
Si l'on applique le troisième élément du critère de Oakes, je crois que ce qui précède expliquera ma conclusion, soit que les effets graves du refus total du droit de vote aux détenus est hors de proportion avec les objectifs fort douteux et mal définis examinés en l'espèce.
Je vais maintenant appliquer le critère de la proportionnalité établi dans Oakes au troisième objectif énoncé, soit l'imposition de sanctions aux contrevenants. Il existe un lien clairement ration- nel entre cet objectif de châtiment et le retrait du droit de vote. Ce retrait ne s'applique qu'aux per- sonnes déclarées coupables d'actes criminels et condamnées à l'emprisonnement, pendant qu'elles purgent effectivement leur peine. Ces personnes, par définition, méritent un châtiment et le retrait du droit de vote, comme le retrait légal de tout autre droit ou privilège aux détenus, constitue une sanction.
Ici encore, cependant, on ne saurait dire que ce mode de châtiment porte atteinte «le moins possi-
ble» au droit prévu à l'article 3. Au contraire, il abolit directement et totalement ce droit pour la durée de l'emprisonnement. Il se distingue en cela de l'abolition incidente, résultant de l'emprisonne- ment, des autres droits et libertés prévus à la Charte, telle la liberté d'association, d'assemblée ou d'expression.
Enfin, pour ce qui est de la perte de la capacité de voter comme châtiment, le gouvernement n'a pas démontré à ma satisfaction que le retrait absolu du droit de vote à tous les détenus est proportionné à cet objectif. D'abord, on peut noter que l'alinéa 51e) s'applique quelle que soit la gravité de l'acte pour lequel le détenu est puni. En second lieu, l'effet réel sur le droit de vote du détenu sera fort arbitraire, selon des circonstances fortuites tel le moment des élections fédérales auront lieu par rapport à celui il purgera sa peine. Ainsi, un individu incarcéré pendant deux semaines pour n'avoir pas réglé des contraventions au règlement sur le stationnement pourrait perdre son droit de vote pour quatre ans si sa peine coïncidait par hasard avec des élections fédérales. Par contre, un autre, condamné à cinq ans d'em- prisonnement pour fraude ou agression sexuelle et bénéficiant d'une libération conditionnelle après trois ans et demi pourrait ne jamais rater l'occa- sion de voter. Ainsi, il n'existe aucune coordination nécessaire entre le fait de purger une peine d'em- prisonnement et la perte effective de son droit de vote. En troisième lieu, il y a un manque de proportion entre l'objectif et le retrait du droit de vote en ceci que depuis cinquante ans, la théorie de la correction au Canada a évolué en direction de la réhabilitation et de la préparation des détenus à leur réinsertion sociale. C'est ce qu'a décrit dans sa déposition en faveur du demandeur M. Roderick C. Macleod, professeur d'histoire à l'Université d'Alberta. Toute justification du retrait du droit de vote ayant le châtiment pour objectif tire en partie sa force de l'importance du châtiment lui-même dans ce processus. Nos programmes raffinés d'in- carcération et de libération conditionnelle reposent implicitement sur le fait que le processus de cor rection comporte quelque chose de plus que de la vengeance ou de la dissuasion; il est aussi destiné à protéger la société en y favorisant la réinsertion harmonieuse des anciens détenus. Ce processus est enclenché avant que les détenus aient fini de purger leur peine et peut comporter de la forma-
tion professionnelle ou scolaire en prison ou à l'extérieur, des absences temporaires, la libération conditionnelle de jour, la libération conditionnelle totale ou la libération sous surveillance obligatoire. Dans ce régime, l'élément châtiment diminue d'importance et l'accent est mis sur la réadapta- tion du détenu à la vie en société. Le droit de vote pourrait faire partie de cette réadaptation. Il est important de conserver cela à l'esprit lorsqu'on apprécie l'importance du châtiment comme objec- tif par rapport à l'effet que peut produire une atteinte radicale à un droit prévu à la Charte, soit le retrait du droit de vote pendant toute la durée de l'incarcération.
Les lois de certains pays étrangers manifestent un plus grand souci de proportionnalité. Certains pays tels l'Allemagne, la Grèce et l'Espagne per- mettent au juge qui prononce la sentence d'ordon- ner, à sa discrétion, la déchéance du droit de vote dans certains cas. De nombreux autres réservent cette déchéance aux individus qui purgent une peine pour les crimes les plus graves. Aucune subtilité de ce genre n'atténue l'effet de l'instru- ment brutal qu'est l'alinéa 51e) de la Loi électo- rale du Canada.
Plusieurs juges des tribunaux supérieurs des pro vinces ont relevé un manque de proportionnalité dans la version antérieure de l'alinéa 51e) ou dans les lois provinciales équivalentes. Dans l'arrêt Badger et al. v. Manitoba, le juge Scollin de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba a déclaré au sujet d'une disposition semblable d'une loi de la province:
[TRADUCTION] La justification de l'objectif et de la nature générale des restrictions ayant été établie, le vrai problème réside dans l'application du critère de proportionnalité men- tionné dans l'arrêt Oakes précité. L'équilibre des intérêts doit correspondre aux trois éléments: les mesures doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif, elles doivent porter le moins possible atteinte au droit et il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures et l'objectif. L'inhabilité décrétée à l'alinéa 31d) de la Loi électorale ne satisfait ni au premier ni au deuxième critères. Ce n'est qu'une inhabilité générale frap- pant de façon absolue tous ceux qui se trouvent détenus dans quelque institution pénitentiaire que ce soit, purgeant une peine d'emprisonnement quelconque pour toute infraction grave ou mineure. Ainsi, par exemple, aucune perte de ses droits civiques d'électeur ne frappe, du fait de sa culpabilité, l'individu incar- céré pour avoir commis par inadvertance une infraction entraî- nant de facto sa responsabilité, par conséquent le lien rationnel exigé n'existe pas. encore, pour ce qui est de la gravité de l'atteinte portée au droit garanti par la constitution, une infrac tion mineure à un règlement administratif sanctionnée de quel-
ques jours d'emprisonnement peut avoir pour effet de priver effectivement le coupable de son droit de vote pendant quatre ans ou plus. Les tribunaux doivent se garder de verser dans un excès de tolérance, mais dans ce cas-ci, le législateur doit envisager avec plus d'attention et plus de vigilance les répercus- sions, pour la Charte, tant des lois en vigueur que de celles qui sont projetées. L'actuelle disposition, plutôt empreinte de suffi- sance, antérieure à la Charte, ne correspond plus aux normes imposées aujourd'hui à toute restriction du droit de vote garanti par la constitution 32 .
Dans l'arrêt Badger v. Canada (Attorney -Gene ral), le juge Hirshfield, déclarant invalide la ver sion antérieure de l'alinéa 51e), faisait observer ce qui suit:
[TRADUCTION] Si les mots «établissement pénitentiaire» avaient été définis de façon à ne désigner que les pénitenciers fédéraux et les mots «quelque infraction» de façon à ne désigner que les actes criminels, la conclusion que je suis sur le point de formuler aurait été radicalement différente. À mon avis, le critère de proportionnalité dont il est question dans l'arrêt Oakes aurait alors fait pencher la balance en faveur du retrait du droit de vote 33 .
Dans un pourvoi contre cette décision, le juge Philp de la Cour d'appel, tout en reconnaissant, mais avec des réserves, comme le juge en chef que le retrait du droit de vote se trouvait justifié selon l'article premier de la Charte, ajoutait:
[TRADUCTION] Mes doutes viennent de la vaste portée de l'inhabilité frappant tous les détenus de quelque établissement pénitentiaire que ce soit, indépendamment de la nature des infractions pour lesquelles ils ont été condamnés et de la durée de leur peine 3 ''.
Statuant que la loi correspondante de l'Ontario était invalide, le juge Bowlby, dans Grondin v. Ontario (Attorney General), a dit:
[TRADUCTION] En outre, je constate que l'article 16 de la Loi électorale de 1984 s'applique à tout détenu purgeant une peine d'emprisonnement à la date d'une élection. La gamme de ces détenus comprend ceux qui sont incarcérés pour une semaine pour n'avoir pas payé une amende tout comme ceux qui le sont pour plusieurs années pour avoir commis des crimes plus odieux. La date d'une élection étant un événement fortuit par rapport à la durée de l'incarcération d'un détenu, elle peut survenir pendant la détention d'une semaine d'un individu condamné pour une infraction à un règlement mais non pen dant celle de plusieurs années d'un autre, condamné pour une infraction plus grave. Il y a donc quelque chose d'arbitraire dans l'effet de l'article 16 de la Loi électorale de 1984, de sorte que celui-ci ne satisfait pas au critère de proportionnalité formulé dans Oakes, précité 35 .
32 (1986), 39 Man. R. (2d) 107 (Q.B.), à la p. 111.
33 Ainsi cité dans l'arrêt de la Cour d'appel du Manitoba en l'espèce, précité, note 6 à la p. 183.
34 Ibid., à la p. 188.
35 (1988), 65 O.R. (2d) 427 (H.C.), à la p. 432.
J'adopte respectueusement le raisonnement de ces juges.
Je conclus donc que l'alinéa 51e) porte atteinte au droit reconnu au demandeur par l'article 3 de la Charte, et dans la mesure il a un objectif légitime, il le fait par des moyens qui manquent de proportionnalité. Sa justification ne peut ainsi être démontrée selon l'article premier de la Charte. Je déclare donc l'alinéa 51e) invalide.
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