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T-502-90
Kwan Lihuen (requérant)
c.
Sa Majesté la Reine, représentée par le Service canadien du renseignement de sécurité, le direc- teur du Service canadien du renseignement de sécurité (intimés)
RÉPERTORIE: LIHUEN c. CANADA (SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ) (I" INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Van- couver, 1 er et 4 octobre 1990.
Renseignement de sécurité Demande visant premièrement l'annulation d'une décision par laquelle le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a retiré son habilitation de sécurité au requérant, ce qui avait entraîné son renvoi du SCRS, et deuxièmement la remise en vigueur de l'habilitation de sécurité Le requérant, un traducteur de langue chinoise, était titulaire d'une habilitation de sécurité de niveau »très secret» Le directeur a refusé de donner suite à la recommandation du comité de surveillance du renseigne- ment de sécurité de déclarer nulle la décision retirant l'habili- tation de sécurité Il craignait que la remise en vigueur de cette habilitation mette en danger la sécurité nationale La décision Thomson c. Canada, 119881 3 C.F. 108 (C.A.), selon laquelle la recommandation du comité lie le directeur, est suivie bien qu'une requête en autorisation de pourvoi soit encore en instance devant la Cour suprême du Canada L'habilitation de sécurité doit être remise en vigueur Cette remise en vigueur n'entraîne pas pour la Couronne un préju- dice grave au point de justifier un sursis d'exécution de l'ordonnance étant donné que l'habilitation de sécurité a peu de conséquences pratiques à moins que son titulaire n'exerce des fonctions une telle habilitation est requise, ce qui n'est pas le cas du requérant à cette étape-ci.
Juges et tribunaux Stare decisis Le directeur du Service canadien de renseignement de sécurité a refusé de donner suite à la recommandation du comité de surveillance du renseignement de sécurité de déclarer nulle la décision de retirer au requérant son habilitation de sécurité, décision qui entraînait son renvoi automatique du Service - La Section de première instance est liée par l'arrêt Thomson c. Canada, [1988] 3 C.F. /08 (C.A.), selon lequel les recommandations du comité lient le directeur, bien qu'une requête en autorisation de pourvoi soit en instance devant la Cour suprême du Canada.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, S.C. 1984, chap. 21.
JURISPRUDENCE
DÉCISION SUIVIE:
Thomson c. Canada, [1988] 3 C.F. 108; (1988),
50 D.L.R. (4th) 454; 31 Admin. L.R. 14; 84 N.R. 169 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Thomson c. Canada (Sous-ministre de l'Agriculture), [1990] 2 C.F. 820 (C.A.); Rex v. Christ's Hospital Governors. Ex parte Dunn, [1917] 1 K.B. 19 (H.C.); Myer Queenstown Garden Plaza Pty. Ltd. and Myer Shopping Centres Pty. Ltd. v. Corporation of the City of Port Adelaide and the Attorney -General (1975), 11 S.A.S.R. 504 (C.S.).
AVOCATS:
Ian C. Hay pour le requérant. H. J. Wruck pour les intimés.
PROCUREURS:
Joe, Chen, Jang, Leung & Barbour, Vancou- ver, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE JOYAL: Il s'agit d'une demande visant l'annulation d'une décision par laquelle le direc- teur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a retiré son habilitation de sécu- rité au requérant en tant qu'employé du SCRS. À toutes les époques concernées, le requérant travail- lait pour le SCRS à titre de traducteur (langue chinoise) et était titulaire d'une habilitation de sécurité de niveau «très secret».
À l'origine, le directeur du SCRS a rendu sa décision officielle à cet égard le 3 décembre 1988 à la suite d'une enquête interne sur la conduite du requérant. Il est admis que la perte de son habilita- tion de sécurité par un employé du SCRS signifie automatiquement la perte de son emploi.
Conformément à la procédure de plainte prévue par la Loi sur le Service canadien du renseigne- ment de sécurité, S.C. 1984, chap. 21, le requérant a porté plainte auprès du comité de surveillance du renseignement de sécurité (CSRS) et, après plu- sieurs jours d'audience, le CSRS a présenté un rapport favorable au requérant. Ce rapport, qui a été transmis au requérant le 23 octobre 1989,
recommandait [TRADUCTION] «que la décision de retirer à M. Kwan son habilitation de sécurité soit déclarée nulle et que son habilitation soit remise en vigueur».
Le directeur du SCRS a refusé de donner suite à cette recommandation et en a informé le requérant le 17 novembre 1989. Cela signifiait que l'avis de congédiement délivré un an auparavant était con firmé et que des procédures officielles de cessation d'emploi seraient entreprises.
C'est à l'égard de cette décision que le requérant tente d'obtenir de notre Cour une mesure de redressement au moyen d'un bref de certiorari et d'un bref de mandamus annulant la décision du directeur et lui enjoignant de remettre en vigueur l'habilitation de sécurité du requérant rétroactive- ment au 3 novembre 1988. A l'audition de la demande, toutefois, l'avocat du requérant a reconnu que la Cour ne pouvait pas ordonner que le requérant soit réintégré dans des fonctions au sein du SCRS. De fait, cette question était alors l'objet d'une action que le requérant avait intentée devant notre Cour le 3 novembre 1989 (Dossier T-2444-89) et dans laquelle il réclamait de la Couronne des dommages-intérêts pour congédie- ment illégal. Aucune autre procédure n'a été prise dans cette affaire sauf la déclaration du requérant et un avis de constitution d'un nouveau procureur.
POSITION DU REQUÉRANT
Le principal et même le seul motif invoqué par le requérant en vue d'obtenir une ordonnance de remise en vigueur de son habilitation de sécurité est qu'une «recommandation» du CSRS concer- nant une plainte relative à une habilitation de sécurité lie le directeur du SCRS. C'est la position adoptée par la Cour d'appel fédérale dans la fameuse affaire Thomson c. Canada, [1988] 3 C.F. 108, citée de nouveau par la même Cour dans l'arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l'Agriculture), [1990] 2 C.F. 820.
C'est le juge Stone, J.C.A., qui a rendu le jugement initial de la Cour dans cette affaire-là. Après examen de toutes les conditions et modalités de la loi habilitante et après renvoi à un certain nombre de décisions portant sur l'interprétation des lois, dont la décision anglaise Rex v. Christ's Hospital Governors. Ex parte Dunn, [1917] 1 K.B. 19 (H.C.), et la décision australienne Myer
Queenstown Garden Plaza Pty. Ltd. and Myer Shopping Centres Pty. Ltd. v. Corporation of the City of Port Adelaide and the Attorney -General (1975), 11 S.A.S.R. 504 (C.S.), Sa Seigneurie a statué que le pouvoir du CSRS de «faire des recommandations» conformément à l'article 52 de la Loi constitue, selon son sens même, un pouvoir de rendre une décision qui lie l'employeur. Il a dit, aux pages 136 et 137 de son jugement:
À mon avis, le mot «recommandations» contenu au paragra- phe 52(2) de la Loi doit être interprété en tenant compte de l'ensemble du régime de la Loi auquel est soumise l'enquête relative à une «plainte» présentée par celui qui fait l'objet d'une opposition à engagement par suite du refus d'une habilitation de sécurité. J'ai été frappé, en la discernant dans certaines caractéristiques de ce régime, par la volonté du législateur d'accorder au plaignant un recours plutôt que la simple possibi- lité d'exposer sa cause et d'apprendre les motifs du refus. Parmi ces caractéristiques, je relève en particulier l'attention apportée aux critères de sélection et de nomination des membres de l'intervenant, de même qu'à la durée de leur mandat (article 34); leur obligation de prêter le serment de secret (article 37); la nécessité d'une décision défavorable comme préalable à l'ouverture d'une enquête (paragraphe 42(1)); l'obligation d'en- voyer à toutes les parties concernées «un résumé des informa- tions dont [le comité] dispose ... [a]fin de permettre au plaignant d'être informé de la façon la plus complète possible des circonstances qui ont donné lieu au refus d'une habilitation de sécurité» (article 46); celle d'informer à la fois le directeur et l'administrateur général de la plainte avant de procéder à une enquête (article 47); la possibilité offerte à toutes les parties concernées de «présenter des observations ... au comité de surveillance ainsi que d'être entendu en personne ou par l'inter- médiaire d'un avocat» (paragraphe 48(2)); les vastes pouvoirs de l'intervenant d'assigner et de contraindre les témoins à comparaître devant lui, à déposer sous serment et à produire «les pièces qu'il juge indispensables pour instruire et examiner à fond les plaintes, de la même façon et dans la même mesure qu'une cour supérieure d'archives», son pouvoir de faire prêter serment et de recevoir des éléments de preuve ou des informa- tions par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen (article 50); l'étendue de son accès aux informa- tions «par dérogation à toute autre loi fédérale ou toute immu- nité reconnue par le droit de la preuve», et l'interdiction de lui refuser ces informations «pour quelque motifs que ce soit», à l'exception des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada visés par le paragraphe 36.3(1) de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, chap. E-10 (ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4)] (paragraphes 39(2) et (3)).
À mon avis, la nature de ce régime témoigne du désir du législateur de mettre à la disposition du plaignant un méca- nisme complet de redressement. Il me semble en effet que le législateur aurait pu se contenter d'un régime beaucoup moins complexe s'il ne s'était agi que de permettre au plaignant d'exposer sa cause devant une tierce partie et d'être informé des raisons du refus de l'habilitation. Au contraire, le caractère détaillé du régime adopté, y compris l'obligation de rédiger un rapport formel contenant des «conclusions» et des «recomman-
dations», semblent indiquer que ce dernier mot n'est pas employé dans son sens littéral.
L'avocat du requérant m'exhorte à conclure que, en vertu de l'arrêt Thomson, le directeur du SCRS est tenu de remettre en vigueur l'habilitation de sécurité du requérant.
POSITION DE LA COURONNE
L'avocat de la Couronne ne tente nullement de contester le précédent créé par l'arrêt Thomson. Il se limite à demander à la Cour de surseoir à la motion du requérant pour le motif que l'affaire Thomson fait l'objet d'une demande d'autorisation de pourvoi en Cour suprême du Canada et qu'il serait dans l'intérêt du public mais ne serait mani- festement préjudiciable en rien au requérant de surseoir à l'affaire jusqu'à ce que la Cour suprême ait statué sur la question d'une façon ou de l'autre.
L'avocat de la Couronne soutient qu'en matière de suspension d'instance, il faut prendre en consi- dération les nécessités de la sécurité publique. Le directeur du SCRS, dit-il, est visiblement bien embarrassé par toute cette question. Dans son affidavit à l'appui, le directeur expose de nom- breux motifs découlant de l'enquête interne de son service et d'autres éléments de preuve produits à l'enquête menée par le CSRS pour justifier ample- ment son refus de souscrire à la recommandation du CSRS et maintenir le congédiement du requérant.
L'avocat laisse entendre que, selon l'affidavit, le directeur est en désaccord complet avec la recom- mandation du CSRS. Le directeur craint que la réintégration du requérant, qui pourrait avoir pour effet de réintégrer automatiquement le requérant dans les fonctions qu'il occupait au sein du service du renseignement de sécurité, pourrait bien mettre en danger la sécurité nationale du Canada.
L'avocat de la Couronne suggère comme solu tion de rechange que, si la Cour devait se sentir liée par la décision Thomson et obligée d'agir en conséquence, elle pourrait très bien envisager la possibilité de surseoir au jugement en attendant une décision définitive dans l'affaire Thomson.
CONSTATATIONS
Je ferai d'abord remarquer que la question dont je suis saisi présente des particularités surprenan-
tes. Le requérant a été congédié du SCRS et, s'il n'était pas réintégré dans ses fonctions au SCRS, une habilitation de sécurité ne lui serait peut-être pas d'une grande utilité. L'autre particularité est que le requérant a manifestement perdu la con- fiance de son directeur. S'il devait être réintégré dans ses fonctions de traducteur (langue chinoise), il n'aurait probablement accès à aucun renseigne- ment classifié et ne pourrait pas s'occuper de renseignements délicats. A mon humble avis, il est très douteux que ce rôle restreint soit compatible avec les méthodes de travail du SCRS, qui repo- sent sur une sécurité extrême.
L'autre remarque est que, dans l'affaire Thom- son, le poste offert à l'employé en était un de fonctionnaire chargé de la planification de projets à la Direction des affaires internationales d'Agri- culture Canada, poste qui exigeait une habilitation de sécurité de niveau «secret» car les fonctions de ce poste comporteraient à l'occation l'accès à des documents confidentiels. L'habilitation de sécurité ne constituait pas une condition essentielle d'em- ploi dans la Fonction publique du Canada mais se limitait à ce poste particulier.
Dans le cas du requérant, toutefois, la situation pourrait soulever une considération plus impor- tante. En tant que membre du service même du renseignement de sécurité, pour lequel une habili- tation de sécurité du niveau le plus élevé est une condition d'emploi, le requérant serait directement en contact avec des renseignements classifiés et exercerait ses fonctions à l'intérieur du périmètre étroit d'un service il y a un si grand souci de sécurité que, comme le dit si bien le requérant, cela se sent. On pourrait conclure que, dans de telles circonstances, une évaluation ou une nouvelle évaluation de sécurité pourrait être assujettie à des normes plus strictes.
Il s'agit cependant de simples observations de ma part. Je ne peux pas, en vertu de l'affaire Thomson, faire de distinction entre deux catégo- ries d'employés. Le juge Stone, J.C.A., ne fait pas de distinction de ce genre dans les motifs de son jugement, et le CSRS n'en fait pas non plus à ce sujet-là. La seule règle proposée par la Cour d'ap- pel est qu'une «recommandation» du CSRS consti- tue, en droit, une décision qui lie le directeur du SCRS. Je suis pareillement lié par la décision de la Cour d'appel et je dois nécessairement l'appliquer à l'affaire dont je suis saisi.
CONCLUSION
En résumé et en vertu de la décision Thomson, une ordonnance enjoindra au directeur de réinté- grer le requérant au niveau de l'habilitation de sécurité dont il était titulaire immédiatement avant que celle-ci ne lui soit retirée. Je ne croirais pas que cette réintégration entraîne pour la Couronne un préjudice grave au point de justifier un sursis de ces procédures ou un sursis d'exécution de l'ordonnance.
Une habilitation de sécurité particulière a, me semble-t-il, peu de conséquences pratiques à moins que son titulaire n'exerce des fonctions une telle habilitation est requise. Ce n'est pas le cas du requérant à cette étape-ci. Dans son action pour congédiement illégal qui est en instance devant notre Cour, il réclame des dommages-intérêts et non pas la réintégration dans ses fonctions. Il est évident que, si la décision rendue dans l'affaire Thomson devait demeurer valable, la demande de dommages-intérêts présentée par le requérant n'en serait que mieux fondée. La Couronne admet à cet égard que la perte de son habilitation de sécurité par le requérant constituait le seul motif de la perte de son emploi.
Il est également possible que, en s'appuyant sur l'arrêt Thomson, le requérant modifie sa déclara- tion pour y ajouter la réintégration dans ses fonc- tions. C'est toutefois une autre question à laquelle il faudra faire face ou qu'il faudra trancher éven- tuellement. Si, dans le cadre de cette action-là ou à ce moment-là, la Couronne avait à se désoler pour des raisons d'intérêt public et de sécurité nationale ou autres, elle pourrait toujours intenter les procé- dures qui lui sembleraient appropriées.
Le requérant aura droit à ses dépens.
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