Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-537-87
Sa Majesté la Reine (appelante) (défenderesse)
c.
Philip Conway (intimé) (demandeur)
RÉPERTORIÉ: WEATHERALL C. CANADA (PROCUREUR GENERAL) (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Marceau et Desjardins, J.C.A.—Ottawa, Zef et 2 mai et 13 juillet 1990.
Pénitenciers La présence non annoncée de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles de détenus du sexe masculin (»rondes éclairs») et la fouille par palpation de ces mêmes détenus par des gardiens du sexe féminin dans un pénitencier ne sont pas contraires aux art. 7, 8 ou 15 de la Charte Pour déterminer si une fouille est abusive au sens de l'art. 8, il faut mettre en balance l'intérêt qu'a le public à garantir aux femmes l'égalité d'accès à l'emploi et à améliorer la qualité de la vie carcérale et l'intrusion dans la vie privée des particuliers Une simple observation ou surveillance constitue-t-elle une fouille?
Droit constitutionnel Charte des droits Procédures criminelles et pénales Pénitenciers Appel d'un jugement par lequel la Section de première instance a jugé que la présence non annoncée de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles de détenus du sexe masculin durant la journée dans des situations ne présentant pas de caractère d'urgence contrevenait à l'art. 8 de la Charte parce qu'elle constitue une fouille abusive L'appel est accueilli L'inté- rêt qu'a le public à l'égard de la sécurité en milieu carcéral, de l'égalité d'accès à l'emploi pour les femmes et de l'améliora- tion de la qualité de la vie carcérale l'emporte sur l'intrusion dans la vie privée des particuliers C'est à bon droit que le juge de première instance a statué que la fouille par palpation des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe féminin ne portait pas atteinte à l'art. 8 de la Charte parce qu'il s'agit d'une intrusion négligeable dans la vie privée.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité On prétend qu'il y a une inégalité de traitement entre les détenus du sexe masculin et ceux du sexe féminin car seuls les premiers font l'objet de fouilles par palpation et de rondes de surveillance de la part de personnes du sexe opposé Cette présumée inégalité n'est pas créée par la loi, mais par une politique d'embauche Elle n'est pas préjudiciable au point de constituer une discrimination Elle respecte les différences sociales entre les hommes et les femmes L'art. 15(2) de la Charte ne valide que les inégalités inhérentes au programme d'action positive lui-même.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité L'art. 7 de la Charte ne s'applique pas aux fouilles par palpation et à la présence de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des détenus du sexe masculin dans les pénitenciers.
Il s'agit d'un appel du jugement par lequel le juge de première instance a déclaré qu'au pénitencier de Collins Bay les gardiens du sexe féminin ne peuvent légalement observer les détenus du sexe masculin dans leur cellule, sans leur consente-
ment formel ou implicite, lorsqu'une telle observation n'a été portée ni à la connaissance générale des détenus concernés, ni préalablement annoncée. L'intimé, qui est détenu à Collins Bay, ne s'est plaint d'aucun incident précis mais plutôt de deux usages généralement répandus, à savoir les fouilles par palpa tion effectuées sur les détenus du sexe masculin par des gar- diens du sexe féminin et la présence des gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des détenus du sexe mas- culin dans des situations ne présentant pas de caractère d'ur- gence. Les fouilles par palpation sont effectuées systématique- ment à certains postes, partout dans l'établissement. L'intimé prétend que ces fouilles sont abusives du simple fait qu'elles sont effectuées par des personnes du sexe opposé. Les gardiens entrent à l'intérieur des unités résidentielles des détenus pour procéder au dénombrement régulier des prisonniers quatre fois par jour, pour effectuer des rondes de surveillance (qui sont qualifiées de «rondes éclairs»), lesquelles ont lieu toutes les heures mais à intervalles irréguliers afin de créer un élément de surprise, ou pour amener les prisonniers ailleurs. L'intimé s'est plaint du fait qu'il arrive aux gardiens du sexe féminin de voir des détenus du sexe masculin déshabillés, ou occupés à des activités intimes telles que l'utilisation des toilettes. Le juge de première instance a conclu qu'il y avait un conflit entre le droit que possèdent les détenus à la protection de leur vie privée et le droit des femmes à l'égalité des chances en matière d'emploi au sein du système carcéral fédéral. Il a écarté l'application de l'article 7 de la Charte, qui est un article plus général, étant donné que l'article 8, qui protège contre les fouilles, les saisies et les perquisitions abusives, s'appliquait plus particulièrement à l'affaire. Il s'est dit d'avis que les activités reprochées— l'examen obligatoire, par des fonctionnaires, de locaux, de personnes et d'activités dans le but de faire respecter la loi— répondaient à la définition du mot »fouille». Pour déterminer si cette fouille était abusive, il a estimé que le caractère raisonna- ble de l'exécution comprenait le respect des règles normales de la décence dans la mesure cela est normalement permis par les restrictions découlant implicitement de la situation. Il s'est dit d'avis que l'on pouvait trouver des solutions de rechange acceptables au sujet des visites à l'improviste. Il a conclu que, sauf en cas d'urgence, les arondes éclairs» de jour constituaient une intrusion inutile dans la vie privée des détenus du sexe masculin (la nuit, les prisonniers peuvent prendre des précau- tions pour se couvrir). Il a jugé que la fouille par palpation ne donnait lieu qu'à une intrusion négligeable dans la vie privée et que même si l'intrusion n'était pas négligeable, son caractère très limité était contrebalancé par l'intérêt public. Quant à
l'allégation d'inégalité de traitement découlant du fait que seuls les hommes font l'objet de fouilles et de rondes de surveillance
de la part de personnes du sexe opposé, le juge de première
instance a fait référence au programme d'action positive et au paragraphe 15(2). L'inégalité résultant de l'absence de pro
gramme d'action positive permettant aux hommes de travailler dans les prisons fédérales pour femmes était également proté- gée par le paragraphe 15(2).
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Le juge Desjardins, J.C.A. (avec l'appui du juge Heald, J.C.A.): La garantie de protection prévue par l'article 8 contre les fouilles, les saisies et les perquisitions abusives ne vise qu'une attente raisonnable. Il faut apprécier si le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie
privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'application de la loi. Le juge de première instance était tenu de déterminer ce qu'une personne raisonnable consi- dérerait raisonnable dans les circonstances. Même si le fait d'être vu à partir de la ceinture lorsqu'on utilise les lavabos choque jusqu'à un certain point les convenances sociales et constitue une atteinte à la vie privée des détenus, que le gardien soit du sexe masculin ou du sexe féminin, les rondes de surveil lance effectuées sous forme de dénombrements ou de «rondes éclairs» sont nécessaires pour maintenir l'ordre et pour s'assurer que les prisonniers sont vivants. La distinction que le juge de première instance a faite entre les «rondes éclairs» de jour et celles qui sont effectuées la nuit par des personnes du sexe opposé n'était pas justifiée. Les détenus ne sont pas toujours nécessairement capables de prendre des précautions pour éviter d'être vus dans des situations embarrassantes la nuit, et annon- cer les «rondes éclairs» rendrait celles-ci inutiles. Le fait pour les gardiens du sexe féminin de «monter la garde» pendant que les gardiens du sexe masculin effectuent la ronde de surveil lance créerait deux catégories de gardiens. La présence de gardiens du sexe féminin sert l'intérêt public parce qu'elle permet aux femmes d'occuper des emplois auxquels elles n'avaient jusqu'alors pas accès et parce qu'elle améliore la qualité de la vie carcérale et favorise la réadaptation des détenus. Toute diminution de la charge de travail des gardiens du sexe féminin pourrait nuire davantage au système carcéral que l'atteinte à la vie privée dont se plaint l'intimé. À tout prendre, les objectifs poursuivis par l'État l'emportent sur les préoccupations de l'intimé. Aucune violation de l'article 8 n'est commise lorsque les «rondes éclairs» de jour sont effectuées par des gardiens du sexe féminin. La présence continuelle de gar- diens du sexe féminin dans les unités résidentielles du péniten- cier pour des raisons professionnelles n'est pas déraisonnable.
Le juge de première instance a eu raison de ne pas appliquer l'article 7 de la Charte. La fouille par palpation des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe féminin ne constitue pas une violation des droits garantis par les articles 7, 8 ou 15.
Le juge Marceau, J.C.A. (motifs concordants quant au dis- positif): Une simple observation ou surveillance effectuée à la vue de tous ne peut pas constituer une fouille au sens de l'article 8 de la Charte. Même si c'était une fouille, les caracté- ristiques de la personne qui effectue l'observation ou la surveil lance, c'est-à-dire son sexe, son statut civil, sa couleur, sa condition sociale ou son âge, n'ont pas d'incidence sur la «façon» dont la fouille est effectuée et ne sont pas susceptibles de rendre abusive une fouille qui serait par ailleurs raisonnable. Finalement, une personne qui est reconnue coupable d'un crime punissable par l'incarcération dans un pénitencier n'a pas rai- sonnablement le droit de s'attendre à ce que la surveillance à laquelle elle sera assujettie sera effectuée par une personne qui possède des caractéristiques qu'elle juge acceptables. Une fois qu'on a établi qu'en milieu carcéral, la surveillance est néces- saire, la présence d'agents professionnels du sexe féminin n'a pas plus de conséquence pour l'application de l'article 8 que la présence d'infirmières dans un hôpital.
Le juge de première instance a confirmé le caractère raison- nable de la fouille par palpation au sens de l'article 8 et la validation exceptionnelle de toute inégalité en vertu de l'article 15 en tenant compte du programme d'action positive visant à offrir des chances d'emploi aux femmes. C'était un facteur étranger à la mise en balance du droit de l'individu de s'atten-
dre raisonnablement à la protection de sa vie privée et du droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particu- liers dans le but de réaliser ses fins. Il n'était pas lié à la fouille elle-même. Le paragraphe 15(2) a pour seul but de valider l'inégalité inhérente au programme d'action positive lui-même.
Si la protection de la Charte s'étendait effectivement aux atteintes portées aux sentiments, ce ne pourrait être que par l'intermédiaire du concept de la sécurité de la personne prévu à l'article 7. Le programme d'action positive serait alors examiné en fonction de l'exigence de la justice fondamentale et les effets néfastes éventuels sur les sentiments personnels de quelques personnes seraient facilement contrebalancés par les autres considérations opposées relatives à l'intérêt public, à savoir la promotion de l'équité dans l'emploi et l'amélioration des condi tions psychologiques au sein de la prison.
L'article 15 ne s'applique pas du simple fait que, contraire- ment aux détenus du sexe féminin, les détenus du sexe masculin font l'objet de fouilles par palpation et de surveillance de la part de personnes du sexe opposé. Cette «inégalité. est créée par une politique d'embauche et une directive spéciale et non par une règle de droit. Elle ne cause pas un préjudice aux hommes d'une façon suffisamment grave pour qu'on puisse parler de discrimination et elle respecte les différences sociales entre les hommes et les femmes.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 7, 8, 15, 24(2), 28.
Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap. 1251.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; (1987), 38 D.L.R. (4th) 508; [1987] 3 W.W.R. 699; 13 B.C.L.R. (2d) 1; 33 C.C.C. (3d) 1; 56 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 122; 74 N.R. 27.
DÉCISION INFIRMÉE:
Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369; (1987), 59 C.R. (3d) 247; 11 F.T.R. 279 (1"° inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; (1979), 105 D.L.R. (3d) 745; 50 C.C.C. (2d) 495; 16 C.R. (3d) 294; 30 N.R. 380; R. v. John (1986), 28 C.C.C. (3d) 200; 24 C.R. 105; 40 M.V.R. 191 (C.A.C.-B.).
DÉCISIONS CITÉES:
R. v. Institutional Head of Beaver Creek Correctional Camp, Ex p. MacCaud, [1969] 1 O.R. 373; (1969), 2 D.L.R. (3d) 545; [1969] 1 C.C.C. 371; 5 C.R.N.S. 317 (C.A.); R. v. Anderson (1984), 45 O.R. (2d) 225; 7 D.L.R. (4th) 306; 10 C.C.C. (3d) 417; 39 C.R. (3d) 193; 2 O.A.C. 258 (C.A.); R. v. Hebb (1985), 66 N.S.R. (2d) 91; 152 A.P.R. 91; 17 C.C.C. (3d) 545; 33 M.V.R. 174 (C.A.); R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 63 O.R. (2d) 281; 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. I; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1989] 1 C.F. 18; (1988), 65 C.R. (3d) 27; 19 F.T.R. 160; 86 N.R. 168 (C.A.).
DOCTRINE
Canada, Chambre des communes. Comité permanent de la Justice et des questions juridiques. Sous-comité sur le Régime d'institutions pénitentiaires au Canada. Rapport au Parlement. Ottawa: Ministre des Approvi- sionnements et Services du Canada, 1977.
AVOCATS:
Brian J. Saunders pour l'appelante (défende- resse).
Fergus O'Connor et Donald Bailey pour l'in- timé (demandeur).
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante (défenderesse).
O'Connor, Ecclestone and Kaiser, Kingston, Ontario, pour l'intimé (demandeur).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU, J.C.A. (motifs concor- dants quant au résultat): Je conviens volontiers avec Madame le juge Desjardins que le présent appel doit être accueilli, mais les motifs qui m'amènent à cette conclusion diffèrent à ce point des siens que je m'estime obligé d'exprimer mes vues personnelles, ne serait-ce que brièvement.
Il ne servirait à rien que je passe à nouveau en revue les faits et la procédure: je m'en reporte simplement aux motifs de ma collègue. Pour intro- duire et rendre compréhensibles les brefs commen- taires que je désire formuler, il me suffira de répéter les aspects essentiels des conclusions du juge de première instance [[1988] 1 C.F. 369].
En ce qui concerne les fouilles par palpation des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe
féminin, le juge de première instance en est venu à la conclusion que l'atteinte à la vie privée qu'elles impliquaient était trop «négligeable» pour soulever un problème relativement à l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]]. L'inégalité de traitement entre les femmes et les hommes qui résulte du fait que seuls les hommes font l'objet de fouilles par palpation de la part de personnes du sexe opposé pourrait mettre en jeu l'interdiction formulée au paragraphe 15(1), mais elle est validée, en vertu du paragraphe 15(2), par le programme d'action positive adopté pour per- mettre aux femmes de bénéficier de chances d'em- ploi adéquates au sein du service correctionnel fédéral. En ce qui concerne les rondes de surveil lance effectuées par des gardiens du sexe féminin dans les unités résident effectivement les prison- niers du sexe masculin, le juge de première ins tance a conclu que, sauf en cas d'urgence, l'article 8 de la Charte protège les détenus, durant les heures normales de veille, de ces rondes de surveil- lances faites à l'improviste. De fait, ces «rondes éclairs» sont, à son avis, des fouilles au sens de l'article 8 et, lorsqu'elles sont effectuées par des gardiens du sexe féminin, elles constituent une atteinte à la dignité humaine parce qu'elles vont à l'encontre des normes sociales de la décence. Quant à la question de savoir si cette atteinte à la vie privée des détenus du sexe masculin ne pouvait être validée par le programme d'action positive, il a estimé qu'elle ne le pouvait pas, car l'interdiction des rondes de surveillance non prévues ou non annoncées effectuées par des gardiens du sexe féminin ne créerait pas de graves problèmes admi- nistratifs dans les établissements et ne nuirait pas de façon significative à la carrière des agents du sexe féminin. Ainsi donc, le juge de première instance a jugé bon de trancher l'action de la façon suivante:
La Cour statue que:
1) au pénitencier de Collins Bay, les gardiennes ne peuvent pas légalement, sauf en cas d'urgence, observer des détenus de sexe masculin dans leur cellule, sans leur consentement formel ou implicite, lorsqu'une telle observation n'a été ni portée à la connaissance générale des détenus concernés, ni préalablement annoncée par des voies normales;
2) aucuns dépens ne sont adjugés.
Si j'ai bien compris ses motifs, le juge Desjar- dins accepte l'approche du juge de première ins tance et suit un raisonnement qui correspond au sien. Son désaccord provient, en fait, d'une appré- ciation différente de l'importance relative des inté- rêts opposés en présence. Plus particulièrement, elle attache plus d'importance que le juge de pre- mière instance au programme d'action positive— étant donné que la preuve démontrait que non seulement le programme avait atteint son objectif premier d'offrir des chances d'emploi aux femmes mais qu'il avait amélioré de façon considérable le climat carcéral—et elle ne croit pas, d'après la preuve produite, qu'une interdiction comme celle qu'a ordonné le juge de première instance laisse- rait le programme intact.
Mes objections au raisonnement et aux conclu sions du juge de première instance sont beaucoup plus importantes que celles de ma collègue, et l'approche que j'adopterais pour trancher l'action diffère de façon marquée de la sienne.
Je débuterai avec les objections que je désire formuler au sujet de la forme du jugement décla- ratoire qui a été prononcé. Ces objections sont minimes, évidemment, mais je les mentionne parce qu'elles font partie de ma réaction, et qu'en fait elles ne sont pas sans rapport avec les points plus importants que j'aborderai par la suite.
Il me semble que tel qu'il est formulé, le juge- ment déclaratoire ne pouvait être pleinement exé- cutoire et qu'il ne correspondait pas tout à fait aux conclusions auxquelles il était censé donner effet. D'une part, les conditions et les restrictions aux- quelles l'interdiction a été assujettie auraient rendu l'ordonnance très difficile à appliquer. Les notions de «consentement implicite» et de «voies normales» sont en elles-mêmes très vagues, mais, plus particulièrement, le terme «observer» ne semble pas, dans les circonstances, parfaitement approprié. Une déclaration d'inconstitutionnalité aurait, à mon sens, eu un caractère plus définitif et plus précis. D'autre part, le fait que l'ordonnance ne s'applique qu'à Collins Bay ne correspond pas aux conclusions de la demande' et ne s'accorde pas parfaitement avec la preuve. On ne sait pas avec
' Par souci de commodité, je reproduis le texte des conclu sions de la demande:
(Suite à la page suivante)
certitude sur quel fondement on peut prétendre que l'«observation» faite à Collins Bay pourrait être différente de celle qui aurait lieu dans d'autres pénitenciers et, si l'appréciation doit se borner à Collins Bay, on ne sait pas exactement pourquoi on devrait tenir compte de l'avantage d'offrir des chances d'emploi aux femmes ailleurs qu'à Collins Bay pour apprécier l'importance relative des inté- rêts opposés en présence.
Je passe maintenant aux véritables objections que je crois devoir formuler au sujet du jugement du juge de première instance.
D'abord et avant tout, je ne peux souscrire au fondement du jugement déclaratoire, en l'occur- rence la conclusion que l'observation ou la surveil lance à l'improviste des détenus du sexe masculin dans leurs unités résidentielles par des gardiens du sexe féminin constituerait une violation de l'article 8 de la Charte. Voici pourquoi.
Il ne me semble pas qu'une simple observation ou surveillance effectuée à la vue de tous puisse constituer une fouille au sens de l'article 8 de la Charte. À mon avis, une fouille suppose un effort en vue de découvrir quelque chose de caché, pour forcer le bouclier qui protège ce qu'on cherche à tenir secret, pour faire échouer les tentatives que fait une personne pour garder cachés certains élé- ments se rapportant à sa vie ou à sa personnalité. Il est vrai que durant une période de surveillance ou au cours d'une ronde de patrouille dans un pénitencier, on peut entreprendre une fouille à la suite d'observations ayant éveillé des soupçons. Il est également vrai que dans le milieu carcéral, le détenu perd en grande partie son droit de regard sur ce qu'il peut désirer cacher et soustraite à un examen minutieux public. Mais cela ne fait pas une fouille d'une simple surveillance (comparer avec R. v. Hebb (1985), 66 N.S.R. (2d) 91 (C.A.).
Si l'on suppose, pour les fins du débat, qu'il s'agit d'une fouille, je ne vois pas comment je
(Suite de la page précédente)
[TRADUCTION] Un jugement déclarant illégales:
I. Les fouilles par palpation effectuées par des gardiens du sexe féminin sur des détenus du sexe masculin et impliquant un contact corporel dans des situations non urgentes;
II. La présence de gardiens du sexe féminin ou leur affecta tion à des tâches qui leur permettraient normalement d'ob- server des détenus du sexe masculin dans les salles de toilette ou dans un endroit ils sont dévêtus;
III. Sauf dans des situations d'urgence, les rondes effectuées par des gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des prisonniers du sexe masculin; ...
pourrais me convaincre que les caractéristiques de l'individu qui effectue l'observation ou la surveil lance, comme par exemple son sexe, son statut civil, sa couleur, sa condition sociale ou son âge, pourraient être considérées comme des facteurs qui ont une incidence sur la «façon» dont la fouille est effectuée et qui sont en conséquence susceptibles de rendre abusive une fouille qui serait par ailleurs raisonnable. Et j'irais plus loin pour exprimer à fond ma pensée. Même si je devais être convaincu qu'une surveillance constitue une fouille et que les caractéristiques individuelles de la personne qui effectue la surveillance ont une incidence sur la façon dont la fouille est effectuée et qu'elles peu- vent rendre la fouille abusive au sens de l'article 8 de la Charte, je pense que je ne pourrais jamais accepter qu'une personne qui est reconnue coupa- ble d'un crime punissable par l'incarcération dans un pénitencier s'attende raisonnablement à ce que la surveillance à laquelle elle sera nécessairement assujettie sera effectuée uniquement par une per- sonne qui possède des caractéristiques qu'elle juge acceptables. À mon avis, si la Charte peut être interprétée comme garantissant la protection des intérêts personnels et des sentiments comme ceux qui sont invoqués en l'espèce, qu'ils se rattachent à la modestie naturelle, au milieu culturel ou à des préoccupations d'ordre religieux, ce n'est pas par l'intermédiaire de l'article 8. Une fois qu'on a établi qu'en milieu carcéral, la surveillance, y com- pris les rondes de patrouille faites à l'improviste dans les unités résidentielles, est nécessaire, la présence d'agents professionnels du sexe féminin n'a pas plus de conséquence pour l'application de l'article 8 que la présence d'infirmières ne devrait en avoir en milieu hospitalier.
Il me paraît également difficile d'accepter le raisonnement qu'a suivi le juge de première ins tance pour rejeter la prétention que la fouille par palpation d'un détenu du sexe masculin par un gardien du sexe féminin violerait l'interdiction énoncée à l'article 8 de la Charte parce qu'une telle fouille est abusive, et celle de l'article 15 de la Charte, parce qu'elle crée une inégalité entre les hommes et les femmes. C'est, on s'en souviendra, en tenant compte du programme d'action positive visant à offrir des chances d'emploi aux femmes que le juge de première instance a confirmé le caractère raisonnable de la fouille au sens de l'arti- cle 8 et la validation exceptionnelle de toute inéga- lité en vertu de l'article 15.
Dans l'arrêt de principe Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour suprême du Canada a précisé que pour déterminer si une fouille est raisonnable au sens de l'article 8, il fallait mettre en balance le droit de l'individu de s'attendre raisonnablement à la protection de sa vie privée, c'est-à-dire sons droit de s'attendre raisonnablement à «ne pas être importuné par le gouvernement», et le «droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'ap- plication de la loi» (aux pages 159 et 160). L'offre de chances d'emploi aux femmes est, il me semble, un facteur étranger à cette analyse; elle n'est manifestement pas liée directement à la fouille elle-même. Si une fouille est abusive parce qu'elle porte atteinte au droit du particulier de s'attendre raisonnablement à la protection de sa vie privée, comment le fait qu'elle contribue à offrir des chances d'emploi peut-il rendre cette fouille raisonnable?
Et d'essayer de valider l'inégalité présumée de traitement dont il est question au paragraphe 15 (1) de la Charte en parlant du programme d'action positive et en invoquant le paragraphe 15(2) ne me semble pas davantage acceptable. A mon sens, le paragraphe 15(2) a pour seul but de valider l'inégalité inhérente au programme d'ac- tion positive lui-même. Ainsi, le fait que les gar- diens du sexe masculin ne sont pas traités exacte- ment comme les gardiens du sexe féminin dans la mesure ils sont exclus des pénitenciers pour femmes sera directement excusé par le paragraphe 15(2). Mais, encore, je ne vois pas comment l'assujettissement des détenus du sexe masculin à un traitement que l'on prétend plus sévère que celui qui est réservé aux détenus du sexe féminin pourrait être racheté par le désir d'accorder aux femmes davantage de chances d'emploi.
À mon avis, l'action aurait être rejetée sur le fondement d'un raisonnement simple tournant autour de quelques principes élémentaires.
Il est très douteux que la Charte, qui vise les droits de la personne les plus fondamentaux, puisse être interprétée comme protégeant contre toute atteinte des sentiments, réactions ou sensibilités du genre de ceux qui sont en cause en l'espèce, aussi nobles, compréhensibles et répandus soient-ils.
Si la protection de la Charte s'étend effective- ment à des intérêts de ce genre, ce ne peut être, il me semble, que par l'intermédiaire du concept de la sécurité de la personne prévu à l'article 7 (voir l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, pour un examen détaillé des droits prévus par l'article 7). Ensuite, par le biais de l'analyse de l'exigence de la justice fondamentale (ou, au besoin, par l'application de l'article premier, à condition qu'on estime qu'une règle de droit est en jeu), le pro gramme d'action positive devra être examiné et, évidemment, le facteur des effets néfastes éven- tuels sur les sentiments personnels de quelques personnes sera facilement contrebalancé par les autres considérations opposées relatives à l'intérêt public, à savoir la promotion de l'équité dans l'emploi et l'amélioration des conditions psycholo- giques au sein de la prison.
Finalement, je ne pense pas que l'article 15 de la Charte entre en jeu du simple fait que les détenus du sexe masculin ne sont pas traités exactement comme les détenus du sexe féminin puisqu'ils sont les seuls à faire l'objet de fouilles par palpation et de surveillance de la part de personnes du sexe opposé. Non seulement cette prétendue inégalité est-elle créée par une politique d'embauche et une directive spéciale et non par une règle de droit (cf. Weatherall c. Canada (Procureur général), [ 1989] 1 C.F. 18 (C.A.)), mais elle ne me semble pas causer un préjudice aux hommes d'une façon suffi- samment grave pour parler de discrimination, d'autant plus qu'elle respecte parfaitement les dif- férences sociales entre les hommes et les femmes.
Je trancherais l'appel de la manière suggérée par ma collègue.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: La Cour statue sur l'appel interjeté du jugement rendu le 9 juin 1987 par lequel le juge Barry L. Strayer a déclaré qu'au pénitencier de Collins Bay («Collins Bay») les gardiens du sexe féminin ne peuvent légalement observer les détenus du sexe masculin dans leur cellule, sans leur consentement formel ou implicite, lorsqu'une telle observation n'a été ni portée à la connaissance générale des détenus concernés, ni préalablement annoncée par des voies normales.
L'intimé invoque deux moyens au soutien de l'appel incident qu'il forme contre la décision, à savoir que le jugement déclaratoire est trop restric- tif parce que le juge de première instance n'a pas déclaré illégale toute surveillance des unités rési- dentielles des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe féminin, et que le juge de pre- mière instance s'est trompé en concluant que les fouilles par palpation de routine effectuées par des gardiens du sexe féminin sont légales, déboutant de ce fait l'intimé de sa demande de jugement déclarant cette activité illégale.
La Section de première instance a ordonné le 7 septembre 1986 que l'action à l'origine du présent appel soit instruite immédiatement après les affai- res Weatherall c. Procureur général du Canada et Spearman c. Tribunal disciplinaire de l'établisse- ment de Collins Bay, c'est-à-dire Peter Radley et autre. Le juge Strayer a prononcé des motifs qui ont été publiés et répertoriés sous l'intitulé Wea- therall c. Canada (Procureur général) z. Les con clusions tirées par le juge de première instance dans l'affaire Weatherall ont fait l'objet d'un appel et d'une décision de notre Cour dans l'arrêt Wea- therall c. Canada (Procureur général)'. En l'es- pèce, seule la partie de la décision du juge de première instance qui a trait à l'intimé Conway nous intéresse.
L'appel et le premier moyen de l'appel incident portent sur la surveillance des unités résidentielles des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe féminin. Le second moyen de l'appel incident concerne les fouilles par palpation. Le juge de première instance a pris soin de limiter à Collins Bay la portée de son ordonnance, laquelle ne devrait pas être appliquée à d'autres établisse- ments fédéraux puisque la plainte et la preuve ne concernent que cet établissement.
GENÈSE DE L'INSTANCE
La présence de gardiens du sexe féminin dans les établissements pénitentiaires fédéraux dans les- quels des hommes sont incarcérés est à l'origine
2 [1988] 1 C.F. 369 (1« inst.).
3 [1989] 1 C.F. 18 (C.A.).
des questions litigieuses soulevées. Pour situer l'af- faire dans son contexte, le juge de première ins tance a précisé" qu'à une certaine époque, les femmes ne pouvaient d'aucune façon exercer les fonctions de gardiennes dans les établissements pénitentiaires fédéraux pour hommes. En 1977, un comité parlementaire a recommandé que les femmes aient la possibilité d'occuper un tel emploi. À ce sujet, le rapport du comités précisait, aux pages 601 et 602:
Les employées
316. Quelques femmes travaillent déjà pour le Service cana- dien des pénitenciers et occupent des postes dans des institu tions se trouvent des délinquants de sexe masculin. La plupart d'entre elles occupent des postes dans les domaines du classement, de l'éducation, de la psychologie ou du travail de bureau. Cependant, aucune d'entre elles n'a accès à la gamme complète des possibilités de carrière offertes à leurs collègues masculins. Aux États-Unis, les hommes et les femmes remplis- sent les mêmes fonctions correctionnelles, qu'il s'agisse de la détention, de la formation, de l'instruction dans les ateliers ou de la sécurité, y compris les fouilles à l'arrivée dans la prison (ces fouilles sont faites avec objectivité et sans gêne; elles ne font cependant pas les fouilles à «poil»). L'administration et la plupart des agents correctionnels masculins ont bien accepté cette nouvelle dimension qu'offre la présence des femmes tra- vaillant dans les établissements. Rien ne justifie que l'on empê- che les femmes faisant preuve de maturité et de stabilité de participer également à tous les aspects du Service des péniten- ciers. Les principaux avantages qu'en retirera le Service seront d'avoir de nouveaux talents et un milieu correctionnel plus sain.
Recommandation 17
Que les femmes et les hommes soient traités sur un pied d'égalité en ce qui concerne les emplois dans le Service canadien des pénitenciers. La sélection doit se faire de la même façon que pour les hommes pour garantir que les candidates ont l'aptitude, la maturité et la maîtrise person- nelle nécessaires au travail pénitentiaire.
À la suite d'un projet-pilote, une telle politique a
été instaurée en 1980 l'égard des institutions pénitentiaires à sécurité minimale et à sécurité moyenne. En 1983, le gouvernement du Canada a adopté un programme d'action positive qui a eu pour effet d'établir des objectifs concernant l'em- ploi des femmes dans diverses catégories de servi ces correctionnels, et d'assurer leur admission à ces postes en restreignant l'embauche ou les mutations de candidats de sexe masculin. En ce qui a trait aux deux catégories en cause, les CX-COF (les
Aux p. 375 et 376.
Rapport au Parlement du sous-comité sur le régime d'insti- tutions pénitentiaires au Canada, Comité permanent de la justice et des questions juridiques, 1977.
gardiens) et les CX-LUF (les agents d'unités rési- dentielles), le pourcentage visé de femmes occu pant ces fonctions a été fixé à 19 % d'ici 1988. Au 31 octobre 1986, 12,4 % de tous les agents correc- tionnels des établissements fédéraux étaient des femmes. À Collins Bay (Kingston), un établisse- ment à sécurité moyenne, voici le nombre et le pourcentage de femmes à la fin d'octobre de 1986: CX-COF, 21 (14,5 %) et CX-LUF, 0 (0 %), parce qu'il n'y a pas d'ounités résidentielles» à Collins Bay 6 . Comme les agents du sexe féminin ont été engagés assez récemment, il y en a peu qui ont dépassé le niveau CX1, qui est la catégorie la moins élevée et les fouilles font partie des caractéristiques du poste. Une proportion supé- rieure d'agents du sexe féminin se retrouve donc à un niveau la plus grande partie des fouilles est effectuée'. À Collins Bay, au moment du procès, sur 147 postes d'agents correctionnels, 100 étaient du niveau CX1. Les gardiens du sexe féminin occupaient environ 25 de ces postes CX1. Une femme occupait un poste CX3. Il n'y en avait aucune au niveau CX5 8 . À de rares exceptions près, on s'attend à ce que les femmes qui occupent des postes d'agents exercent les mêmes fonctions que les agents du sexe masculin et elles sont affectées de façon systématique aux différents postes d'agents selon un système de rotation d'emplois.
L'intimé purge une peine à Collins Bay. Il ne se plaint d'aucun incident précis mais plutôt de deux usages généralement répandus dans l'établisse- ment, concernant l'exécution de certaines fonctions par des gardiens du sexe féminin. Ces fonctions, qui peuvent être également exercées par des gar- diennes, parce que celles-ci doivent occuper par roulement régulier tous les postes pour lesquels elles sont qualifiées, sont la fouille par palpation 9 et l'entrée à l'intérieur des unités résidentielles des détenus du sexe masculin dans des situations ne présentant pas de caractère d'urgence.
6 Dossier d'appel, à la p. 360.
' Transcription de l'audience du 9 décembre 1986, vol. 2, p.
251.
8 Transcription de l'audience du 10 décembre 1986, vol. 3, aux p. 429 et 430.
9 que le juge de première instance définit comme étant la fouille d'un détenu entièrement vêtu, par le gardien qui palpe ses vêtements à la recherche de signes inhabituels pouvant
(Suite à la page suivante)
Les fouilles par palpation sont effectuées systé- matiquement à de nombreux postes, partout dans l'établissement. Il est courant, par exemple, d'exi- ger une fouille par palpation de tous les détenus passant à certains endroits de l'établissement, lors- que par exemple ils entrent dans les secteurs admi- nistratif ou hospitalier, ou quittent la cuisine après y avoir travaillé. L'intimé se plaint non pas de la façon dont ces fouilles sont effectuées, mais du fait que des femmes soient autorisées à effectuer de telles fouilles. L'intimé soutient que les fouilles par palpation sont abusives lorsqu'elles sont effectuées par une personne du sexe opposé, c'est-à-dire lors- qu'un gardien du sexe féminin fouille un détenu du sexe masculin.
Les gardiens entrent à l'intérieur des unités résidentielles des détenus pour procéder au dénom- brement régulier des prisonniers (quatre fois par jour, à 7 h, midi, 16 h, et 23 h), pour effectuer des rondes de surveillance, lesquelles ont lieu à peu près toutes les heures mais à intervalles irréguliers afin de créer un élément de surprise (elles sont connues sous le nom de «rondes éclairs», ou pour aller chercher les prisonniers dont la présence est exigée ailleurs, etc. Aucune plainte personnelle précise n'a été formulée au sujet de la façon dont les gardiens du sexe féminin ont examiné la cellule de l'intimé ou celles des détenus du sexe masculin. Le problème découle de la présence de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles. Conway se plaint surtout du fait que les gardiens du sexe féminin ont souvent l'occasion de regarder dans la cellule des détenus sans avertissement, et qu'il leur arrive parfois de voir des détenus du sexe masculin déshabillés, ou occupés à des activités intimes telles que l'utilisation des toilettes. Il précise qu'un gardien du sexe féminin le voit utiliser les toilettes en moyenne une à trois fois par année '°. Rien ne permet de conclure que d'autres atteintes à la vie
(Suite de la page précédente)
révéler la présence d'une arme ou de contrebande (dossier d'appel, à la p. 520). L'article 7 de la directive du commissaire 800-2-07.1 précise que le mot «fouille» englobe la fouille par palpation, qu'il définit ainsi:
a. fouille par palpation—il s'agit d'une fouille effectuée à la main, le long du corps, de la tête aux pieds, à l'avant et à l'arrière, autour des jambes et à l'intérieur des plis des vêtements, des poches et des chaussures; elle comporte l'utilisation de détecteurs portatifs.
10 Dossier d'appel, aux p. 519 et 520.
privée ont eu lieu, telle l'observation de détenus du sexe masculin aux douches par des gardiens du sexe féminin.
L'intimé a sollicité le jugement déclaratoire suivant ":
[TRADUCTION] Un jugement déclarant illégales:
I. Les fouilles par palpation effectuées par des gardiens du sexe féminin sur des détenus du sexe masculin et impliquant un contact corporel dans des situations non urgentes;
II. La présence de gardiens du sexe féminin ou leur affectation à des tâches qui leur permettraient normalement d'observer des détenus du sexe masculin dans les salles de toilette ou dans un endroit ils sont dévêtus;
III. Sauf dans des situations d'urgence, les rondes effectuées par des gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des prisonniers du sexe masculin; ..
LA DÉCISION DU JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE
Le juge de première instance a précisé, d'entrée de jeu, que l'affaire soulevait des conflits, réels ou apparents, entre les droits ou les aspirations de deux catégories de personnes: le droit que possè- dent les prisonners à la protection de leur vie privée dans la mesure cela n'est pas nécessaire- ment incompatible avec leur situation de prisonniers 12 , et ceux des femmes à l'égalité des chances en matière d'emploi dans le système carcé- ral fédéral. Le juge a expliqué qu'il résultait de l'écart qui existait entre le nombre de détenus du sexe féminin et celui des détenus du sexe masculin incarcérés dans les prisons fédérales que pour pou- voir bénéficier de possibilités appréciables d'emploi comme gardiennes dans les prisons fédérales pour hommes, les femmes devaient, comme il a été expliqué dans l'extrait du rapport du comité parle- mentaire précité, avoir la possibilité d'occuper toute la gamme des postes du service pénitencier.
Il a ensuite examiné les articles 7, 8, 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, que l'avocat de l'intimé invoquait.
" Dossier d'appel, aux p. 520 et 521.
12 Il a cité la règle suivante énoncée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la p. 839;
... une personne emprisonnée conserve tous ses droits civils autres que ceux dont elle a été expressément ou implicite- ment privée par la loi.
Voir également R. v. Institutional Head of Beaver Creek Correctional Camp, Ex p. MacCaud, [1969] 1 O.R. 373 (C.A.), aux p. 378 et 379.
Le juge de première instance a écarté l'applica- tion de l'article 7 de la Charte, qui est un article plus général, étant donné que les dispositions de l'article 8 de la Charte s'appliquaient plus particu- lièrement à l'affaire. Il s'est dit d'avis que les activités dont l'intimé se plaignait et qui compor- taient l'examen obligatoire, par des fonctionnaires, de locaux, de personnes et d'activités dans le but de faire respecter la loi répondaient à la définition du mot «fouille». Il fallait donc ensuite se deman- der si la fouille était «abusive» au sens de l'article 8 de la Charte. Étant donné que la Cour suprême du Canada a posé, dans l'arrêt Hunter et autres c. Southam Inc.", les critères juridiques permettant de vérifier cette forme particulière d'intrusion, le juge en a déduit qu'il fallait rejeter les autres critères fondés sur la Charte. Dans ces conditions, l'article 7 de la Charte ne s'appliquait donc pas.
En ce qui concerne l'article 8 de la Charte, le juge de première instance a déclaré que l'énoncé suivant fait par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Collins 14 faisait autorité en la matière:
Une fouille ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle-même n'a rien d'abusif et si la fouille n'a pas été effectuée d'une manière abusive.
Le juge de première instance s'est dit d'avis que pour qu'une fouille soit «raisonnable», il fallait aussi qu'elle soit effectuée d'une manière raisonna- ble. Le caractère raisonnable de l'exécution com- prenait, à son avis, le respect des règles normales de la décence dans la mesure cela est normale- ment permis par les restrictions découlant implici- tement de la situation 15 .
Il a fait remarquer que le Règlement sur le service des pénitenciers [C.R.C., chap. 1251] était muet sur la façon dont devaient être effectuées les fouilles par palpation. Bien que la directive du commissaire 800-2-07.1 n'interdise pas formelle- ment la fouille des organes génitaux, la preuve qui lui avait été soumise indiquait que l'on évitait de toucher aux organes génitaux. Il n'a toutefois pas jugé nécessaire de se prononcer sur cette question, car l'intimé contestait toute fouille par palpation des détenus du sexe masculin par des agents du sexe féminin. Il a conclu que les fouilles par palpa tion de routine ne donnaient lieu qu'à une intru-
13 [1984] 2 R.C.S. 145.
14 [1987] 1 R.C.S. 265, la p. 278.
15 Dossier d'appel, aux p. 397 et 398.
Sion négligeable ou insignifiante dans la vie privée. Et même si l'intrusion n'était pas considérée comme négligeable, son caractère très limité était largement contrebalancé par l'intérêt public.
Voici ce qu'il a déclaré [aux pages 402 et 403]:
J'ai conclu que les fouilles par palpation de routine dont il est question en l'espèce ne portent pas atteinte aux droits protégés par l'article 8 de la Charte. En premier lieu, une telle intrusion dans la vie privée est négligeable, quel que soit le critère d'évaluation sur lequel on se fonde, et un fardeau «négligeable ou insignifiant» ne constitue pas une violation de la Charte. Même si elle n'est pas considérée comme négligeable, l'intru- sion très limitée dans la vie privée d'un détenu est largement contrebalancée par l'intérêt public. Il faut d'abord et avant tout assurer une sécurité adéquate dans ces établissements et la preuve me convainc que les fouilles par palpation, courantes et spéciales, effectuées par quelqu'un, sont un élément important du maintien de cette sécurité. En deuxième lieu, je suis con- vaincu qu'on sert l'intérêt public de façon importante en embauchant des femmes dans les établissements pénitentiaires fédéraux. C'est une question de justice fondamentale que de permettre aux femmes un accès égal aux emplois dans un secteur important de la fonction publique fédérale. À Collins Bay, la question s'applique aux cas à l'étude, il me semble que les gardiennes ne pourraient être embauchées si on leur interdisait de procéder à des fouilles par palpation. Sur les vingt postes de sécurité, tous sauf trois ou quatre comportent une fouille courante ou occasionnelle. Et, d'après les témoignages, tout agent qui travaille auprès des détenus doit être capable de faire ces fouilles sur une base ponctuelle. Si les gardiennes ne pouvaient remplir ces fonctions, leur utilité se trouverait gran- dement réduite et cela aurait un effet très négatif sur leur carrière. De plus, la preuve me convainc que la présence d'agents féminins dans un tel établissement exerce un effet bénéfique important sur la conduite de la plupart des détenus et peut contribuer de façon importante à leur réadaptation à la société, une fois remis en liberté. Bien sûr, je ne peux ni ne dois me prononcer sur les fouilles par palpation dans d'autres éta- blissements au sujet desquels ni plainte ni preuve ne m'ont été soumises.
En ce qui concerne la présence de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des déte- nus du sexe masculin, il a déclaré que lorsqu'elles s'y trouvaient pour y faire le dénombrement des prisonniers, pour effectuer des «rondes éclairs» ou même pour y visiter des prisonniers pour des rai- sons particulières, même si la plupart des cellules de Collins Bay ont des portes pleines munies d'un petit guichet et si les autres cellules ont des écrans qui couvrent les trois quarts de l'ouverture de la porte, il était quand même possible pour les gar- diennes de regarder dans les cellules, et que c'était même leur devoir lorsqu'elles effectuaient un dénombrement ou une «ronde éclair».
Il ne s'est pas occupé des dénombrements habi- tuels et connus, car les détenus peuvent s'y prépa- rer en conséquence en sachant qu'il est possible que des gardiennes y participent; il ne s'est pas intéressé non plus aux visites individuelles, étant donné que les gardiens du sexe féminin s'annon- cent avant d'entrer. Il s'est penché sur les «rondes éclairs» faites à l'improviste, particulièrement sur celles qui ont lieu durant la journée, car la nuit les prisonniers du sexe masculin peuvent prendre des précautions pour se couvrir adéquatement. Il s'est dit d'avis qu'en ce qui a trait aux visites non prévues ou non annoncées, les autorités adminis- tratives peuvent adopter des solutions de rechange acceptables pour pondérer les intérêts opposés. Une solution de rechange possible consisterait pour l'agent du sexe féminin qui effectue une «ronde éclair» à annoncer sa présence avant de commen- cer sa ronde. C'est ce qui se produit de toute façon car, suivant la preuve, le premier détenu qui voit l'agent arriver avertit habituellement les autres détenus par un cri. Une autre solution de rechange consisterait, a-t-il dit, pour un agent du sexe mas- culin à effectuer la ronde alors qu'un agent du sexe féminin monterait la garde à l'entrée du pavillon. Suivant la preuve et à son avis, ces solutions de rechange ne devraient pas poser de graves problè- mes administratifs, ni nuire considérablement à la carrière des agents du sexe féminin. Il a conclu que, sauf en cas d'urgence, les «rondes éclairs» de jour constituaient une intrusion inutile dans la vie privée des détenus du sexe masculin.
Voici ce qu'il a déclaré [aux pages 404 et 4051:
Comme je l'ai déjà dit, on ne peut invoquer l'article 8 pour empêcher des intrusions négligeables dans la vie privée. De plus, les détenus ne peuvent pas raisonnablement s'attendre à n'être soumis à aucune surveillance. S'ils redoutent d'être vus dans un état de nudité partielle ou totale, ou accomplissant certaines fonctions vitales, il leur appartient de prendre certai- nes précautions qui sont à leur portée pour minimiser de telles possibilités. Par ailleurs, j'estime que c'est une atteinte inutile à la dignité humaine lorsque, en l'absence de toute urgence, des gardiennes de Collins Bay observent ainsi des détenus dans leurs cellules. Cela veut dire en fait que, sauf en cas d'urgence, les gardiennes ne devraient pas pouvoir observer à l'improviste les cellules occupées par des détenus de sexe masculin. Compte tenu de la preuve, je ne pense pas que cela crée de graves problèmes administratifs ou nuise à la carrière des gardiennes. D'après le témoignage de M. Payne, directeur de Collins Bay, il y a quatre comptages par jour: à 7 h, à midi, à 16 h, et à 23 h. Les détenus connaissent sans doute bien ces heures et ils peuvent alors éviter de se trouver dans des situations embarras- santes quand ils savent que des agents de sexe féminin peuvent participer aux comptages. Pour ce qui est des inspections
visuelles de la cellule d'un détenu, il ressort de la preuve que lorsqu'une gardienne s'approche d'une cellule, elle annonce normalement sa présence avant de regarder à l'intérieur et encore, cela respecte les droits du détenu à sa vie privée, sans entraver l'administration de la prison. Il me semble que le seul problème qui pourrait se poser toucherait les «rondes éclairs» qui se font en moyenne une fois par heure, mais à intervalles irréguliers, afin de créer un élément de surprise. Si je com- prends bien l'organisation du personnel et étant donné que seulement 14,5 % des agents de Collins Bay sont des femmes, l'interdiction en vertu de laquelle les gardiennes ne pourraient pas observer à l'improviste lors d'une «ronde éclair», ne devrait pas, à mon avis, poser de graves problèmes d'administration, ni nuire considérablement à la carrière des agents de sexe féminin. Il me semble y avoir au moins deux solutions de rechange possibles: si un agent féminin effectue une «ronde éclair», sa présence pourra être annoncée juste avant que celle-ci ne commence (ce qui, suivant la preuve, se fait de toute façon par le cri du premier détenu qui voit arriver l'agent chargé de la «ronde éclair»; ou bien des agents de sexe masculin pourront traverser les pavillons cellulaires, en demandant à leurs collè- gues féminines de les couvrir à l'entrée du pavillon (c'est-à-dire qu'elles monteraient la garde à l'entrée en protégeant l'autre agent qui se trouve dans le pavillon cellulaire, cette pratique étant employée pour des raisons de sécurité). J'estime en outre que ces mesures ne sont nécessaires que durant les heures de veille des détenus: si un détenu choisit de ne pas se couvrir pendant ses heures normales de sommeil, il peut risquer d'être observé par un agent de l'autre sexe. Il appartient bien sûr aux autorités de l'établissement de prendre les mesures administra- tives appropriées et je veux seulement montrer qu'à la lumière de la preuve, je suis convaincu qu'il existe des solutions de rechange raisonnables permettant d'éviter le genre d'intrusion dans la vie privée que le régime actuel permet.
En ce qui concerne le moyen tiré de l'article 15, le juge de première instance s'est dit d'avis que les fouilles par palpation ne donnaient lieu qu'à une intrusion négligeable dans la vie privée des détenus du sexe masculin. La plainte était donc irreceva- ble. Pour ce qui est de l'inspection des cellules, comme ce genre d'intrusion n'était pas négligeable, cette activité serait intolérable si ce n'était du paragraphe 15(2) de la Charte. Le programme d'action positive, dont l'objectif était l'embauche des femmes dans des prisons pour hommes, pou- vait incidemment faire en sorte que des femmes surveillent les cellules de détenus du sexe masculin. Comme il n'existe pas de programme d'action positive comparable permettant aux hommes de travailler dans les prisons fédérales pour femmes à Kingston, le juge a estimé que cette procédure administrative entraînait une certaine inégalité 16 .
16 Comme le juge de première instance l'a fait remarquer, à la p. 380, l'article 13 de la directive du commissaire 800-2-07.1 dispose:
(Suite à la page suivante)
Il a toutefois estimé que cette inégalité, qui est protégée par le paragraphe 15(2) de la Charte, rendait irrecevable toute plainte fondée sur le paragraphe 15(1), dans la mesure cette inéga- lité était raisonnablement nécessaire à la mise en oeuvre du programme d'action positive. Il a cepen- dant rappelé sa conclusion que le recours à des gardiens du sexe féminin dans des situations ne présentant aucun caractère d'urgence pour surveil- ler les cellules à l'improviste et sans s'annoncer n'était pas essentiel à l'emploi des gardiens du sexe féminin dans les prisons pour hommes.
Compte tenu de ce qu'il a dit au sujet des articles 8 et 15 de la Charte, le juge de première instance a conclu que l'article 29 de la Charte n'avait pas d'effet important en l'espèce.
Il a écarté toute application de l'article premier de la Charte.
Il a prononcé le jugement déclaratoire suivant ":
La Cour statue que:
1) au pénitencier de Collins Bay, les gardiennes ne peuvent pas légalement, sauf en cas d'urgence, observer des détenus de sexe masculin dans leur cellule, sans leur consentement formel ou implicite, lorsqu'une telle observation n'a été ni portée à la connaissance générale des détenus concernés, ni préalablement annoncée par des voies normales;
2) aucuns dépens ne sont adjugés.
L'APPEL ET LE PREMIER MOYEN DE L'APPEL INCIDENT
Comme l'appel et le premier moyen de l'appel incident portent sur la même question, c'est-à-dire la présence de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des détenus du sexe masculin, ils seront examinés ensemble.
Le juge de première instance, prétend l'appe- lante, a commis une erreur de droit en concluant que l'exécution par les gardiens du sexe féminin de leur devoir d'effectuer des rondes de surveillance
(Suite de la page précédente)
13. Conformément au paragraphe 10, aucune détenue ne doit être fouillée par palpation ou à nu, sauf par un membre du même sexe.
En revanche, les articles I I et 14 permettent effectivement que des détenus de sexe masculin soient fouillés par palpation et, en cas d'urgence, qu'ils soient fouillés à nu par un agent du sexe féminin. L'intimé a soutenu que dans les établissements fédé- raux pour détenus du sexe féminin, les gardiens [TRADUCTION] «n'occupent que des postes reliés à la sécurité périmétrique».
17 Dossier d'appel, à la p. 513.
des cellules des détenus du sexe masculin à Collins Bay au cours des «rondes éclairs» viole les droits que l'article 8 de la Charte reconnaît aux détenus. Il est bien établi qu'une personne emprisonnée conserve tous ses droits civils autres que ceux dont elle a été expressément ou implicitement privée par la loi. Il faut mettre en balance les attentes raison- nables qu'ont les détenus en ce qui concerne la protection de leur vie privée et l'intérêt public, lequel englobe trois objectifs: 1) les conditions de sécurité adéquate exigée en milieu carcéral; 2) l'objectif visant à garantir aux femmes l'égalité d'accès à l'emploi dans les prisons fédérales; 3) l'objectif de la réadaptation des détenus. La preuve soumise au juge de première instance démontrait à l'évidence que la surveillance à l'improviste des cellules des détenus du sexe masculin par des gardiens du sexe féminin ne constituait pas une atteinte suffisamment grave pour exiger l'interven- tion du tribunal et que le droit limité à la protec tion de la vie privée que possédaient l'intimé et les autres détenus dans le contexte carcéral était adé- quatement protégé par des mesures qui permet- taient d'éviter que les gardiennes se voient frus- trées de leur droit d'exécuter toutes les fonctions de leur emploi.
Dans sa plaidoirie, l'appelante a déclaré qu'elle contestait l'inférence que le juge de première ins tance tirait des conclusions auxquelles il en était venu, particulièrement en ce qui concerne l'appré- ciation de l'importance relative de l'intérêt public et du droit limité à la vie privée de l'intimé. Cela constituait, selon elle, une erreur de droit. Elle a cité à l'appui de sa prétention les décisions R. v. John 18 et R. v. Anderson 19 .
La thèse que défend l'intimé en appel est que le juge de première instance ne s'est pas trompé en statuant que les gardiens du sexe féminin ne devaient pas observer sans préavis les détenus du sexe masculin dans leurs cellules dans des situa tions ne présentant aucun caractère d'urgence. Sur
18 (1986), 28 C.C.C. (3d) 200, la p. 208. Le juge Craig, de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, a dit:
[TRADUCTION] Pour répondre à la question de savoir si le prélèvement de sang constituait dans ces circonstances une fouille ou une saisie abusive, il nous faut soupeser attentive- ment l'importance relative du droit de la personne à la protection de sa vie privée et du droit de l'État d'obtenir des éléments de preuve dans le but de faire respecter la loi. Il s'agit certes uniquement d'une question de droit.
19 (1984), 45 O.R. (2d) 225 (C.A.), à la p. 229.
le premier moyen de l'appel incident, qui est celui qui nous occupe pour l'instant, l'intimé reproche au juge de première instance de ne pas avoir statué que l'observation par les gardiens du sexe féminin des détenus du sexe masculin dans leurs cellules dans des situations ne présentant aucun caractère d'urgence viole l'article 7, ou l'article 8, ou l'article 15 de la Charte.
Je souscris à la thèse de l'appelante.
D'entrée de jeu, je tiens à préciser que je sous- cris sans hésiter au raisonnement qu'a suivi le juge de première instance pour ne pas appliquer l'arti- cle 7 de la Charte en raison de l'application parti- culière de l'article 8 de la Charte au cas qui nous occupe.
Pour ce qui est des «rondes éclairs» et des con clusions auxquelles le juge de première instance en est arrivé compte tenu de l'article 8 de la Charte, l'interprétation que je fais de la loi appliquée aux faits est différente de celle du juge de première instance.
L'arrêt Hunter et autres c. Southam Inc. 20 avait trait au caractère raisonnable d'une loi autorisant une fouille et une saisie et non à la manière dont les autorités s'acquittaient des fonctions que la loi leur conférait. L'affaire qui nous occupe porte sur le caractère raisonnable de la manière dont la fouille est effectuée. Le même critère s'applique, que le problème se rapporte à la validité de la loi ou à la conduite de l'autorité qui agit en vertu d'une exigence législative. Dans l'arrêt Hunter, le juge en chef Dickson a déclaré que la garantie de protection prévue par l'article 8 contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu'une attente raisonnable. Cette limitation au droit garanti par l'article 8 indique qu'il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouverne- ment doit céder le pas au droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'application de la loi 21 . Le juge de première ins tance était bien conscient de l'appréciation qu'il était appelé à faire.
20 Précité, à la p. 154.
21 Hunter et autres c. Southam Inc., précité, aux p. 159 et 160.
J'accepte l'affirmation du juge de première ins tance suivant laquelle «Le caractère raisonnable de l'exécution comprend . le respect des règles nor- males de la décence dans la mesure cela est normalement permis par les restrictions qui décou- lent implicitement de la situation> 22
L'appréciation qu'il était appelé à faire consis- tait à déterminer ce qu'une personne raisonnable considérerait raisonnable dans les circonstances. L'examen qu'il faut atteindre s'apparente à ce que le juge Lamer a expliqué, dans l'arrêt R. c. Collins 23 au sujet de l'expression «déconsidérer l'administration de la justice» que l'on trouve au paragraphe 24(2) de la Charte:
La démarche que j'adopte peut s'exprimer de façon figura tive par le critère de la personne raisonnable proposé par le professeur Yves-Marie Morissette dans son article «The Exclu sion of Evidence, under the Canadian Charter of Rights and Freedoms: What to Do and What Not to Do» (1984), 29 R. de
d. McGill 521, la p. 538. En appliquant le par. 24(2), il propose que la question à se poser soit la suivante: [TRADUC- TION] «L'utilisation des éléments de preuve est-elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice aux yeux de l'homme raisonnable, objectif et bien informé de toutes les circonstances de l'affaire?» La personne raisonnable est habi- tuellement la personne moyenne dans la société, mais unique- ment lorsque l'humeur courante de la société est raisonnable.
La décision n'est donc pas laissée à la discrétion illimitée du juge. En pratique, comme le professeur Morissette l'a écrit, le critère de la personne raisonnable est pour obliger les juges à [TRADUCTION] «se concentrer sur ce qu'ils font le mieux: trouver au fond d'eux-mêmes, avec prudence et impartialité, un fondement pour leurs propres décisions, en formulant leurs motifs avec soin et en acceptant le contrôle d'un tribunal d'instance supérieure le cas échéant.» Cela sert à rappeler à chaque juge que son pouvoir discrétionnaire est enraciné dans les valeurs de la société et, en particulier, ses valeurs à long terme. Il ne doit pas rendre une décision que la société considé- rerait inacceptable lorsque celle-ci n'est pas déchirée par la passion ou autrement tiraillée par des événements présents. En effet, le juge aura satisfait à ce critère si les juges d'appel refusent de s'ingérer dans sa décision en utilisant la déclaration bien connue qu'ils sont d'avis que cette décision n'est pas déraisonnable, même s'il se peut qu'ils aient tranché la question différemment. [C'est moi qui souligne.]
L'intimé ne prétend pas que la surveillance non prévue et non annoncée de sa cellule constituait une violation de son droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Charte ou que cette surveil lance a été faite par curiosité ou avec une insis- tance déplacée ou qu'elle a été effectuée de façon inadéquate ou contraire au code professionnel. Ce
22 Aux p. 397 et 398.
23 [1987] 1 R.C.S. 265, aux p. 282 et 283.
que l'intimé prétend, c'est que les rondes de sur veillance effectuées à l'improviste par des gardien- nes constituent une fouille abusive du simple fait qu'elles sont effectuées par des femmes 24 .
L'intimé Conway a choisi de vivre dans le pavil- lon un 25 les cellules sont ouvertes, c'est-à-dire à barreaux et non à portes pleines 26 . Il a choisi de ne pas travailler, ce qui signifie qu'il passe plus de temps dans sa cellule et dans la pièce attenante à sa cellule que les détenus qui occupent un emploi 27 . Dans le pavillon un, la toilette se trouve au milieu du mur de la cellule, directement en face de la porte 28 . Des paravents ont été installés 29 .
Au procès, une des gardiennes a expliqué de façon générale comment se déroulent les dénom- brements, et a parlé de la responsabilité de l'agent chargé d'effectuer ce dénombrement:
[TRADUCTION]
Q. ... quelle est votre responsabilité lorsque vous effectuez un dénombrement, à quelle fréquence ont-ils lieu, quelle est votre réaction, si c'est ce qui se passe lorsque vous procédez à un dénombrement?
R. Ma réaction ... Eh bien, dans les pavillons un et deux, les détenus ont installé une sorte de rideau devant la toilette, de sorte qu'on ne peut voir le corps qu'à partir de la ceinture. Ma réaction, si un détenu est aux toilettes, je suis consciente de l'endroit il se trouve parce que cela fait partie de mon travail, mais ma principale préoccupa- tion est de savoir s'il est vivant.
Q. S'il est vivant?
R. S'il est vivant.
Q. Si j'ai bien compris, vous ne restez pas là.
R. Je m'assure seulement qu'il y a quelqu'un.
Q. Donc, combien de temps vous faut-il pour observer un détenu dans une cellule lorque vous effectuez un dénombrement?
R. Deux ou trois secondes.
Q. Est-ce que cela arrive souvent pendant les dénombre-
ments?
R Que des détenus se trouvent aux toilettes?
Q. Oui.
R. Je ne dirais pas très souvent, mais ça peut sembler fréquent parce qu'on m'a confié à nouveau tout le pavil- lon. Il y a entre 100 et 150 détenus, cela peut donc sembler fréquent, mais je ne pense vraiment pas que ce soit le cas.
24 Les témoignages entendus au procès indiquent que les prisonniers ne semblent pas être perturbés par le rôle d'infir- mières que jouent les femmes. Transcription, vol. 1, à la p. 78.
25 Transcription, vol 3, à la p. 428.
26 Transcription, vol 3, à la p. 419.
27 Transcription, vol I, à la p. 40.
28 Transcription, vol 3, à la p. 424.
2e Transcription, vol 3, aux p. 444à 451.
Q. Est-ce qu'ils savent que vous arrivez?
R. Oui. Le premier détenu crie «comptage» aux autres.
(Transcription, vol. 4, aux p. 589 et 590—C'est moi qui souligne)
Les «rondes éclairs» (par opposition aux dénom- brements) sont habituellement effectuées toutes les heures, mais à intervalles irréguliers, pour créer un élément de surprise. Un des objectifs visés est de s'assurer que les détenus ne se livrent pas à des activités qui pourraient nuire au bon ordre et à la sécurité de l'établissement. Cependant, le premier détenu qui voit arriver le gardien crie ou dit habi- tuellement quelque chose pour prévenir les autres détenus de l'arrivée du gardien.
Il n'y a aucun doute que le fait d'être vu «à partir de la ceinture» lorsqu'on utilise les lavabos, ne serait-ce que pendant deux ou trois secondes, choque jusqu'à un certain point les convenances sociales et constitue une atteinte à la vie privée des détenus, que le gardien soit du sexe masculin ou du sexe féminin. Les rondes de surveillance effectuées sous forme de dénombrements ou de «rondes éclairs» sont toutefois nécessaires pour maintenir l'ordre dans les établissements carcéraux et pour s'assurer que le prisonnier est vivant. Puisque, suivant les faits de la cause, les gardiens du sexe masculin et du sexe féminin agissent avec sérieux, est-il raisonnable de conclure qu'une atteinte de ce genre devient abusive lorsqu'elle est effectuée par un gardien du sexe féminin du simple fait qu'elle est une femme?
Voici les sérieuses réserves que j'ai au sujet de l'appréciation faite par le juge de première ins tance. Il a jugé acceptables les «rondes éclairs» effectuées la nuit par des personnes du sexe opposé. Pourtant, l'utilisation des lavabos la nuit est une possibilité. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les «rondes éclairs» sont inacceptables le jour et pas la nuit. La preuve démontre qu'il est arrivé que des détenus utilisent les lavabos pendant les dénombrements. Contrairement à ce que le juge de première instance a estimé, il se peut que les détenus ne soient pas toujours capables de prendre des précautions pour éviter ces situations pendant les dénombrements. La ligne de démarca- tion entre les «rondes éclairs» de jour et les dénom- brements est-elle à ce point large pour justifier l'exclusion des gardiens du sexe féminin des «rondes éclairs» de jour? Les solutions de rechange
raisonnables suggérées par le juge de première instance comportent des difficultés car lorsque les «rondes éclairs» sont annoncées par l'administra- tion, elles ne comportent plus d'élément de sur prise. Il est possible que, contrairement à ce qui se produit habituellement, le premier détenu qui aperçoit le gardien n'avertisse pas les autres déte- nus par un cri dès le début de la «ronde éclair». La solution administrative suggérée par le juge de première instance, consistant pour l'agent du sexe féminin à annoncer la «ronde éclair», abolirait la différence qui existe entre un dénombrement et une «ronde éclair» et rendrait les «rondes éclairs» inutiles. En revanche, le fait pour les gardiens du sexe féminin de monter la garde à l'entrée du pavillon pendant que les gardiens du sexe masculin effectuent la ronde de surveillance mettrait les gardiens du sexe masculin dans des situations de grande tension plus souvent que les gardiens du sexe féminin 30 . On créerait ainsi deux catégories de gardiens. Certains gardiens auraient plus de responsabilités que d'autres, certains acquerraient plus d'expérience que d'autres. Les femmes ne pourraient occuper tous les postes existants au sein du service des pénitenciers comme le comité parle- mentaire l'a recommandé.
L'intérêt du public à ce qu'il y ait des gardiens du sexe féminin ne vise pas seulement à améliorer le sort des femmes. Il concerne également l'amélio- ration de la qualité de la vie carcérale et la réadap- tation des détenus.
La présence de gardiens du sexe féminin dans les établissements carcéraux a eu, en règle géné- rale, des effets positifs importants sur les détenus et sur les établissements. Des témoins ont exprimé l'idée que leur présence avait eu «des effets bénéfi- ques», des effets d'«apaisement» 31 .
M. Ralph Charles Serin, un psychologue, a tenu les propos suivants dans son témoignage 32 :
[TRADUCTION] Les détenus, pas tous, mais un bon nombre d'entre eux, adoptent des valeurs très traditionnelles envers les femmes: l'homme est le pourvoyeur dans cette situation et a tendance à prendre plus de décisions. Le problème qui se pose, c'est que lorsque le détenu est incarcéré et qu'il maintient une relation avec une femme, celle-ci se retrouve sans ce pourvoyeur et devient plus indépendante. Dans l'exercice de ma profession, il m'a fallu intervenir comme conseiller entre les détenus et
3' Transcription, vol. 3, à la p. 438.
31 Transcription, vol. 3, à la p. 452.
32 Transcription, vol. 3, aux p. 497 et 498.
leurs épouses, car la femme devient plus indépendante et apprend à prendre elle-même ses décisions. Cela crée parfois des difficultés pour les hommes et les femmes, qui se deman- dent comment ils vont s'entendre lorsqu'ils vont se retrouver. La possibilité qui leur est offerte de voir un modèle plus contemporain de la femme, une femme plus indépendante, et d'agir réciproquement avec ces femmes sera, à mon avis, fruc- tueuse pour ces hommes.
Le Dr Lionel Béliveau, un psychiatre, a témoigné":
Pour n'en nommer que quelques-uns, qu'il me suffise de rappor- ter un certain nombre d'avantages que j'ai pu observer à partir de mon expérience personnelle de la présence des femmes travaillant en milieu carcéral pour hommes. Tel que rapporté plus haut, les femmes incitent les détenus ainsi que les autres gardiens masculins à un respect de la dignité de la personne humaine. Elles dissuadent par leur présence les comportements pervers ou socialement inacceptables. Elles facilitent la norma lisation des relations contribuant ainsi à créer un climat plus humain dans le milieu carcéral. Elles contribuent à modifier la sous-culture carcérale et à diminuer les actes de violence inhé- rents aux lois du milieu ou de la jungle qui existaient avant leur arrrivée.
Le Dr Lois Shawver, qui a obtenu en 1973 un doctorat en psychologie clinique de l'université de Houston, a déclaré 34 :
[TRADUCTION] Les femmes qui travaillent comme gardiennes dans les unités résidentielles des prisons pour hommes amélio- rent la culture carcérale de façon très significative. Même si les détenus peuvent avoir des préoccupations négligeables en ce qui concerne la modestie, les souffrances qu'ils ont vécues en général dans leur vie sont atténuées par la présence de gardiennes.
Toute détérioration de la charge de travail des gardiens du sexe féminin pourrait causer une plus grande perte pour le système carcéral que l'at- teinte présumée à la vie privée dont se plaint l'intimé. À tout prendre, les objectifs poursuivis par l'État l'emportent sur les préoccupations de l'intimé. Vu cette conclusion, j'estime qu'aucune violation de l'article 8 de la Charte n'est commise lorsque les «rondes éclairs» de jour sont effectuées par des gardiens du sexe féminin.
Pour la même raison, je rejetterais le premier moyen de l'appel incident. Ce que l'intimé sollicite, c'est une exception encore plus large que celle qu'a faite le juge de première instance, car il demande à la Cour d'interdire aux gardiens du sexe féminin toute surveillance des unités résidentielles des déte- nus. Le juge de première instance a jugé inutile
37 Dossier d'appel, version originale française, aux p. 495 et
496.
J4 Dossier d'appel, à la p. 456.
l'exclusion dans le cas des dénombrements et des «rondes éclairs» de nuit. J'estime que la présence continuelle de gardiens du sexe féminin dans les unités résidentielles des détenus pour des raisons d'ordre professionnel n'est pas déraisonnable.
Je suis d'avis d'accueillir l'appel. Je rejetterais le premier moyen de l'appel incident.
LE SECOND MOYEN DE L'APPEL INCIDENT
L'intimé prétend que le juge de première ins tance a commis une erreur de droit en concluant que les fouilles par palpation ne portaient pas atteinte au droit à la vie privée des détenus du sexe masculin ou que cette atteinte était négligeable.
Le juge de première instance a conclu que la fouille par palpation de détenus du sexe masculin par des gardien du sexe féminin ne constituait pas une violation des droits garantis par les articles 7, 8 ou 15 de la Charte.
Compte tenu de ce que j'ai déjà dit, j'accepte d'emblée l'appréciation faite par le juge de pre- mière instance. Je rejetterais le second moyen de l'appel incident.
DISPOSITIF
Je suis d'avis d'accueillir l'appel, d'annuler le jugement prononcé par le juge de première ins tance le 9 juin 1987 et de rejeter l'appel incident.
Je condamnerais l'intimé aux dépens de l'appel incident.
LE JUGE HEALD, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.