T-1144-89
Eleanor A. Consulting Ltd. (demanderesse)
c.
Eleanor's Fashions Limited (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: ELEANOR A. CONSULTING LTD. C. ELEANOR'S
FASHIONS LTD. (1 Ys INST.)
Section de première instance, juge MacKay—
Halifax, 12 septembre 1989; Ottawa, 28 août
1990.
Injonctions — En vue d'empêcher l'utilisation de certains
noms à l'égard d'un magasin de vêtements pour dames en
attendant l'instruction d'une action pour contrefaçon d'une
marque de commerce — Principe voulant qu'aucune injonction
ne soit accordée si elle a pour effet de trancher le litige — Le
critère préliminaire est celui de l'existence d'une question
sérieuse à trancher et non celui de l'apparence de droit — Il ne
faut pas, au stade interlocutoire, statuer sur le fond du litige
— Actes de procédure établissant l'existence de questions
sérieuses à trancher — L'intimée n'a présenté aucune preuve
quant aux problèmes qu'entraînerait pour elle l'octroi d'une
injonction — Aucune preuve d'un préjudice irréparable.
Marques de commerce — Contrefaçon — Injonction interlo-
cutoire tendant à empêcher l'utilisation de certains noms en
liaison avec un magasin de vêtements pour dames — Confu
sion — Contrefaçon par imputation — Passing off — Question
sérieuse à trancher — Aucune preuve d'un préjudice
irréparable.
Il s'agit d'une demande visant à obtenir une injonction
interlocutoire qui interdirait à l'intimée d'utiliser les noms
«Eleanor's» ou «Eleanor's Fashion Gallery» à l'égard d'un
magasin de vente au détail de vêtements pour dames en atten
dant que soit instruite une action pour contrefaçon d'une
marque de commerce. Depuis 1986, la requérante exploite un
magasin de détail où se vendent sous le nom commercial
«Eleanor A.» des vêtements pour dames faits sur mesure et
prêts à porter ainsi que des produits de beauté et des services
d'analyse de couleurs et de mode. Sur une période de trois ans,
les ventes de vêtements ont rapporté environ 22 000 $. L'inti-
mée exploite depuis mars 1989, sous le nom commercial «Elea-
nor's Fashion Gallery», un magasin de vente au détail de
vêtements pour dames à environ 2,5 milles de l'établissement de
la requérante. L'intimée ne vend que du prêt-à-porter et des
accessoires qui sont griffés. On prévoyait un chiffre d'affaires
de 240 000 $ pour le premier exercice. La présidente de la
société requérante commençait à s'inquiéter de la possibilité de
confusion des deux entreprises après que des clients l'eurent
félicitée de l'ouverture du nouveau magasin et, en mars 1989,
on a fait tenir à l'intimée une lettre lui demandant de cesser
l'utilisation des noms en question.
La requérante soutient que l'emploi par l'intimée des noms
«Eleanor's» et «Eleanor's Fashion Gallery» constitue à première
vue une preuve convaincante de confusion avec la marque de
commerce enregistrée «Eleanor A.» au sens de l'article 6 de la
Loi sur les marques de commerce, d'un emploi interdit par
l'alinéa 7b) et d'une violation réputée du droit à l'utilisation
exclusive de la marque de commerce. Elle prétend que la
violation d'un droit de propriété sur une marque de commerce
enregistrée constitue en soi un préjudice irréparable.
L'intimée fait valoir que la marque de commerce de la
requérante, consistant en grande partie dans un prénom
commun, est une marque intrinsèquement faible qui ne bénéfi-
cie pas d'une protection étendue. Elle soutient en outre que les
tribunaux devraient refuser d'accorder une injonction lorsque,
comme en l'espèce, cela trancherait définitivement le litige, et
que dans des cas semblables le requérant doit établir à tout le
moins une apparence de droit suffisante.
Jugement: la requête devrait être rejetée.
Le critère préliminaire qui doit être rempli pour que soit
accordée une injonction interlocutoire dans les affaires en
matière de marques de commerce est celui de l'existence d'une
question sérieuse à trancher et non celui de l'apparence de
droit. Le raisonnement à la base du rejet du critère de l'appa-
rence de droit est qu'il n'appartient pas au tribunal saisi d'une
requête interlocutoire de statuer sur le fond du litige. Pour
établir si une demande soulève une question sérieuse à trancher,
on doit examiner les actes de procédure. Les causes d'action
avancées sont la violation des droits exclusifs sur une marque de
commerce prévue à l'article 19, la violation réputée visée à
l'article 20 et le passing off, dont il est question à l'alinéa 7b).
La confusion soulève, par rapport à ces dispositions, d'épineuses
questions de fait et de droit. Il y a des questions sérieuses à
trancher.
Pour ce qui est de l'argument de l'intimée selon lequel une
injonction trancherait définitivement le litige, il faut compren-
dre que la question n'est pas de savoir si l'intimée choisirait de
faire instruire le litige au cas où une injonction interlocutoire
serait accordée, mais bien de savoir si, eu égard aux circons-
tances et aux éléments de preuve présentés à l'étape interlocu-
toire, la partie qui succombe n'aurait rien à gagner si elle
obtenait finalement gain de cause au procès. L'intimée n'a
présenté aucune preuve quant aux frais et aux difficultés
qu'entraînerait pour elle l'octroi d'une injonction. De fait,
compte tenu des attentes de l'intimée en ce qui concerne la
croisssance de son entreprise, il pourrait être grandement dans
son intérêt de faire instruire le litige si elle subissait un préju-
dice par suite d'une injonction interlocutoire.
On a produit peu d'éléments de preuve établissant un préju-
dice irréparable pour l'une ou l'autre partie, car l'une ou l'autre
pourrait être adéquatement dédommagée par des dommages-
intérêts ou par une reddition de compte des profits. Cette
conclusion dépend toutefois de l'examen de l'argument de la
requérante suivant lequel la violation ou la violation réputée
crée en elle-même un préjudice irréparable. Bien que l'usage
non autorisé d'une marque de commerce enregistrée crée un
préjudice irréparable, il ne suffit pas de simplement invoquer la
contrefaçon. A moins qu'il ne réussisse à démontrer la contrefa-
çon, un requérant doit présenter d'autres éléments de preuve
établissant un préjudice irréparable. La preuve produite en
l'espèce ne suffit ni pour établir un préjudice irréparable résul-
tant du fait qu'on a sciemment contrefait une marque de
commerce, ni pour établir une confusion pouvant fonder une
conclusion à la contrefaçon réputée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Companies Act, R.S.N.S. 1967, chap. 42.
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985),
chap. T-13, art. 6, 7, 19, 20.
Partnerships and Business Names Registration Act,
R.S.N.S. 1967, chap. 225.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [ 1989] 2
C.F. 451; (1989), 24 C.P.R. (3d) 1; 91 N.R. 341 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Joseph E. Seagram & Sons Ltd. c. Andres Wines Ltd.
(1987), 16 C.I.P.R. 131; 16 C.P.R. (3d) 481; (1987), 11
F.T.R. 139 (C.F. Ire inst.); Syntex Inc. c. Novopharm
Ltd. (1989), 26 C.P.R. (3d) 481; 28 F.T.R. 124 (C.F. 1"
inst.); Maple Leaf Mills Ltd. c. Quaker Oats Co. of Can.
(1984), 2 C.I.P.R. 33; 82 C.P.R. (2d) 118 (C.F. ire inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
NWL Ltd v Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.); Impe
rial Chemical Industries PLC c. Apotex Inc., [ 1989] 2
C.F. 608; (1989), 22 C.I.P.R. 201; 23 C.P.R. (3d) 1; 26
F.T.R. 31 (1fe inst.); Universal City Studios, Inc. c.
Zellers Inc., [1984] 1 C.F. 49; (1983), 73 C.P.R. (2d) 1
(1te inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Munsingwear, Inc. c. Juvena Produits de Beauté SA
(1985), 5 C.P.R. (3d) 244 (Comm. des opp.); Asbjorn
Horgard AIS c. Gibbs/Nortac Industries Ltd., [1987] 3
C.F. 544; (1987), 38 D.L.R. (4th) 544; 17 C.I.P.R. 263;
14 C.P.R. (3d) 314; 12 F.T.R. 317; 80 N.R. 9 (C.A.);
Sarah Coventry, Inc. c. Abrahamian et autres (1984), 1
C.P.R. (3d) 238 (C.F. 1" inst.); Beam of Canada Inc. c.
Arnold Holdings Ltd. (1988), 19 C.P.R. (3d) 475; 18
F.T.R. 241 (C.F. 1" inst.); Popsicle Industries Ltd. c.
Ault Foods Ltd. (1987), 17 C.I.P.R. 86; 17 C.P.R. (3d)
1; 16 F.T.R. 186 (C.F. 1fe inst.); Cochrane-Dunlop
Hardware Ltd. v. Capital Diversified Industries Ltd.
(1976), 30 C.P.R. (2d) 176 (C.A. Ont.).
AVOCATS:
Diane E. Cornish pour la demanderesse.
Michael V. Coyle pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour la
demanderesse.
Thorpe, Buntain, Muttart & Forse, Kentville,
Nouvelle-Écosse, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MACKAY: Il s'agit d'une requête
visant à obtenir une injonction interlocutoire en
attendant que soit instruite une action qui a déjà
été entamée. La requérante sollicite une réparation
en vue d'interdire à l'intimée, jusqu'au procès ou
jusqu'à ce qu'il soit autrement statué sur l'action:
(i) d'offrir d'exécuter, d'exécuter ou d'annoncer
les services liés à la gestion d'un magasin de vente
au détail de vêtements et d'accessoires pour dames
ou d'autres marchandises similaires en liaison avec
les marques de commerce ou les noms commer-
ciaux «Eleanor's» et «Eleanor's Fashion Gallery»;
(ii) d'employer ou d'annoncer les marques de
commerce et noms commerciaux en question ou
toute autre marque de commerce ou tout autre
nom commercial créant de la confusion avec la
marque de commerce et le nom commercial «Elea-
nor A.»;
(iii) de violer l'enregistrement canadien de
marque de commerce n° 563 184;
(iv) d'appeler l'attention du public sur ses services
ou son entreprise de manière à causer de la confu
sion avec les marchandises, les services et l'entre-
prise de la requérante;
Au soutien de l'action et de la présente requête,
la requérante prétend que l'intimée a violé et est
réputée avoir violé le droit exclusif de la requé-
rante à l'emploi, dans tout le Canada, de sa
marque de commerce enregistrée «Eleanor A.» Elle
allègue également que l'intimée a appelé et conti
nue d'appeler l'attention du public sur ses mar-
chandises, ses services et son entreprise de manière
à causer de la confusion entre ses marchandises,
ses services et son entreprise et ceux de la requé-
rante, et que l'emploi par l'intimée des marques de
commerce et des noms commerciaux «Eleanor's» et
«Eleanor's Fashion Gallery» crée de la confusion
avec les marques de commerce enregistrées de la
requérante. Elle affirme en outre que si l'intimée
poursuit ses activités, la requérante subira un pré-
judice irréparable et qu'en ce qui concerne l'in-
jonction interlocutoire sollicitée, la prépondérance
des inconvénients favorise la requérante.
Genèse de l'instance
Depuis le mois de juin 1986, la requérante Elea-
nor A. Consulting Ltd., une compagnie qui a été
constituée en personne morale en Ontario, exploite
un magasin de détail à Kentville, en Nouvelle-
Écosse. Elle vend des vêtements et des accessoires
pour dames, des produits pour le corps, des pro-
duits de beauté et des services d'analyse de cou-
leurs et de mode et de consultation en matière de
produits de beauté. L'entreprise est exploitée sous
le nom commercial de «Eleanor A.» Ce nom com
mercial est fréquemment écrit en script, sur une
ligne horizontale, et apparaît sous cette forme sur
l'enseigne par laquelle la requérante identifie le
magasin dans sa vitrine, ainsi que sur ses cartes
professionnelles, ses communiqués de presse, dans
sa publicité, sur les étiquettes apposées sur les
produits de beauté, et à l'intérieur de la seconde de
deux marques de commerce enregistrées qui est
employée sur les étiquettes volantes fixées sur les
vêtements. La demanderesse [requérante] affirme
que ses marques de commerce sont souvent asso-
ciées à la couleur rose qui est souvent utilisée
comme fond pour la marque de commerce et le
nom commercial. Elle prétend que cette couleur
apparaît dans son magasin, ce que conteste la
secrétaire générale de l'intimée.
La première marque enregistrée par la requé-
rante est la marque «Eleanor A.» (numéro d'enre-
gistrement canadien 346 759), dont l'enregistre-
ment a été demandé en mai 1986 et a été obtenu le
21 octobre 1988, pour être employée en liaison
avec des parfums, des produits de beauté, des
pinceaux à maquillage, des sacs et des accessoires,
des produits pour le corps et l'exploitation de
services d'analyse de couleurs et de consultation en
matière de produits de beauté. Je signale pour
mémoire que, dans le certificat d'enregistrement,
la marque de commerce «Eleanor A.» est inscrite
en lettres majuscules imprimées et non en écriture
script et que le certificat d'enregistrement ne com-
prend pas de dessin pour l'utilisation de la marque
de commerce. La seconde marque de commerce de
la requérante est la marque «Palettes by Eleanor
A.» (numéro d'enregistrement canadien 563 184),
dont l'enregistrement a été demandé en mai 1986
et était encore en instance en juin 1989 lorsque la
présente action a été introduite. Cette seconde
marque a été demandée pour être employée en
liaison avec des vêtements et des accessoires et
pour l'exploitation d'une entreprise d'analyse de
mode, de planification d'emplettes et de garde-
robe personnelles, et de vente au détail de vête-
ments et d'accessoires.
Depuis juin 1986, la requérante offre en vente et
vend, à son magasin de Kentville, des vêtements et
des accessoires pour dames portant plusieurs mar-
ques de commerce différentes. En mai 1987, elle a
lancé ses propres vêtements mode sous ses marques
de commerce. Au début, les marques étaient
employées en liaison avec des tricots, puis, à partir
de juin 1988, en liaison avec des vêtements sport et
de la lingerie pour dames, et, à compter d'octobre
1988, avec des robes. On dit que les deux marques
de commerce ont été utilisées en liaison avec les
vêtements mode en question, auxquels est fixée une
étiquette volante rose portant les marques de com
merce apposées sur chaque vêtement.
Au cours des trois exercices qui se sont écoulés
entre le mois de juillet 1986 et le mois de juin
1989, le chiffre d'affaires de la requérante a
dépassé 63 000 $ au titre des services et des mar-
chandises; il s'établissait à environ 28 000 $ pour le
premier exercice et à plus de 17 000 $ pour le
deuxième et le troisième exercice respectivement.
Les recettes imputables à la vente de vêtements
pour dames représentaient entre 28 et 39 pour cent
du chiffre d'affaires au cours des exercices en
question, ce qui, selon mes calculs, équivaut à
environ 35 % ou 22 000 $ pour toute la période. On
dit que les vêtements et les accessoires qui sont
vendus comprennent du prêt-à-porter arborant dif-
férentes marques de commerce, mais depuis que la
requérante a lancé, en mai 1987, ses propres vête-
ments mode qui font partie intégrante de son
entreprise, les clientes peuvent aussi choisir sur
échantillons des modèles dessinés par la requéran-
te—dont le nombre est relativement restreint—ou
consulter le catalogue de la requérante. Après que
ce choix a été fait, les vêtements sont ensuite
confectionnés sur mesure pour exécuter la com-
mande d'une cliente. Cette sélection fait parfois
suite à une séance de consultation au cours de
laquelle on conseille la cliente au sujet du choix de
couleurs qui lui convient le mieux et au sujet de la
planification de sa garde-robe.
Depuis le mois de mars 1989, l'intimée Eleanor's
Fashions Limited dirige un magasin de détail de
vêtements pour dames à New Minas, à environ 2,5
milles de l'établissement que possède la requérante
à Kentville. L'intimée fait affaire sous le nom
commercial de «Eleanor's Fashion Gallery». On ne
sait pas avec certitude si elle utilise sa raison
sociale enregistrée «Eleanor's Fashions Limited»
pour poursuivre l'un des buts qu'elle s'est assignés
à sa fondation.
La compagnie intimée a été constituée en per-
sonne morale en novembre 1988 sous le régime de
la Companies Act de la Nouvelle-Écosse, R.S.N.S.
1967, chap. 42, modifiée. En décembre de la même
année, l'intimée a fait enregistrer sa raison sociale
«Eleanor's Fashion Gallery» en vertu de la Part
nerships and Business Names Registration Act de
la Nouvelle-Écosse, R.S.N.S. 1967, chap. 225.
Cette raison sociale ou ce nom commercial figure
sur l'enseigne qui identifie l'établissement de l'inti-
mée à New Minas, sur des cartes professionnelles,
des factures et d'autres imprimés commerciaux,
ainsi que dans la publicité et sur les emballages
utilisés par l'intimée. En règle générale, le mot
«Eleanor's» est inscrit en écriture script légèrement
inclinée vers la droite et est souligné, et il est
immédiatement suivi des mots «Fashion Gallery»,
écrits en caractères majuscules d'imprimerie plus
gros sur une ligne horizontale. Le nom est souvent
employé en liaison avec une couleur que la requé-
rante à l'instance qualifie de semblable à la cou-
leur rose qu'elle emploie en liaison avec sa marque
de commerce. L'intimée n'accepte pas cette com-
paraison et nie qu'elle utilise la couleur rose et
affirme qu'elle emploie la couleur prune.
Par contraste avec l'entreprise de la requérante,
l'intimée ne vend que du prêt-à-porter et des acces-
soires pour dames qui sont «griffés». On dit qu'au
moment de l'audition de la présente affaire en
septembre 1989, le magasin contenait plus de
100 000 $ en marchandises. Au cours de ses pre
miers mois d'activité, l'intimée a tiré de la vente de
vêtements pour dames des recettes qui variaient
entre 14 000 $ et 20 000 $ par mois et elle pré-
voyait atteindre un chiffre d'affaires annuel de
240 000 $ pour son premier exercice.
En février 1989, la banque a par erreur débité le
compte de la requérante de frais qui, après
enquête, se sont avérés imputables à une lettre de
crédit délivrée au nom d'une entreprise employant
le nom «Eleanor» qui devait ouvrir ses portes à
New Minas. Au début de mars, la présidente de la
requérante, Eleanor A. Lynch, a appris l'existence
de l'intimée en voyant une publicité dans un jour
nal concernant l'ouverture du magasin de l'intimée
à New Minas. À l'époque, elle craignait qu'une
confusion ne soit créée dans l'esprit des clients au
sujet des deux établissements à cause de l'emploi
du nom «Eleanor» qui est commun aux deux entre-
prises, et qui, soit dit en passant, est le prénom des
dirigeantes des deux personnes morales en cause
en l'espèce. Elle a conclu que ses craintes étaient
fondées lorsque certains clients et amis l'ont félici-
tée de l'ouverture du nouveau magasin, croyant
qu'il s'agissait d'un autre magasin de la compagnie
requérante.
Le 23 mars 1989, l'avocate de la requérante a
écrit à l'intimée une lettre dans laquelle elle a
appelé son attention sur la marque de commerce
enregistrée de la requérante et sur l'emploi du nom
commercial «Eleanor A.». L'avocate a précisé
qu'en utilisant ce nom l'intimée risquait de créer
de la confusion et de violer les droits de la requé-
rante, et elle a instamment demandé à l'intimée de
cesser d'utiliser les noms «Eleanor's» et «Eleanor's
Fashion Gallery». A la suite de l'échec des tentati-
ves de conciliation des parties, la requérante a
introduit la présente action le 7 juin 1989. En
juillet, la présente requête en injonction interlocu-
toire a été déposée.
Dans certains des paragraphes de la déclaration
introductive d'instance, la requérante invoque les
moyens suivants au soutien de la réparation qu'elle
sollicite en vertu de la Loi sur les marques de
commerce, L.R.C. (1985), chap. T-13:
[TRADUCTION] 13. Au moment où la défenderesse a com-
mencé à employer les marques de commerce et les noms
commerciaux «ELEANOR'S» et «ELEANOR'S FASHIONS
GALLERY», elle connaissait l'existence de la marque de com
merce et du nom commercial «ELEANOR A.» de la demande-
resse et elle avait l'intention de profiter de la réputation que la
demanderesse s'était acquise grâce à sa marque de commerce et
à son nom commercial.
14. Les marques de commerce et les noms commerciaux
«ELEANOR'S» et «ELEANOR'S FASHION GALLERY»
que la défenderesse emploie au Canada de la manière alléguée
au paragraphe 12 créent, et créaient à toutes les époques en
cause, de la confusion avec la marque de commerce et le nom
commercial «ELEANOR A.» de la demanderesse.
15. Les marques de commerce et les noms commerciaux
«ELEANOR'S» et «ELEANOR'S FASHION GALLERY»
que la défenderesse emploie au Canada de la manière mention-
née au paragraphe 12 créent, et créaient à toutes les époques en
cause, de la confusion avec la marque de commerce «PALET-
TES BY ELEANOR A.» de la demanderesse.
16. Par les actes mentionnés au paragraphe 12, la défenderesse
a appelé l'attention du public sur son entreprise de détail en
vendant des vêtements et des accessoires pour dames de
manière à causer de la confusion au Canada entre ses marchan-
dises, ses services et son entreprise et ceux de la demanderesse,
en violation des dispositions de l'alinéa 7b) de la Loi sur les
marques de commerce, L.R.C. (1985), chap. T-13.
17. Par les actes mentionnés au paragraphe 14, la défenderesse
a violé, et est réputée avoir violé, les droits exclusifs de la
demanderesse mentionnés au paragraphe 10.
Dans l'action qui n'a pas encore été instruite, la
demanderesse sollicite, à titre de réparation, une
injonction interlocutoire et permanente, des dom-
mages-intérêts ou une reddition de compte des
profits, une ordonnance portant remise et destruc
tion des enseignes et imprimés qui se trouvent en la
possession ou sous l'autorité de l'intimée et qui
portent les noms contestés en l'espèce, ainsi qu'un
jugement déclarant que l'intimée a violé les droits
exclusifs que possède la requérante sur sa marque
de commerce enregistrée «Eleanor A.»
Dans sa requête en injonction interlocutoire, la
requérante invoque les moyens suivants:
[TRADUCTION]
1. La demanderesse a une forte apparence de droit qui lui
permet d'affirmer que la défenderesse a appelé et a l'inten-
tion de continuer à appeler l'attention du public sur ses
marchandises, ses services et son entreprise de manière à
causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au
Canada entre ses marchandises, ses services ou son entre-
prise et ceux de la demanderesse;
2. La demanderesse a une forte apparence de droit qui lui
permet d'affirmer que la défenderesse a violé et continue de
violer le droit exclusif que possède la demanderesse d'em-
ployer dans tout le Canada la marque de commerce »ELEA-
NOR A.» enregistrée sous le numéro 346 759;
3. La demanderesse subira un préjudice irréparable si l'injonc-
tion interlocutoire sollicitée en l'espèce ne lui est pas
accordée;
4. La prépondérance des inconvénients, en ce qui concerne
l'injonction interlocutoire sollicitée en l'espèce, favorise la
demanderesse.
Je constate que dans l'affidavit qu'elle a produit
pour contester la présente requête, la secrétaire,
gestionnaire et dirigeante de la compagnie intimée,
Eleanor Graves, déclare que la seule fois où le mot
«Eleanor's» a été employé sans les mots «Fashion
Gallery» dans le cadre de l'entreprise de l'intimée,
c'était dans une publicité parue dans le journal
local Kentville Advertiser, à la suite d'une erreur
de l'éditeur, qui a par la suite présenté ses excuses.
Le seul emploi que l'intimée fait ou autorise de son
nom est celui du nom intégral «Eleanor's Fashion
Gallery».
À l'audition de la présente requête, l'avocate a
précisé que la requérante prendrait l'engagement
habituel pour répondre des dommages que l'inti-
mée pourrait subir si l'octroi de l'injonction inter-
locutoire était jugé injustifié à l'issue du procès.
De plus, en réponse aux questions posées par l'inti-
mée au sujet de la capacité de la requérante de
respecter cet engagement, l'avocate a déclaré que
la requérante était prête à fournir au besoin un
cautionnement. L'avocat de l'intimée a par ailleurs
précisé que l'intimée s'était engagée à tenir une
comptabilité pour faciliter le calcul des dommages-
intérêts ou une reddition de compte des profits
pour le cas où la demanderesse obtiendrait gain de
cause au procès.
Les dispositions législatives
La réparation sollicitée par la requérante est
fondée sur la Loi sur les marques de commerce, et
en particulier sur l'article 6, l'alinéa 7b) et les
articles 19 et 20, qui disposent:
6. (1) Pour l'application de la présente loi, une marque de
commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une
autre marque de commerce ou un autre nom commercial si
l'emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en
premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque
de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés,
de la manière et dans les circonstances décrites au présent
article.
(2) L'emploi d'une marque de commerce crée de la confu
sion avec une autre marque de commerce lorsque l'emploi des
deux marques de commerce dans la même région serait suscep
tible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques
de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou
louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou
exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces
services soient ou non de la même catégorie générale.
(3) L'emploi d'une marque de commerce crée de la confu
sion avec un nom commercial, lorsque l'emploi des deux dans la
même région serait susceptible de faire conclure que les mar-
chandises liées à cette marque et les marchandises liées à
l'entreprise poursuivie sous ce nom sont fabriquées, vendues,
données à bail ou louées, ou que les services liés à cette marque
et les services liés à l'entreprise poursuivie sous ce nom sont
loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises
ou services soient ou non de la même catégorie générale.
(4) L'emploi d'un nom commercial crée de la confusion avec
une marque de commerce, lorsque l'emploi des deux dans la
même région serait susceptible de faire conclure que les mar-
chandises liées à l'entreprise poursuivie sous ce nom et les
marchandises liées à cette marque sont fabriquées, vendues,
données à bail ou louées, ou que les services liés à l'entreprise
poursuivie sous ce nom et les services liés à cette marque sont
loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises
ou services soient ou non de la même catégorie générale.
(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms
commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le regis-
traire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de
l'espèce, y compris:
a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce
ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont
devenus connus;
b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou
noms commerciaux ont été en usage;
e) le genre de marchandises, services ou entreprises;
d) la nature du commerce;
e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce
ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou
dans les idées qu'ils suggèrent.
7. Nul ne peut:
b) appeler l'attention du public sur ses marchandises, ses
services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisem-
blablement causer de la confusion au Canada, lorsqu'il a
commencé à y appeler ainsi l'attention, entre ses marchandi-
ses, ses services ou son entreprise ou ceux d'un autre;
19. Sous réserve des articles 21 et 32, l'enregistrement d'une
marque de commerce à l'égard de marchandises ou services,
sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le
droit exclusif à l'emploi, dans tout le Canada, de cette marque
de commerce en ce qui regarde ces marchandises ou services.
20. Le droit du propriétaire d'une marque de commerce
déposée à l'emploi exclusif de cette dernière est réputé être
violé par une personne non admise à l'employer selon la pré-
sente loi et qui vend, distribue ou annonce des marchandises ou
services en liaison avec une marque de commerce ou un nom
commercial créant de la confusion. Toutefois, aucun enregistre-
ment d'une marque de commerce ne peut empêcher une
personne:
a) d'utiliser de bonne foi son nom personnel comme nom
commercial;
b) d'employer de bonne foi, autrement qu'à titre de marque
de commerce:
(i) soit le nom géographique de son siège d'affaires,
(ii) soit toute description exacte du genre ou de la qualité
de ses marchandises ou services,
d'une manière non susceptible d'entraîner la diminution de la
valeur de l'achalandage attaché à la marque de commerce.
Prétentions et moyens des parties
La requérante affirme que, tant dans la présente
requête que dans l'action dans laquelle elle sollicite
une injonction permanente, la question centrale est
celle de la confusion créée par l'emploi par l'inti-
mée des noms commerciaux «Eleanor's» et «Elea-
nor's Fashion Gallery» en liaison avec des services
de vente de vêtements pour dames et l'emploi par
la requérante de ses marques de commerce et du
nom commercial «Eleanor A.» en liaison avec ses
marchandises et ses services. L'avocate prétend
que non seulement la requérante est en mesure de
démontrer que la question à trancher est sérieuse,
mais encore qu'elle a une forte apparence de droit
qui lui permet d'affirmer qu'il y a confusion.
Les moyens invoqués par l'avocate au soutien de
cette prétention sont fondés principalement sur la
prémisse que l'emploi par la requérante de la
marque de commerce «Palettes by Eleanor A.» en
liaison avec des vêtements pour dames constitue un
emploi simultané de sa marque de commerce
«Eleanor A.». À titre subsidiaire, elle invoque la
décision Munsingwear, Inc. c. Juvena Produits de
Beauté SA (1985), 5 C.P.R. (3d) 244 (Comm. des
opp.) pour prétendre que les produits de beauté et
les marchandises et services connexes liés à la
marque de commerce «Eleanor A.» et les vêtements
liés au nom commercial de l'intimée font partie de
la même catégorie générale de marchandises et de
services, à savoir la mode féminine. En consé-
quence, l'emploi d'une marque similaire en liaison
avec ce genre d'articles peut créer de la confusion
quant à l'origine de ceux-ci.
L'avocate soutient en outre que l'emploi que
l'intimée fait du mot «Eleanor» est un emploi des
caractéristiques essentielles ou de la quasi-totalité
de la marque de commerce enregistrée «Eleanor
A.». L'ajout des mots descriptifs «Fashion Gallery»
ne permet pas d'éviter la confusion et ne justifie
pas l'emploi que l'intimée fait de la marque de
commerce de la requérante. Elle prétend que le
nom «Eleanor» demeure la caractéristique domi-
nante du nom commercial de l'intimée.
L'avocate prétend qu'il ressort à première vue de
l'ensemble des marques de commerce et des noms
commerciaux en question qu'il y a confusion. La
Cour ne devrait pas analyser en détail les deux
marques pour en déceler les différences. À pre-
mière vue, l'écriture script, le soulignement du mot
«Eleanor» et la couleur qui est employée en liaison
avec le nom commercial de l'intimée contribuent
tous à créer de la confusion et à amener le public
et les clients à associer dans leur esprit les deux
entreprises.
De surcroît, la requérante soumet des éléments
de preuve sous forme d'affidavits à l'appui qui ont
été souscrits par des tiers et d'autres incidents
relatés par la déposante, Eleanor A. Lynch, qui
démontrent, selon elle, qu'il y a effectivement con
fusion. Elle invoque l'arrêt Asbjorn Horgard AIS
c. Gibbs/Nortac Industries Ltd., [1987] 3 C.F. 544
(C.A.) pour prétendre que ces éléments de preuve
sont suffisamment convaincants pour permettre de
conclure à une probabilité de confusion.
Si j'ai bien compris, la requérante soutient
essentiellement qu'en raison de l'emploi que l'inti-
mée fait des noms «Eleanor's» et «Eleanor's Fas
hion Gallery», la requérante possède une forte
apparence de droit qui lui permet d'affirmer que
cet emploi crée de la confusion avec la marque de
commerce enregistrée «Eleanor A.» au sens de
l'article 6 de la Loi sur les marques de commerce,
que cet emploi est interdit par l'alinéa 7b) et qu'il
y a violation présumée au sens de l'article 20. Elle
prétend qu'en soi, la violation d'un droit de pro-
priété dans une marque de commerce enregistrée
constitue un préjudice irréparable dont on ne peut
être indemnisé par des dommages-intérêts. Ce pré-
judice peut se traduire de diverses manières,
notamment par la perte du droit de la requérante à
l'usage exclusif de sa marque de commerce enre-
gistrée, par le fait que la validité de l'enregistre-
ment risque d'être contestée au motif que la
marque n'est pas distinctive, ou par l'autorisation
implicite accordée à l'intimée et à d'autres person-
nes d'employer des marques de commerce qui
ressemblent à celle de la requérante au point de
créer de la confusion. Ce préjudice peut également
se manifester par une perte d'achalandage et de
réputation, ce qui compromet l'existence même de
l'entreprise de la requérante, étant donné que tous
les aspects de son entreprise sont exploités en
liaison avec la marque de commerce «Eleanor A.»
Pour sa part, l'intimée nie que la requérante ait
démontré qu'elle possède une forte apparence de
droit. Cela tient principalement au fait que la
marque de commerce de la requérante, qui est
composée en grande partie d'un prénom commun,
est une marque intrinsèquement faible, qu'elle n'a
pas droit à une protection étendue, et que les
marques de commerce ou les noms commerciaux
peuvent être analysés en détail. Les légères diffé-
rences qui existent dans l'emploi que l'intimée fait
du nom «Eleanor> suffisent pour la distinguer de la
marque de la requérante. L'intimée invoque à
l'appui de sa thèse le jugement Sarah Coventry,
Inc. c. Abrahamian et autres (1984), 1 C.P.R.
(3d) 238 (C.F. lfe inst.).
L'intimée affirme en outre que certains des inci
dents que la requérante qualifie de cas concrets de
confusion ne permettent aucunement de conclure à
la confusion, et que dans la mesure où il peut y
avoir confusion, celle-ci résulte directement du
caractère intrinsèquement faible et non distinctif
de la marque enregistrée de la requérante. Elle
soutient en outre que s'il existe une confusion, elle
ne concerne pas l'origine des marchandises et des
services, ainsi que l'exige l'article 6 de la Loi sur
les marques de commerce. La confusion porte
plutôt sur la marque de commerce et le nom
commercial eux-mêmes.
L'intimée prétend de plus que les deux entrepri-
ses, ainsi que les marchandises qui sont vendues,
sont d'une nature suffisamment différente pour
éviter toute confusion.
Finalement, l'intimée soutient que le principe
dégagé dans l'arrêt NWL Ltd y Woods, [ 1979] 3
All ER 614 (H.L.) s'applique à la présente affaire.
Compte tenu de la nature et de la taille de son
entreprise, de la région géographique et des fac-
teurs financiers en jeu, elle prétend qu'il ne vau-
drait pas la peine de faire passer l'affaire en
jugement, si une injonction était prononcée. De
fait, l'avocat déclare que dans ce cas l'intimée ne
poursuivra pas l'affaire.
Suivant l'interprétation que l'avocat de l'intimée
fait de la jurisprudence, il ressort de cette dernière
que, lorsque le principe de l'arrêt Woods s'appli-
que, le requérant doit établir à tout le moins une
apparence de droit suffisante pour satisfaire au
critère préliminaire applicable en matière d'injonc-
tions. L'avocat affirme qu'en l'espèce, la requé-
rante ne justifie pas d'une apparence de droit
suffisante et qu'elle devrait en conséquence être
déboutée de sa requête.
Finalement, l'avocat affirme que si l'injonction
devait être accordée, l'entreprise de l'intimée ferait
probablement faillite à cause de ce qu'il lui en
coûterait, en réputation et sur le plan financier, si
elle changeait de nom commercial. Il prétend que,
indépendamment de l'engagement qu'elle a pris, la
requérante n'aurait pas les moyens financiers
nécessaires pour indemniser l'intimée de la perte
de son entreprise pour le cas où la requérante
n'obtiendrait pas gain de cause au procès.
Critères applicables en matière d'injonctions
interlocutoires
La Cour est liée par l'arrêt Turbo Resources
Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451
(C.A.), dans lequel le juge Stone, J.C.A. déclare
que le critère préliminaire auquel il doit être satis-
fait en ce qui concerne la délivrance des injonc-
tions interlocutoires dans les affaires de marques
de commerce est le critère de la «question sérieuse
à trancher» et non celui de l'apparence de droit.
Une fois qu'il a été satisfait à ce critère prélimi-
naire, la Cour procède à l'évaluation de la prépon-
dérance des inconvénients, et examine les préten-
tions avancées par chacune des parties au sujet de
la probabilité que le refus ou l'octroi d'une injonc-
tion en cet état de la cause, avant le procès, cause
un préjudice irréparable dont on ne pourrait être
indemnisé par des dommages-intérêts.
À mon avis, ce critère préliminaire n'est pas
modifié par le principe posé dans l'arrêt Woods,
précité, suivant lequel il ne faut pas prononcer une
injonction si cela aurait pour effet de régler le sort
de l'action de façon définitive. Dans l'arrêt Turbo
Resources, aux pages 462-463 et 475-476, le juge
Stone, J.C.A. reconnaît que ce principe s'applique
dans des circonstances exceptionnelles et précise
que le tribunal peut ensuite s'abstenir d'évaluer
plus à fond la prépondérance des inconvénients. Il
ne dit pas que le critère préliminaire est modifié.
Voir également le jugement Syntex Inc. c. Novo-
pharm Ltd. (1989), 26 C.P.R. (3d) 481 (C.F.
1" inst.), à la page 495. Dans l'arrêt Woods,
précité, aux pages 625 et 626, lord Diplock estime
que le principe constitue un élément clé de l'appré-
ciation de la prépondérance des inconvénients, et
non une exception au critère préliminaire.
Il est logique que l'arrêt Woods, qui a été adopté
dans l'arrêt Turbo Resources, ne modifie pas le
critère préliminaire, compte tenu du raisonnement
à la base du rejet du critère de l'apparence de
droit. Le tribunal qui est saisi d'une requête inter-
locutoire n'a pas à résoudre les contradictions de la
preuve quant aux faits ou à trancher d'épineuses
questions de droit. En d'autres termes, le tribunal
ne doit pas statuer sur le fond du litige (voir l'arrêt
Turbo Resources, précité, aux pages 462 et 463).
Le principe posé dans l'arrêt Woods s'accorde avec
cette manière de voir, qui veut qu'on évite de
rendre une décision avant l'instruction des points
litigieux, ce qui, à toutes fins utiles, reviendrait à
statuer sur le fond du litige.
Le critère préliminaire
Pour établir si une demande soulève une qùes-
tion sérieuse à trancher, on examine les actes de
procédure à la lumière des éléments de preuve
présentés (voir l'arrêt Turbo Resources, précité, à
la page 468). En l'espèce, les causes d'action sont
la violation des droits exclusifs sur une marque de
commerce que confère l'article 19 de la Loi sur les
marques de commerce, la violation réputée prévue
à l'article 20, et le passing -off dont il est question
à l'alinéa 7b) de la Loi. La confusion soulève, par
rapport à ces dispositions, d'épineuses questions de
fait et de droit. En l'espèce, il faut déterminer dans
quelle mesure les différences qui existent entre les
marchandises et les services offerts par les parties
ont une incidence sur la probabilité de confusion.
Il faut établir si, par l'emploi qu'elle fait du nom
«Eleanor>, l'intimée utilise la marque de commerce
enregistrée «Eleanor A.» de la requérante ou s'il
s'agit d'un emploi réputé en raison d'une confu
sion. Il échet également de déterminer si la
marque de la requérante est suffisamment connue
pour la rendre distinctive et pour lui donner droit à
une protection étendue, et d'établir si l'intimée
était au courant de l'existence de la marque de
commerce ou du nom commercial de la requérante
lorsqu'elle a commencé à employer son nom com
mercial. On ne peut alors dire que la cause de la
requérante est futile ou vexatoire. Je suis con-
vaincu qu'il s'agit là de questions sérieuses à tran-
cher et la décision qui sera rendue à leur sujet
dépendra des éléments de preuve qui seront pré-
sentés au procès.
Le principe dégagé dans l'arrêt Woods
Comme je l'ai déjà signalé, l'avocat de l'intimée
affirme que si une injonction est prononcée, sa
cliente n'aura plus d'intérêt pour justifier une ins
truction, et en fait, il déclare catégoriquement que
l'intimée ne poursuivra pas l'affaire jusqu'au
procès.
Dans l'arrêt Turbo Resources, précité, à la page
476, le juge Stone, J.C.A. qui cite les propos
formulés par lord Diplock dans l'arrêt Woods,
déclare que le principe s'applique lorsque l'octroi
ou le refus d'une injonction «aurait effectivement
réglé l'action d'une manière définitive en faveur de
la partie qui aurait eu gain de cause dans la
demande, parce que la partie perdante n'aurait
plus eu d'intérêt pour justifier une instruction».
L'application du principe ne dépend pas de la
question de savoir si la partie qui succombe choi-
sira probablement de ne pas faire instruire le litige.
C'est une décision qui est laissée à son apprécia-
tion. Le principe s'applique plutôt lorsque, eu
égard aux circonstances de l'affaire et des élé-
ments de preuve présentés à l'étape interlocutoire,
la partie qui succombe n'aurait rien à gagner si
elle obtenait finalement gain de cause au procès.
À mon avis, les circonstances et les éléments de
preuve qui ont été présentés jusqu'à maintenant ne
justifient pas l'application du principe dégagé dans
l'arrêt Woods. La requérante prétend que si l'in-
jonction interlocutoire qu'elle sollicite en l'espèce
ne lui est pas accordée elle subira un préjudice
irréparable et une perte d'achalandage et de répu-
tation. Elle aurait cependant intérêt à poursuivre
l'affaire jusqu'à l'instruction, tant en raison des
dommages-intérêts qu'elle pourrait obtenir qu'à
cause de l'injonction permanente qui pourrait lui
être accordée, dans le cas où elle obtiendrait
ensuite gain de cause. Quant aux observations
formulées par l'avocat de l'intimée au sujet de la
suite probable des événements si la Cour pronon-
çait une injonction interlocutoire maintenant, le
seul fait de formuler de telles préoccupations n'est
pas suffisant pour faire tomber la présente affaire
sous le coup du principe posé dans l'arrêt Woods.
En l'espèce, on n'a pas présenté de preuve au sujet
des coûts que l'intimée prévoit devoir engager si,
par suite du prononcé d'une injonction interlocu-
toire, elle devait changer ses enseignes, sa papete-
rie et ses imprimés commerciaux. On n'a déposé
aucune preuve au sujet des frais et des difficultés
qu'entraînerait pour l'intimée le fait de devoir
changer son nom ou sa raison sociale. On n'a pas
non plus présenté de preuve démontrant que, dans
le domaine de la vente au détail de vêtements pour
dames, la vente de vêtements griffés dépend à ce
point de son association avec le nom commercial
du détaillant que le changement apporté au nom
du détaillant nuirait sérieusement à la viabilité des
ventes. Finalement, compte tenu des attentes for-
mulées par l'intimée au sujet de la croissance de
son entreprise au cours de son premier exercice, il
serait peut-être grandement dans son intérêt de
faire instruire le litige si elle avait l'impression que
le prononcé d'une injonction à cette étape-ci lui
causerait un préjudice et qu'elle obtenait finale-
ment gain de cause au procès. Je conclus que le
principe dégagé dans l'arrêt Woods ne s'applique
tout simplement pas à la présente affaire.
La prépondérance des inconvénients et le préjudice
irréparable
Dans l'arrêt Turbo Resources, précité, aux
pages 473 et 474, le juge Stone énumère les fac-
teurs dont on doit tenir compte pour évaluer la
prépondérance des inconvénients:
(a) lorsque les dommages-intérêts que le demandeur pourrait
obtenir à l'égard de la poursuite par le défendeur de ses
activités pendant l'instance indemniseraient adéquatement
le demandeur et seraient à la mesure des moyens financiers
du défendeur, l'injonction interlocutoire ne devrait norma-
lement pas être accordée;
(b) lorsque de tels dommages-intérêts n'indemniseraient pas le
demandeur adéquatement mais que des dommages-intérêts
(recouvrables en vertu de l'engagement du demandeur)
suffiraient à compenser le préjudice subi par le défendeur
à la suite de la limitation de ses activités, il n'existerait
aucun motif justifiant le refus d'une injonction interlocu-
toire;
(c) lorsqu'il est douteux que le redressement en dommages-
intérêts pouvant s'offrir à l'une ou à l'autre partie soit
adéquat, il doit être tenu compte de la répartition des
inconvénients;
(d) lorsque les autres facteurs en jeu tendent à s'équilibrer, il
est prudent de prendre des mesures qui préserveront le
statu quo;
(e) lorsque les éléments de preuve présentés avec la requête
font apparaître la cause d'une partie comme beaucoup plus
forte que celle de l'autre, la répartition des inconvénients
pourra être considérée comme favorisant cette première
partie pourvu que les préjudices irréparables subis par les
parties respectivement ne soient pas très disproportionnés;
(g) [sic] d'autres facteurs particuliers qui ne sont pas précisés
peuvent être considérés dans les circonstances particulières
des différentes espèces.
Ces facteurs ne représentent pas des catégories
étanches qui doivent être examinées consécutive-
ment; elles ont plutôt tendance à se chevaucher. La
force d'un des facteurs peut compenser pour la
faiblesse d'un autre. Pourtant, l'un dés facteurs
clés qu'a commencé par exposer le juge Stone,
J.C.A. est que, sauf dans des cas exceptionnels,
l'injonction interlocutoire ne devrait être accordée
que si le requérant peut démontrer que si l'intimé
poursuit ses activités, le requérant subira un préju-
dice irréparable, dont il ne pourra être indemnisé
convenablement par des dommages-intérêts.
Dans la présente requête, on a présenté peu
d'éléments de preuve sur lesquels on pourrait
fonder une conclusion de préjudice irréparable
pour l'une ou l'autre partie, exception faite de la
prétention de la requérante suivant laquelle la
violation ou la violation réputée de sa marque de
commerce enregistrée «Eleanor A.» lui causerait
un préjudice irréparable. Hormis cet important
point litigieux, il me semble qu'en l'espèce, le
préjudice que les activités qu'une partie est suscep
tible de causer à l'autre partie peut être convena-
blement réparé par des dommages-intérêts ou, si la
demanderesse [requérante] obtient gain de cause,
par une reddition de compte des profits, qui
devront être calculés après que tous les éléments de
preuve auront été présentés et examinés au procès.
Cette conclusion dépend toutefois de l'examen
de la prétention de la requérante suivant laquelle
la violation ou la violation réputée de sa marque de
commerce enregistrée «Eleanor A.» crée en elle-
même un préjudice irréparable. Pour les motifs
exposés dans le jugement Syntex Inc. c. Novo-
pharm Ltd., précité, je suis d'avis que l'usage non
autorisé d'une marque de commerce enregistrée
crée un préjudice irréparable. Mais il ne suffit pas
de se contenter d'invoquer la contrefaçon d'une
marque de commerce pour établir l'existence d'un
tel préjudice. À moins qu'elle ne réussisse à
démontrer à cette étape-ci que sa marque de com
merce enregistrée a été contrefaite, la requérante
doit présenter d'autres éléments de preuve établis-
sant un préjudice irréparable pour justifier l'octroi
d'une injonction interlocutoire, indépendamment
des autres facteurs qui entrent en ligne de compte
lors de l'appréciation de la prépondérance des
inconvénients.
Dans les décisions citées par la requérante dans
lesquelles la Cour a conclu que la contrefaçon
avait causé un préjudice irréparable, le contrefac-
teur présumé avait non seulement utilisé la marque
de commerce du requérant, mais il connaissait
aussi cette marque et savait que ses propres actes
constituaient des usages non autorisés qui pou-
vaient fort bien justifier une conclusion de contre-
façon de la part du tribunal (voir: Joseph E.
Seagram & Sons Ltd. c. Andres Wines Ltd.
(1987), 16 C.I.P.R. 131 (C.F. ire inst.); Maple
Leaf Mills Ltd. c. Quaker Oats Co. of Can.
(1984), 2 C.I.P.R. 33 (C.F. lie inst.); Syntex Inc.
c. Novopharm Ltd., précité, aux pages 501 et 508).
En plagiant une marque de commerce ou en
entreprenant une activité alors qu'elle sait que
cette activité risque de constituer une contrefaçon
d'une marque de commerce, une personne prend,
en toute connaissance de cause, le risque de ne pas
violer les droits de propriété d'une autre personne.
Elle s'expose ainsi à ce que le tribunal ajoute
ensuite davantage foi, en cet état de la cause, aux
éléments de preuve permettant de conclure à une
contrefaçon.
Cet élément de connaissance apparaît non seule-
ment dans la jurisprudence citée par la requérante,
mais également dans plusieurs autres affaires de
marques de commerce dans lesquelles on a conclu
que la contrefaçon causait un préjudice irréparable
(voir, par exemple, les jugements Beam of Canada
Inc. c. Arnold Holdings Ltd. (1988), 19 C.P.R.
(3d) 475 (C.F. 1 ` e inst.) et Popsicle Industries Ltd.
c. Ault Foods Ltd. (1987), 17 C.I.P.R. 86 (C.F.
1" inst.). En outre, plusieurs des autres affaires
portant sur la propriété intellectuelle, en matière
de brevets et de droit d'auteur, que j'ai citées dans
le jugement Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. pré-
cité, à l'appui du principe que la contrefaçon peut
constituer en elle-même un préjudice irréparable,
contiennent également l'élément de connaissance.
Par exemple, dans le jugement Imperial Chemical
Industries PLC c. Apotex Inc., [1989] 2 C.F. 608
(i re inst.), l'intimée était un preneur de licence
obligatoire du médicament breveté de la requé-
rante. À la suite d'une modification à la Loi sur
les brevets [S.R.C. 1970, chap. P-4 (mod. par L.C.
1987, chap. 41)], il ne lui était plus possible de
vendre ce médicament pour la consommation au
Canada à titre de preneur de licence obligatoire.
Elle a pourtant continué de le faire. Dans le juge-
ment Universal City Studios, Inc. c. Zellers Inc.,
[1984] 1 C.F. 49 (1" inst.), la violation du droit
d'auteur concernait une poupée E.T. contrefaite.
Lorsqu'un article ressemble à un autre article pro-
tégé par le droit d'auteur au point d'être qualifié
de contrefait, on peut présumer que le plagiat et la
contrefaçon étaient délibérés.
En l'espèce, la requérante allègue au paragraphe
13 de sa déclaration qu'«Au moment où la défen-
deresse a commencé à employer les marques de
commerce et les noms commerciaux "Eleanor's" et
"Eleanor's Fashions Gallery", elle connaissait
l'existence de la marque de commerce et du nom
commercial "Eleanor A." de la demanderesse et
elle avait l'intention de profiter de la réputation
que la demanderesse s'était acquise grâce à sa
marque de commerce et à son nom commercial.»
Cette allégation n'est appuyée d'aucun élément de
preuve tendant à démontrer une connaissance de la
part de l'intimée, sauf la «mise en demeure»
envoyée par l'avocate de la requérante le 23 mars
1989 après que l'intimée eut terminé la planifica-
tion et les préparatifs de son entreprise, lesquels
ont dû commencer au plus tard à la date de sa
constitution en personne morale en novembre
1988, et après avoir vraisemblablement commencé
ses activités au début de mars. La présidente de la
requérante explique dans son affidavit les divers
moyens qui ont été utilisés pour faire la publicité
de l'entreprise à Kentville depuis 1986 et cela
pourrait amener, après l'instruction des points liti-
gieux, à conclure que l'intimée connaissait déjà la
marque de la requérante, mais je ne puis, à cette
étape-ci, tirer une telle conclusion.
À mon avis, le requérant est tenu de démontrer
que lorsqu'il a commencé ses activités, le contre-
facteur présumé savait que ses actes pouvaient
constituer une contrefaçon, ou encore qu'il pla-
giait. Ce n'est que dans ce cas qu'on peut dire qu'il
a pris un risque en toute connaissance de cause.
Tant dans la décision Maple Leaf Mills que
dans le jugement Syntex, précités, sur lesquels la
requérante se fonde, le tribunal a accordé une
injonction interlocutoire alors que la marque de
commerce enregistrée de la requérante était
connue de l'intimée, qui avait choisi de l'employer,
en prenant en toute connaissance de cause le risque
que la marque soit jugée invalide ou que la contre-
façon ne soit pas découverte. Dans le jugement
Seagram, précité, que la requérante invoque aussi,
la marque de commerce enregistrée n'a pas été
plagiée ou utilisée intégralement, mais là encore, il
y avait des éléments de preuve tendant à démon-
trer que l'intimée connaissait la marque lorsqu'elle
avait commencé à utiliser sa propre marque ou son
propre nom en se servant d'une grande partie de la
marque enregistrée.
En l'espèce, je conclus qu'à cette étape-ci, rien
ne permet de penser que l'intimée connaissait la
marque de commerce ou le nom commercial de la
requérante ni même qu'elle était au courant de son
existence à l'époque en cause, c'est-à-dire avant
que l'intimée ne commence ses activités en utili-
sant le nom commercial qu'elle a adopté.
On ne nous a pas non plus présenté d'éléments
de preuve ou d'allégations au sujet de l'emploi par
l'intimée de la marque de commerce enregistrée
«Eleanor A.» Les circonstances sont différentes de
celles des affaires Maple Leaf Mills et Syntex,
précitées. Elles s'apparentent davantage à celles du
jugement Seagram, précité, dans lequel le juge
Cullen a conclu que des caractéristiques essentiel-
les de la marque de commerce enregistrée avaient
été utilisées, même si cet emploi ne constituait pas
un plagiat. J'estime toutefois que le manque d'élé-
ments de preuve, à cette étape-ci, quant à la
connaissance qu'aurait eue l'intimée à l'époque en
cause nous empêche d'affirmer qu'en l'espèce l'in-
timée a pris en toute connaissance de cause un
risque en employant son nom commercial et que ce
manque d'éléments de preuve suffit pour qu'on
établisse une distinction entre la présente affaire et
l'espèce Seagram. D'ailleurs, dans cette dernière
affaire, les marchandises arborant la marque qui
contrefaisait une marque enregistrée étaient ven-
dues par l'entremise des mêmes points de vente, en
l'occurrence des magasins provinciaux de vente au
détail d'alcool, que ceux où étaient vendues les
marchandises de la requérante sur lesquelles appa-
raissait sa marque enregistrée.
À mon avis, à cette étape-ci, la preuve ne permet
pas de conclure que le droit de propriété exclusif
que possède la requérante en vertu de l'article 19
de la Loi est violé par les activités de l'intimée qui
sont à l'origine de la présente requête, et la requé-
rante n'a donc pas établi que des actes qui consti
tuent de toute évidence une violation de ses droits
lui causent un préjudice irréparable.
Il nous reste à examiner les prétentions essen-
tielles de la requérante, qui affirme qu'il y a en
l'espèce violation réputée de ses droits au sens de
l'article 20 de la Loi, en raison de l'emploi par
l'intimée d'une marque de commerce ou d'un nom
commercial créant de la confusion, et qu'une viola
tion de cette sorte permet de conclure que la
poursuite des activités de l'intimée causerait un
préjudice irréparable à la requérante. La requé-
rante invoque aussi la confusion présumée pour
prétendre que l'intimée à l'instance a violé l'alinéa
7b) de la Loi.
L'article 6 de la Loi porte sur les marques de
commerce et les noms commerciaux qui créent de
la confusion. Dans toutes les circonstances qui y
sont énumérées pour déterminer si une marque ou
un nom crée de la confusion, le critère consiste à se
demander si l'emploi de la marque de commerce
ou du nom commercial serait susceptible de faire
conclure que les marchandises liées à cette marque
sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées,
ou que les services liés à cette marque sont loués
ou exécutés, par la même personne, que ces mar-
chandises ou ces services soient ou non de la même
catégorie générale. Comme nous l'avons déjà
signalé, l'intimée à l'instance prétend, en ce qui
concerne les éléments de preuve de confusion pré-
sentés dans les affidavits produits à l'appui de la
présente requête, que si ceux-ci sont indicatifs
d'une confusion, celle-ci ne porte nullement sur
l'origine des marchandises vendues par les parties
à l'instance, mais seulement sur leurs marques de
commerce et leurs noms commerciaux eux-mêmes.
Comme nous l'avons également déjà fait remar-
quer, la requérante prétend que la preuve présen-
tée permet de conclure que l'intimée emploie des
marques ou des noms qui créent de la confusion
avec la marque de commerce enregistrée de la
requérante, «Eleanor A.»
La question de l'emploi d'une marque de com
merce ou d'un nom commercial d'une manière qui
est susceptible de causer de la confusion avec une
autre marque de commerce soulève d'épineuses
questions de fait et de droit qui ne peuvent être
facilement réglées avant la tenue d'un procès, tant
que le juge du fond n'aura pas examiné tous les
éléments de preuve et toutes les prétentions. Le
paragraphe 6(5) de la Loi énonce les principaux
facteurs dont il faut tenir compte parmi «toutes les
circonstances de l'espèce». Il est utile de revoir
brièvement ces facteurs et certains des points liti-
gieux que soulève la preuve par affidavit présentée
à cette étape-ci. Voici ces facteurs principaux:
a) Le caractère distinctif inhérent des marques
de commerce ou noms commerciaux, et la
mesure dans laquelle ils sont devenus connus.
Pour évaluer ce facteur dans le cas qui nous
occupe, il faut tirer des conclusions au sujet de
la protection à accorder à une marque de com
merce qui est composée en grande partie d'un
prénom de femme commun et au sujet des élé-
ments de preuve relatifs à l'usage répandu de la
marque ou du nom en fonction de la prétention
de la requérante qui affirme, en ce qui concerne
les vêtements pour dames, que sa seconde
marque de commerce enregistrée, «Palettes by
Eleanor A.», qui est employée en liaison avec ses
vêtements griffés, constitue un emploi d'une pre-
mière marque de commerce, la marque «Eleanor
A.» Il faut également tenir compte de la publi-
cité qu'a faite la requérante, dont une grande
partie a porté sur ses produits de beauté et ses
services d'analyse de couleurs, pour établir la
mesure dans laquelle son nom est devenu connu,
compte tenu en particulier des recettes modestes
qu'elle a réalisées sur une période de trois ans, et
notamment des recettes attribuables aux ventes
de vêtements pour dames.
b) La période pendant laquelle les marques de
commerce ou les noms commerciaux ont été en
usage.
Sur cet aspect relativement simple, on peut
tirer certaines conclusions au sujet de l'emploi
que la requérante a fait de ses marques de
commerce enregistrées et peut-être certaines
inférences sur l'emploi que l'intimée fait de son
nom commercial. Il se peut qu'on doive tirer une
conclusion au sujet de l'emploi que la requérante
fait de sa marque de commerce «Eleanor A.» à
l'intérieur de la marque «Palettes by Eleanor
A.», en liaison avec la vente de vêtements et
d'accessoires pour dames. La preuve n'est pas
complète ou précise à cette étape-ci, même en ce
qui concerne la durée de l'utilisation de son nom
par l'intimée. Bien qu'il soit possible que la Cour
puisse présumer qu'une marque qui est en usage
depuis longtemps s'est acquise la réputation et
l'achalandage que la Loi vise à protéger (voir:
Cochrane-Dunlop Hardware Ltd. v. Capital
Diversified Industries Ltd. (1976), 30 C.P.R.
(2d) 176 (C.A. Ont.), à la page 185), cette
présomption ne tient pas lorsqu'il existe des
éléments de preuve contraires. Même si l'emploi
vraisemblablement plus long que la requérante a
fait de sa marque de commerce aurait tendance
en l'espèce à favoriser une inférence que la
requérante s'est solidement implantée et qu'elle
s'est acquise une réputation et un achalandage,
quelle importance doit-on accorder à une telle
inférence, qui repose sur les recettes limitées que
la requérante a réalisées avec ses ventes de
vêtements, compte tenu du volume de ventes
beaucoup plus important que l'intimée a obtenu
au cours de ses premiers mois d'activité?
c) Le genre de marchandises, services ou
entreprises.
En l'espèce, la Cour doit comparer les activi-
tés exercées par les deux parties en ce qui con-
cerne la vente des marchandises et des services.
Il peut être utile de déterminer si elles font
partie de la même catégorie générale, car même
si l'article 6 de la Loi dispose qu'il n'est pas
nécessaire qu'elles le soient, dans le cas con-
traire, la prétention de l'intimée suivant laquelle
il n'existe pas de confusion au sujet de l'origine
des marchandises ou des services peut avoir une
plus grande valeur. Bien que les deux parties
puissent être considérées comme servant les inté-
rêts de la mode féminine, la probabilité de con
fusion concerne-t-elle davantage les clients éven-
tuels que les autres citoyens? Il est peu probable
que la clientèle trouve une similitude entre les
vêtements griffés et les accessoires de l'intimée
et les créations, les produits de beauté et les
services connexes de la requérante.
d) La nature du commerce.
Bien que les deux parties exploitent des entre-
prises de détail qu'on peut généralement quali
fier d'entreprises spécialisées dans la mode fémi-
nine, les différences, s'il en est, dans la clientèle
qui est recherchée et qui est desservie par cha-
cune peut avoir une certaine importance.
e) Le degré de ressemblance entre les marques
de commerce ou les noms commerciaux dans la
présentation ou le son, ou dans les idées qu'ils
suggèrent.
Ce facteur pourrait peut-être être évalué à
cette étape-ci mais seule la requérante a abordé
cette question lors des débats.
Cet examen superficiel des principaux facteurs à
évaluer lorsqu'on examine une demande dans
laquelle on prétend qu'un emploi crée de la confu
sion nous permet de constater qu'il y a plusieurs
points sur lesquels la preuve et les plaidoiries ne
sont pas encore complètes. C'est l'essentiel de la
thèse de la requérante telle qu'elle a été exposée
jusqu'à maintenant. Certains de ces facteurs pour-
raient être évalués à cette étape-ci plus facilement
que d'autres, mais, dans l'ensemble, les facteurs
pertinents n'ont pas encore été examinés à fond
dans la preuve et dans les plaidoiries. J'en arrive à
la conclusion qu'au lieu d'essayer de fonder cette
évaluation sur des inférences, ce qui préjugerait les
points litigieux qui sont cruciaux en ce qui con-
cerne les moyens invoqués pour obtenir la répara-
tion sollicitée en l'espèce, il est préférable de lais-
ser ces questions au juge du fond.
À cette étape-ci, les éléments de preuve invoqués
au sujet de la confusion sont insuffisants pour
justifier une conclusion de violation réputée au
sens de l'article 20 de la Loi. Ainsi donc, pour ce
qui est de la présente instance interlocutoire, je
conclus qu'on ne peut présumer que la requérante
subirait un préjudice irréparable, malgré les asser
tions que la requérante a avancées au sujet de la
probabilité d'un tel préjudice, vu l'absence de
preuve au sujet du préjudice allégué. Ainsi donc,
sur la question du préjudice irréparable, les préten-
tions de la requérante ne m'ont pas convaincu
qu'elle subirait un préjudice irréparable si la répa-
ration interlocutoire ne lui était pas accordée.
Dispositif
Je suis forcé de conclure que toute perte que
l'une ou l'autre partie pourrait subir d'ici le procès
peut être adéquatement réparée par des domma-
ges-intérêts. Il ne convient pas en l'espèce de pro-
noncer une injonction interlocutoire.
Pour en venir à cette conclusion, il est sans
intérêt que j'examine les autres points qui ont été
soulevés au sujet des facteurs dont il faut tenir
compte pour évaluer la prépondérance des inconvé-
nients, c'est-à-dire la nécessité de préserver le statu
quo et l'importance des arguments plus solides que
la requérante prétend posséder, même s'il se peut
que le juge du procès doive se prononcer sur ces
questions.
Lors de l'audition de la présente affaire, l'avocat
a déclaré que l'intimée avait déposé un engage
ment et qu'elle était prête à tenir une comptabilité
au sujet de son entreprise jusqu'à ce que l'affaire
soit tranchée au procès, afin de mettre à la disposi-
tion de la Cour des registres permettant d'évaluer
les dommages-intérêts ou de rendre compte des
profits, si une réparation de ce genre était finale-
ment octroyée à la requérante. L'ordonnance
déboutant la requérante de sa requête enjoindra à
l'intimée de se conformer à cet engagement.
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