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T-2758-90
Gerard O'Sullivan (demandeur)
c .
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
RÉPERTORIA' O'SULLIVAN C. M.R.N. (Ire INST.)
Section de première instance, juge Muldoon— Toronto, 9 juillet; Ottawa, 12 août 1991.
Droit constitutionnel Charte des droits Préambule Reconnaissance de la suprématie de Dieu Le préambule ne transforme pas le Canada en une théocratie Tous ceux gui croient en Dieu sont protégés Le Canada n'est pas un Etat athée comme l'était l'U.R.S.S. Le Canada demeure un État laïque.
Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fonda- mentales Conscience et religion Le contribuable voulait retenir la portion de l'impôt sur le revenu qui sert à financer des avortements en raison de la violation de sa liberté de cons cience et de religion L'argument relatif à l'absence de lien (auquel la C.A.F. a souscrit dans Prior c. Canada) est rejeté L'opposition aux lois et aux projets gouvernementaux s'ex- prime lors des élections, au Parlement et devant les tribunaux L'obligation de payer des impôts dont une portion sert à financer des avortements peut porter atteinte à la liberté de religion mais elle est justifiée par l'art. premier de la Charte.
Impôt sur le revenu Le contribuable a retenu la somme de 50 $ au motif que l'utilisation de l'argent des contribuables pour financer des avortements «ne peut être justifiée par aucune méthode de cotisation fiscale» Appel interjeté contre l'ordonnance radiant la déclaration dans l'appel par voie de procès de novo interjeté contre une décision de la Cour de l'impôt Mention du préambule de la Charte qui reconnaît la suprématie de Dieu Le contribuable prétend qu'on a porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l'art. 2 de la Charte L'argument relatif à l'absence de lien, auquel la Cour fédérale a souscrit dans Prior c. Canada, a été rejeté en tant que sophisme de la part des avocats L'obligation de payer des impôts dont une portion sert à financer des avorte- ments porte atteinte à la liberté de religion mais est justifiée par l'art. premier de la Charte.
Pratique Parties Qualité pour agir Le contribuable interjette appel par voie de procès de novo contre la décision par laquelle la Cour de l'impôt a refusé la somme de 50 $ qu'il a retenue au motif que l'utilisation de l'argent des contri- buables pour financer des avortements n'est justifiée par aucune méthode de cotisation fiscale Mention de la décision rendue par la C.A.F. dans l'arrêt Optical Recording qui semble mettre le M.R.N. à l'abri de tout contrôle judiciaire dans certaines circonstances Mention d'arrêts sur la qualité pour contester la constitutionnalité des lois Le contribuable a qualité pour demander une déclaration générale de la nature
d'une interprétation constitutionnelle et pour le faire dans le cadre de l'appel qu'il a interjeté de sa cotisation d'impôt.
Il s'agit d'un appel interjeté contre l'ordonnance par laquelle le protonotaire adjoint a radié la déclaration du contribuable parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action. L'action principale était un appel interjeté contre la décision par laquelle la Cour de l'impôt a rejeté la demande du contri- buable de retenir la somme de 50 $ de son impôt sur le revenu, cette somme représentant les impôts qui, par le truchement des paiements de transfert et des systèmes de santé provinciaux, servent à financer des avortements.
Jugement: l'appel devrait être rejeté.
Le contribuable a qualité pour intenter une action, que la Cour a compétence pour instruire, en vue d'obtenir une décla- ration de la nature d'une interprétation constitutionnelle. En tant que contribuable, il a qualité pour demander cette interpré- tation dans le cadre d'un appel interjeté contre sa cotisation d'impôt. On ne doit pas barrer la route à des demandeurs dans des demandes constitutionnelles en dressant de vains obstacles de procédure. Le demandeur satisfait au critère relatif à l'inté- rêt requis pour demander que la loi soit déclarée inconstitution- nelle énoncé par la Cour suprême dans l'arrêt Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, à savoir que la ques tion du caractère invalide de la loi se pose sérieusement, que le demandeur a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour.
La reconnaissance de la suprématie de Dieu dans le préam- bule de la Charte empêche le Canada de devenir un État offi- ciellement athée; elle ne l'empêche pas d'être un État laïque. Un État laïque ne s'occupe pas de religion, à une exception près: il est obligé d'intervenir pour empêcher des pratiques fondées sur des croyances religieuses qui font du tort à autrui physiquement ou mentalement, ou portent atteinte aux droits garantis à autrui par la Constitution. L'histoire des brutalités commises au nom de la religion montre que le caractère résolu- ment laïque de l'État est l'assise solide de la sécurité de cha- cun, y compris de la protection des croyances religieuses. L'État laïque n'est pas tenu de favoriser toutes les expressions de la liberté de conscience ou de religion, ni autorisé à le faire. La liberté de religion qui est garantiear l'alinéa 2a) de la Charte signifie non seulement que l'État ne peut y porter atteinte, mais aussi qu'il doit la protéger. Il est probable que l'obligation légale de payer des impôts qui sont utilisés d'une manière qui porte atteinte aux croyances religieuses du contri- buable empiète sur sa liberté de religion, mais cette obligation est justifiée par l'article premier de la Charte. L'argument selon lequel il n'y a pas de lien entre les programmes gouver- nementaux et la participation de chaque contribuable à ces pro- grammes—auquel la Cour d'appel fédérale a souscrit dans l'ar- rêt Prior—n'est rien de plus qu'un sophisme de la part des avocats. Ce lien est réel. Le contribuable a toutefois des moyens licites de manifester son opposition à des programmes qui ne lui conviennent pas, notamment le droit de vote, les poursuites en justice et les manifestations de dissidence légi- times. Comme il est tenu par la loi de payer des impôts, l'utili- sation qui est faite des sommes perçues en impôt ne saurait
peser sur sa conscience lorsqu'il s'agit d'utilisations aux- quelles il s'oppose.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], préambule, art. 1, 2a), 7, 11d), 28.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, s. 251 (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 93, art. 22.1).
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 174, 175(1)b), 223.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.
Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63. Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 419.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Optical Recording Corp. c. Canada, [1991] 1 C.F. 309; (1990) 90 DTC 6647; 116 N.R. 200 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; (1974), 43 D.L.R. (3d) 1; 1 N.R. 225; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 63 O.R. (2d) 281; 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1; R. c. Ingebrigtron (1990), 114 N.R. 381 (C.A.C.M.); Prior c. Canada, [1988] 2 C.F. 371; [1988] 1 C.T.C. 241; (1988), 88 D.T.C. 6207; 18 F.T.R. 227 (1« inst.) confirmé (1989), 44 C.R.R. 110; [1989] 2 C.T.C. 280; 89 D.T.C. 5503; 28 F.T.R. 240; 101 N.R. 401 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Reed c. Canada, [1989] 3 C.F. 259; (1989), 41 C.R.R. 371; [1989] 2 C.T.C. 192; 89 DTC 5230 (1« inst.); R. v. Fosty, [1989] 2 W.W.R. 193; (1989), 55 Man. R. (2d) 289; 46 C.C.C. (3d) 449; 68 C.R. (3d) 382; 41 C.R.R. 20 (C.A. Man.); R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; Renvoi relatif
au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148.
AVOCATS:
Paul Vandervet pour le demandeur. Livia Singer pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Vandervet Karkkainen, Brantford (Ontario), pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: La présente espèce appelle des observations très sérieuses au sujet de la nature du Canada et de la question de savoir s'il doit être quali- fié juridiquement et constitutionnellement d'État athée, laïque ou théocratique. En fait, la Cour est sai- sie en l'espèce d'un appel par voie de procès de novo que le demandeur a interjeté contre la décision par laquelle le juge Mogan de la Cour de l'impôt a rejeté son appel inscrit au greffe sous le no 90-691 (IT). S'appuyant sur la plupart des nombreux motifs pré- vus à la Règle 419 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], la Couronne a demandé par voie de requête que soit radiée la déclaration du deman- deur qui avait eu recours à ce moyen pour en appeler de la décision de la Cour de l'impôt, en alléguant:
[TRADUCTION] a) que la déclaration ne révèle aucune cause rai- sonnable d'action aux termes de l'alinéa 419(1)a) ... ; et
b) que la déclaration n'est pas essentielle ou qu'elle est redon- dante, qu'elle est scandaleuse, futile ou vexatoire, ou qu'elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la Cour aux termes des alinéas 419(1)b),c) et j) . . ,
c) que la Cour [fédérale] n'a pas compétence pour accorder le redressement demandé.
La requête de la Couronne a été accueillie par le pro- tonotaire adjoint, M. Peter A. K. Giles, qui a ordonné la radiation de la déclaration du demandeur en s'abs- tenant toutefois d'employer quelque adjectif péjoratif que ce soit. Le demandeur interjette maintenant appel de l'ordonnance du protonotaire.
Lorsqu'il a produit sa déclaration d'impôt sur le revenu de 1988, M. O'Sullivan [ci-après appelé le contribuable] a calculé son impôt et a versé la somme
due moins 50 $, montant qu'il a retenu pour la raison indiquée dans une lettre jointe à ladite déclaration d'impôt:
[TRADUCTION] Cet argent sera gardé en fidéicommis pour pro tester solennellement contre l'utilisation de l'argent du contri- buable pour financer le meurtre d'enfants non encore nés.
Dans son avis d'appel auprès de la Cour de l'impôt, le contribuable a déclaré que le but premier de son appel était le suivant:
[TRADUCTION] L'utilisation de l'argent des contribuables pour financer le meurtre, chaque année, d'environ 100 000 enfants non encore nés constitue une violation flagrante de la loi et ne peut être justifiée par aucune méthode de cotisation fiscale.
Vu la somme de 50 $ qui a été retenue, il est inexact de dire, comme la Couronne l'a fait antérieu- rement, que le contribuable ne cherche pas à faire modifier son revenu imposable tel qu'il a été établi. En réalité, le contribuable prétend que la dernière portion de 50 $ d'impôt qu'il aurait par ailleurs verser est trop considérable pour qu'il transige avec sa conscience eu égard à l'utilisation de cette somme pour financer [TRADUCTION] «le meurtre d'enfants non encore nés». A l'évidence, le contribuable ne fait pas allusion aux générations futures; il désigne claire- ment les humains encore à l'état de foetus qui meu- rent durant l'interruption de grossesse de leur mère.
Vu la définition de l'expression «être humain» adoptée par le Parlement à l'article 223 du Code cri- minel [L.R.C. (1985), chap. C-46], certains peuvent critiquer l'expression «humain à l'état de foetus», mais comme de raison le prédécesseur de l'être humain selon l'article 223 est un «enfant» ou, pour- rait-on dire tout aussi logiquement, un bébé, un nour- risson ou un foetus, par opposition à un adolescent ou à un adulte. Ce n'est pas un porc ni un chiot. Les avorteurs qui suppriment des foetus sont des humains qui tuent des membres de leur propre espèce. Il semble évident que c'est l'opinion du contribuable sur l'avortement, et qu'elle repose sur une croyance religieuse que le procureur de la Couronne en l'es- pèce a qualifiée d'indubitablement «sincère». Son fondement est le commandement religieux que cer- tains adolescents et certains adultes iraient jusqu'à appliquer aux porcs et aux chiots, mais qui s'applique certainement aux humains: «Tu ne tueras pas». Le fait que le Parlement prétende définir par une disposi tion législative ordinaire (paragraphe 223(1) du Code
criminel) à quel moment des fils et des filles à l'état de foetus, les enfants de parents authentiquement humains, deviennent des être humains n'est pas une question directement litigieuse en l'espèce, mais c'est manifestement un élément fondamental des croyances religieuses du contribuable. Cette question mérite un examen plus approfondi, mais il convient d'abord de trancher la question relative à la compé- tence de la Cour.
Il ne fait aucun doute que le contribuable a qualité pour saisir la Cour de la question soulevée en l'es- pèce. Comme elle l'avait fait précédemment, la Cou- ronne a soutenu que la Cour de l'impôt (et partant, selon toute vraisemblance, la présente Cour, siégeant en appel de la première) était dépourvue de compé- tence. Le juge de la Cour de l'impôt qui a entendu l'appel du contribuable a pris note de l'objection de la Couronne: ou bien il n'a pas statué sur celle-ci, ou bien il a jugé que réponse y avait été donnée lorsque le contribuable [TRADUCTION] «a alors déclaré orale- ment qu'il voulait qu'on diminue son obligation fis- cale fédérale de 1 $ comme preuve de la violation de sa conscience».
On ne voit pas tout à fait clairement dans les motifs du juge Mogan comment celui-ci a tranché ce point. De toute façon, la Section d'appel de la pré- sente Cour a récemment émis des doutes sur la ques tion dans Optical Recording Corp. c. Canada, [1991] 1 C.F. 309, arrêt dans lequel la Cour semble mettre le ministre du Revenu national à l'abri de tout contrôle judiciaire demandé par un contribuable ou de toute autre poursuite ne respectant pas les stricts para- mètres et voies d'appel prévus dans la Loi de l'impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, chap. 63]. Tout en s'efforçant de formuler son appel en respectant ces limitations, le contribuable en profite, apparemment sans l'aide d'un avocat, pour attirer l'attention de la Cour sur l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], qui proclame la suprématie de la Constitution sur les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Même s'il prétend qu'une disposition légis- lative l'obligeant à verser des sommes que l'État dépense en partie à des fins d'avortement est incons- titutionnelle au motif, comme il l'affirme, qu'elle porte atteinte à sa liberté fondamentale de conscience
et de religion, il a docilement recours à ce qui peut maintenant être la seule voie d'appel à sa disposition si, effectivement, la décision rendue par la Section d'appel, (aux pages 319 321) dans l'arrêt Optical Recording met le ministre, et l'application de la Loi de l'impôt sur le revenu, à l'abri de tout contrôle judi- ciaire. En revanche, ce jugement n'empêche personne de tenter d'obtenir un jugement déclaratoire contre le gouvernement du Canada.
Néanmoins, la qualité pour agir du contribuable en l'espèce est le locus classicus pour le genre de redres- sement qu'il demande. Avant la décision majoritaire rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt de principe Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138, la situation était telle qu'on l'a décrite dans cet arrêt aux pages 144 et 145:
[mRADucrioN] A mon avis, le principe énoncé dans l'arrêt Smith [publié à [1924] R.C.S. 331] est un principe d'applica- tion générale. Ce principe veut qu'un citoyen n'a pas état ni qualité pour contester la constitutionnalité d'une loi du Parle- ment dans une action de ce genre à moins qu'il soit particuliè- rement touché ou exceptionnellement lésé par la loi ... Le fait que l'impôt du demandeur et celui de tous les contribuables du Canada sera augmenté par suite de la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles n'est pas, à mon avis, suffisant pour constituer un dommage ou un préjudice spécial au demandeur de manière à lui permettre d'intenter cette action.
Je crois que des raisons valables motivent cette conclusion. Si tout contribuable pouvait intenter une action pour détermi- ner la validité d'une loi qui comporte des dépenses de deniers publics, ceci amènerait, à mon avis, de sérieux inconvénients et une atteinte à l'ordre public. Je crois que c'est la raison pour laquelle le demandeur n'a pu trouver aucun précédent canadien ou anglais pour appuyer la position qu'il avance.
De toute évidence, dans la présente espèce, le contri- buable s'estime à la fois «particulièrement touché ou exceptionnellement lésé» en raison de la liberté de conscience et de religion que lui garantit la Constitu tion; pour d'autres, peut-être bon nombre de ses core- ligionnaires, il est dans la même situation fiscale que toute autre personne pour qui les circonstances ne revêtent aucun caractère particulier ou exceptionnel.
L'arrêt Thorson est un arrêt de principe parce qu'il a amorcé une tendance jurisprudentielle qui a fait de la qualité pour contester la constitutionnalité d'une loi quelque chose d'assez facile à obtenir. Les juges majoritaires y ont énoncé ces principes:
Quant à moi, une considération plus importante, mais qui est de l'autre côté de la question, est de savoir si une question de
constitutionnalité devrait être mise à l'abri d'un examen judi- ciaire en niant qualité pour agir à quiconque tente d'attaquer la loi contestée. C'est là, à mon avis, la conséquence des juge- ments des cours d'instance inférieure en l'espèce. La question de fond soulevée par l'action du demandeur est de la compé- tence des tribunaux; et, prima facie, il serait étrange et même alarmant qu'il n'y ait aucun moyen par lequel une question d'abus de pouvoir législatif, matière traditionnellement de la compétence des cours de justice, puisse être soumise à une décision de justice. [A la page 145.]
La question de la constitutionnalité des lois a toujours été dans ce pays une question réglable par les voies de justice. Une tentative du Parlement ou d'une législature de fixer des condi tions préalables au règlement d'une question de constitutionna- lité de loi, en exigeant le consentement de certains fonction- naires publics ou de certaines autorités publiques, ne peut empêcher l'accès aux cours de justice pour la simple raison que les conditions ne sont pas remplies: Electrical Develop ment Co. of Ontario v. Attorney General of Ontario ([1919] A.C. 687), B.C. Power Corp. Ltd. c. B.C. Electric Co. Ltd. ([1962] R.C.S. 642). Les cours de justice devraient-elles alors s'empêcher elles-mêmes de statuer en fixant des règles strictes sur la qualité pour agir, quelle que soit la nature de la loi dont la validité est mise en doute? [Aux pages 151 et 152.]
Je reconnais que toute tentative de déterminer la qualité pour agir, dans une action de contribuable fédéral, d'après la charge fiscale ou la dette qui résultera probablement d'une dépense illégale, par analogie avec un des motifs donnés pour sanction- ner les actions de contribuables municipaux, est aussi irréelle que dans les affaires de contribuable municipal. A coup sûr l'intérêt d'un contribuable fédéral peut être aussi important que celui d'un contribuable municipal à cet égard. Ce n'est pas le seul gaspillage allégué de deniers publics qui étayera la qualité pour agir mais plutôt le droit des citoyens au respect de la constitution par le Parlement, quand la question que soulève la conduite du Parlement est réglable par les voies de justice en tant que question de droit. [Aux pages 162 et 163.]
La majorité des juges de la Cour suprême a donc con- clu, «à en juger de façon discrétionnaire», que l'appe- lant devrait avoir le droit de faire décider au fond la poursuite qu'il a intentée.
C'est également ce qui a été décidé, de nouveau par une majorité de juges, dans l'arrêt Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575. Le juge Martland a rendu le jugement au nom de la majorité, composée des juges Ritchie, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et de lui- même; le juge en chef Laskin et le juge Lamer (alors juge puîné) étaient dissidents. M. Borowski, qui défendait un point de vue pratiquement identique à celui du contribuable, a obtenu qualité pour agir.
Voici quelques extraits pertinents tirés de ce jugement majoritaire [aux pages 594 à 598]:
L'arrêt Thorson a été suivi peu de temps après par l'arrêt Nova Scotia Board of Censors c. McNeil ([1976] 2 R.C.S. 265).
Dans cette affaire, le demandeur voulait contester la consti- tutionnalité de certains articles de la Theatres and Amusements Act, R.S.N.S. 1967, chap. 304 et de certains de ses règlements d'application. Il était citoyen et contribuable de la Nouvelle- Écosse. Les pouvoirs de censure prévus dans cette loi le préoc- cupaient.
Il est évident que dans cette affaire [McNeil] certaines caté- gories de personnes étaient directement visées par l'application de la Loi et de ses règlements, soit les distributeurs de films, les propriétaires de salles de spectacles et les projectionnistes. Le propriétaire d'une salle de spectacles qui voulait contester la validité de la Loi pouvait le faire en présentant un film que la Commission avait interdit et en contestant par la suite l'im- position d'une peine.
Malgré cela, cette Cour a reconnu au demandeur l'intérêt requis pour demander que la loi soit déclarée inconstitution- nelle.
Dans les arrêts Thorson et McNeil, la contestation des lois en question se fondait sur leur inconstitutionnalité possible. En l'espèce, la contestation s'appuie sur l'application de la Décla- ration canadienne des droits. Je souscris à l'opinion'du Juge en chef qu'il ne faut pas faire de distinction entre une action déclaratoire qui vise à établir si une loi est valide en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et une action décla- ratoire qui vise à établir si une loi doit s'appliquer en regard de la Déclaration canadienne des droits. [Ce jugement a été publié environ quatre mois avant l'entrée en vigueur par pro clamation de la Charte.]
La loi contestée en l'espèce n'est ni déclaratoire ni exécu- toire comme l'est la Loi sur les langues officielles, et elle n'est pas non plus une loi de réglementation comme l'est la Theatres and Amusements Act. Elle est de nature justificative. Elle per- met, dans certaines circonstances précises, d'accomplir des actes qui seraient par ailleurs de nature criminelle. Elle n'im- pose pas d'obligations, mais elle prévoit plutôt une exception à la responsabilité pénale. De ce fait, il est difficile de trouver une catégorie de personnes directement touchées ou qui subis- sent un préjudice exceptionnel et qui aient un motif de contes- ter la loi.
La loi que l'on veut contester vise directement les foetus humains dont la gestation est arrêtée par des avortements léga- lisés. Il est évident qu'ils ne peuvent être parties aux procé- dures judiciaires, et pourtant la question, quant à la portée de la Déclaration canadienne des droits sur la protection du droit à la vie, est d'une importance considérable. Il n'y a pas de façon
raisonnable de soumettre la question à la cour à moins qu'un citoyen intéressé n'intente des procédures.
Sur la base des arrêts Thorson et McNeil, je suis d'avis qu'il y a lieu de reconnaître à l'intimé la capacité de poursuivre son action. Dans l'arrêt Thorson, le demandeur, à titre de citoyen intéressé, a contesté la constitutionnalité de la Loi sur les lan- gues officielles. La loi ne le touchait pas directement, sauf en sa qualité de contribuable. Il avait tenté, sans succès, d'obtenir que la question constitutionnelle soit soulevée par d'autres moyens. On lui a reconnu la capacité d'agir. La situation est la même en l'espèce. L'intimé est un citoyen intéressé et un con- tribuable. Il a tenté sans succès d'obtenir une décision sur la question par d'autres moyens.
Selon mon interprétation, ces arrêts décident que pour éta- blir l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un inté- rêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la ques tion à la cour. À mon avis, l'intimé répond à ce critère et devrait être autorisé à poursuivre son action.
Joseph Borowski a effectivement poursuivi son action, qui a été rejetée par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, dont la décision a été con- firmée par la Cour d'appel. La Cour suprême du Canada a entendu le pourvoi de M. Borowski les 3 et 4 octobre 1988, mais à ces dates, l'article 251 du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34 (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 93, art. 22.1)], y compris les paragraphes (4), (5) et (6) qui étaient contestés, avait été déclaré inopérant par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Morgentaler (no 2), [1988] 1 R.C.S. 30. A ce jour, le Parlement n'a pas adopté d'autres disposi tions législatives en remplacement de l'article 251 sur la question de l'avortement. Dans ces circonstances, la Cour suprême a rejeté le pourvoi de M. Borowski le 9 mars 1989 au motif que ledit pourvoi était devenu théorique et, partant, que la qualité pour agir de M. Borowski s'était alors évanouie: Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. La qualité pour agir de M. Borowski n'a cependant jamais été mise en doute, jusqu'à ce que son pourvoi devienne purement théorique, et la Cour suprême a refusé de le trancher.
Dans la présente espèce, vu la jurisprudence et l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, le contribuable a sûrement qualité, en tant que contri- buable, pour intenter une action, que la présente Cour
de juridiction supérieure a sûrement compétence pour l'instruire, en vue d'obtenir une déclaration générale de la nature d'une interprétation constitutionnelle et, en tant que contribuable, il doit aussi avoir qualité pour demander cette interprétation dans le cadre de l'appel qu'il a interjeté de sa cotisation d'impôt. Cette dernière condition doit être remplie, comme l'a très récemment confirmé à l'unanimité, par exemple, la Cour d'appel des cours martiales dans R. c. Inge- brigtson (1990), 114 N.R. 381, arrêt dans lequel l'ap- pelant, qui faisait appel d'une déclaration de culpabi- lité, a réussi à contester la constitutionnalité des cours martiales permanentes au regard de l'alinéa 11d) de
la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. C'est en quelque sorte un contrôle judiciaire obtenu par un moyen différent sur le plan de la procé-
dure. Quoi qu'il en soit, la magistrature doit prendre au sérieux les dispositions de l'article 52 qui rendent inopérantes les dispositions de toute règle de droit qui sont incompatibles avec celles de la Constitution. On ne doit pas barrer la route à des demandeurs comme le contribuable simplement en dressant de vains obs tacles de procédure pour contrer de réels efforts faits pour vivifier les prescriptions évidentes de la Consti tution.
La qualité pour agir du contribuable ainsi que la compétence de la Cour en l'instance ayant été éta- blies, la Cour se penche maintenant sur les chances de succès de la déclaration du contribuable.
Pour les fins de la demande de radiation sommaire de la déclaration du contribuable soumise par la Cou- ronne, la Cour doit tenir pour avérés tous les faits allégués dans la déclaration, comme s'ils étaient prouvés. Voici des extraits importants de la déclara- tion contestée de M. O'Sullivan (l'appelant est le contribuable):
[TRADUCTION] 1. Durant l'appel entendu le 10 septembre 1990 à Toronto par le juge Mogan J.C.I. de la Cour canadienne de l'impôt (90-691-IT), l'appelant, Gerard O'Sullivan, a claire- ment établi que le fait d'être tenu de payer des impôts qui ser- viraient à financer des avortements portait atteinte à sa liberté
de conscience et de religion. Il en a fait la preuve dans des observations écrites et dans une argumentation fondées sur les enseignements du Pape et de l'Église chrétienne, sur les écrits d'éminents auteurs juifs, sur la Bible, sur le Code criminel du Canada, sur la Déclaration universelle des droits de l'homme, et sur les motifs prononcés par des juges dans les causes sui- vantes: Mills, Operation Dismantle, Big M. Drug Mart et Prior.
2. L'appelant a établi que le droit à la vie de l'enfant non encore est protégé par l'article 15 de la Charte des droits et libertés et par l'article 8 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il a prouvé que le droit à la vie de l'enfant est protégé par l'article 7 de la Charte.
3. L'appelant a établi que puisqu'on avait porté atteinte aux droits que lui confère l'article 2 de la Charte, il avait le droit de s'adresser à la Cour canadienne de l'impôt pour obtenir un redressement.
4. L'appelant a établi qu'aux termes de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la règle de droit qui permet d'utiliser l'argent du contribuable pour financer des avortements est incompatible avec la Charte des droits et, partant, est inopé- rante.
5. L'appelant a soutenu que sa cause diffère de l'arrêt Prior parce qu'on supprime délibérément des innocents tous les jours, et qu'elle n'est pas fondée sur une opinion subjective ou futuriste. Le lien coercitif entre le paiement d'impôts pour financer des avortements et la privation du droit à la vie de l'enfant a été établi; par conséquent, les conditions formulées par le juge Dickson dans l'arrêt Operation Dismantle pour qu'un redressement soit demandé sont remplies.
7. L'appelant s'est appuyé sur l'arrêt Prior parce qu'il voulait établir qu'il avait le droit de s'adresser à la Cour canadienne de l'impôt pour demander un redressement aux termes du para- graphe 24(1). Comme on l'a expliqué ci-dessus, il y a une dif- férence fondamentale entre les deux causes.
9. L'appelant n'a pas contesté le calcul de l'impôt à payer fait par l'intimé, mais il demande un redressement aux termes de l'article 169 de la Loi de l'impôt sur le revenu.
10. Son Honneur le juge Mogan a commis une erreur en s'ap- puyant sur une affirmation faite par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Prior c. La Reine pour repousser tous les argu ments susmentionnés. Cette affirmation s'applique strictement à l'arrêt Prior. Le raisonnement de Sa Seigneurie aurait pour effet de placer la Loi de l'impôt sur le revenu au-dessus de la Charte des droits et libertés et de la Loi constitutionnelle du Canada de 1982. Sous le prétexte du socialisme, n'importe quel fléau pourrait alors être perpétué.
11. La Loi de l'impôt sur le revenu porte atteinte à la liberté de conscience et de religion de l'appelant. Celui-ci est contraint de participer à l'exécution d'avortements en les finançant. Ce fait est un élément fondamental du droit criminel.
12. L'appelant, en tant que citoyen du Canada et parce qu'il paie des impôts sur le revenu légitimes, prend part à toutes les fonctions de son gouvernement.
Redressement demandé
En conséquence, le demandeur déclare ce qui suit:
a) Il a droit à une réduction d'impôt pour l'année 1980 et toutes les années subséquentes.
b) La partie de la loi qui permet d'utiliser l'argent des contri- buables pour financer des avortements licites n'a pas force exécutoire; elle devrait donc être déclarée inopérante en vertu du pouvoir conféré à cette Cour par l'article 52 de la Loi cons- titutionnelle de 1982.
Le libellé de la déclaration fait ressortir le fait qu'aucun avocat n'est intervenu dans sa rédaction.
Le contribuable était représenté par un avocat à l'audition du présent appel de l'ordonnance par laquelle le protonotaire a radié sa déclaration. Les questions soulevées à cette occasion ont fait l'objet d'un débat des plus instructif et approfondi entre les avocats des parties et la Cour.
De l'avis de l'avocat du contribuable, l'État devrait être contraint d'accéder à la demande du contribua- ble, qui veut obtenir une diminution d'impôt à cause de ses croyances religieuses. L'avocat a cité le pré- ambule de la Charte qui proclame avec justesse que le «Canada est fondé sur des principes qui reconnais- sent la suprématie de Dieu ... ». Il a fait remarquer que le contribuable croit en Dieu, est un chrétien et un catholique. Par voie de conséquence, l'État est, selon lui, obligé de s'ajuster à cette prescription reli- gieuse que veut observer le contribuable pour éviter d'offenser Dieu en participant au financement d'une si grande partie du système canadien de soins de santé qui procure des avortements. Est-ce la consé- quence nécessaire de la reconnaissance de la supré- matie de Dieu dans le préambule?
L'expression «suprématie de Dieu» a été ajoutée dans le préambule de la Charte à la suite d'une pro position soumise à la Chambre des communes par l'honorable Jake Epp, député de la circonscription de Provencher (Manitoba), en février 1981 et, étape nécessaire à son adoption, acceptée par le premier ministre de l'époque. Les principes fondés sur la suprématie de Dieu (et sur son pendant, la primauté du droit) ne sont pas énoncés dans le préambule, mais
on peut les trouver en partie dans le texte de la Charte et dans les racines historiques du Canada, qui les lais- sent également transparaître, ou les inférer logique- ment de ceux-ci.
Constitutionnellement et juridiquement parlant, que signifie la reconnaissance de la suprématie de Dieu? Après tout, cette suprématie est reconnue par les adeptes de beaucoup de religions semblables et différentes; par contre, le culte déclaré qu'ils rendent à Dieu ne les empêche pas de se tuer, de s'estropier et de se torturer les uns les autres, et d'agir ainsi envers leurs propres coreligionnaires dans bien des cas. En inscrivant la reconnaissance de la suprématie de Dieu dans la Constitution du Canada, a-t-on voulu faire du Canada une théocratie? Certainement pas. Si cette expression y avait été inscrite il y a un siècle ou plus, on aurait pu en conclure que le Canada était un État ou un royaume chrétien. Depuis l'arrivée dans ce pays, il y a près de 400 ans, des premiers colons euro- péens qui, au début, étaient presque uniquement des Français, les religions pratiquées par les Européens nord-américains ont été celles de l'Europe occiden- tale, principalement l'Angleterre (plus tard la Grande-Bretagne) et la France. La foi catholique que professe le contribuable en l'espèce a été implantée dès le début en Nouvelle-France, qui était presque une théocratie, soit au commencement du XVIIe siè- cle. La venue des Britanniques a amené le protestan- tisme, mais la population est restée massivement chrétienne. La croyance générale à l'aspect éternelle- ment chrétien de la population était si enracinée que tandis que le droit des minorités protestante et catho- lique à des écoles séparées était reconnu dans la Constitution, il suffisait à la majorité de constater que l'enseignement qu'elle avait reçu était perpétué dans les écoles publiques. On pensait alors, et on n'avait jamais envisagé qu'il puisse en être autrement, que la quasi-totalité des Canadiens serait à jamais de foi chrétienne. Donc les croyances et les principes reli- gieux du contribuable font partie de l'histoire et sont généralement connus de la population canadienne. On ne peut cependant pas conclure que la modifica tion de la Charte en 1981 a transformé le Canada en une théocratie catholique, mennonite, anglicane ou des Témoins de Jéhovah, pas plus qu'elle ne l'a transformé en une théocratie islamique (qu'elle soit sunnite ou chiite), hindoue, sikh ou bouddhiste.
Quel est alors le sens de ce préambule? À l'évi- dence, il vise à protéger tous ceux qui croient en Dieu, peu importe leur religion et la manière brutale dont ils agissent envers les autres. En garantissant cette protection aux croyants, la reconnaissance de la suprématie de Dieu signifie qu'à moins que la Cons titution ne soit modifiée ou tant qu'elle ne l'aura pas été—la meilleure solution qu'on puisse imaginer—, le Canada ne peut devenir un État officiellement athée, comme l'était l'Union des Républiques socia- listes soviétiques ou comme on croit que l'est la République populaire de Chine. Certains peuvent penser qu'il n'y a guère de différence entre un État athée et un État laïque, mais il est évident que lors- qu'un État athée commence, comme plusieurs l'ont fait, à mettre en application les principes fondamen- taux qui le régissent, il doit de ce fait supprimer les religions théistes et leurs adeptes. Le fait que la «phi- losophie» politique avec sa «discipline de parti» soit une religion non théiste ne dissuade jamais ceux qui convoitent le pouvoir et le contrôle politiques. Un État laïque laisse tout simplement la religion de côté, à une exception près, fondée sur la raison pure.
Le préambule de la Charte fournit un outil impor tant pour définir le Canada, mais la reconnaissance de la suprématie de Dieu dans la loi suprême du Canada ne fait qu'empêcher l'État canadien de deve- nir officiellement athée. Elle ne transforme pas le Canada en une théocratie du fait de la grande variété de croyances quant à la façon dont Dieu (c'est appa- remment le même Dieu pour les juifs, les chrétiens et les musulmans) veut que ses fidèles se comportent en général et le vénèrent en particulier. En conséquence, la reconnaissance de la suprématie de Dieu dans le préambule n'empêche pas le Canada d'être un État laïque.
De fait, l'article premier de la Charte définit direc- tement le Canada en termes purement laïques, en garantissant
1.... les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit [pas la religion], dans des limites qui soient raisonnables [mais pas, ou pas nécessai- rement, religieuses] et dont la justification puisse se démontrer [encore une fois la raison, pas nécessairement la religion] dans le cadre d'une société libre et démocratique. [Soulignement ajouté.]
En conséquence, définir le Canada comme une société «libre et démocratique», c'est éviter de le définir en employant des termes religieux comme «très chrétien», «islamique» ou d'autres termes sem- blables.
L'avocat du contribuable a également prétendu que le fait d'obliger M. O'Sullivan à verser au gouverne- ment, sous forme d'impôts, des sommes dont une partie sert à financer la suppression de foetus porte atteinte à la «liberté de conscience et de religion» qui est garantie à ce dernier par la Charte. Il a donné les raisons qu'il avait de repousser l'approche relative à l'absence de lien que la Section de première instance et la Section d'appel de la présente Cour ont adoptée dans l'arrêt Prior c. Canada, [1988] 2 C.F. 371, en première instance; et (1989), 44 C.R.R. 110 en appel.
Dans le jugement prononcé en première instance, le juge Addy a cité les dispositions pertinentes de la Loi sur l'administration financière, S.R.C. 1970, chap. F-10 et les motifs de la majorité prononcés par le juge Twaddle de la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt Re MacKay et al. and Government of Mani- toba (1985), 23 C.R.R. 8. Il a également écrit sur la question la page 382]:
La demande en jugement déclaratoire selon laquelle la deman- deresse n'est pas obligée de verser le pourcentage de l'impôt fédéral net qui serait égal au pourcentage du budget fédéral affecté aux dépenses militaires doit être rejetée parce que, pour les motifs exposés ci-dessus, il n'existe aucun lien entre le paiement de l'impôt sur le revenu par un contribuable au rece- veur général qui doit le créditer au Fonds du revenu consolidé et le paiement, provenant de ce fonds, des sommes que le Par- lement pourrait avoir affectées à des fins militaires.
Dans les motifs prononcés à l'unanimité pour la Section d'appel, le juge Marceau a d'abord indiqué qu'il avait souscrit au jugement du juge Addy parce qu'il lui paraissait la page 113] «inutile d'essayer d'exprimer différemment ce qu'il a déjà dit». Il a ensuite écrit ceci la page 114]:
Il est manifeste que l'action de l'appelante ne peut réussir que si les impôts prélevés sur son revenu tiré d'un emploi ou d'une entreprise ont un lien suffisamment étroit avec les sommes dépensées à des fins militaires pour que le paiement des impôts constitue une atteinte aux croyances et à la conscience de l'ap- pelante eu égard au recours à la violence. Le juge des requêtes a eu raison de conclure que l'existence ou l'absence d'un tel lien est strictement une question de droit qu'il faut résoudre à
la lumière de la Loi de l'impôt sur le revenu, des Lois constitu- tionnelles de 1867 à 1982 et de la Loi sur l'administration financière.
La Cour suprême du Canada a refusé la demande d'autorisation de pourvoi du Dr Prior le 22 février 1990, et à peine quelques mois plus tard, soit le 20 septembre 1990, elle a rejeté sa demande de réexa- men.
Nier qu'il existe un lien entre la position du contri- buable en l'espèce, ou celle du Dr Prior, et la partici pation de chacun des contribuables aux projets, aux services et aux programmes gouvernementaux par le prélèvement d'impôts n'est peut-être rien de plus qu'un sophisme pompeux de la part de juristes, car les patriotes et les politiciens ne cessent de dire aux Canadiens combien ils devraient admirer les exploits des Forces armées canadiennes et l'universalité du système de soins de santé du Canada. D'autre part, le vérificateur général dévoile chaque année sous quel rapport les responsables des services et des pro grammes gouvernementaux gaspillent l'argent des contribuables. Cet argent ne provient pas de l'étran- ger, ni d'une autre planète. En dépit des savants argu ments de l'avocate de la défenderesse, ce lien est réel et véritablement saisi par une population autonome et respectable.
Par contre, le Canada n'est pas une dictature dont la population aurait à subir le joug sans mot dire. Alors qu'il y a eu, et qu'il y a encore, des personnes douées de conscience qui luttent courageusement contre les gouvernements tyranniques au pouvoir dans le monde, le Canada est véritablement, ainsi que constitutionnellement, «une société libre et démocra- tique». C'est premièrement par l'exercice du proces- sus électoral, deuxièmement au Parlement et troisiè- mement devant les tribunaux qu'on peut manifester légalement son opposition aux lois ainsi qu'aux poli- tiques, aux services et aux projets gouvernementaux. On peut aussi envoyer des lettres aux journaux, ou adresser des lettres et des pétitions aux députés. Si toutes ces manifestations de dissidence échouent, il n'y a pas d'autre recours légal possible.
Le contribuable en l'espèce s'appuie légalement sur une règle de droit que la Cour est chargée d'appli- quer. Son avocat invoque l'alinéa 2a) de la Charte, qui constitutionnalise la «liberté de conscience et de
religion». Il prétend que le gouvernement porte atteinte à la liberté de conscience et de religion du contribuable en l'obligeant à payer la portion de ses impôts qui correspond au pourcentage du budget de l'État consacré aux avortements. Il soutient à juste titre qu'en consacrant cette liberté dans la Constitu tion, l'État s'engage non seulement à ne pas y porter atteinte, mais aussi à la protéger vigoureusement con- tre toute violation, sans quoi cette garantie n'existe pas. Par conséquent, sous réserve des restrictions laïques dont il est question à l'article premier de la Charte, chacun est libre de croire ce qu'il veut, de professer ouvertement des croyances religieuses librement acceptées ou choisies et de les mettre en pratique par le culte ou par une manifestation exté- rieure sans en être empêché ni faire l'objet de repré- sailles; et l'État est tenu de défendre cette liberté de conscience et de religion, outre les autres droits et libertés garantis par la Charte et dans celle-ci.
Cette obligation légale de payer des impôts dont une portion sert à financer des avortements équivaut- elle à une coercition de l'État qui empiète sur la liberté de conscience et de religion? Il est probable que oui, mais de toute façon comme on a le droit de manifester légalement son opposition dans une société libre et démocratique, elle est sans nul doute justifiée par l'article premier qui, comme on l'a déjà mentionné, impose des restrictions laïques à cette liberté. Du reste, des distinctions méritent d'être faites entre les religions. Certaines exigent non seule- ment des croyances, mais aussi des manifestations ou des pratiques qui sont contraires aux valeurs et aux prescriptions constitutionnelles du Canada. Il y a par exemple des religions ou des sectes qui exigent la suppression des droits égaux des femmes, ou qui imposent l'absorption de drogues provoquant un effet abrutissant comme s'il s'agissait d'un «sacrement», ou qui contraignent certains de leurs adeptes à une servitude involontaire, ou bien qui en incitent d'autres à assassiner un prétendu blasphémateur. M. O'Sullivan serait froissé de faire l'objet d'une telle comparaison; pourtant, il y a sûrement déjà eu, et il peut encore y avoir, des personnes qui jugent que sa religion entre en contradiction avec la Constitution et les valeurs qui la sous-tendent, même si elle est implantée au Canada depuis environ quatre siècles. Toutefois, le contribuable affirme qu'il est contraint d'être complice d'abus commis au sein du système de
soins de santé en raison des avortements financés au moyen des impôts qui y sont pratiqués, en consé- quence son plaidoyer pour le respect de sa liberté de religion devrait, sur le plan constitutionnel sinon sur le plan social, être aussi acceptable que le plaidoyer dans le même sens de n'importe qui d'autre.
Au Canada, il y a de bruyants adeptes qui pensent que leur Créateur a fait un travail si lamentable lors- qu'il a créé la femme qu'ils s'arrogent le droit d'ap- porter des améliorations à l'oeuvre prétendument imparfaite de leur Dieu. Ce qu'ils désignent par l'ex- pression euphémique trompeuse «circoncision fémi- nine» n'est rien moins qu'un acte mutilant qui con- siste à enlever le clitoris ainsi que les grandes et les petites lèvres de la vulve de leurs filles. Indépendam- ment de son caractère religieux, ethnique ou culturel, cette mutilation cruelle est pratiquée vraisemblable- ment parce que Dieu s'y est mal pris et qu'il serait sexuellement immoral de laisser ces filles et ces femmes telles qu'elles ont été créées. Ceux qui adhè- rent à cette croyance affirment qu'en tant que parents, ils ont le droit d'infliger cette mutilation à leurs filles et, qui plus est, qu'ils devraient avoir accès au sys- tème de soins de santé pour le faire. Peuvent-ils léga- lement retenir une portion de leurs impôts comme dédommagement parce que les chirurgiens et les hôpitaux leur refusent cet accès? En quoi leur posi tion sur le plan constitutionnel diffère-t-elle de celle de M. O'Sullivan? Le redressement demandé par ce dernier pour des motifs d'ordre constitutionnel devrait, constitutionnellement parlant, être accordé à ces parents incontestablement sincères qui mutilent leurs filles.
La Cour insiste sur la stratégie constitutionnelle employée par le contribuable en l'espèce, même si cette forme de mutilation des filles, qui ne se com pare pas à l'inoffensive circoncision des garçons, cause à celles-ci des lésions corporelles irréversibles et devrait préoccuper les sociétés d'aide à l'enfance. L'avocat du contribuable a refusé d'admettre que cette pratique devrait être tolérée et rendue possible par l'application de l'alinéa 2a) de la Charte. Il n'a pas tort, car si l'État la finançait aux frais des contri- buables, il porterait sûrement atteinte au droit à la «sécurité de la personne» garanti à ces malheureuses par l'article 7 de la Charte. L'article 28 dispose que les femmes sont égales aux hommes en ce qui con-
cerne toutes les questions touchant les droits et les libertés.
Dans l'arrêt R. c. Morgentaler (no 2), les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont statué q=.ee l'article 251 du Code criminel qui criminalisait les avortements, mais qui permettait aussi à des comités de l'avortement thérapeutique de les autori- ser, portait atteinte au droit à la sécurité de la per- sonne garanti à la femme enceinte par l'article 7, et que cette violation n'était pas justifiée par l'article premier de la Charte. Le précepte bien connu de la religion du contribuable entre donc en conflit avec un autre droit. Sur le plan constitutionnel, il est sur un pied d'égalité avec le précepte moins bien connu aux- quels se conforment les parents qui font mutiler leurs filles, car le droit à la sécurité de la personne est assu- rément garanti à ces dernières, comme il est garanti aux femmes enceintes qui veulent obtenir un avorte- ment.
La Cour considère que le Canada en tant qu'État laïque ne s'occupe tout simplement pas de conscience et de religion, à une exception près, fondée sur la rai- son pure. Cette exception oblige l'État à intervenir pour empêcher que la mise en pratique ou l'expres- sion de la conscience et de la religion fasse du tort à autrui physiquement ou mentalement, ou porte atteinte aux droits garantis à autrui par la Constitu tion.
L'État peut également intervenir pour faire respec- ter des normes généralement acceptées de décence publique, mais cette intervention suppose un esprit de discernement bien dosé de la part des législateurs et des responsables de l'application de la loi. Dans toutes les villes et les stations balnéaires du Canada durant l'été, il y a beaucoup de gens qui sont si légè- rement vêtus qu'ils choquent la décence de certaines personnes sincères. Toutefois, sauf dans les cas de nudité dans un endroit public ou d'exposition de cho- ses indécentes dans un endroit public, respectivement en contravention avec l'article 174 et l'alinéa 175(1)b) du Code criminel (dans le premier cas, il faut le consentement du procureur général pour enga- ger des poursuites), ou bien d'infractions semblables, l'État n'est pas obligé d'imposer les objections de conscience et de religion de ces personnes au reste de la population, et n'est probablement pas autorisé à le
faire. Quoi qu'il en soit, le critère applicable est celui d'une infraction «contre la décence ou l'ordre public»; c'est une norme laïque qui pourrait évidem- ment inclure la norme de conscience et de religion de certains, mais qui n'englobe pas nécessairement la conscience et la religion de chacun.
Pour ce qui est des pratiques qui font du tort à autrui, non seulement l'État doit s'abstenir de les encourager, mais il est autorisé par l'article premier de la Charte à les restreindre par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables afin de pré- venir ce tort ou de le supprimer, en dépit de la liberté de conscience et de religion qui est garantie. Comme les perceptions varient en fonction des personnes qui se sentent lésées, la Cour doit s'astreindre à une scru- puleuse objectivité. Voici la distinction que l'avocat du contribuable a faite entre M. O'Sullivan et les parents qui mutilent leurs filles:
[TRADUCTION] Dans un cas [l'opération chirurgicale] détruit, supprime ... cette jeune personne, l'enfant in utero, et c'est... ce que M. O'Sullivan désire empêcher et ce à quoi il ne veut pas contribuer. Dans l'autre cas, par contre, j'ima- gine ... que l'excision peut effectivement être nuisible à la santé et pourrait peut-être même constituer une agression dont l'enfant serait victime.
Cette pratique mutile l'enfant et c'est ce que la religion [tolère] et, par conséquent, ... je ne vois pas pourquoi on ne devrait pas l'interdire. Dans un cas, c'est le tort qui est fait auquel M. O'Sullivan s'oppose, dans l'autre cas, en fait, il y a
. du tort peut être fait si la croyance religieuse est mise en pratique. À mon avis, c'est la distinction centrale qu'il con- vient de faire.
Des croyances sincères sur le plan de la religion et de la conscience peuvent donc très souvent empêcher quelqu'un de voir le caractère sincère d'autres croyances de cette nature. Par conséquent, bien que l'État laïque soit tenu de défendre, c'est-à-dire de garantir, la liberté de conscience et de religion de chacun, il n'est pas tenu de favoriser toutes les expressions ou toutes les manifestations de la liberté de conscience et de religion, ni même autorisé à le faire, pas plus qu'il n'est tenu de favoriser toutes les manifestations de la liberté d'opinion et d'expression, dont certaines sont diffamatoires. De fait, c'est l'ins- cription dans la Constitution de ces libertés très dis- parates qui établit le caractère intrinsèquement laïque de l'État canadien. La triste histoire des combats
livrés et des brutalités commises par l'homme au nom de Dieu montre amplement que le caractère résolument laïque de l'État est l'assise solide de la sécurité de chacun, même si de sincères croyants trouvent que cela laisse un peu, ou beaucoup, à dési- rer.
Les principes sous-jacents de l'État canadien, qui «reconnaissent la suprématie de Dieu ... », n'enchâs- sent pas les croyances et les perceptions du contri- buable à propos de Dieu, pas plus qu'ils n'enchâssent celles des parents qui mutilent leurs filles. M. O'Sul- livan est parfaitement libre de professer des croyances au sujet du caractère moralement répréhen- sible de l'avortement, et de les répandre par n'im- porte quel moyen de communication. L'État ne peut l'obliger à être témoin d'un tel acte ou à y participer personnellement. Il pourrait cependant lui interdire de blesser quelqu'un physiquement et l'empêcher de le faire. C'est ce qui marque la limite de sa liberté de conscience et de religion.
Pour l'instant, la Cour suprême du Canada refuse de mettre en balance le droit du foetus à la vie et à la sécurité de sa personne, et le droit de la femme enceinte à la sécurité de sa personne. Dans l'affaire Borowski, une Cour d'appel provinciale a statué que ce droit n'est pas conféré au foetus; par contre, la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Morgentaler (no 2) a déclaré que les dispositions législatives qui font obstacle à l'interruption volontaire de grossesse portent atteinte au droit de la femme enceinte à la sécurité de sa personne. Puisqu'il en est ainsi, l'État n'est pas tenu, sur le plan constitutionnel, soit de financer le recours à l'avortement, soit de ne pas le faire.
En conséquence, dans notre société libre et démo- cratique, le contribuable ne peut exercer sa liberté de conscience et de religion de manière à contraindre l'État à le soustraire au paiement de la portion théori- quement exacte de l'impôt fixé en 1988 qui repré- sente le pourcentage du budget de l'État dépensé pour financer le recours à l'avortement. Peut-être qu'il est paradoxal que ce soit le caractère laïque de l'État qui garantisse le mieux la liberté de conscience et de religion de chacun. On tient les théocraties anciennes et contemporaines, de même que les pays
officiellement athées pour notoirement inaptes à garantir cette liberté.
Comme rien de ce qui est humain ou organisé par les humains n'est parfait, la position du Canada en ce qui a trait à la sécurité de la personne comporte un côté négatif. On ne saurait nier que la situation est précaire lorsque le Parlement prétend, comme déjà mentionné, définir ce qu'est ou n'est pas un être humain (et qui jouit de ce fait du droit à la vie et à la sécurité de la personne) strictement au moyen d'une loi ordinaire (le Code criminel) dont les dispositions sont si aisément modifiables. La précarité de la situa tion pourrait se matérialiser, par exemple, si une plu- ralité parlementaire éphémère décidait que les per- sonnes âgées étaient devenues un fardeau pour la société ou une source de désagrément quelconque. La disposition de la Constitution qui interdit la discrimi nation fondée sur l'âge permettrait-elle de les proté- ger? Elle n'a certainement pas sauvé d'une destruc tion massive due au recours à l'avortement des milliers de foetus.
Il ne fait aucun doute que le contribuable est pro- fondément et sincèrement attristé par cette destruc tion massive; il a, du reste, le droit de l'être et de l'af- firmer publiquement. On ne doit pas le bâillonner avec une notion tyrannique de ce qui est «politique- ment correct».
Par contre, le sentiment qu'il a d'être victime d'une injustice sur le plan de la religion ou de la conscience ne porte pas atteinte à son évidente liberté de conscience et de religion. Il n'est donc pas loisible au contribuable, pas plus qu'il ne l'était au Dr Prior, dont la même liberté n'avait pas été violée non plus, de retenir une portion de ses impôts ou d'obtenir une réduction de son obligation fiscale à cause de la vio lation de sa liberté de conscience et de religion.
À l'évidence, si tous les O'Sullivan et les Prior de ce pays pouvaient, avec le concours de nombreux autres citoyens, influencer l'élection d'une majorité de députés, le Parlement pourrait décider, pour des motifs d'ordre laïque, de tarir toutes les sources de financement des services d'avortement ou des opéra- tions de défense nationale. Toutefois, vu la supréma- tie de la Constitution, il serait impossible même à un Parlement majoritaire de prendre de pareilles mesures pour des motifs d'ordre religieux, car il n'est pas per-
mis même à la majorité de donner la préférence, dans des mesures législatives, aux préceptes ressortissant à la religion ou à la conscience de qui que ce soit. Un exemple bien choisi est l'interdiction qui frappe la célébration hebdomadaire du sabbat le dimanche pour agréer aux chrétiens, ou le samedi pour agréer aux juifs, ou bien le vendredi pour agréer aux musul- mans. Rien ne s'oppose, par contre, à l'observance hebdomadaire d'un «jour de repos» laïque, dépouillé de tout cérémonial religieux, et si la majorité des députés choisit le dimanche comme «jour de repos» hebdomadaire parce que ce choix correspond aux souhaits de l'électorat, alors ce jour de repos sera le dimanche. Cependant, si la volonté générale venait à changer, n'importe quel autre jour de la semaine pourrait être choisi comme «jour de repos». Dans le même ordre d'idées, une majorité pourrait cesser de financer le recours à l'avortement à cause d'un taux de natalité dangereusement en baisse ou de la néces- sité apparente de diminuer les dépenses publiques, ou bien pour tout autre motif ou objectif à caractère laïque. Le contribuable en l'espèce pourrait légitime- ment participer aux activités d'un mouvement poli- tique semblable car la Cour pourrait difficilement se renseigner sur le mobile de chacun des membres d'une coalition de citoyens. La seule restriction de nature constitutionnelle aurait trait à un objectif légis- latif donnant ouvertement la préférence à un précepte particulier relatif à la conscience ou à la religion. La relation entre les religions des citoyens et l'État laïque qui est le leur est longuement expliquée dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, aux pages 336 et suivantes, ainsi que dans l'arrêt Reed c. Canada, [1989] 3 C.F. 259 Ore inst.), confirmé sans motifs écrits le 7 mai 1990, autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée [1990] 2 R.C.S. x.
Puisque l'action par voie de procès de novo inten- tée par le contribuable est fondée strictement sur la prétendue violation de sa liberté de conscience et de religion, et que ce dernier, comme le Dr Prior et tous les autres contribuables, est tenu par la loi de payer des impôts, il est clair qu'il ne peut légitimement être tenaillé par sa conscience, car il ne désire pas payer la portion contestée de son impôt et il ne le fait d'ail- leurs pas librement ni de son plein gré. Il est très rare qu'un tribunal canadien approuve la dérobade d'un citoyen devant une obligation imposée par la loi; en
l'espèce, toutefois, aucune disposition législative ne prétend imposer au contribuable l'obligation de don- ner des conseils en matière d'avortement ou de prati- quer un avortement. En réalité, la Constitution donne au contribuable le droit d'exprimer sa condamnation véhémente de cet acte, pourvu qu'il ne blesse per- sonne physiquement. En conséquence, on ne saurait dire que sa liberté de conscience a été violée.
Les croyances religieuses du contribuable sont hostiles à une pratique, soit l'avortement, que l'État tolère et ce, pour des raisons que le contribuable juge injustifiables. (Il ne faut pas penser que la religion du contribuable condamne nécessairement tous les avor- tements, notamment lorsqu'il s'agit d'une grossesse extra-utérine, mais la Cour n'a été saisie d'aucune preuve au sujet du contenu exact des croyances reli- gieuses du contribuable. L'opposition générale des catholiques à l'avortement, à cause de la foi qu'ils professent, est un [TRADUCTION] «fait historique notoire» dont la Cour peut prendre connaissance d'office, en plus d'être mentionnée dans la déclara- tion du contribuable.) La Charte garantit au contri- buable le droit de professer sa foi, même de dénoncer publiquement le fait que l'État finance le recours à l'avortement, ainsi que le droit de participer à des activités politiques licites pour manifester son oppo sition. Il n'est donc pas établi que l'assujettissement du contribuable à l'impôt porte atteinte à sa liberté de religion et au droit de manifester ses croyances reli- gieuses par leur mise en pratique et par le culte. (R. v. Fosty, [1989] 2 W.W.R. 193 (C.A. Man.), aux pages 206 et 207; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263.) En fait, l'État ne tente même pas d'y porter atteinte dans les circonstances.
Dans une démocratie parlementaire dotée d'une Constitution qui consacre des prescriptions, des prin- cipes et d'autres valeurs implicites, ni les adeptes de religions depuis longtemps implantées au sein de la population ni les adeptes de religions fraîchement introduites au Canada ne sauraient être fondés à pro- fesser ou à mettre en pratique des aspects du droit religieux ou du dogme qui sont hostiles aux valeurs ou aux prescriptions constitutionnelles du Canada, ou qui font du tort aux autres, y compris à leurs propres coreligionnaires, qu'ils soient pratiquants ou pas, ou qui tournent l'application de lois valablement adop- tées. Au sein de cette démocratie canadienne, la
volonté de la majorité exprimée par le truchement du Parlement ne doit pas être contrariée, à moins d'être incompatible avec ces mêmes prescriptions, valeurs et principes constitutionnels. Aucun croyant ou groupe de croyants faisant notamment valoir sa liberté de conscience et de religion ne peut revendi- quer un statut ou un privilège au détriment de la majorité des Canadiens représentés au sein de l'or- gane législatif national. En conséquence, l'État laïque ne peut faire respecter, sur le plan constitutionnel, les prescriptions de la foi religieuse de qui que ce soit (sauf pour ce qui est des dispositions précitées en matière d'éducation, qui sont historiquement proté- gées par la Constitution), ni permettre à de fervents croyants d'inciter leurs coreligionnaires à commettre des actes illicites ou anticonstitutionnels au nom de la religion, voire au nom de Dieu. Lorsque ce genre de conflit surgit, c'est la Constitution qu'il faut défendre avec détermination, car on ne peut sous aucun pré- texte donner à entendre qu'elle contient, sous la rubrique d'un droit ou d'une liberté, les germes de sa propre dilution ou de sa propre destruction. Aucune prescription, aucune valeur ni aucun principe ne peut être tenu pour incompatible avec une autre prescrip tion, une autre valeur ou un autre principe constitu- tionnel (Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148.) Aucune valeur ou manifestation de nature reli- gieuse ne saurait déformer ou renverser des lois vala- blement adoptées ou les prescriptions, les valeurs et les principes constitutionnalisés du Canada.
La question de savoir si le Parlement a encore la faculté d'interdire le recours à l'avortement sous peine de poursuite et de sanction pourrait être résolue ultérieurement par une loi qui n'est pas encore adop- tée et par des litiges consécutifs à son adoption qui ne sont pas encore tranchés. D'un point de vue constitu- tionnel, il semble nettement plus probable que l'État pourrait diminuer ou supprimer les fonds publics accordés aux services d'avortement, mais le contri- buable n'a certainement pas le droit d'invoquer la liberté de conscience et de religion pour usurper la fonction du Parlement en prenant la loi entre ses mains. D'autre part, il ne pourrait pas légalement conseiller à d'autres personnes de le faire ni les y inciter, si l'envie lui prenait de le faire, ce qui ne semble pas être le cas en l'espèce. Tant que le contri-
buable et ceux qui partagent son point de vue n'au- ront pas persuadé le Parlement d'accorder des exemptions légitimes au Dr Prior, au contribuable et à d'autres personnes motivées par la religion, il ne sera pas possible d'invoquer la liberté de conscience et de religion pour se soustraire au paiement d'impôts vala- blement établis.
Si la Cour assujettissait ce contribuable à une norme moins rigoureuse, elle enfreindrait le pendant de «la suprématie de Dieu», soit «la primauté du droit».
En résumé, la Cour statue:
1. que la présente Cour a compétence en l'espèce pour trancher la question soulevée par M. O' Sullivan;
2. que ce dernier a qualité pour soulever la ques tion en l'espèce parce qu'il est un contribuable qui non seulement se considère particulièrement lésé par le fait qu'on utilise les sommes perçues en impôt pour financer le recours à l'avortement, mais qui l'est aussi, objectivement, compte tenu du fait qu'il pou- vait difficilement compter sur le procureur général pour soutenir son point de vue et qu'il défend sa pro- pre cause en ayant recours au moyen d'appel par voie de procès de novo prévu par la loi;
3. qu'il y a un lien précis entre les montants qu'un contribuable est tenu de payer et les programmes auxquels le gouvernement consacre ses recettes fis- cales, et qu'il est évident dans la jurisprudence con- cernant la qualité pour agir que la partie demande- resse est typiquement décrite comme un contribuable, tout comme dans les débats de cette [TRADUCTION] «grande tribune de la nation» qu'est le Parlement et au sein même du bureau du vérificateur général du Canada; la question précise, profonde et qu'il est tou- jours indiqué de poser est infailliblement la suivante: [TRADUCTION] «qu'a-t-on fait avec l'argent des contri- buables?», dont sont constituées ces recettes; c'est le propre de la politique démocratique;
4. que le moyen utilisé par le contribuable pour affirmer sa liberté de conscience et de religion en l'espèce le range, pour ce qui est d'évaluer correcte- ment le bien-fondé de sa revendication, au nombre de ceux qui, comme le Dr Prior et les autres croyants dont il a été question, revendiquent le statut de per- sonne ayant un intérêt particulier pour se soustraire
d'une part à l'application des lois ordinaires (en l'es- pèce, la Loi de l'impôt sur le revenu) et, d'autre part, de façon théorique, à l'application des prescriptions, des valeurs et des principes constitutionnels dont ils voudraient priver les autres (le droit à la sécurité de la personne garanti par l'article 7 de la Charte), pour ce qu'ils affirment être un but moral supérieur conforme à leurs croyances ou à leurs lois religieuses—il con- vient de noter qu'abstraction faite de la demande adressée à la présente Cour par le contribuable pour faire ratifier le montant de 50 $ qu'il a retenu afin de respecter ce but moral supérieur, il n'a pas été établi que le contribuable Gerard O'Sullivan a commis un acte illicite, qu'il a conseillé à d'autres personnes de commettre des actes de violence ou d'autres actes illicites, ou qu'il les a incités à le faire—et la Cour ne s'intéresse pas en l'espèce à l'action politique licite que le contribuable pourrait décider de mener en vue de persuader l'État de se débarrasser, si c'est possi ble, de son vêtement laïque.
5. qu'en dépit de la longueur et de la compacité des présents motifs, ainsi que des conclusions 2 et 3 qui précèdent, il est évident que la déclaration du contri- buable telle qu'elle est rédigée ne révèle aucune cause raisonnable d'action, qu'elle soit fondée sur la liberté de conscience et de religion, ou sur un autre motif.
L'appel interjeté contre la décision par laquelle le protonotaire adjoint a ordonné la radiation de la déclaration du contribuable est rejeté. Si ce n'était des autres litiges auxquels le contribuable a été per- sonnellement partie, et de l'affaire Prior qui a pré- cédé, la Cour aurait été portée à rejeter l'appel sans assujettir le contribuable au paiement des dépens. Compte tenu des circonstances, toutefois, le contri- buable doit payer à la défenderesse tous les dépens entre parties de cette dernière, soit les dépens occa- sionnés par le présent appel de la décision du 17 mai 1991 du protonotaire adjoint.
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