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T-502-90
Lihuen Kwan (requérant) c.
Sa Majesté la Reine représentée par le Service canadien du renseignement de sécurité, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (intimée)
RÉPERTORIE: KWAN C. CANADA (SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ) (Ire INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Ottawa, 28 et 30 mai 1991.
Renseignement de sécurité L'habilitation de .sécurité du requérant a été révoquée Il a été renvoyé du SCRS Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécu- rité a recommandé le rétablissement de son habilitation de sécurité La décision du Comité est-elle exécutoire? La C.A.F. a statué que la «recommandation» était exécutoire dans son arrêt Thomson c. Canada Arrêt faisant l'objet d'un pourvoi devant la C.S.C. Le requérant a demandé qu'il soit réintégré dans son emploi La question de la réintégration diffère de celle de l'habilitation de sécurité Le rétablisse- ment de l'habilitation de sécurité n'est pas en soi une menace à la sécurité nationale Maintien du statu quo en attendant que la Cour suprême se prononce dans l'affaire Thomson.
11 s'agit d'une requête en suspension de l'exécution d'une ordonnance enjoignant de réintégrer le requérant dans son habilitation de sécurité au niveau très secret.
Le requérant a été engagé comme traducteur, ayant une habilitation de sécurité au niveau très secret. En août 1988, il a été suspendu de ses fonctions. Après une enquête interne, l'in- timée a révoqué l'habilitation de sécurité du requérant, et, le 10 novembre 1988, elle l'a renvoyé. Le requérant s'est adressé au Comité de surveillance des activités de renseignement de sécu- rité en vue d'une révision, et le Comité a, le 23 octobre 1989, recommandé le rétablissement de son habilitation de sécurité. Le 17 novembre, le directeur du SCRS a communiqué au requérant son refus de donner suite à cette recommandation. Entre-temps, le 3 novembre 1989, le requérant avait saisi la Cour fédérale d'une action en dommages-intérêts pour licen- ciement illégal. Ayant appris la décision du directeur, le requé- rant s'est fondé sur l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale pour déposer une demande de révision de cette décision. Le 4 octobre 1990, le juge Joyal a ordonné le rétablissement de l'ha- bilitation de sécurité au niveau très secret du requérant. Fort de cette mesure, le requérant s'est présenté au travail, mais il a été refusé. Le 16 janvier 1991, le requérant a saisi la Commission des relations de travail dans la fonction publique d'un grief en vue de sa réintégration. Au début, le SCRS a prétendu que la Commission n'avait pas compétence. Plus tard, il est apparu que le SCRS était disposé à débattre la question de la compé- tence, et on a fixé une date pour la tenue d'une audience devant
la Commission. Mais, le 23 mai 1991, la Couronne a, à bref délai de préavis, demandé au juge Joyal de rendre une ordon- nance portant suspension de l'exécution de l'ordonnance qu'il avait rendue le 4 octobre 1990. L'audience avait déjà com- mencé et la Commission avait statué qu'elle avait compétence pour connaître du grief, et avait ajourné sine die les procédures pour permettre d'obtenir une habilitation de sécurité pour l'avocat du requérant.
Jugement: l'exécution de l'ordonnance initiale devrait être suspendue nunc pro tunc, mais les dépens sont adjugés à la partie qui n'a pas eu gain de cause.
La question dont est saisie la Cour est identique à celle posée dans l'arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l'Agriculture). Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a statué que la «recommandation» du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité était exécutoire. Cet arrêt fait actuellement l'objet d'un pourvoi devant la Cour suprême du Canada. La Cour de céans a ordonné, du consente- ment des parties, la suspension de l'exécution de son arrêt por- tant rétablissement de l'habilitation de sécurité de Thomson en attendant l'issue du pourvoi.
La situation avait changé en raison de l'utilisation par le réquérant de son habilitation de sécurité rétablie pour deman- der réintégration dans son emploi. La question ne se limitait plus à l'habilitation de sécurité du requérant, laquelle habilita- tion, en soi, ne porte pas préjudice à la sécurité nationale. Or, l'habilitation de sécurité est devenue le fondement d'une demande de réintégration, question dont la Cour suprême du Canada est actuellement saisie. Pour établir une analogie avec les procédures d'injonction, on peut dire que la balance des inconvénients entre les intérêts privés et l'intérêt public a connu un changement. Il y a lieu de maintenir le statu quo.
La requête de la Couronne étant inopportune et ayant causé au requérant d'importantes dépenses, il y a lieu d'adjuger les dépens à ce dernier.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Thomson c. Canada, [1988] 3 C.F. 108; (1988), 50 D.L.R. (4th) 454; 31 Admin. L.R. 14; 84 N.R. 169 (C.A.); Thom- son c. Canada (Sous-ministre de l'Agriculture), [1990] 2 C.F. 820; (1990), 43 Admin. L.R. 40 (C.A.); Algonquin Mercantile Corporation c. Dart Industries Canada Lim ited, [1985] I C.F. 908; (1984), 79 C.P.R. (2d) 260 (lrc inst.).
AVOCATS:
Ian C. Hay pour le requérant. Mylène Bouzigon pour l'intimée.
PROCUREURS:
Joe, Chen, Jang, Leung & Barbour, Vancouver, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour l'in- timée.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE JoYAL: Dans les présentes procédures, la Couronne intimée demande qu'il soit sursis à l'exé- cution d'une ordonnance que j'ai rendue le 4 octobre 1990 relativement à l'habilitation de sécurité du requérant au niveau très secret.
À toutes les époques en cause, le requérant faisait partie du personnel du Service canadien du rensei- gnement de sécurité (SCRS). Il a été engagé comme traducteur. Une habilitation de sécurité à son niveau était une condition de son emploi.
En août 1988, compte tenu des renseignements reçus par le directeur du SCRS, le requérant a été sus- pendu de ses fonctions. Cette suspension a été suivie d'une enquête interne. En novembre 1988, par suite de cette enquête, le directeur du SCRS a ordonné la révocation de l'habilitation de sécurité du requérant, ce qui fait que des mesures ont immédiatement été prises pour le relever de ses fonctions auprès du SCRS à compter du 10 novembre 1988.
Le requérant s'est adressé au Comité de surveil lance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) en vue d'une révision de son cas. Les audiences devant le CSARS ont été tenues du 8 au 11 mars 1989. Le 23 octobre 1989, le CSARS a décidé de recommander la réintégration du requérant dans son habilitation de sécurité. Le 3 novembre 1989, le requérant a saisi la Cour fédérale d'une action en dommages-intérêts pour licenciement illégal. Le 17 novembre 1989, le directeur a informé le requérant qu'il refusait de donner suite à la recommandation du CSARS.
Toutefois, entre-temps, l'affaire Thomson c. Canada, [1988] 3 C.F. 108 (C.A.), confirmée par [Thomson c. Canada (Sous-ministre de l'Agricul- ture)] [ 1990] 2 C.F. 820 (C.A.), avait été soumise à la Cour fédérale. Comme en l'espèce, le requérant, qui s'était vu refuser une habilitation de sécurité à l'égard d'un poste particulier à Agriculture Canada, avait déféré l'affaire au CSARS qui, à son tour, avait recommandé que l'habilitation de sécurité requise fût émise. Le directeur avait refusé de donner suite à
cette recommandation. La Cour d'appel fédérale a été saisie de l'affaire et elle a conclu que, selon une inter- prétation appropriée du cadre législatif relatif aux pouvoirs de surveillance du CSARS, une décision de ce comité de surveillance, même si elle prenait la forme d'une «recommandation» était une décision exécutoire. La Couronne a immédiatement demandé l'autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême du Canada. L'autorisation en a été accordée, et l'af- faire sera entendue par cette Cour à l'automne de cette année [1991]. En attendant une décision sur le pourvoi et du consentement des parties, la Cour d'ap- pel fédérale a ordonné la suspension de l'exécution de son jugement.
Simultanément, l'affaire dont je suis saisi n'était pas en sommeil. Le 20 février 1990, le requérant s'est fondé sur l'article 18 pour saisir cette Cour d'une demande de rétablissement de son habilitation de sécurité. La Couronne a conclu à une suspension d'instance en attendant que la Cour suprême ait sta- tué dans l'affaire Thomson précitée. J'ai entendu les deux questions à Vancouver le ler octobre 1990.
Le 4 octobre 1990, j'ai ordonné que le requérant fût réintégré dans son habilitation de sécurité. Il res- sort des motifs que j'ai prononcés à cette époque que ma décision a été rendue étant entendu que le réta- blissement de l'habilitation de sécurité du requérant ne pouvait, en principe, porter préjudice au SCRS ni aux intérêts de la sécurité nationale. Le requérant ne travaillait plus pour le SCRS et sa seule revendication devant la Cour portait sur des dommages-intérêts.
En dernier lieu, j'ai souligné tant dans mon ordon- nance que dans les motifs qui s'y rapportent que ma décision ne portait pas atteinte au droit de la Cou- ronne de faire une nouvelle demande de suspension si les circonstances changeaient. La Couronne a inter- jeté appel de mon ordonnance du 4 octobre 1990, mais l'appel n'a pas encore été inscrit au rôle.
Depuis ce temps, on m'informe maintenant qu'il y a eu des faits nouveaux. Fort de ce que le directeur du SCRS allait se conformer à mon ordonnance et le réintégrer dans son habilitation de sécurité, le requé- rant a comparu devant le bureau régional du SCRS en Colombie-Britannique pour être réintégré dans son poste chez SCRS. On le lui a sommairement refusé. Le 16 janvier 1991, il a déposé un grief devant la
Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) en vue d'un renvoi à l'ar- bitrage. Bien entendu, le grief avait trait au refus, et la réparation demandée était une ordonnance portant sa réintégration dans son ancien poste.
Entre le 16 janvier 1991 et le 24 mai 1991, il y a eu un échange considérable de correspondance entre la Commission, l'avocat du requérant et celui du SCRS. Dans sa première lettre adressée à la Commission le 31 janvier 1991, le SCRS a prétendu que la Commis sion n'avait pas compétence pour statuer. Le requé- rant, dit le SCRS, était exclu de tout processus judi- ciaire en vertu de la politique en matière de gestion du personnel du SCRS. Cette position a été exprimée de nouveau le 24 avril 1991 lorsqu'on a expliqué que, bien que la politique du SCRS permît une approche consensuelle de la décision à prendre dans certains cas, c'est-à-dire dans le cadre des mesures discipli- naires entraînant une suspension sans rémunération ou un renvoi, le SCRS n'avait nullement l'intention de l'étendre à des griefs qui n'étaient pas visés par cette politique.
L'affaire a pris encore plus d'ampleur lorsque l'avocat du requérant, dans sa lettre adressée à la Commission le 11 avril 1991, a demandé la commu nication de tous les renseignements dont le SCRS était en possession et qui se rapportaient au requérant et remontaient aux événements de 1988 ayant conduit à la perte par le requérant de son habilitation de sécu- rité. Dans une autre lettre envoyée à la Commission le 10 mai 1991, l'avocat du requérant a déclaré que, selon lui, la réintégration était la question capitale et qu'il était nécessaire de renvoyer la Commission aux événements de 1988.
Néanmoins, il semblerait que le SCRS fût disposé à comparaître devant la Commission pour débattre la question de la compétence, et la Commission a fixé la période du 23 au 28 mai 1991 pour l'audition. On note également dans les commentaires que l'avocat du SCRS a adressés à la Commission le 24 avril 1991 que, après avoir pris connaissance des états de service du requérant pour déterminer les renseignements qui devaient être communiqués par le Service en réponse au grief du requérant dans sa formulation actuelle, le SCRS pouvait faire face à la situation sans divulguer aucun des renseignements classifiés pour des raisons
de sécurité nationale. Cette attitude dénote de prime abord un certain acquiescement à la connaissance de l'affaire par la Commission ou une reconnaissance de la compétence de la Commission. Une pleine lecture de cette lettre du 24 avril conduit certainement à une certaine ambiguïté pour ne pas dire un conflit absolu dans l'approche adoptée par le SCRS.
Quoi qu'il en soit, le 23 mai 1991, la Couronne a, à bref délai de préavis, demandé une ordonnance por- tant suspension de l'exécution de mon ordonnance du 4 octobre 1990. La requête a été entendue le jour sui- vant par téléconférence avec la participation des avo- cats des deux parties. L'avocat du requérant s'est énergiquement opposé à la procédure suivie. Il n'avait eu que deux heures environ pour prendre con- naissance des documents soumis par la Couronne, et il s'agissait d'une tentative contrariante de dernière minute pour faire avorter les procédures de la Com mission. Quant à lui, il était abusif de la part de la Couronne de s'adresser à la Cour à ce stade lors- qu'elle avait déjà fait savoir qu'elle consentait à ce que la Commission connaisse de l'affaire. L'audience avait déjà commencé, l'arbitre avait décidé qu'il avait compétence pour connaître de l'affaire et, comme on s'attendait à ce que l'audition fût ajournée sine die le 27 mai ou le 28 mai, pour l'obtention par l'avocat d'une habilitation de sécurité, ce n'était plus urgent.
Après avoir entendu les parties, je les ai informées que, à mon avis, l'action intentée par le requérant par suite de mon ordonnance du 4 octobre 1990, avait révélé des facteurs nouveaux et importants qui se rap- portaient au point litigieux. En fait, la question d'une telle action avait particulièrement été mentionnée dans mes motifs d'ordonnance. J'étais également d'avis que la question portant sur l'affaire était non pas de savoir si le requérant devait être réintégré dans son poste, mais, plus fondamentalement, de savoir si la recommandation du CSARS relative à l'habilita- tion de sécurité du requérant liait ou non le directeur, la question même qui est maintenant pendante devant la Cour suprême du Canada.
J'ai néanmoins ajourné l'audience, et j'ai informé les avocats qu'aucune ordonnance ne serait rendue jusqu'à ce que l'avocat du requérant ait obtenu des
renseignements ou instructions supplémentaires et ait été autorisé à soumettre d'autres arguments et obser vations à la Cour.
Le 28 mai 1991, l'audience a repris, encore par téléréunion. Les questions abordées portaient sur la décision selon laquelle la Commission avait compé- tence pour connaître de l'affaire, la Couronne était sur le point de mettre en état son appel contre mon ordonnance originaire et la poursuite des auditions devant l'arbitre exigeaient que tant le requérant que son avocat eussent une habilitation de sécurité. On a également abordé la question de l'opportunité de la demande par laquelle la Couronne sollicitait l'inter- vention de la Cour.
Le noeud de l'affaire porte sur le fait que c'est la propre situation sécuritaire du requérant qui fait l'ob- jet de l'appel formé par la Couronne contre mon ordonnance du 4 octobre 1990. C'est la question même dont j'ai fait mention ci-dessus et sur laquelle la Cour suprême du Canada doit se prononcer défini- tivement dans l'affaire Thomson précitée.
Il me semble clair que, en faisant usage d'une habilitation de sécurité rétablie en vue d'une demande de réintégration dans un poste, les règles du jeu ont changé. Il ne s'agit plus, en principe, d'un cas de situation sécuritaire, qui ne porte aucun préjudice à l'intimée ni ne constitue un risque pour la sécurité nationale et l'intérêt public. Il s'agit maintenant d'un cas la situation sécuritaire du requérant, sans laquelle aucune demande de réintégration dans son emploi ne peut être faite, non seulement fait l'objet d'un appel formé contre mon ordonnance initiale du 4 octobre 1990, mais comporte aussi une question que la Cour suprême du Canada doit trancher l'au- tomne prochain. Il y a lieu pour moi de conclure qu'il s'agit d'un cas un certain genre de statu quo devrait être maintenu. C'est dire que, comme dans le cas d'une injonction, la balance des inconvénients entre, d'une part, les intérêts privés et les droits du requérant et, d'autre part, l'intérêt public et les obli gations de l'intimée penche maintenant en faveur de celle-ci.
Dans les circonstances, je devrais conclure qu'il conviendrait de suspendre nunc pro tunc l'exécution de mon ordonnance originaire. À cet égard, je m'ap- puie sur la décision rendue par ma collègue, Madame
le juge Reed, dans l'affaire Algonquin Mercantile Corporation c. Dart Industries Canada Limited, [19851 1 C.F. 908 (1 re inst.). Une ordonnance rendue dans ce sens aura pour effet d'autoriser le directeur du SCRS de révoquer ou de suspendre par ailleurs l'habilitation de sécurité du requérant en attendant qu'il soit statué sur l'appel de mon ordonnance origi- naire ou jusqu'à ce que la Cour en ait décidé autre- ment.
Quant aux dépens, je suis convaincu que la déci- sion de la Couronne de demander cette ordonnance de suspension était inopportune. Les retards ont pro- voqué une série de procédures dont j'ai fait état, qui ont exigé de l'avocat du requérant beaucoup de temps et d'efforts et qu'une demande présentée plus tôt par la Couronne aurait, à mon sens, évitées.
Cette conclusion ne vise pas à critiquer la conduite de l'avocat de la Couronne, mais simplement à recon- naître les recours qui favorisent le requérant.
J'adjuge donc les dépens au requérant et je les fixe par les présentes à une somme forfaitaire de trois mille dollars (3 000 $).
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