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A-611-91
The Canadian Association of Regulated Importers, Parkview Poultry Ltd., Bertmar Poultry Ltd., George Tsisenpoulos, Henry Neufeld, Zigmond Tibay, Henry Kikkert, Eva Szasz Peterffy, Paul Dinga, C & A Poultry Ltd., Zoltan Varga, Jake Drost, George Drost, Joe Drost, Melican Farms Ltd., Joe Speck, Marinus Kikkert, Checkerboard Hatchery, Brampton Chick Hatching Co. Ltd, Zoltan Koesis, Roe Poultry Ltd., Gabe Koesis, Henry Fois (appelants)
c.
Procureur général du Canada, Office canadien de commercialisation des œufs d'incubation de poulet à chair et Fédération canadienne des couvoirs (intimés)
REPERTOR/É.• CANAD/AN ASSN. OF REGULATED IMPORTERS C. CANADA (PROCUREUR GENERAL) (CA.)
Cour d'appel, juges Hugessen, MacGuigan et Linden, J.C.A.—Toronto, 14 novembre; Ottawa, 20 décembre 1991.
Pratique Communication de documents et interrogatoire préalable Production de documents Appel du rejet d'une requête concernant la production de documents Sens et por- tée du privilège de non-divulgation de renseignements confi- dentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada en vertu de l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada Documents liés au pouvoir discrétionnaire conféré au ministre en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation L'avo- cat de l'intimé s'est engagé à produire un document et a fait ensuite volte-face Un certificat émis par le greffier du Con- seil privé en vertu de l'art. 39 attestait que les documents étaient des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine Les documents bénéficiaient du privilège absolu que prévoit l'art. 39 Les causes citées par les appelants sont considérées d'espèce différente car elles ne mettent pas en cause un privilège d'origine législative Un privilège d'ori- gine législative a préséance sur l'engagement que prend un avocat de produire un document Un juge a le pouvoir de libérer un avocat d'un engagement personnel qui repose sur une erreur de fait.
Couronne Prérogatives Requête en vue de la produc tion d'une note de service et d'autres documents auxquels le ministre désigné a fait référence en rendant une décision sur les contingents Le juge des requêtes a statué que les docu ments en question étaient l'objet d'un privilège absolu de non- divulgation en vertu de l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada Une distinction est faite entre le privilège absolu
que prévoit l'art. 39 et le privilège restreint que prévoient les art. 37 et 38 Seuls les renseignements intéressant le Cabinet dans le sens collégial du terme peuvent être l'objet d'un privi- lège absolu Comme la décision sur les contingents mettait en cause deux ministres et que des documents ont été envoyés aux deux, ces documents bénéficiaient du privilège prévu à l'art. 39.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Droits à l'égalité La majorité des appelants sont des particuliers, non des sociétés, et sont donc habilités à invo- quer l'art. 7 de la Charte Explication de la théorie du juge Lamer sur les droits protégés par l'art. 7 Les droits en litige en l'espèce ne sont pas protégés par l'art. 7 L'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada ne contrevient pas à l'art. 7 de la Charte Le juge des requêtes a également eu raison de sta- tuer que l'art. 39 ne contrevient pas à l'art. 15(1) de la Charte.
Le présent appel faisait suite à une ordonnance par laquelle le juge en chef adjoint Jerome (juge des requêtes) a rejeté une requête en vue de la production de documents se rapportant au pouvoir discrétionnaire que peut exercer un ministre en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation. La décision établissait un plan de répartition des contingents pour les oeufs d'incubation et les poussins en fonction de la part du marché. Les documents que l'intimé refusait de produire étaient une note de service de la Direction générale des rela tions commerciales spéciales du ministère des Affaires exté- rieures, ainsi que tout autre document auquel avait fait réfé- rence le ministre désigné, le secrétaire d'État aux affaires extérieures, en rendant la décision sur les contingents. Dans une lettre adressée à l'avocat des appelants, l'avocat de l'in- timé s'était engagé à produire un document que le ministère des Affaires extérieures avait envoyé au ministre; le lende- main, toutefois, il faisait volte-face. La décision sur les contin gents avait en effet été prise non pas par le secrétaire d'État aux Affaires extérieures, mais par le ministre du Commerce extérieur, avec l'autorisation de ce dernier. Le greffier du Con- seil privé avait ensuite émis un certificat en vertu de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, indiquant que les docu ments mentionnés à l'annexe A dudit certificat constituaient des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
Cet appel concerne le sens et la portée du privilège de non- divulgation de tels renseignements confidentiels. La Cour avait 3 trancher les trois questions suivantes: I) le juge des requêtes avait-il fait une erreur en ne concluant pas que les documents que l'intimé refusait de produire devaient être l'objet d'un pri- vilège restreint en vertu des articles 37 ou 38 de la Loi, plutôt que d'un privilège absolu en vertu de l'article 39 et que, par conséquent, la revendication de privilège pouvait être soumise à un examen judiciaire; 2) l'article 39 de la Loi contrevenait-il à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés; et 3) l'article 39 contrevenait-il à l'article 15 de la Charte?
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Le juge MacGuigan, J.C.A.: I) La décision Carey c. Onta- rio, de la Cour suprême du Canada, que les appelants ont citée, peut être considérée comme l'exposé de la common law qui
fait le plus autorité en ce qui concerne le privilège de non- divulgation dont jouit la Couronne; on ne peut, cependant, con- sidérer qu'il tranche une question mettant en cause la Loi sur la preuve au Canada, qui peut avoir pour objet de modifier la common law. Le libellé de l'article 39 de la Loi est suffisam- ment clair: lorsqu'un ministre de la Couronne ou le greffier du Conseil privé atteste par écrit que les informations demandées constituent des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada, la divulgation desdites informa- tions doit être refusée sans autre examen. Il est loisible à un tribunal de décider si un certificat d'un ministre ou du greffier confère un privilège selon les conditions que prévoit la loi, mais il ne peut aller au-delà du certificat et examiner les docu ments en question. Une note de service adressée à un ministre unique agissant en vertu d'une autorisation législative ne peut équivaloir à un renseignement confidentiel du Conseil privé, car l'article 39 indique clairement que seuls les renseignements qui intéressent le Cabinet, dans le sens collégial du terme, peu- vent faire l'objet d'un privilège absolu. C'est en raison des faits et non du droit que les appelants sont déboutés, car aucun des documents pour lesquels le greffier du Conseil privé avait invoqué un privilège n'était un document de travail envoyé à un ministre unique.
Comme c'est en fait le ministre du Commerce extérieur qui a pris la décision sur les contingents au nom du secrétaire d'État aux Affaires extérieures, les documents en question ont été envoyés aux deux ministres, et pour ce motif, ils remplis- sent les conditions voulues pour qu'un privilège soit invoqué en vertu de l'article 39. Il n'appartient pas aux tribunaux de se prononcer sur l'organisation de ministères ou sur la structure du processus de prise de décisions ministérielles. Quand une partie est incapable de faire la preuve qu'un certificat est mani- festement incomplet, un tribunal ne peut aller plus avant pour en examiner le bien-fondé; il doit respecter l'intention qu'avait le législateur de prévoir, dans ce cas spécial, une exemption d'examen judiciaire. La décision rendue dans l'affaire Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine n'étaye pas la thèse des appelants voulant que l'engagement d'un avocat de pro- duire un document ait priorité en toutes circonstances sur un privilège d'origine législative. Un avocat de la Couronne ne pouvait outrepasser le pouvoir législatif qui était conféré à des ministres de la Couronne et au greffier du Conseil privé; par ailleurs, un tribunal jouit d'une grande latitude pour libérer un avocat d'un engagement personnel qui repose sur une erreur de fait. Les causes que les appelants ont citées sont différentes de la présente espèce en ce sens qu'il n'y est pas question d'un privilège d'origine législative.
2) Il a été décrété dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co. que les sociétés ne peuvent se prévaloir de l'article 7 de la Charte, qui ne s'applique qu'aux êtres humains. Dans la présente affaire, les appelants sont en majo- rité des particuliers, et non des sociétés, et ils sont donc habi- lités à invoquer cet article. Les particuliers appelants ont fait valoir que l'emploi, par la Couronne, d'un certificat invoquant un privilège absolu en vertu de l'article 39 les privait de la liberté de pouvoir soumettre la décision sur les contingents à l'examen et au contrôle des tribunaux. Dans une récente déci- sion de la Cour suprême du Canada, le juge Lamer a traité de
la question des droits que protège l'article 7. Le juge a avancé une théorie qui tente d'unir les perspectives de la triade proté- gée de droits (la vie, la liberté et la sécurité de la personne) et les principes de justice fondamentale. Selon cette théorie, l'ar- ticle 7 entre en jeu lorsque l'on restreint la liberté physique dans quelque circonstance que ce soit, lorsque l'on exerce un contrôle sur l'intégrité physique ou mentale ou lorsque l'on invoque la menace de sanctions dans les cas de violation. Les faits de la présente espèce n'indiquent rien de la sorte. Le droit que les particuliers appelants veulent faire valoir est un vague «droit» traditionnel d'examen judiciaire d'une mesure admi nistrative dans tous les cas. L'article 39 de la Loi ne contre- vient donc pas à l'article 7 de la Charte.
3) Les particuliers appelants ont fait valoir que l'article 39 confère à la Couronne, en tant que partie au litige, le droit de supprimer des éléments de preuve, droit dont aucune autre par- tie ne jouit. La Cour d'appel fédérale a déclaré dans l'affaire Central Cartage que les dispositions de l'article 39 n'enfrei- gnent pas l'article 15 de la Charte. L'égalité «devant la loi» et «indépendamment de toute discrimination» sont en réalité les deux côtés d'une même médaille, le premier élément ayant une connotation positive, l'existence d'une égalité, le second élé- ment une connotation négative, l'absence de discrimination. Le juge de première instance a eu raison de statuer que l'article 39 ne contrevient pas au paragraphe 15(1) de la Charte.
Le juge Hugessen, J.C.A. (motifs concordants quant au résultat): Dans les circonstances de l'espèce, l'invocation de l'article 39 de la Lui sur la preuve au Canada est discutable. La première catégorie de renseignements protégés sur laquelle porte l'article 37 couvre le privilège de non-divulgation pour des raisons d'«intérêt public» en général, tandis que l'article 38 traite des situations le législateur a jugé clairement que des raisons d'intérêt public supérieures s'opposent à la divulgation des renseignements. Dans les deux cas, on reconnaît l'exis- tence d'intérêts opposés qui sont l'objet d'une appréciation et d'une pondération judiciaires. La décision finale est, elle aussi, susceptible d'appel. Cependant, à l'article 39, le législateur a décrété un privilège absolu pour les renseignements confiden- tiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada, niant impli- citement qu'il puisse exister un intérêt opposé quelconque. On aurait pu invoquer l'article 37 pour s'opposer à la divulgation des documents, car il existe au moins des raisons d'intérêt public défendables de préserver la confidentialité des commu nications entre les hauts fonctionnaires et les ministres, ou encore l'article 38, car il est possible de soutenir que le com merce extérieur est un aspect important des relations interna- tionales du Canada. La seule justification possible de l'invoca- tion de l'article 39 semble résider dans le fait que c'est le ministre du Commerce extérieur qui a effectivement pris la décision, mais avec l'assentiment du secrétaire d'État aux Affaires extérieures. Nous avons affaire ici à un abus flagrant du pouvoir exécutif, abus que le législateur a clairement envi- sagé de mettre hors de portée d'un examen judiciaire.
Bien que l'article 7 de la Charte ne soit pas en cause dans cette affaire, car le droit à la liberté des appelants n'est pas en jeu, si l'on avait soulevé en l'espèce une question quelconque concernant la vie, la liberté ou la sécurité de la personne, l' État
aurait eu beaucoup de mal à faire valoir que l'article 39 est conforme aux principes de justice fondamentale. Sans la justi fication de l'article 1, l'interdiction absolue et le déni complet de toute possibilité d'examen judiciaire ne peuvent résister à une contestation fondée sur la Charte et légitimement intro- duite.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R. - U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 1, 7, 15(1), 32(1).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 18.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), chap. C - 5, art. 37, 38, 39.
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E - 10, art. 36.3 (édicté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4).
Loi sur les licences d'exportation et d'importation, L.R.C. (1985), chap. E - 19, art. 2, 5, 8(1), 14.
Workers' Compensation Act, S.R.A. 1982, chap. W - 16.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(I)(c) du Code criminel (Man.), [1990] I R.C.S. 1123; [1990] 4 W.W.R. 481; (1990), 68 Man. R. (2d) 1; 56 C.C.C. (3d) 65; 77 C.R. (3d) 1; 109 N.R. 81; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C. - B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co., [1990] 2 C.F. 641; (1990), 71 D.L.R. (4th) 253; 45 Admin. L.R. 1; 35 F.T.R. 160 (note); 109 N.R. 357 (C.A.); Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procureur général du Canada, [1983] 1 C.F. 917; (1983), 38 C.P.C. 182; 76 C.P.R. (2d) 192 (1re inst); Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Carey c. Ontario, [ 1986] 2 R.C.S. 637; (1986), 58 O.R. (2d) 352; 35 D.L.R. (4th) 161; 22 Admin. L.R. 236; 30 C.C.C. (3d) 498; 14 C.T.C. (2d) 10; 72 N.R. 81; 20 O.A.C. 81; Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293; (1985), 58 N.R. 295 (C.A.); Re Mia and Medical Services Commission of British Colum- bia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385; 61 B.C.L.R. 273; 15 Admin. L.R. 265; 16 C.R.R. 233 (C.S.C.-R.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Budge v. Workers' Compensation Board (Alta.) No. 2 (1987), 80 A.R. 207; 42 D.L.R. (4th) 649; [1987] 6 W.W.R. 217; 54 Alta. L.R. (2d) 97; 29 Admin. L.R. 82 (Q.B.)
DÉCISIONS CITÉES:
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) I; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Rudolph Wolff & Co. Ltd. c. Canada, [1990] I R.C.S. 695; (1990), 106 N.R. 1; Mullins v. Howell (1879), 11 Ch.D. 763; Uvanile v. Wawanesa Mut. Ins. Co. (1984), 44 C.P.C. 110; [1984] I.L.R. 1-1806 (Ont. H.C.); Guinness Peat Properties Ltd. v. Fitzroy Robinson Partnership, [1987] I W.L.R. 1027 (C.A.).
DOCTRINE
Blackstone, Commentaries on the Laws of England, 17 ed., 1830, I.
AVOCATS:
John T. Pepall pour les appelants.
Charleen H. Brenzall et J. E. Thompson, c.r.,
pour l'intimé, le procureur général du Canada.
PROCUREURS:
Abraham, Duggan, Hoppe, Niman, Scott, Toronto, pour les appelants.
Le sous-procureur général du Canada pour l'in- timé, le procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN, J.C.A. (motifs concordants quant au résultat): J'ai eu l'occasion de lire les motifs de jugement de mon collègue, le juge MacGuigan, J.C.A. Je suis d'accord avec la décision qu'il propose, mais j'ai de sérieuses réserves qu'il me semble nécessaire d'exprimer. Ces réserves découlent de deux points.
Tout d'abord, que l'État invoque l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canadas dans les circonstances de la présente espèce m'inquiète beaucoup. Pour comprendre cette inquiétude, il est nécessaire d'avoir à l'esprit le texte des articles 37, 38 et 39, tous trois réunis sous l'intitulé «Divulgation de renseignements administratifs»:
L.R.C. (1985), chap. C-5.
Divulgation de renseignements administratifs
37. (1) Un ministre fédéral ou toute autre personne intéres- sée peut s'opposer à la divulgation de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant ver- balement ou par écrit devant eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d'intérêt public déterminées.
(2) Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas l'oppo- sition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour supé- rieure, celle-ci peut prendre connaissance des renseignements et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions ou conditions qu'elle estime indiquées, si elle conclut qu'en l'es- pèce, les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public invoquées lors de l'attestation.
(3) Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas l'oppo- sition visée au paragraphe (1) est portée devant le tribunal, un organisme ou une personne qui ne constituent pas une cour supérieure, la question peut être décidée conformément au paragraphe (2), sur demande, par:
a) la Section de première instance de la Cour fédérale, dans les cas l'organisme ou la personne investis du pouvoir de contraindre à la production de renseignements en vertu d'une loi fédérale ne constituent pas un tribunal régi par le droit d'une province;
b) la division ou cour de première instance de la cour supé- rieure de la province dans le ressort de laquelle le tribunal, l'organisme ou la personne ont compétence, dans les autres cas.
(4) Le délai dans lequel la demande visée au paragraphe (3) peut être faite est de dix jours suivant l'opposition, mais le tri bunal saisi peut modifier ce délai s'il l'estime indiqué dans les circonstances.
(5) L'appel des décisions rendues en vertu des paragraphes (2) ou (3) se fait:
a) devant la Cour d'appel fédérale, pour ce qui est de celles de la Section de première instance de la Cour fédérale;
b) devant la cour d'appel d'une province, pour ce qui est de celles de la division ou cour de première instance d'une cour supérieure d'une province.
(6) Le délai dans lequel l'appel prévu au paragraphe (5) peut être interjeté est de dix jours suivant la date de la décision frap- pée d'appel, mais la cour d'appel peut le proroger si elle l'es- time indiqué dans les circonstances.
(7) Nonobstant toute autre loi fédérale:
a) le délai de demande d'autorisation d'en appeler à la Cour suprême du Canada est de dix jours suivant le jugement frappé d'appel, visé au paragraphe (5), mais le tribunal com- pétent pour autoriser l'appel peut proroger ce délai s'il l'es- time indiqué dans les circonstances;
b) dans les cas l'autorisation est accordée, l'appel est interjeté conformément au paragraphe 60(1) de la Loi sur la
Cour suprême, mais le délai qui s'applique est celui qu'a fixé le tribunal qui a autorisé l'appel.
38. (1) Dans les cas l'opposition visée au paragraphe 37(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait préju- dice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécu- rité nationales, la question peut être décidée conformément au paragraphe 37(2), sur demande, mais uniquement par le juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de ce tribunal qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
(2) Le délai dans lequel la demande visée au paragraphe (1) peut être faite est de dix jours suivant l'opposition, mais le juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de ce tribunal qu'il charge de l'audition de ce genre de demande peut modifier ce délai s'il l'estime indiqué.
(3) II y a appel de la décision visée au paragraphe (1) devant la Cour d'appel fédérale.
(4) Le paragraphe 37(6) s'applique aux appels prévus au paragraphe (3) et le paragraphe 37(7) s'applique aux appels des jugements rendus en vertu du paragraphe (3), compte tenu des adaptations de circonstance.
(5) Les demandes visées au paragraphe (1) font, en premier ressort ou en appel, l'objet d'une audition à huis clos; celle-ci a lieu dans la région de la capitale nationale définie à l'annexe de la Loi sur la capitale nationale si la personne qui s'oppose à la divulgation le demande.
(6) La personne qui a porté l'opposition qui fait l'objet d'une demande ou d'un appel a, au cours des auditions, en pre- mière instance ou en appel et sur demande, le droit de présen- ter des arguments en l'absence d'une autre partie.
39. (1) Le tribunal, l'organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas un ministre ou le greffier du Conseil privé s'op- posent à la divulgation d'un renseignement, tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseigne- ment constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
(2) Pour l'application du paragraphe (1), un «renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada» s'entend notamment d'un renseignement contenu dans:
a) une note destinée à soumettre des propositions ou recom- mandations au Conseil;
b) un document de travail destiné à présenter des problèmes, des analyses ou des options politiques à l'examen du Con- seil;
c) un ordre du jour du Conseil ou un procès-verbal de ses délibérations ou décisions;
d) un document employé en vue ou faisant état de communi cations ou de discussions entre ministres sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la for mulation de sa politique;
e) un document d'information à l'usage des ministres sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l'objet des communi cations ou discussions visées à l'alinéa d);
f) un avant-projet de loi.
(3) Pour l'application du paragraphe (2), «Conseil» s'entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.
(4) Le paragraphe (1) ne s'applique pas:
a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l'existence remonte à plus de vingt ans;
b) à un document de travail visé à l'alinéa 2b), dans les cas les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou, à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.
Comme on peut le voir, il y a dans ce texte un ordre ascendant de catégories protégées. La première de ces catégories, sur laquelle porte l'article 37, cou- vre le privilège de non-divulgation pour des raisons d'«intérêt public» en général. La disposition exige que la personne qui s'oppose à la divulgation des ren- seignements en question précise le type d'intérêt public qui serait en danger; elle soumet ensuite cette opposition à l'examen d'un tribunal afin qu'il soit déterminé si les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation des renseignements, un élément qui est à la base de notre système de justice, ont préséance sur les raisons d'intérêt public sur lesquelles repose l'opposition. La décision doit être prise par une cour supérieure et elle est susceptible d'appel devant la cour compétente et, après autorisation, devant la Cour suprême du Canada.
L'article 38 traite des situations le législateur a jugé clairement que des raisons d'intérêt public supé- rieures s'opposent à la divulgation des renseigne- ments. Cet article s'applique lorsque l'opposition repose sur le motif que la divulgation pourrait être préjudiciable aux relations internationales ou à la
défense ou à la sécurité nationales. Seul le juge en chef de la Cour fédérale, ou un juge désigné par ce dernier, peut trancher la question, et l'article ren- ferme des dispositions spéciales qui sont destinées à protéger la sécurité des renseignements que vise l'op- position au cas il ne serait pas ordonné de les divulguer. Cependant, comme dans le cas de l'article 37, on reconnaît que les affaires de cette nature met- tent en cause des intérêts opposés et ceux-ci sont sou- mis à une appréciation et à une pondération judi- ciaires. La décision finale est, elle aussi, susceptible d' appel.
Enfin, à l'article 39, le législateur a décrété un pri- vilège absolu pour ce que l'on appelle les renseigne- ments confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Le simple fait de s'opposer à la divulga- tion de tels renseignements en produisant le certificat requis empêche non seulement de divulguer les ren- seignements demandés mais aussi d'examiner si les intérêts protégés ont préséance ou non sur les intérêts de l'administration de la justice. En fait, l'article nie implicitement qu'il puisse exister un intérêt opposé quelconque. Aucun juge, de quelque cour que ce soit, ne peut mettre en doute l'ordonnance d'un ministre de la Couronne ou du greffier du Conseil privé, indé- pendamment de l'importance du document protégé ou de l'utilité de ce dernier pour ce qui est du règle- ment d'une question soumise à la Cour.
Dans l'affaire qui nous occupe ici, nous avons quelques indices sur la nature des documents dont on s'oppose à la divulgation. Il s'agit de documents que des hauts fonctionnaires ont adressés au ministre res- ponsable au sujet de l'exercice proposé de son pou- voir discrétionnaire en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'iinportation 2 .
On aurait pu certainement invoquer l'article 37 pour s'opposer à la divulgation de ces documents, car il existe au moins des raisons d'intérêt public défen- dables de préserver la confidentialité des communica tions entre les hauts fonctionnaires et les ministres. On aurait fort probablement pu invoquer aussi l'ar- ticle 38, car il est possible de soutenir au moins que le commerce extérieur est un aspect important des relations internationales du Canada.
2 L.R.C. (1985), chap. E-19.
Toutefois, c'est l'article 39 qui a été invoqué. La seule justification possible de cette mesure semble résider dans la circonstance tout à fait fortuite que le ministère des Affaires extérieures est structuré de façon telle que deux ministres étaient théoriquement chargés de prendre la décision applicable. D'après la documentation fournie, il semble évident que c'est en fait le ministre du Commerce extérieur qui a pris la décision, mais celle-ci exigeait l'assentiment du secrétaire d'État aux Affaires extérieures. Seule cette circonstance fortuite pourrait être invoquée afin de faire tomber les documents sous le coup des alinéas d) et e) du paragraphe 39(2), ainsi que l'a attesté le greffier du Conseil privé.
Dans les circonstances, nous ne pouvons bien sûr que supposer, à partir des quelques bribes d'informa- tion disponibles, quelle était la véritable nature des documents dont on s'opposait à la divulgation. Cependant, si les documents correspondent comme je le crois à la description que j'en ai faite, je considère que cette affaire constitue un abus flagrant du pouvoir exécutif, mais que, malheureusement, le législateur a clairement envisagé de mettre hors de portée d'un examen judiciaire.
Ma seconde réserve découle de l'argument que les appelants fondaient sur la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Je suis parfaitement d'accord avec l'opinion du juge MacGuigan, J.C.A., selon laquelle l'article 7 de la Charte n'est pas en cause dans cette affaire. Le droit à la liberté des appelants n'est tout simplement pas en jeu. Cependant, si l'on avait soulevé en l'espèce une question quelconque concernant la vie, la liberté ou la sécurité de la per- sonne, il me semble que l'État aurait eu beaucoup de mal à faire valoir que l'article 39 est conforme aux principes de justice fondamentale.
Le juge La Forest, dans l'affaire Carey c. Ontario 3 , a énoncé récemment, et avec force, ces principes au sujet de la question du «privilège de la Couronne» la page 654]:
Il s'agit finalement d'une question qui est à trancher par le tribunal et non pas par Sa Majesté. Cette Cour l'a récemment
3 [1986] 2 R.C.S. 637.
réaffirmé dans l'arrêt Smallwood c. Sparling, [19821 2 R.C.S. 686, dont je reparlerai. Retenir le point de vue contraire irait à l'encontre de l'esprit des lois adoptées par chaque législateur du Canada, prévoyant que Sa Majesté peut être poursuivie au même titre que n'importe quelle autre personne. Plus fonda- mentalement, ce point de vue serait incompatible avec les rap ports qui, de par la Constitution, doivent exister entre le pou- voir exécutif et les tribunaux de notre pays. [C'est moi qui souligne.]
Sans la justification de l'article premier, ce dont il n'est nullement question en l'espèce, je ne vois pas comment l'interdiction absolue et le déni complet de toute possibilité d'examen judiciaire pourraient résis- ter à une contestation fondée sur la Charte et légiti- mement introduite.
Je suis donc d'avis, à mon corps défendant toute- fois, de trancher la question comme le juge MacGuigan, J.C.A. l'a proposé.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: Le présent appel, qui fait suite à une ordonnance [T-2448-90] rendue le 17 juin 1991 (motifs datés du 30 septembre 1991 [encore inédite]) par laquelle le juge en chef adjoint Jerome, agissant comme juge des requêtes, a rejeté la requête des appelants qui désiraient obtenir que cer- tains documents soient produits, concerne le sens et la portée du privilège de non-divulgation d'un rensei- gnement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada en vertu de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada (ci-après appelée la «Loi»).
I
L'article 39 de la Loi (anciennement l'article 36.3, S.R.C. 1970, chap. E-10 (édicté par S.C. 1980-81-82- 83, chap. 111, art. 4)) est conçu comme suit:
39. (1) Le tribunal, l'organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas un ministre de la Couronne ou le greffier du Conseil privé s'opposent à la divulgation d'un renseignement, tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'au- dition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
(2) Pour l'application du paragraphe (I), «un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada» s'entend notamment d'un renseignement contenu dans:
a) une note destinée à soumettre des propositions ou recom- mandations au Conseil;
b) un document de travail destiné à présenter des problèmes des analyses ou des options politiques à l'examen du Con- seil;
c) un ordre du jour du Conseil ou un procès-verbal de ses délibérations ou décisions;
d) un document employé en vue ou faisant état de communi cations ou de discussions entre ministres sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la for mulation de sa politique;
e) un document d'information à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l'ob- jet des communications ou discussions visées à l'alinéa d);
j) un avant-projet de loi.
(3) Pour l'application du paragraphe (2), «Conseil» s'entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.
(4) Le paragraphe (1) ne s'applique pas:
a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l'existence remonte à plus de vingt ans;
b) à un document de travail visé à l'alinéa (2)b), dans les cas les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.
Le privilège de non-divulgation accordé à la Cou- ronne en vertu de l'article 39 est absolu. L'article 37 prévoit un privilège restreint: un ministre de la Cou- ronne ou une autre personne intéressée peut s'oppo- ser à la divulgation de renseignements, mais il est laissé à la discrétion d'un juge d'une cour supérieure de déterminer, après avoir étudié la question, s'il con- vient ou non de divulguer les renseignements en question et, dans l'affirmative, avec quelles restric tions ou dans quelles conditions. Dans les cas l'opposition repose sur le motif que la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou la sécurité nationales, l'article 38 porte que seul un juge de la Cour fédérale du Canada, désigné par le juge en chef de cette dernière, peut trancher la question.
Les documents dont il est question en l'espèce se rapportent au pouvoir discrétionnaire que peut exer- cer un ministre en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation. L'article 5 de cette Loi permet au gouverneur en conseil de dresser une liste de marchandises assujetties au contrôle des importations, appelée «Liste de marchandises d'im- portation contrôlée». En vertu du paragraphe 8(1) de cette Loi, le ministre désigné est habilité à délivrer des licences d'importation comme suit:
8. (1) Le ministre peut délivrer à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence pour l'importation de marchan- dises figurant sur la liste des marchandises d'importation con- trôlée, sous réserve des conditions prévues dans la licence ou les règlements, notamment quant à la quantité, à la qualité, aux personnes et aux endroits visés.
Le mot «ministre» est défini en ces termes à l'ar- ticle interprétatif de ladite Loi (article 2):
2....
«ministre» Le membre du Conseil privé de la Reine pour le
Canada chargé par le gouverneur en conseil de l'application de la présente loi.
Aux fins de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, le ministre désigné par le gouverneur en conseil est le secrétaire d'État aux Affaires exté- rieures (dossier d'appel II, à la page 51). L'article 14 de cette Loi interdit d'importer «des marchandises d'importation contrôlée si ce n'est sous l'autorité d'une licence d'importation délivrée en vertu de la présente loi et conformément à une telle licence.»
La procédure de fond dans cette affaire est une requête sollicitant une ordonnance de certiorari et de mandamus en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), chap. F-7] relative- ment à une décision ministérielle mentionnée dans l'Avis aux importateurs 375, daté du 8 mai 1989, laquelle établissait un plan de répartition des contin gents pour les oeufs d'incubation et les poussins en fonction de la part du marché («la décision sur les contingents», dossier d'appel II, aux pages 152 à 158).
La présente procédure est une requête sollicitant la production d'une note de service de la Direction générale des relations commerciales spéciales du ministère des Affaires extérieures, ainsi que de tout autre document auquel a fait référence le ministre désigné dans la décision sur les contingents; cette
question a surgi lors du contre-interrogatoire de M. Pierre Gosselin au sujet de son affidavit qu'il a déposé pour le compte de l'intimé, quand, à la suite d'un avis juridique, il a refusé de produire ces docu ments (contre-interrogatoire de Pierre Gosselin au sujet de son affidavit, 27 novembre 1990, aux pages 5 et s., notamment à la Question 21).
Par la suite, dans une lettre datée du 15 janvier 1991, l'avocat de l'intimé a écrit le texte qui suit à l'avocat des appelants, s'engageant à produire un document que le ministère des Affaires extérieures avait envoyé au ministre, et invoquant, pour un autre document, le privilège de non-divulgation (dossier d'appel I, aux pages 29 et 30):
[TRADUCTION] Comme vous le savez, M. Gosselin a refusé lors de son contre-interrogatoire de produire l'un quelconque des documents s'appliquant à la présente requête que le Ministère et le ministre s'étaient échangés. En outre, M. Gosselin a soi- gneusement vérifié s'il existait au Ministère des études qui étayaient la recommandation de M. Crosby [le ministre du Commerce extérieur]. Je puis maintenant dire que le Ministère ne dispose d'aucune étude étayant le plan de répartition des contingents d'importation, et qu'il existe un document qui a été envoyé au ministre. Ce document ne peut être consulté que pour les besoins d'une action en justice car les renseignements qu'il renferme peuvent s'avérer préjudiciables au commerce extérieur. Je confirme que vous vous engagez à recevoir ce document et à en préserver la confidentialité, et que vous pou- vez vous y reporter, au besoin, durant la présente action.
Enfin, il y a un document du Cabinet à la divulgation duquel l'intimé s'oppose en vertu de l'article 39 de la Loi .sur la preuve au Canada et pour lequel une attestation écrite sera pro- duite au moment opportun. Il s'agit d'un document de travail et d'information, tel que décrit dans cet article de la Loi sur la preuve au Canada.
Dans une autre lettre, envoyée le jour suivant, l'avocat de l'intimé faisait volte-face (dossier d'appel I, à la page 28):
[TRADUCTION] Dans la lettre que je vous ai fait parvenir le 15 janvier 1991 au sujet de la présente affaire, j'ai dit qu'il y avait un document administratif que la Couronne était disposée à divulguer, à la condition de vous engager à en préserver la con- fidentialité.
Je dois toutefois vous informer que nous avons changé d'avis au sujet de ce document et que l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada s'y applique. Je fournirai une attestation pour ce document en même temps que l'autre attestation que vous allez recevoir. Ces deux documents devraient être prêts la semaine prochaine.
C'est en lisant attentivement la documentation que l'on comprend pourquoi l'avocat de l'intimé a changé
d'avis au sujet de la production du document en ques tion. Au moment de la rédaction de sa lettre du 15 janvier 1991, l'avocat croyait que c'était le secrétaire d'État aux Affaires extérieures qui, à la suite de la recommandation du ministre du Commerce extérieur, avait pris la décision sur les contingents, comme en fait foi la lettre elle-même (dossier d'appel I, à la
page 29):
[TRADUCTION] Le ministre que désigne la Loi sur les licences d'exportation et d'importation (et celui qui a émis l'Avis aux importateurs daté du 8 mai 1989) est le secrétaire d'État aux Affaires extérieures. Selon la Loi sur le ministère des Affaires extérieures, le ministre du Commerce extérieur est chargé d'as- sister le ministre d'État dans ses fonctions. Dans l'affaire qui nous occupe ici, le ministre du Commerce extérieur a recom- mandé au secrétaire d'État aux Affaires extérieures la réparti- tion des contingents d'importation de la manière indiquée dans l'Avis aux importateurs. Cet Avis a été émis après que cette recommandation a été acceptée.
Il s'est avéré que ce n'était pas le cas, comme le révèle une lettre du 2 mai 1991, adressée par l'avocat de l'intimé à l'avocat des appelants 4 :
[TRADUCTION] Dans la lettre que nous vous avons envoyée le 15 janvier 1991, il est dit que le ministre désigné en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation a pris la décision sur les contingents à la suite de la recommandation du ministre du Commerce extérieur.
Il semble cependant, après avoir obtenu de plus amples éclair- cissements, que c'est M. Crosby [le ministre du Commerce extérieur] qui a pris la décision sur les contingents.
Conformément à l'article 3 de la Loi sur le ministère des Affaires extérieures, le ministre du Commerce extérieur aide le secrétaire d'État aux Affaires extérieures à exécuter ses respon- sabilités en matière de commerce extérieur. L'article 5 de ladite Loi prévoit que le ministre du Commerce extérieur doit agir avec l'accord du secrétaire d'État aux Affaires extérieures en exécutant ses responsabilités. Dans l'affaire qui nous occupe ici, la Direction générale des relations commerciales spéciales du ministère des Affaires extérieures a rédigé une note de service recommandant les principes à suivre pour la répartition des contingents d'importation; cette note de service a été envoyée aux deux ministres. Le ministre du Commerce extérieur, agissant en vertu des articles 3 et 5, a pris la décision de répartir le contingent d'importation de la manière indiquée dans l'Avis aux importateurs 375. Des licences d'importa- tion ont ensuite été délivrées, conformément à l'article 8 de la
4 Cette lettre ne figure pas dans le dossier d'appel, mais elle se trouve dans le dossier de la Cour, en tant que pièce A accompagnant l'affidavit de Steven Accette, assermenté le 24 mai 1991. Cet affidavit a été soumis au juge de première ins tance, et les deux parties qui ont comparu devant nous l'ont accepté.
Loi sur les licences d'exportation et d'importation, avec l'auto- risation du secrétaire d'État aux Affaires extérieures.
Un affidavit d'un confrère-avocat du gouverne- ment montre clairement que c'est cette découverte de fait de l'avocat de l'intimé qui a mené à ce change- ment d'avis au sujet de la divulgation (dossier d'ap- pel II, à la page 179):
[TRADUCTION] 7. Le 15 janvier 1991, M. Parke [l'avocat de l'in- timé] a écrit à M. Stott qu'un document, dont la divulgation avait été auparavant refusée [Question 21], serait divulgué à la condition que M. Stott s'engage à le recevoir et à en préserver la confidentialité....
8. M. Parke m'a fait savoir, et je crois aussi, que l'intention de divulguer le document reposait sur une méprise de ce dernier quant aux personnes auxquelles le document avait été initiale- ment signifié et que, après un examen plus approfondi, on s'est de nouveau opposé à la divulgation du document à titre de ren- seignements confidentiels de la Reine.
Après ce changement d'avis, Paul M. Tellier, gref- fier du Conseil privé, avait émis un certificat en vertu de l'article 39, en date du 24 janvier 1991, il était indiqué que les documents mentionnés à l'annexe A dudit certificat constituaient des renseignements con- fidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada, et ce pour les motifs exposés à l'annexe en question, que ni l'alinéa a) ni l'alinéa b) du para- graphe 39(4) ne s'appliquaient aux documents et qu'il s'opposait à ce que l'on divulgue les documents en question et que l'on témoigne oralement sur leur teneur. Le texte de l'annexe A du certificat est le sui- vant (dossier d'appel I, à la page 42):
[TRADUCTION] 1. Le document numéro 1 est une copie d'un document d'information à l'usage des ministres de la Cou- ronne sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil ou sur des questions qui font l'objet de communications ou discussions visées à l'alinéa d) au sens de l'alinéa 39(2)e) de ladite Loi.
2. Le document numéro 2 est une copie d'un document employé en vue ou faisant état de communications ou de discussions entre ministres de la Couronne sur des ques tions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique au sens de l'alinéa 39(2)d) de ladite Loi.
3. Le document numéro 3 est une copie d'un document d'in- formation à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil ou sur des questions qui font l'objet des communi cations ou discussions visées à l'alinéa d) au sens de l'ali- néa 39(2)e) de ladite Loi.
Comme solution de rechange à la production des documents auxquels avait fait référence le ministre
désigné en prenant la décision sur les contingents, les appelants ont cherché à contreinterroger le greffier du Conseil privé sur son certificat ou, encore, à citer à comparaître le ministre désigné pour qu'il témoigne sur les points en litige.
Le juge des requêtes est arrivé à la conclusion sui- vante, en se fondant dans une grande mesure sur la décision de la présente Cour dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co., [1990] 2 C.F. 641 (C.A.) (dossier d'appel II, à la page 216):
Par conséquent, la constitutionnalité de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada est confirmée, le certificat émis par M. Tellier, d'après son libellé, rencontre les exigences de l'ar- ticle 39 et finalement, malgré l'engagement du procureur dans cette affaire il n'est pas permis de divulguer des informations qui n'ont pas déjà été divulguées aux parties demanderesses pour lesquelles la Couronne n'a pas renoncé à son privilège. Les arguments des parties demanderesses ont déjà été en grande partie examinés par la Cour d'appel dans l'affaire Cen tral Cartage Co. et à mon avis, la présente affaire ne s'en dis- tingue d'aucune manière. Par conséquent, je suis lié par le rai- sonnement clair et non ambigu de cet arrêt.
II
Le premier point que les appelants contestent au sujet de la décision du juge des requêtes est qu'il s'est trompé en ne concluant pas que, selon la preuve, les documents que l'intimé refusait de produire ne pouvaient être l'objet d'un certificat en vertu de l'ar- ticle 39 de la Loi, lequel accorde à la Couronne un privilège absolu, mais qu'ils devaient plutôt être l'ob- jet d'un privilège restreint en vertu des articles 37 ou 38 de la Loi, et que, par conséquent, la revendication de privilège pourrait être soumise à un examen judi- ciaire.
Les appelants ont cité à l'appui de cet argument l'arrêt Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, la Cour suprême du Canada a ordonné que des docu ments administratifs soient divulgués afin que la Cour puisse les examiner. Comme cette affaire met- tait en cause le gouvernement de l'Ontario, les dispo sitions de la Loi sur la preuve au Canada ne s'appli- quaient pas. On peut donc considérer que, en ce qui concerne le privilège de non-divulgation de la Cou- ronne, cet arrêt est l'exposé de la common law qui fait le plus autorité. S'exprimant au nom d'une Cour unanime, le juge La Forest a décrété la page 659)
que «[d]epuis quelques années, l'idée que les docu ments du Cabinet doivent jouir d'une protection absolue contre la divulgation semble être nettement en perte de vitesse». Et d'ajouter (aux pages 653 et 654):
Comme le juge Thorson l'a souligné en Cour d'appel, l'inté- rêt du public à ce qu'un document ne soit pas communiqué ne constitue pas un privilège de la Couronne. Il s'agit plus exacte- ment d'une immunité d'intérêt public, d'une immunité qui, en dernière analyse, relève de l'appréciation du tribunal. Celui-ci peut lui-même soulever la question de son applicabilité, comme le peut d'ailleurs l'avocat, mais la façon la plus com mune et la plus appropriée de le faire est au moyen d'un certi- ficat sous la forme d'un affidavit d'un ministre ou d'un haut fonctionnaire lorsque, comme en l'espèce, c'est autorisé par une loi ou c'est par ailleurs indiqué. L'avis du ministre (ou du fonctionnaire) doit dûment entrer en ligne de compte, mais son poids variera en fonction de la nature de l'intérêt public que l'on cherche à protéger. Son avis doit en outre être considéré par rapport à la nécessité de produire le document dans l'af- faire en question.
Il s'agit finalement d'une question qui est à trancher par le tribunal et non pas par Sa Majesté.... Retenir le point de vue contraire irait à l'encontre de l'esprit des lois adoptées par chaque législateur du Canada, prévoyant que Sa Majesté peut être poursuivie au même titre que n'importe quelle autre per- sonne. Plus fondamentalement, ce point de vue serait incompa tible avec les rapports qui, de par la Constitution, doivent exis- ter entre le pouvoir exécutif et les tribunaux de notre pays.
Si l'arrêt Carey représente un exposé très impor tant de la common law, on ne peut considérer, à mon avis, qu'il détermine les règles juridiques qui figurent dans la Loi sur la preuve au Canada, car il se peut fort bien qu'un texte législatif ait pour objet de modi fier la common law plutôt que de l'énoncer. Tout dépend du libellé de la loi en particulier, vu dans son contexte entier.
Le libellé de l'article 39 de la Loi m'apparaît suffi- samment clair: le fait qu'un ministre de la Couronne ou le greffier du Conseil privé se soient opposés à la divulgation de renseignements tranche la question lorsque le ministre ou le greffier attestent par écrit que les informations demandées constituent des ren- seignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada; dans ce cas, la divulgation des informations doit être refusée sans autre examen.
Comme l'a indiqué le juge Strayer dans l'affaire Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Pro- cureur général du Canada, [1983] 1 C.F. 917 (lre inst.), aux pages 929 à 931, et ainsi que l'a renforcé
la présente Cour dans l'affaire Central Cartage, pré- citée, il est certainement loisible à un tribunal de décider si un certificat d'un ministre ou du greffier renferme une allégation de privilège selon les condi tions qu'autorise la loi, mais un tribunal ne peut aller au-delà du certificat et examiner les documents en question. Le juge en chef Iacobucci, de la présente Cour, a exprimé comme suit ce principe dans l'affaire Central Cartage (aux pages 652 et 653), le gref- fier du Conseil privé s'était opposé à la divulgation de huit documents en émettant un certificat aux termes de ce qui est aujourd'hui l'article 39:
Il semble évident que, lorsqu'il a adopté l'article 36.3, le Parlement désirait confier à un ministre de la Couronne ou au greffier du Conseil privé le soin de déterminer si un renseigne- ment constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé pour la Reine. La décision du ministre ou du greffier, que celui-ci atteste par écrit, ne peut faire l'objet d'un examen par un tribunal, pourvu, et c'est la seule restriction, que les exi- gences explicites de cette disposition soient respectées. La cour ne peut aller au-delà du libellé du certificat et examiner les documents comme elle peut le faire sous le régime des articles 36.1 [aujourd'hui l'article 37] et 36.2 [aujourd'hui l'article 38] de la Loi sur la preuve au Canada. Toutefois, il est loisible à un tribunal de déterminer si, à première vue, le certificat renferme une allégation de privilège selon les limites législatives concer- nant les revendications de privilège par l'exécutif.
La preuve extrinsèque dont les appelants nous ont demandé avec insistance de tenir compte en l'espèce ne figurait pas dans les documents mais dans la preuve par affidavit et le témoignage qu'avait fait M. Gosselin en contre-interrogatoire. Je suis disposé à admettre à titre d'exemple, sans me prononcer de quelque manière sur la question, qu'un tribunal pour- rait prendre en considération une preuve de ce genre, si elle est suffisamment claire, par rapport à ce qui est déclaré dans le certificat; à mon avis, toutefois, les éléments de preuve dont on dispose en l'espèce n'ai- dent pas les appelants.
La prétention des appelants est, en bref, la sui- vante: une note de service adressée à un ministre unique agissant en vertu d'une autorisation législative ne peut équivaloir à un renseignement confidentiel du Conseil privé, car, au paragraphe 39(2), la définition d'un tel renseignement n'englobe que les questions
qui intéressent l'ensemble du Conseil privé, un comité du Conseil ou, à tout le moins, plus d'un ministres.
Je suis disposé à souscrire à cette prétention. Comme l'a dit le juge Strayer dans l'affaire Smith, Kline & French la page 930):
Bien que la définition contenue au paragraphe 36.3(2) [39(2) aujourd'hui] ne soit pas censée bue exhaustive, il est difficile d'imaginer qu'on pourrait considérer que les documents qui sont implicitement mais manifestement exclus des catégories de documents qui y sont énumérées sont encore visés par l'ex- pression générale «renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine».
Bien que l'on puisse dire d'un ministre qu'il agit comme conseiller privé dans toute activité officielle, il ne s'agit pas du critère qui s'applique au privi- lège prévu par la Loi. Il ressort clairement de l'article 39, selon moi, que seuls les renseignements qui inté- ressent le Cabinet 6 dans le sens collégial du terme peuvent faire l'objet d'un privilège absolu. Sinon, les renseignements relatifs aux fonctions officielles de conseillers privés qui sont d'anciens ministres ne fai- sant plus partie du Cabinet, ou de personnes qui n'ont jamais été ministres, comme les membres du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, jouiraient aussi d'un tel privilège. Cette interprétation permettrait, je crois, d'étendre gratuite- ment et de façon injustifiée la notion de privilège absolu.
C'est en raison des faits et non du droit que les appelants sont déboutés. Le droit qu'ils invoquent est exact, mais les faits sont incomplets. Ils ont supposé qu'un document de travail avait été envoyé à un ministre unique, s'appuyant pour cela sur une simple hypothèse que M. Gosselin avait émise faite durant le contre-interrogatoire sur son affidavit (aux pages 5 et 6, questions 19 et 20), hypothèse qui s'est révélée fausse par la suite, car aucun des documents pour les- quels le greffier du Conseil privé avait invoqué un privilège n'était une telle note de service.
5 Je n'analyse pas l'argument des appelants par rapport à l'alinéa 39(4)b), car celui-ci ne s'applique que dans les cas l'on invoque le privilège en vertu de l'alinéa 39(2)6), ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
6 Bien sûr, le Cabinet n'est, techniquement, qu'un comité du Conseil privé.
En outre, il ressort clairement des faits de l'espèce qu'en raison de la structure particulière du ministère des Affaires extérieures, deux ministres, le secrétaire d'État aux Affaires extérieures et le ministre du Com merce extérieur, avaient pris part à la décision sur les contingents. Celle-ci avait été prise au nom du secré- taire d'État aux Affaires extérieures et, probablement à son su et avec son accord, mais c'est réellement le ministre du Commerce extérieur qui l'avait prise. En conséquence, la preuve révèle que les documents en question ont été envoyés aux deux ministres, et pour ce motif, ils remplissent les conditions voulues pour qu'un privilège puisse être invoqué en vertu de l'ar- ticle 39.
Dans son certificat, le greffier du Conseil privé suit le texte des alinéas d) et e) du paragraphe 39(2), une procédure qu'a confirmée le juge en chef Iacobucci dans l'affaire Central Cartage la page 654). Le paragraphe a) du certificat décrit des [TRADUCTION] «renseignements contenus dans ... un document d'information employé en vue de ... communica tions ... entre ministres de la Couronne sur des ques tions liées à la prise des décisions du gouverne- ment ... ». Le paragraphe e) fait référence à des: [TRADUCTION] «renseignements contenus dans ... un document d'information à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions ... qui font l'objet des communications mentionnées à l'alinéa d).» Aucun élément de la preuve relative aux documents dont il est question en l'espèce ne met en doute de quelque façon ce qu'a déclaré le greffier du Conseil privé dans son certificat.
En fait, il semble que ce soit après avoir découvert que le ou les documents en question avaient été envoyés à deux ministres plutôt qu'à un seul, et après avoir pris conscience de l'interdépendance des fonc- tions de ces deux personnes, que l'avocat de l'intimé a retiré l'engagement qu'il avait pris brièvement de produire des documents. Il n'appartient pas aux tribu- naux de se prononcer sur l'organisation de ministères ou sur la structure du processus de prise de décisions ministérielles. Quant une partie est incapable de faire la preuve qu'un certificat est manifestement incom- plet, soit à première vue soit par rapport aux éléments de preuve disponibles, un tribunal ne peut plus véri- fier le bien-fondé du certificat, mais doit respecter
l'intention qu'avait le législateur de prévoir, dans ce cas spécial, une exemption d'examen judiciaire.
Les appelants ont aussi fait valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en ne faisant pas exécu- ter l'engagement qu'avait pris l'intimé et, notam- ment, en ne faisant pas appliquer l'affaire Best Clea ners and Contractors Ltd. c. La Reine, [ 1985] 2 C.F. 293 (C.A.), pour conclure que les documents ne pou- vaient être protégés par un certificat en vertu de l'ar- ticle 39 lorsqu'il était déjà entendu de les produire. Cependant, l'affaire Best Cleaners est bien différente de la présente espèce. Dans cette affaire, les éléments essentiels des renseignements demandés avaient déjà été produits, sans opposition, au moment de l'interro- gatoire préalable. En concluant que, dans les circons- tances particulières de l'espèce, un certificat ne fai- sait pas obstacle à l'admissibilité en preuve des renseignements, le juge Mahoney, J.C.A., a déclaré ce qui suit la page 311):
C'est faire preuve de beaucoup d'irréalisme que de préten- dre que le dépôt d'un certificat a pour effet d'effacer la produc tion de renseignements déjà légalement divulgués à la partie adverse dans une procédure judiciaire. Tous ceux qui possèdent un intérêt légitime dans ces renseignements les ont en mains sauf la Cour. Le fait de préserver la confidentialité de ces ren- seignements uniquement vis-à-vis de la cour, dans un tel cas, sous-entend l'intention du Parlement d'autoriser le dépôt d'un certificat en vue de faire obstruction à l'administration de la justice et ce, sans aucun motif légitime apparent. Le Parlement n'a pas exprimé une telle intention et la lui prêter est tout sim- plement choquant.
Aucun des éléments de l'affaire Best Cleaners n'étaye la thèse des appelants voulant que l'engage- ment d'un avocat de produire des renseignements ait priorité en toutes circonstances sur un privilège d'ori- gine législative. À mon sens, cette thèse est indéfen- dable. Un avocat de la Couronne ne pouvait outrepas- ser le pouvoir législatif qui était conféré à des ministres de la Couronne et au greffier du Conseil privé, et les faits dont il est question en l'espèce sont bien loin de constituer une renonciation à ce privilège d'intérêt public. Par ailleurs, un tribunal jouit d'une grande latitude pour ce qui est de dégager un avocat d'un engagement personnel lorsque cet engagement repose sur une erreur de fait: Mullins v. Howell (1879), 11 Ch.D 763; Uvanile v. Wawanesa Mut. Ins. Co. (1984), 44 C.P.C. 110 (Ont. H.C.); et Guinness Peat Properties Ltd. v. Fitzroy Robinson Partnership, [1987] 1 W.L.R. 1027 (C.A.). Les causes que les
appelants ont citées sont différentes de la présente espèce en ce sens qu'il n'y est pas question d'un pri- vilège d'origine législative. D'après moi, le juge des requêtes a eu parfaitement raison de conclure que «[Mette disposition claire de la Loi ne saurait être écartée par un agent, ou comme dans la présente affaire, par un procureur de la Couronne» (dossier d'appel II, à la page 215).
Ainsi qu'il est déclaré sur le certificat lui-même (dossier d'appel I, à la page 41), l'opposition à la divulgation de documents doit s'étendre logiquement et nécessairement aux témoignages oraux qui peuvent être faits au sujet de la teneur desdits documents. Cette conclusion dispose donc des arguments subsi- diaires des appelants, à l'exception des points relatifs à la Charte qui ont été soulevés.
III
Les appelants ont aussi cherché à contester l'article 39, tel qu'appliqué, en invoquant à la fois l'article 7 et l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Il pourrait sembler, à prime abord, que la décision rendue dans l'affaire Central Cartage empêche de recourir à ces deux moyens de contestation. Dans cette affaire, le juge en chef Iacobucci a écrit ceci sur l'article 7 la page 655):
Les intimées allèguent que l'article 36.3 [aujourd'hui l'ar- ticle 39] viole l'article 7 de la Charte, parce qu'il prive les inti- mées de la sécurité de la personne sans respecter les principes de justice fondamentale.
À mon avis, les intimées, à titre de sociétés, ne peuvent invoquer l'article 7 de la Charte, puisque celui-ci s'applique uniquement aux être humains.
Et, sur l'article 15 la page 657):
Si j'ai bien compris, les intimées semblent dire que l'article 15 est violé parce que le droit à l'égalité devant la loi et selon la loi qu'elles possèdent sous le régime de cet article est violé par l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada, qui accorde à la Couronne, comme partie à un litige, le droit de supprimer des éléments de preuve—renseignements confiden- tiels du Conseil privé de la Reine—dont les autres parties, y compris les intimées, ne pourraient disposer autrement.
Une fois de plus, je suis d'avis que les intimées, comme sociétés, ne peuvent se prévaloir de la protection prévue à l'ar- ticle 15.
Toutefois, même si une société a le statut voulu pour reven- diquer la protection prévue à l'article 15, je ne puis conclure que celui-ci a été violé, selon les critères que la Cour suprême du Canada...
Cependant, dans la présente affaire, les appelants sont en majorité des particuliers, et non des sociétés, et ils sont donc habilités à invoquer l'article 7, dont le texte est le suivant:
7. Chacun a droit à la vie, 'a la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
On a fait valoir que l'emploi, par la Couronne, d'un certificat invoquant un privilège absolu en vertu de l'article 39 prive les particuliers appelants de la liberté de pouvoir soumettre la décision sur les con tingents à l'examen et au contrôle des tribunaux. À l'appui de cet argument, les particuliers appelants ont cité l'affaire Re Mia and Medical Services Commis sion of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.-B.), aux pages 411 et 412, le juge en chef McEachern de la Cour suprême de la Colombie-Bri- tannique (tel était alors son titre) a écrit ceci 7 :
[TRADUCTION] Certains auteurs ont laissé entendre que le mot «liberté» à l'article 7 ne se rapporte qu'à la liberté physique effective, dans le sens d'une garantie contre la captivité ou l'emprisonnement, et non pas à la conduite ou à l'activité humaine, qu'il n'est pas lié aux questions économiques ou que l'on peut en restreindre le sens de diverses manières. Bien qu'il doive toujours y avoir des restrictions au droit qu'ont les gens libres de faire ce que bon leur semble, les derniers mots de l'article 7 et de l'article I dont je traiterai plus loin exigent que l'on agisse d'une manière conforme à la raison; règle générale, lorsqu'on restreint les libertés traditionnelles, il faut le faire à contrecoeur et en usant de précautions extrêmes.
Je suis conscient que, de façon générale, les tribunaux amé- ricains sont peu enclins à contrecarrer le règlement législatif de problèmes économiques. C'est un fait auquel je souscris en tant que règle générale; cependant, dans cette affaire-ci, je n'ai pas affaire à une loi dûment promulguée et, même si c'était le cas, il existe certains droits dont notre peuple jouit, dont celui de travailler ou d'exercer une profession, qui sont à ce point fondamentaux qu'il importe de les protéger même s'ils com- prennent un élément économique.
7 Comme l'a fait remarquer le juge des requêtes, l'affaire Mia, toutefois, est de toute façon différente de la présente espèce car, dans cette affaire, la Cour a statué qu'un refus de la Commission des services médicaux d'accorder à un médecin un numéro de facturation pour exercer en tant que généraliste était «une pratique arbitraire non sanctionnée par la loi» la p. 416), argument que l'on n'aurait pu faire valoir en l'espèce.
La liberté doit inclure à tout le moins les libertés de conduite légitime que les Canadiens et nos prédécesseurs dans le patri- moine anglo-saxon ont toujours connues. Un droit dont nous jouissons depuis de nombreux siècles doit certainement être inclus dans la «liberté», que cela soit indiqué expressément dans la Charte ou non.
Les appelants particuliers ont fait référence à l'ou- vrage de Blackstone, intitulé Commentaries on the Laws of England, 17 éd., 1830, I, à la page 141, pour tenter d'établir qu'un examen judiciaire est un droit qui existe depuis de nombreux siècles:
[TRADUCTION] 3. Un troisième droit accessoire dont jouit tout Anglais est celui de pouvoir s'adresser aux cours de justice pour faire réparer un tort. Étant donné qu'en Angleterre la loi est l'arbitre suprême de la vie, de la liberté et de la propriété de quiconque, les cours de justice doivent être en tout temps accessibles et appliquer dûment la loi.
Ils ont aussi cité l'affaire Budge v. Workers' Com pensation Board (Alta.) No. 2 (1987), 80 A.R. 207 (Q.B.), le juge Bracco a statué qu'il fallait définir l'article 7 de manière large afin qu'il comprenne le droit fondamental qu'a une personne s'estimant lésée de demander réparation, en tant qu'élément de sécu- rité de cette personne, et, par conséquent, il a déclaré que la disposition pertinente de la Workers' Compen sation Act [S.R.A. 1982, chap. W-16] de l'Alberta, telle qu'appliquée, était incompatible avec l'article 7.
Les particuliers appelants ont aussi fait référence à l'affaire Carey, précitée, dans le but déjà noté. Cependant, dans cette dernière, il n'a nullement été question de la Charte, sûrement parce que l'action en question avait été intentée en 1976, bien avant l'en- trée en vigueur de la Charte.
Le juge Lamer (tel était alors son titre) a abordé tout récemment la question des libertés qu'inclut l'ar- ticle 7 dans l'affaire Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, affaire dans laquelle le Manitoba avait soumis aux tribunaux la question de la constitution- nalité de l'article 193 et de l'alinéa 195.1(1)c) du Code criminel, portant respectivement sur la tenue d'une maison de débauche et le fait de communiquer avec une personne dans le but de se livrer à la prosti tution. Les juges de la Cour suprême, dans une pro portion de 4 contre 2, ont confirmé la constitutionna- lité de la Loi.
Les autres membres de la majorité n'ont pas jugé nécessaire de traiter de la question précise que le juge Lamer avait analysée de façon approfondie, comme suit (aux pages 1173 1178):
Par exemple, dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act, notre Cour, parlant de la définition des principes de justice fonda- mentale, a affirmé à la p. 503:
Plusieurs ont émergé, avec le temps, à titre de présomp- tions de common law, d'autres sont exprimés dans les con ventions internationales sur les droits de la personne. Tous ont été reconnus comme des éléments essentiels d'un sys- tème d'administration de la justice fondé sur la foi en «la dignité et la valeur de la personne humaine» [ ... ] et en «la primauté du droit» ...
En d'autres mots, les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. [Je souligne.]
A mon avis, ce passage illustre bien la sorte de droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que l'on a voulu proté- ger par les principes de justice fondamentale. Les intérêts pro- tégés par l'art. 7 sont ceux qui relèvent traditionnellement et à proprement parler du pouvoir judiciaire. L'article 7, et plus spécifiquement les art. 8 à 14, protègent les individus contre l'État lorsqu'il recourt au pouvoir judiciaire pour restreindre la liberté physique d'une personne, par l'imposition d'une peine ou par la détention, lorsqu'il restreint la sécurité de la personne ou lorsqu'il restreint d'autres libertés en employant un mode de sanction et de peine qui relève traditionnellement du domaine judiciaire. Cela ne veut pas dire que l'art. 7 protège uniquement la liberté physique d'un individu. Il est révélateur que cet article protège également la sécurité de la personne. Comme je l'ai dit dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, aux p. 919 et 920:
... la notion de sécurité de la personne ne se limite pas à l'intégrité physique; elle englobe aussi celle de protection contre [ ... ] «un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante» [...] Celles-ci comprennent la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine.
Notre Cour a réitéré depuis l'opinion que la stigmatisation d'un accusé peut le priver des droits garantis par l'art. 7 dans l'arrêt R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, la p. 651 De plus, dans l'arrêt R. c. Morgentaler, précité, à la p. 56, le Juge en chef a conclu que l'atteinte que l'État porte à l'intégrité cor- porelle ainsi que la tension psychologique grave causée par l'État peuvent constituer une restriction à la sécurité de la per- sonne. Ce faisant, il a cité en l'approuvant l'affirmation de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Videoflicks Ltd.
(1984), 48 O.R. (2d) 395, la p. 433, selon laquelle le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne «semble se rapporter à l'intégrité physique ou mentale d'une personne et au contrôle qu'elle exerce à cet égard» (je souligne).
Cependant, le dénominateur commun de l'art. 7 et des art. 8 à 14 est l'intervention de l'appareil judiciaire en tant que gar- dien du système judiciaire.
En d'autres termes, la détention d'individus contre leur volonté ou la restriction de leur contrôle sur leur esprit et leur corps fait précisément partie du genre d'activités qui relèvent du domaine de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Par opposition à cela, dès que nous sortons du «domaine judiciaire», nous entrons dans le domaine de l'ordre public en général les principes de justice fondamentale, façonnés principalement par la common law, perdent une large part de leur pertinence. Dans le domaine de l'ordre public, entrent en jeu les intérêts politiques, les pressions et les valeurs qui ont sans aucun doute une importance sociale, mais qui ne sont pas «des éléments essentiels d'un système d'administra- tion de la justice» et qui ne sont donc pas des principes de jus tice fondamentale au sens de l'art. 7. En raison de la nature de l'institution, les tribunaux ne doivent pas s'immiscer dans le domaine de pures questions d'ordre public; c'est le rôle exclu- sif des représentants dûment élus, les législateurs. Ce serait porter atteinte à ce rôle que de trop étendre le champ d'applica- tion de l'art. 7.
Bref, je suis d'avis que l'art. 7 entre en jeu lorsque l'État, en faisant appel au système judiciaire, restreint la liberté physique d'un individu dans quelque contexte que ce soit. L'article 7 entre également en jeu lorsque l'Etat restreint la sécurité de la personne en portant atteinte au contrôle que l'individu exerce sur son intégrité physique ou mentale et en supprimant ce con- trôle. Enfin, l'art. 7 intervient lorsque l'État, directement ou par ses mandataires, restreint certains privilèges ou libertés par la menace de sanctions dans les cas de violation.
Bien que cela puisse paraître une lecture restrictive de l'art. 7, j'estime qu'il n'est ni sage ni nécessaire d'englober tous les autres droits de la Charte dans l'art. 7. On peut parvenir à une interprétation large et généreuse de la Charte qui accorde aux individus tout le bénéfice de sa protection sans incorporer d'autres droits et libertés à l'art. 7.
Il s'agit d'une analyse complète de l'article 7, la seule avancée jusqu'à ce jour qui fasse autorité, je crois. Cette analyse tente d'unir les perspectives de la triade protégée de droits («la vie, la liberté et la sécu- rité de la personne») et les principes de justice fonda- mentale, étant donné que, ainsi qu'il est indiqué, elle énonce «la sorte de droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que l'on a voulu protéger par les principes de justice fondamentale». Cette analyse est également compatible avec les diverses manières
dont la Cour suprême a auparavant envisagé la ques tion, s'appuyant en particulier sur sa décision qui a servi de source à d'autres décisions analogues, elle aussi rendue par le juge Lamer, dans l'affaire Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [[19851 2 R.C.S. 486]. Elle évite aussi les pièges d'une ingérence de l'appa- reil judiciaire dans le domaine de l'ordre public en général. Que cette analyse en vienne ou non à repré- senter l'énoncé judiciaire définitif du sens de l'article 7, je crois néanmoins que toute synthèse judiciaire éventuelle sera vraisemblablement proche du point de vue du juge Lamer. Je suis donc disposé à faire mien cet exposé en tant qu'hypothèse de travail pour les besoins de la présente espèce.
En conséquence, l'article 7 entre en jeu lorsque l'on restreint la liberté physique dans quelque con- texte que ce soit, lorsque l'on exerce un contrôle sur l'intégrité physique ou mentale ou lorsque l'on invoque la menace de sanctions dans les cas de viola tion. Les faits de la présente espèce n'indiquent rien de la sorte. Le droit que les particuliers appelants veulent faire valoir est un vague «droit» traditionnel d'examen judiciaire d'une mesure administrative dans tous les cas. La jurisprudence montre toutefois qu'un tel droit peut être exclu complètement sauf pour ce qui est de questions de compétence, lorsque l'organe exécutif du gouvernement est en cause, même quand l'équité elle-même est en jeu: Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.
Le fait que les particuliers appelants aient invoqué le paragraphe 32(1) de la Charte n'y change rien. Il est évident que la Charte s'applique. La question n'est pas de savoir si elle s'applique mais bien, lors- qu'on l'applique, si l'article 39 y contrevient.
Je me dois de conclure que l'article 39 de la Loi ne contrevient pas à l'article 7 de la Charte et que le juge des requêtes a eu raison d'en décider ainsi.
IV
La dernière objection que soulèvent les particuliers appelants à l'égard de l'article 39 repose sur le para- graphe 15(1) de la Charte, en ce sens que l'article 39 confère à la Couronne, en tant que partie au litige, le
droit de supprimer des éléments de preuve, un droit dont aucune autre partie ne jouit. Ledit paragraphe est conçu comme suit:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et aux même bénéfices de la loi, indépendamment de toute discrimi nation, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
On se souviendra qu'en rendant jugement dans l'affaire Central Cartage, le juge en chef Iacobucci a établi que, non seulement les sociétés ne peuvent se prévaloir de la protection de l'article 15, mais aussi que, de toute façon, les dispositions de l'article 39 n'enfreignent pas l'article 15. Voici ce qu'il a écrit (aux pages 657 659):
Toutefois, même si une société a le statut voulu pour revendiquer la protection prévue à l'article 15, je ne puis conclure que celui-ci a été violé, selon les critères que la Cour suprême du Canada a établis dans Andrews c. Law Society of British Columbia [1989] I R.C.S. 143. Dans cette cause-là, le juge McIntyre a dit que le but de l'article 15 est d'assurer l'égalité dans la formulation et l'application de la loi. Pour prouver qu'il y a eu contravention à l'article 15, il faut démontrer, non seulement qu'il y a un traitement inégal devant la loi ou en vertu de la loi ou établir que la loi a des répercussions différentes sur le plan de la protection ou des avantages qu'elle accorde, mais aussi que les répercussions législatives de la loi sont discriminatoires.
En ce qui a trait au traitement inégal, les remarques que le juge Cory a formulées dans Rudolph Wolff & Co. c. Canada [1990] 1 R.C.S. 695, me semblent particulièrement perti- nentes. Dans cette cause-là, on a soutenu que les para- graphes 17(1) et (2) de la Loi sur la Cour fédérale et le para- graphe 7(1) de la Loi .sur la responsabilité de l'État, qui accordent une compétence exclusive à la Cour fédérale du Canada, violaient le paragraphe 15(1) de la Charte. Après avoir cité le raisonnement qu'a adopté le juge Mcintyre dans l'arrêt Andrews, le juge Cory a dit ce qui suit:
En ce qui concerne la question de savoir si les appelantes ont subi un traitement inégal, il doit être clair que la Cou- ronne ne peut être comparée à une personne. La Couronne représente l'État. Elle est le moyen par lequel se manifeste la dimension fédérale de notre société canadienne. Elle doit représenter les intérêts de tous les membres de la société canadienne dans les recours en justice exercés contre la Cou- ronne du Chef du Canada. Les droits et obligations de la Couronne sont très différents de ceux des particuliers qui intentent des actions contre le gouvernement fédéral.
À mon avis, le juge Henry a correctement appliqué l'arrêt R. v. Stoddart, précité. Je souscris à ce que dit le juge Tarno- polsky au nom de la Cour d'appel dans cet arrêt, aux p. 362 et 363:
[TRADUCTION] La Couronne n'est pas une «personne phy sique» avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y a violation du par. 15(1).
... le procureur de la Couronne n'agit pas dans un procès criminel à titre de «personne physique». Il s'agit [sic] comme mandataire de la Couronne, laquelle présente à son tour l'État, c.-à-d. une société organisée. Il convient de rappeler que l'Oxford English Dictionary définit le terme «individual» comme «a single human being» (un être humain) par opposition à la «société». Par consé- quent, l'accusé en tant que «personne physique» ou «indi- vidual» ne peut être comparé avec le procureur de la Cou- ronne en tant que mandataire de notre société organisée, aux fins d'un examen fondé sur le par. 15(1).
Ce principe s'applique tout autant aux faits de l'espèce et permet de disposer du pourvoi. Compte tenu des circons- tances de l'espèce, la Couronne n'est tout simplement pas une personne physique avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y a eu violation du par. 15(1).
En l'espèce, de la même façon, la Couronne à l'article 36.3 [maintenant l'article 39] de la Loi sur la preuve au Canada n'est pas une personne avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y a eu violation de l'article 15.
En outre, je ne constate aucune discrimination, au sens de l'arrêt Andrews, qui découlerait des répercussions de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada sur les intimées. Je me reporte à nouveau aux propos du juge Cory dans l'arrêt Rudolph Wolff:
Les appelantes n'ont pas démontré non plus que l'inéga- lité, le cas échéant, était discriminatoire. Les dispositions législatives contestées qui confèrent à la Cour fédérale com- pétence exclusive pour entendre les demandes portées contre la Couronne du chef du Canada n'établissent pas de distinc tion entre les catégories de personnes d'après les motifs énu- mérés au par. 15(I) ou d'après des motifs analogues. On ne peut certainement pas affirmer que les personnes qui inten- tent une action contre la Couronne fédérale, sont, selon les propos du juge Wilson dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333, une «minorité discrète et isolée» ou «un groupe défavorisé dans la société canadienne au sens de l'art. 15». Au contraire, elles forment un groupe disparate dont le seul point commun est d'exercer une réclamation contre la Couronne devant un tribunal.
L'article 36.3 [maintenant l'article 39] accorde à la Cou- ronne un privilège à l'encontre de la divulgation de certains renseignements et, ce faisant, il n'établit aucune distinction entre les catégories de personnes d'après des motifs énumérés au paragraphe 15(1) ou des motifs analogues. Bref l'argument fondé sur l'article 15 n'est pas retenu non plus.
En tentant de faire une distinction entre la présente espèce et les affaires Central Cartage, Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S.
143, et Rudolph Wolff & Co. Ltd. c. Canada, [ 1990] 1 R.C.S. 695, les particuliers appelants ont été réduits à prétendre que la clause introductive du paragraphe 15(1) («la loi ne fait acception de personne et s'ap- plique également à tous») établit un droit distinct que, dans les affaires susmentionnées, les tribunaux ont négligé de prendre en considération, par inadver- tance vraisemblablement. Je crois que le juge en chef Iacobucci a réfuté directement cette prétention dans la citation qui précède, il dit:
Pour prouver qu'il y a eu contravention à l'article 15, il faut démontrer, non seulement qu'il y a un traitement inégal devant la loi ou en vertu de la loi ou établir que la loi a des répercus- sions différentes sur le plan de la protection ou des avantages qu'elle accorde, mais aussi que les répercussions législatives de la loi sont discriminatoires. [Je souligne.]
On pourrait aussi dire que l'égalité «devant la loi» et «indépendamment de toute discrimination» consti tuent en réalité les deux côtés d'une même médaille, le premier élément ayant une connotation positive, l'existence d'une égalité, le second élément une con notation négative, l'absence de discrimination.
Je conclus donc que le juge des requêtes a eu rai- son de statuer que l'article 39 ne contrevient pas au paragraphe 15(1) de la Charte.
V
Je suis d'avis de rejeter l'appel avec dépens.
LE JUGE LINDEN, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
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