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T-2425-88
James Egan et John Norris Nesbit (demandeurs) c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)
RÉPERTORIÉ' EGAN C. CANADA (Ire INSI)
Section de première instance, juge Martin—Vancou- ver, le 28 mai; Ottawa, le 2 décembre 1991.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'éga- lité Sous le régime de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, le «conjoint» du pensionné a droit à l'allocation de conjoint «Conjoint» s'entend de la personne de sexe opposé qui vit avec une autre personne, les deux se présentant publiquement comme mari et femme Les demandeurs sont engagés depuis longtemps dans une union homosexuelle Demande d'alloca- tion rejetée parce que le demandeur n'est pas un «conjoint» La Loi en cause crée une distinction puisque les couples homo- sexuels se voient refuser des prestations accordées aux couples hétérosexuels La discrimination n'est fondée ni sur le sexe ni sur les tendances sexuelles La définition du mot «con- joint» intéresse à la fois les hommes et les femmes engagés dans une union homosexuelle Distinction entre conjoints et non-conjoints Le législateur entendait accorder le bénéfice du régime aux personnes qui forment l'union conjugale tradi- tionnelle dont la société dépend pour sa survie Couples homosexuels traités sur le même pied que les autres couples de non-conjoints qui vivent ensemble.
Pratique Parties Qualité pour agir Un couple d'ho- mosexuels se fonde sur l'art. 15 de la Charte pour contester les dispositions relatives à l'allocation de conjoint de la Loi sur la sécurité de la vieillesse Le demandeur s'est vu refuser l'al- location de conjoint parce qu'il n'est pas un «conjoint» Le demandeur recevait plus en prestations fédérales et provin- ciales combinées en raison de son état de santé qu'il n'en aurait reçu sous le régime de l'allocation de conjoint La Couronne soutient que les demandeurs n'ont pas qualité pour agir puisqu'ils n'ont subi aucun préjudice par suite de la loi en cause Les demandeurs ont qualité pour agir parce qu'ils sont directement affectés par l'interprétation du mot «con- joint» Bien qu'ils cherchent à faire reconnaître, sur le plan des principes, les droits des couples homosexuels, ils font valoir l'atteinte à leurs droits que garantit la Charte.
Santé et bien-être social Refus d'accorder l'allocation de conjoint prévue par la Loi sur la sécurité de la vieillesse à un homosexuel vivant depuis longtemps avec un partenaire, par ce motif qu'il n'est pas un «conjoint» Il échet d'examiner s'il y a discrimination fondée sur les tendances sexuelles, en violation de l'art. 15 de la Charte Les demandeurs ont qua- lité pour agir bien qu'ils aient reçu, dans le cadre d'autres pro grammes, des prestations supérieures à ce qu'ils auraient tou ché sous le régime de l'allocation de conjoint, ce qui signifie
qu'ils n'ont subi aucun préjudice Bien qu'il y ait distinction puisque la Loi refuse aux couples homosexuels des prestations accordées aux couples hétérosexuels, cette discrimination n'est fondée ni sur le sexe ni sur les tendances sexuelles Le légis- lateur entendait accorder le bénéfice du régime aux personnes qui forment l'union conjugale traditionnelle dont la société dépend pour sa survie.
Les demandeurs concluent à jugement déclarant que la défi- nition du mot «conjoint» qui figure à l'article 2 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse constitue à leur égard une mesure dis- criminatoire fondée sur le sexe ou sur les tendances sexuelles, en violation de l'article 15 de la Charte; à ordonnance portant, en application de l'article 24 de la Charte, modification de la Loi sur la sécurité de la vieillesse par suppression de toute mention de genre ou par modification de la définition du mot «conjoint» figurant à l'article 2 de façon à y inclure les parte- naires engagés dans une union de personnes de même sexe; et à ordonnance portant obligation pour la défenderesse de verser l'allocation de conjoint à compter de la date de la demande. La Loi sur la sécurité de la vieillesse prévoit le versement d'une «allocation mensuelle» au «conjoint» du pensionné, lequel conjoint est défini comme une personne de sexe opposé qui vit avec le pensionné, les deux se présentant publiquement comme mari et femme. Les demandeurs sont des homosexuels qui vivent ensemble depuis 1948. Ils ont des comptes bancaires conjoints, et partagent cartes de crédit et autres biens. Ils se sont désignés l'un l'autre leurs exécuteurs testamentaires et légataires respectifs. Ils ont toujours voyagé et passé leurs vacances ensemble et ont publiquement échangé les anneaux de mariage, mais ne sont jamais passés par une cérémonie de mariage et ne se présentent pas comme un couple marié. Ils se présentent comme partenaires. En 1986, le demandeur Egan a commencé à toucher les prestations de sécurité de la vieillesse et de supplément du revenu garanti. La demande faite par Nes- bit de l'allocation de conjoint fut rejetée par ce motif qu'il n'était pas le conjoint d'Egan. Nesbit a en fait reçu d'autres programmes, auxquels il était admissible en raison de son état de santé qui l'empêchait de travailler, plus de prestations qu'il n'en aurait reçu s'il avait été considéré comme «conjoint». La défenderesse soutient que les demandeurs n'ayant subi aucun préjudice par suite de l'inconstitutionnalité supposée de la Loi en cause, ils n'ont pas qualité pour agir à titre de personnes dont les droits et libertés ont pu être violés au regard de la Charte.
Jugement: la demande doit être rejetée.
Les demandeurs ont qualité pour agir en l'espèce. Qu'ils aient reçu des prestations supérieures à celles qu'ils auraient touchées au titre de l'allocation de conjoint n'a rien à voir avec la question de leur droit en la matière. Il échet non pas d'exa- miner s'ils ont reçu des prestations supérieures en qualité de célibataires, mais d'examiner s'ils ont été privés des presta- tions du régime fédéral. Vu la manière contradictoire dont cer- taines juridictions ont interprété le mot «conjoint», une ques tion importante se pose quant à la validité d'une interprétation de ce mot telle que les couples de même sexe en sont exclus. Le refus d'accorder les prestations par suite de l'interprétation donnée par la défenderesse du mot «conjoint» a directement
affecté les demandeurs. Ils ont un intérêt dans la validité de cette interprétation. Bien que les demandeurs cherchent à faire reconnaître, sur le plan des principes, les droits des couples d'homosexuels en matière d'allocation de conjoint, leur action vise une violation de leurs propres droits que garantit l'article 15 de la Charte, et non pas la violation des droits des couples d'homosexuels en général, que garantit la Charte.
Pour savoir si une loi donnée contrevient à l'article 15 de la Charte, il faut se demander (1) si cette loi, établit une distinc tion, et (2) dans l'affirmative, si cette distinction est discrimi- natoire. Il y a distinction parce que la Loi refuse aux couples homosexuels des prestations qu'elle accorde aux couples hété- rosexuels, mais cette distinction n'est fondée ni sur le sexe ni sur les tendances sexuelles. Il n'y a pas discrimination fondée sur le sexe puisque la Loi en cause ne vise pas une caractéris- tique propre à un sexe. La définition de «conjoint» intéresse à la fois les hommes et les femmes engagés dans une union homosexuelle. La distinction n'est pas fondée sur les tendances sexuelles, mais vise à séparer conjoints et non-conjoints. L'al- location de conjoint était destinée à pallier les difficultés finan- cières des couples mariés âgés, dans le cas très commun oh l'homme, qui est le soutien de famille, prend sa retraite alors que sa femme, plus jeune, n'est pas encore admissible aux prestations de sécurité de la vieillesse et, n'ayant pas eu un tra vail rémunérateur à l'extérieur, n'a pas de pension. Le législa- teur entendait prévoir une prestation aux conjoints au sens oh ce terme s'entend traditionnellement, c'est-à-dire aux per- sonnes de sexe opposé qui vivent dans une union conjugale en qualité de mari et femme et forment l'unité fondamentale de la société, qui en dépend pour sa survie. Le couple de même sexe est traité sur le même pied que n'importe quel autre couple d'adultes qui vivent ensemble mais qui ne se présentent pas publiquement comme mari et femme, tels des parents ou amis. Les demandeurs relèvent de la catégorie générale des non-con- joints, et ne peuvent bénéficier du régime en raison de leur sta- tut de non-conjoints, et non pas à cause de leurs tendances sexuelles.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15, 24.
Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), chap. O-9, art. 2 (mod. par L.R.C. (1985) (1 suppl.), chap. 34, art. 1), 19.
Medical Services Act Regulations, B.C. Reg. 144/68, art. 2.01 (mod. par B.C. Reg. 5/77).
JURISPRUDENCE DÉCISION NON SUIVIE:
Knodel v. Her Majesty the Queen in Right of the Province of British Columbia, numéro du greffe A893414, juge Rowles, jugement en date du 30-8-91, C.S.C.-B. encore inédit.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 96 N.R. 115; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110.
DECISION EXAMINÉE:
Andrews v. Ontario (Minister of Health) (1988), 64 O.R. (2d) 258; 49 D.L.R. (4th) 584; 9 C.H.R.R. D/5089; 88 CLLC 17,023 (H.C.).
DOCTRINE
Canada, Chambre des communes, Comité permanent de la santé, du bien-être social et des affaires sociales, Pro- cès-verbaux et témoignagnes, fascicule 25 (le 12 juin 1975), à la p. 25:7.
Canada, Débats de la Chambre des communes, vol. 1, lre session, 31e lég., 29 Eliz. II, 1979, à la p. 476.
AVOCATS:
David H. Vickers pour les demandeurs. H. J. Wruck pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Vickers & Palmer, Victoria, pour les deman- deurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARTIN: Les demandeurs, James Egan («Egan») et John Norris Nesbit («Nesbit»), concluent à ce qui suit:
a) jugement déclarant que la définition du mot «con- joint» qui figure à l'article 2 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), chap. O-9 (la «Loi»), constitue à leur égard une mesure discriminatoire fondée sur le sexe ou, subsidiairement, sur les ten-
dances sexuelles, en violation de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui consti- tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la «Charte»);
b) ordonnance portant, en application du paragraphe 24(1) de la Charte, modification de la Loi sur la sécu- rité de la vieillesse par suppression de toute mention de genre, directe ou indirecte, ou, subsidiairement, par modification de la définition du mot «conjoint» figurant à l'article 2 de cette Loi de façon à y inclure les partenaires engagés dans une union de personnes de même sexe mais ayant à tous autres égards les mêmes caractéristiques qu'une union conjugale;
c) ordonnance portant, en application du paragraphe 24(1) de la Charte, obligation pour la défenderesse de verser au demandeur Nesbit l'allocation de conjoint à compter de la date de la demande.
Les mots «conjoint» et «allocation» sont définis à l'article 2 [mod. par L.R.C. (1985) (l er suppl.), chap. 34, art. 1] de la Loi sur la sécurité de la vieillesse comme suit:
2....
«conjoint» Est assimilée au conjoint la personne de sexe opposé qui vit avec une autre personne depuis au moins un an, pourvu que les deux se soient publi- quement présentés comme mari et femme.
«allocation» L'allocation payable au titre du conjoint sous le régime de la partie Ill.
Les articles 19 et suivants, qui se trouvent dans la partie III de la Loi, autorisent le versement d'une allocation mensuelle au conjoint. Voici ce que prévoit le paragraphe 19(1):
19. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et de ses règlements, il peut être versé une allocation mensuelle au conjoint qui réunit les conditions suivantes:
a) il n'est pas séparé du pensionné;
b) il a au moins soixante ans mais n'a pas encore soixante- cinq ans;
c) il a, après l'âge de dix-huit ans, résidé en tout au Canada pendant au moins dix ans et, dans le cas la période de résidence est inférieure à vingt ans, résidait au Canada le jour précédant celui de l'agrément de sa demande.
Cette allocation a vu le jour par un texte de loi fédéral en 1975 [S.C. 1974-75-76, chap. 58]. A l'époque, le législateur a voulu s'attaquer au pro- blème auquel étaient souvent en proie les couples mariés vieillissants et dont l'un des conjoints, généra- lement le mari, qui habituellement était le soutien de la famille et était plus âgé que sa femme, prenait sa retraite à l'âge de 65 ans. Le problème tenait à ce que son épouse, qui dans la plupart des cas s'était occu- pée du ménage, n'avait aucun revenu et n'était pas admissible à la pension de sécurité de la vieillesse pendant quelques années encore, puisqu'elle était plus jeune que son mari retraité. Le triste résultat en était que le revenu de la famille se trouvait considéra- blement réduit jusqu'à ce que la femme atteignît 65 ans et devînt admissible à la pension de sécurité de la vieillesse.
Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, l'honorable Marc Lalonde, a expliqué en ces termes l'objectif du texte de loi qui était bien clair à son avis:
Son objectif est simple et clair, il permet d'assurer à un couple dont l'un des conjoints est forcé de prendre sa retraite et qui doivent vivre de la pension d'une seule personne, et lorsque le soutien de famille doit prendre sa retraite à l'âge de 65 ans ou peu après, de pouvoir retirer un revenu qui sera l'équivalent de ce que retireraient les deux conjoints si ils étaient à la retraite ou âgés de 60 ans et plus. Voilà ni plus ni moins, l'objectif du bill. (Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la santé, du bien-être social et des affaires sociales, 12 juin 1975 à la p. 25:7, reproduction textuelle de la version fran- çaise.)
Au cours des débats du 22 octobre 1979 sur la modification de la Loi sur la sécurité de la vieillesse [Bill C-6 (Loi modifiant la Loi sur la sécurité de la vieillesse, S.C. 1979, chap. 4)], l'honorable Flora MacDonald, secrétaire d'État aux Affaires exté- rieures, a évoqué la situation difficile de la conjointe dans les cas dont parlait M. Lalonde:
D'après les statistiques, la femme est le plus jeune des con- joints dans 90 p. 100 des ménages, et les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Ces femmes qui, dans leur jeu- nesse, sont restées au foyer sans salaire permanent ni caisse de retraite pour s'occuper des enfants, ce sont celles qui, par la suite, ont trop souvent à se plaindre d'une société qui n'a pas encore appris à respecter l'égalité au travail. (Débats de la Chambre des Communes, 22 octobre 1979, à la p. 476)
En 1985, l'allocation de conjoint a été étendue aux veuves et aux veufs de 60 à 65 ans et qui ne s'étaient pas remariés [S.C. 1985, chap. 30]. Le gouvernement en place en 1985 admettait que les mesures adoptées ne réglaient pas tous les problèmes de tous les citoyens, mais selon le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de l'époque, l'honorable Jake Epp, la législation visait ceux et celles qui avaient le plus grand besoin d'aide.
Il ressort de cet historique du texte de loi que l'al- location de conjoint visait à pallier les difficultés financières des couples mariés âgés, en particulier des femmes qui étaient plus jeunes que leurs con- joints et qui généralement n'avaient pas un travail rémunérateur à l'extérieur. Bien qu'il soit possible de soutenir que cette Loi devrait être interprétée de façon à s'appliquer également aux couples d'homo- sexuels tels les demandeurs en l'espèce, on ne saurait raisonnablement prétendre que le législateur enten- dait les inclure dans le programme.
C'est dans ce contexte que j'en viens maintenant aux faits de la cause. Les deux demandeurs, Egan et Nesbit, ont témoigné à l'audience. Leurs témoignages venaient compléter l'exposé conjoint des faits, auquel étaient jointes quelque 30 annexes. Les paragraphes 4 à 13 de l'exposé conjoint des faits donnent, au sujet des demandeurs, les renseignements personnels sui- vants qui ont un rapport avec le litige:
[TRADUCTION] 4. Le demandeur James Egan, le 14 septem- bre 1921, demeure au 2742, Virginia Drive, Courtenay (Colombie-Britannique).
5. Le demandeur John Norris Nesbit, le 27 juin 1927, demeure au 2742, Virginia Drive, Courtenay (Colombie- Britannique).
6. Depuis août 1948, les deux demandeurs Nesbit et Egan ont vécu ensemble dans diverses localités de l'Ontario et de la Colombie-Britannique.
7. Le 14 septembre 1986, le demandeur James Egan atteignit l'âge de 65 ans.
8. Le ler octobre 1986, le demandeur Egan devint admissible à recevoir les prestations de sécurité de la vieillesse et de supplément du revenu garanti, et il les a effectivement reçues en application de la Loi sur la sécurité de la vieil- lesse, S.R.C. 1970, chap. O-6.
9. Par lettre en date du 25 février 1987, le demandeur Egan a demandé pour le demandeur Nesbit l'allocation de con joint en application de la Loi sur la sécurité de la vieil- lesse, S.R.C. 1970, chap. O-6. Voir l'annexe 25.
10. Par lettre en date du 2 mars 1987 de David G. Wiebe, Pro grammes de la sécurité du revenu, ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, le demandeur Egan fut informé que le demandeur Nesbit n'avait pas droit à l'allo- cation de conjoint. Voir l'annexe 30.
11. Le 24 juillet 1989 ou vers cette date, le demandeur Nesbit a demandé l'allocation de conjoint au sens de l'article 2 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), chap. O-9, en application de la partie III de la même Loi. Le demandeur James Egan était présenté comme le conjoint dans cette demande, qui fut reçue le 7 septembre 1989 par la défenderesse.
12. Par lettre en date du 8 septembre 1989 de David G. Wiebe, Programmes de la sécurité du revenu, ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, le demandeur Nes- bit fut informé du rejet de sa demande. Voir l'annexe 31.
13. La demande de M. Nesbit fut rejetée par ce motif qu'il n'était pas le conjoint de M. Egan au sens de l'article pre mier de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), chap. O-9, et qu'ainsi il n'avait pas droit à l'alloca- tion de conjoint.
Les deux lettres respectivement en date du 2 mars 1987 et du 8 septembre 1989, et dont il est question aux paragraphes 10 et 12 de l'exposé conjoint des faits ci-dessus, ont rejeté la demande d'allocation de conjoint par les demandeurs en ces termes:
[TRADUCTION] Le 2 mars 1987
James Egan
2742, Virginia Drive
Courtenay (Colombie-Britannique)
V9N 6B5
Monsieur,
Nous avons reçu votre lettre en date du 25 février 1987 au sujet du droit des couples d'homosexuels à l'allocation de conjoint.
Outre qu'elle ne reconnaît que les mariages légitimes, la Loi sur la sécurité de la vieillesse assimile au conjoint, la «per- sonne de sexe opposé qui vit avec une autre personne pendant au moins un an, pourvu que les deux se soient publiquement présentés comme mari et femme».
Comme vous pouvez le voir, les couples d'homosexuels ne sont pas compris dans cette définition. Ainsi donc, M. Nesbit n'a pas droit à l'allocation de conjoint par suite de vos rela tions.
Ci-joint à titre d'information, copie de la page de la Loi sur la sécurité de la vieillesse figure la définition de «conjoint».
Veuillez agréer l'assurance de ma considération distinguée.
David G. Wiebe
Programmes de la sécurité du revenu
DGW/hc
Le 8 septembre 1989
M. John J. Nesbit
2742, Virginia Drive
Courtenay (Colombie-Britannique)
V9N 6B5
Monsieur,
Nous avons reçu votre demande d'allocation de conjoint paya ble en application de la Loi sur la sécurité de la vieillesse.
Nous notons que vous en demandez le versement en votre qua- lité de conjoint de M. James Egan. La Loi sur la sécurité de la vieillesse définit conjoint comme suit: «Est assimilée au con joint la personne de sexe opposé qui vit avec une autre per- sonne depuis au moins un an, pourvu que les deux se soient publiquement présentés comme mari et femme». Comme vos relations avec M. Egan ne sont pas conformes à cette défini- tion, nous ne pouvons donner suite à votre demande d'alloca- tion de conjoint.
Cette demande est annulée et nous vous renvoyons ci-joint votre bulletin de naissance.
Veuillez agréer l'assurance de ma considération distinguée. David G. Wiebe
Ainsi donc, le rejet de la demande d'allocation de conjoint de Nesbit était fondé sur la conclusion tirée par la défenderesse que celui-ci ne satisfaisait pas à la définition du mot «conjoint» dans la Loi. Je pense qu'on peut présumer que, Nesbit eût-il été une femme cohabitant avec Egan dans les mêmes conditions, il aurait eu droit à l'allocation de conjoint.
Les demandeurs sont des homosexuels qui vivent ensemble depuis 1948. Ils vivaient en Ontario jus- qu'en 1964, puis ont déménagé en Colombie-Britan- nique ils ont habité diverses localités.
Le témoignage donné par les demandeurs au sujet de leurs relations est semblable à celui donné par le demandeur Knodel dans la cause Knodel v. Her Majesty the Queen in Right of the Province of British Columbia (numéro du greffe A893414). Par cette décision récente (30 août 1991), non publiée, Mme le juge Rowles de la Cour suprême de la Colombie-Bri- tannique a conclu que le couple d'homosexuels avait vécu «comme mari et femme».
Mme le juge Rowles a résumé les faits articulés comme suit, à la page 28:
[TRADUCTION] Le reste de la phrase prévoit que le couple doit «vivre ensemble comme mari et femme». Cette phrase vise à exclure les autres types de relations, comme par exemple celles qui existent entre frères et soeurs, ou entre adultes qui vivent ensemble mais qui ne sont pas unis par un lien sentimental et sexuel.
Cependant, cette phrase ne prévoit pas que les deux membres du couple doivent être mari et femme. Elle ne vise pas à consacrer un rôle traditionnel pour le mari ou pour l'épouse. Elle ne vise pas non plus à prévoir que chaque parte- naire assume le rôle soit du «mari» soit de la «femme». L'em- ploi du mot «comme» sous-entend un lien particulier, à la fois sentimental et sexuel.
En l'espèce, les témoignages établissent de façon concluante que le demandeur et M. Garneau ont vécu «comme mari et femme». L'union devait durer aux yeux des deux partenaires. Ils étaient profondément attachés l'un à l'autre sur le double plan sentimental et sexuel, ont échangé leurs voeux et leurs anneaux au cours d'une cérémonie privée, ont fondé ensemble un foyer, mis leurs biens en commun, partagé leurs comptes bancaires et leurs cartes de crédit. Malgré le risque qui le menaçait, le demandeur ne s'est pas séparé de M. Garneau ni ne l'a abandonné quand celui-ci est tombé malade. Tout comme un conjoint hétérosexuel, le demandeur a été désigné légataire universel dans le testament de M. Garneau; il aidait et soutenait son partenaire à vie, le soignait et le réconfortait jus- qu'à la mort de ce dernier, le 17 mars 1989. Dans son témoi- gnage, le Dr. Myers fait aussi remarquer que le lien sentimen tal qui unit les couples d'homosexuels n'est pas du tout différent de celui qui unit les couples d'hétérosexuels.
Les témoignages produits en l'espèce rappellent aussi ceux donnés par le couple de lesbiennes dans Andrews v. Ontario (Minister of Health) (1988), 64 O.R. (2d) 258, le juge McRae de la Haute Cour de Justice de l'Ontario a conclu qu'il n'y avait pas union conjugale, laquelle ne pouvait être formée que de deux personnes de sexe opposé.
En l'espèce, les deux demandeurs sont liés par des relations intimes de longue date. Ils avaient des comptes bancaires conjoints, et partageaient cartes de crédit et autres biens. Dans leurs testaments, ils se sont désignés l'un l'autre leurs exécuteurs testamen- taires et légataires respectifs. Ils ont toujours voyagé et passé leurs vacances ensemble et, à un moment donné, ont publiquement échangé les anneaux de mariage. À leurs parents et amis, ils se présentent comme partenaires.
Ils ne sont jamais passés par une cérémonie de mariage, ne se présentent pas comme un couple marié, comme mari et femme ou conjoint, et ne se considèrent pas comme mariés l'un à l'autre ou
comme un couple marié. L'un et l'autre admettent que l'action en l'espèce vise à affirmer les droits des homosexuels en général.
La défenderesse soutient, à titre de fin de non-rece- voir, que les deux demandeurs n'ont pas qualité pour saisir la Cour de cette affaire. Et, sur le fond, que les demandeurs n'ayant subi aucun préjudice par suite de l'inconstitutionnalité supposée de la Loi en cause, ils ne peuvent se ranger dans la catégorie des personnes dont les droits et libertés ont pu être violés au regard du paragraphe 24(1) de la Charte.
À ce propos, la défenderesse démontre, sans qu'il y ait contestation de la part des demandeurs, qu'étant traités en célibataires, ils ont reçu, pendant la période allant de juillet 1987 à avril 1990, plus de 6 000 $ en prestations fédérales et provinciales combinées qu'ils n'en auraient reçu s'ils avaient été considérés comme «conjoints».
Cette différence s'expliquait par l'état de santé du demandeur Nesbit qui, durant cette période, était incapable de travailler. En raison de son état, Nesbit a reçu un total de quelque 17 000 $ du régime provin cial d'assistance sociale. Si, durant cette période Nesbit avait reçu les 17 000 $ à cause de son état de santé, il avait reçu l'allocation de conjoint à laquelle il prétend, il n'aurait reçu que 8 000 $ du régime fédéral et ses prestations d'assistance sociale provin- ciale auraient été réduites à 100 $ environ. Par contre, le revenu du demandeur Egan, dans le cadre du régime fédéral du supplément du revenu garanti, aurait été majoré de 3 000 $ environ puisqu'il aurait eu droit au taux applicable aux personnes mariées, au lieu de celui applicable aux célibataires.
Le résultat net en serait que les demandeurs, s'ils avaient été traités à titre de couple marié et non pas de célibataires, auraient reçu 6 000 $ de moins durant cette période. Le calcul détaillé des prestations effec- tivement reçues et de celles que les demandeurs auraient touchées s'ils avaient été considérés comme «conjoints» figure à la pièce 1, annexes 8 et 10.
Cet argument n'est pas défendable. Ou les deman- deurs sont fondés à réclamer l'allocation de conjoint ou ils ne le sont pas. Que les demandeurs se soient prévalus du régime provincial d'assistance sociale et qu'ils aient reçu des prestations supérieures à celles qu'ils auraient touchées au titre de l'allocation de conjoint s'ils avaient été considérés comme «con- joints» au regard de ce régime n'a rien à voir avec la question de leur droit en la matière. Il échet non pas d'examiner si les demandeurs reçoivent les mêmes prestations ou des prestations supérieures en qualité de célibataires ou en qualité de conjoints, mais d'exa- miner s'ils ont été privés de l'allocation de conjoint du régime fédéral, à laquelle ils avaient peut-être légalement droit.
Il ressort des preuves et témoignages produits que les demandeurs ont demandé à bénéficier du pro gramme des allocations aux conjoints, ce qu'on leur a refusé parce qu'aux yeux des administrateurs de ce programme, les demandeurs, formant un couple d'ho- mosexuels, ne tombent pas dans le champ d'applica- tion de la définition de «conjoint». Les demandeurs contestent le droit de la défenderesse de leur refuser l'allocation de conjoint par ce motif.
Étant donné la manière contradictoire dont diver- ses juridictions ont interprété le mot «conjoint», il faut admettre qu'une question importante se pose quant à la validité d'une interprétation de ce mot telle que les couples de même sexe en sont exclus. Les demandeurs s'étant vu refuser l'allocation de conjoint en raison de l'interprétation que la défenderesse a donnée de ce mot, il faut aussi admettre qu'ils ont été directement affectés par cette interprétation et qu'en conséquence, ils ont un intérêt dans sa validité. Ils ont ainsi qualité pour agir conformément au critère défini par le juge Martland dans Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, à la page 598.
Il est vrai que les demandeurs cherchent à faire reconnaître, sur le plan des principes, les droits des couples d'homosexuels en matière d'allocation de conjoint et par conséquent, ne satisfont pas à la con dition prévue au paragraphe 24(1) de la Charte, savoir que le recours ne peut être exercé que par la victime même de la violation ou de la négation du droit garanti par la Charte, comme l'a décidé le juge
Sopinka dans Borowski c. Canada (Procureur géné- ral), [1989] 1 R.C.S. 342, à la page 366; mais en fait, cette action vise une violation des propres droits des demandeurs que garantit l'article 15 de la Charte, et non pas la violation ou la négation des droits des couples d'homosexuels en général, que garantit la Charte.
En conséquence, à ce point de vue aussi, les demandeurs satisfont aux conditions requises pour avoir qualité pour agir en l'espèce.
Le paragraphe 15(1) de la Charte porte:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
La Cour suprême du Canada s'est prononcée sur la question de la discrimination visée au paragraphe 15(1) de la Charte à diverses reprises. Dans R. c. Tur- pin, [1989] 1 R.C.S. 1296, aux pages 1330 et 1331, Mme le juge Wilson a présenté à la fois la conclusion de la Cour et celle du juge McIntyre (dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143) comme suit:
Après avoir conclu que les appelants ont été privés d'au moins un des droits à l'égalité énumérés à l'art. 15 de la Charte, je dois passer à l'étape suivante et déterminer s'il est possible de dire que cette privation constitue de la discrimina tion. L'art. 15 autorise des différences de traitement pourvu que cela se fasse «indépendamment de toute discrimination». Comme l'affirme le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews la p. 182):
Un plaignant en vertu du par. 15(1) doit démontrer non seu- lement qu'il ne bénéficie pas d'un traitement égal devant la loi et dans la loi, ou encore que la loi a un effet particulier sur lui en ce qui concerne la protection ou le bénéfice qu'elle offre, mais encore que la loi a un effet discrimina- toire sur le plan législatif.
La réserve intrinsèque de l'art. 15 portant que la différence de traitement doit se faire «indépendamment de toute discrimina tion» est déterminante quant à savoir s'il y a eu violation de l'article. Ce n'est que si l'un des quatre droits à l'égalité a été violé de manière discriminatoire que les valeurs protégées par l'art. 15 sont menacées et que le rôle légitime de la cour à titre de protecteur de ces valeurs entre en jeu.
Peut-on dire que le droit des appelants à l'égalité devant la loi a été violé de manière discriminatoire? Dans l'arrêt Andrews, après avoir souligné et approuvé la meilleure com- préhension de la discrimination acquise en vertu des Codes
des droits de la personne, le juge McIntyre propose la défini- tion suivante de la discrimination la p. 174):
J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d' autres membres de la société.
Pour déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposi tion législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'ensemble des con- textes social, politique et juridique. Le juge McIntyre a sou- ligné dans l'arrêt Andrews la p. 167):
En effet, comme on l'a déjà dit, une mauvaise loi ne peut être sauvegardée pour la simple raison qu'elle s'applique également à ceux qu'elle vise. Pas plus qu'une loi sera nécessairement mauvaise parce qu'elle établit des distinc tions.
Les questions qu'il faut donc se poser pour savoir si une loi donnée contrevient au paragraphe 15(1) sont les suivantes:
a) cette loi distingue-t-elle entre des individus ou des catégo- ries d'individus, autrement dit y a-t-il distinction créée par cette loi?
b) s'il y a distinction créée par la loi, cette distinction est-elle discriminatoire?
(Mme le juge Wilson dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, aux pages 389 et 390.)
L'article 15 interdit non seulement la discrimina tion, fondée sur les motifs qui y sont énumérés, mais aussi la discrimination fondée sur des motifs sem- blables. À ce sujet, l'avocat représentant la défende- resse admet que les tendances sexuelles constituent un motif semblable aux motifs énumérés au para- graphe 15(1); en conséquence, si les demandeurs réussissent à démontrer que l'interprétation donnée du mot «conjoint» représente une mesure discrimina- toire à leur égard, que ce soit en raison de leur sexe ou de leurs tendances sexuelles, ils auront réussi à prouver une violation des droits garantis par le para- graphe 15(1) et à faire passer à la défenderesse la charge de justifier la distinction conformément aux dispositions de l'article premier de la Charte.
Comme noté plus haut, le paragraphe 15(1) interdit expressément la discrimination fondée sur le sexe. Dans l'affaire Knodel, supra, Mme le juge Rowles était saisie de la question de savoir si l'exclusion des couples de même sexe de la définition de «spouse» (conjoint) contenue dans le règlement dit Medical Services Act Regulations, British Columbia Regula tions 144/68 [art. 2.01 (mod. par B.C. Reg. 5/77)], représentait une discrimination fondée sur le sexe, qu'interdit le paragraphe 15(1) de la Charte.
Le mot «spouse» (conjoint) était défini dans ce Règlement comme suit:
[TRADUCTION] 2.01. .. .
«conjoint» s'entend soit de l'homme soit de la femme, les- quels, bien que n'étant pas mariés l'un à l'autre, vivent ensemble comme mari et femme.
Mme le juge Rowles s'est prononcée sur la ques tion en ces termes, à la page 23 de son jugement:
[TRADUCTION] Le paragraphe 15(1) de la Charte énumère neuf motifs de discrimination, savoir la race, l'origine natio- nale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, les défi- ciences mentales ou physiques.
Le motif visé qui semble avoir le plus d'application en l'es- pèce est le «sexe». Il échet donc d'examiner si les tendances sexuelles sont incluses dans le terme «sexe» figurant au para- graphe 15(1) de la Charte.
Dans Janzen c. Platy Ent. Ltd., [1989] 4 W.W.R. 39, la Cour suprême du Canada, s'étant penchée sur la signification de la discrimination sexuelle, a conclu que le harcèlement sexuel en milieu de travail tombait dans le champ d'application de la définition de discrimination fondée sur le sexe. Bien que le litige portât sur le traitement en milieu de travail, le juge en chef Dickson s'est prononcé en ces termes au nom de la Cour, à la page 61:
« ... on peut définir la discrimination fondée sur le sexe comme des pratiques ou des attitudes qui ont pour effet de limiter les conditions d'emploi ou les possibilités d'emploi de certains employés en raison d'une caractéristique prêtée aux personnes de leur sexe.» [mots non soulignés dans l'ori- ginal]
En l'espèce, la loi en cause ne vise pas une caractéristique propre à un sexe. La définition de «conjoint», contestée en l'espèce, intéresse à la fois les hommes et les femmes engagés dans une union homosexuelle. Par ailleurs, rien n'indique que les effets discriminatoires affectent seulement les hommes comme dans Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219 (C.S.C.). Les tendances sexuelles ne sont pas le propre d'un seul sexe, ni ne sont une caractéristique prédominante de l'un ou l'autre sexe. En conséquence, le demandeur ne saurait invoquer la discrimination fondée sur le sexe.
Je partage cette conclusion ainsi que les motifs prononcés à l'appui et, par ces mêmes motifs, con- clus que les demandeurs en l'espèce ne sauraient faire valoir la discrimination fondée sur le sexe. Il reste à examiner s'ils peuvent invoquer la discrimina tion fondée sur les tendances sexuelles.
Mme le juge Rowles a également examiné la ques tion de la discrimination fondée sur les tendances sexuelles, qui a été reconnue (par l'avocat de la Cou- ronne dans cette affaire) comme motif assimilable dans le cadre du paragraphe 15(1) de la Charte. Elle a noté que deux éléments de la définition étaient en cause: le mot «conjoint» et le membre de phrase «vivre ensemble comme mari et femme».
Elle a noté, comme on peut noter en l'espèce, que la définition était inclusive et non pas limitative, et que les deux parties ne devaient pas être nécessaire- ment mari et femme, mais devaient, comme en l'es- pèce, vivre ensemble «comme mari et femme». Après avoir passé en revue divers magistères en la matière, Mme le juge Rowles a conclu que le terme «con- joint» était défini dans le Règlement de façon à exclure expressément les couples de même sexe; elle a ensuite examiné si cette exclusion allait à l'encontre du paragraphe 15(1) de la Charte pour cause de dis crimination fondée sur les tendances sexuelles.
Elle a conclu que le texte de loi en cause réservait aux couples homosexuels un traitement différent par rapport aux couples hétérosexuels, et leur imposait, en leur refusant des prestations accordées par la loi à ces derniers, une sanction économique dont étaient exemptés les couples hétérosexuels qui vivaient ensemble comme mari et femme.
Le demandeur, en qui elle voyait un membre d'une minorité discrète et isolée, s'était vu imposer un far- deau, savoir la privation des prestations, uniquement à cause de ses tendances sexuelles.
En appliquant aux faits de la cause les questions que Mme le juge Wilson a posées dans l'arrêt McKin- ney (supra), je n'arrive pas à la même conclusion que Mme le juge Rowles. Je conviens avec elle qu'il faut répondre par l'affirmative à la première question, savoir que la définition en question et l'application de la loi relative au mot «conjoint» constituent effective-
ment une mesure discriminatoire. Cette loi refuse aux couples homosexuels des prestations financières, savoir l'allocation de conjoint, qui sont accordées aux couples hétérosexuels dont l'un des conjoints a 65 ans révolus et l'autre est âgé de 60 65 ans. Cepen- dant, cette distinction n'est pas fondée sur les ten- dances sexuelles des demandeurs et ne constitue donc pas à leur égard une mesure discriminatoire fondée sur ce motif.
Il est indubitable que le législateur entendait pré- voir, ce que ne conteste pas l'avocat des demandeurs, une prestation aux conjoints au sens ce terme s'entend traditionnellement. Cet avocat soutient plu- tôt qu'en accordant une allocation aux conjoints, le législateur a créé entre couples homosexuels et couples hétérosexuels une distinction fondée sur les tendances sexuelles du premier groupe et que, cette distinction ayant pour effet d'exclure les couples homosexuels des prestations accordées aux couples hétérosexuels, elle constitue à l'égard des premiers une mesure discriminatoire fondée sur leurs ten- dances sexuelles.
L'avocat représentant la Couronne soutient en l'es- pèce, comme l'a fait son confrère dans la cause Kno- del, que la définition de «conjoint» vise les couples hétérosexuels, mariés ou de fait, et que la distinction créée par la loi n'est pas fondée sur les tendances sexuelles mais ne vise qu'à séparer conjoints et non- conjoints. Et qu'ainsi le couple de même sexe est traité exactement de la même façon que n'importe quel autre couple adulte qui vit ensemble mais qui ne se présente pas en public comme mari et femme.
En l'espèce, les demandeurs ne tombent pas dans le champ d'application de la définition donnée par le législateur à la catégorie de personnes auxquelles il entendait accorder l'allocation de conjoint. Cette catégorie ayant droit à l'allocation est représentée par le partenaire de sexe opposé du couple qui vit ensem ble et qui se présente en public comme mari et femme. Les demandeurs ne se qualifient pas plus pour la défintion du mot «conjoint» que n'importe quel couple d'hétérosexuels qui vivent ensemble mais qui ne se présentent pas en public comme mari et femme, tels un frère et sa soeur, deux frères, deux
parents, deux amis, ou le père ou la mère et son enfant. Le couple de même sexe tombe dans la même catégorie, c'est-à-dire celle des non-conjoints.
Le législateur a choisi de pourvoir aux besoins de personnes de sexe opposé qui vivent dans une union conjugale, qu'elle soit légale ou de fait, en qualité de mari et femme. Cette unité a toujours été considérée comme l'unité fondamentale de la société, qui en dépend pour sa survie. Je ne peux rien voir de discri- minatoire contre les demandeurs dans une loi qui ne prévoit pas les mêmes prestations pour les couples d'homosexuels tels les demandeurs. Ceux-ci, en leur qualité de couple d'homosexuels, tout comme un homme célibataire et une femme célibataire qui vivent ensemble, ne présentent pas les caractéris- tiques de l'unité conjugale ou de conjoints au sens traditionnel. Par comparaison avec l'unité ou la caté- gorie qui bénéficie de la loi contestée, les deman- deurs relèvent de la catégorie générale des non-con- joints, et ne peuvent en bénéficier en raison de leur statut de non-conjoints, et non pas à cause de leurs tendances sexuelles.
À l'intérieur de la catégorie des non-conjoints dont relèvent les demandeurs, ils font aussi partie de la sous-catégorie des partenaires du même sexe dont le style de vie évoque plusieurs caractéristiques ou attri- buts de la catégorie des conjoints; n'empêche, à mon avis tout au moins, que cela ne leur donne pas les attributs du sens traditionnellement compris du cou ple de conjoints, qui forme l'élément fondamental de toute société.
Cela ne veut pas dire que l'union de personnes de même sexe est moins digne d'attention que l'union conjugale, ou qu'elle ne mérite pas un traitement spé- cial, voire un traitement plus favorable encore que pour les couples mariés ou les autres couples de non- conjoints. Cette distinction signifie tout simplement qu'il s'agit d'une union différente de l'union con- jugale et que les partenaires d'une telle union ne peu- vent s'attendre à partager les bénéfices réservés aux conjoints liés dans une union conjugale, et ce non pas à cause de leurs tendances sexuelles, mais parce que leur union n'est pas une union conjugale.
Le couple d'homosexuels n'est que l'une des sous- catégories de la catégorie générale des non-conjoints de même sexe qui vivent ensemble. À mon avis, le
législateur ne les a pas inclus dans le programme des allocations aux conjoints pour l'unique raison qu'ils ne forment pas une union conjugale, dont le législa- teur a choisi de limiter la définition aux couples de personnes de sexe opposé qui vivent ensemble et qui se présentent en public comme mari et femme.
Comme j'ai conclu que la Loi contestée ne porte pas atteinte aux droits que garantit aux demandeurs le paragraphe 15(1) de la Charte ni en raison de leur sexe ni en raison de leurs tendances sexuelles, il n'est pas nécessaire d'examiner si cette loi peut être justi- fiée au regard des dispositions de l'article premier de la Charte.
Par ces motifs, jugement sera rendu pour rejeter l'action des demandeurs avec dépens.
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