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T-940-89
Canastrand Industries Ltd. (demanderesse) c.
Le navire «Lara S», sa cargaison et ses propriétaires Armadaores Lara S.A., Lucky Star Shipping S.A. et Kimberly Navigation Company Limited faisant affaire sous la raison sociale de Kimberly Line, Byzantine Maritime Corp. et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire «Lara et Kim -Sail Ltd. (défendeurs)
RÉPERTORIA' CANASTRAND INDUSTRIES LTD. C. LARA S (LE)
Section de première instance, juge Reed—Vancouver, 11 et 14 mai 1992.
Droit maritime Pratique Appel d'une ordonnance por- tant suspension des procédures en attendant que la demande- resse décide de poursuivre son action au Canada ou devant les tribunaux grecs L'action intentée devant la Cour fédé- rale porte sur des avaries causées à la cargaison au cours d'un transport par mer La demanderesse a fait saisir le navire en Grèce lorsqu'elle a appris que son propriétaire avait l'intention de le vendre Le navire était le seul actif de la défenderesse Il n'est pas dans l'Kintérêt de la justice» (art. 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale) que les procédures soient suspendues La nécessité d'une garantie au moyen d'une poursuite contre le navire découle de l'éventualité d'une vente Les défendeurs n'ont pas établi les faits suivants: 1) le navire ne pourrait maintenant être saisi dans les eaux cana- diennes; 2) l'action intentée en Grèce est une tentative de con- tourner les exigences du droit maritime canadien; 3) la deman- deresse a fait remarquer qu'elle ne poursuivrait pas le navire La suspension causerait une injustice à la demanderesse parce que cela signifierait une perte de garantie Permettre à l'action de suivre son cours sans exiger un choix ne consti- tuerait pas une injustice pour les défendeurs L'action inten- tée devant le tribunal grec ne fait pas double emploi puis- qu'elle ne vise qu'à assurer la garantie du paiement du montant éventuellement adjugé par un jugement de la Cour fédérale L'omission de faire saisir le navire plus tôt ne cau- serait pas une injustice aux défendeurs.
Appel est interjeté de la décision par laquelle le protonotaire en chef a suspendu les procédures jusqu'à ce que la demande- resse ait décidé de poursuivre son action ou bien devant cette Cour ou bien devant les tribunaux grecs. La demanderesse était propriétaire d'une cargaison de ficelle d'emballage, qui avait été avariée au cours de son transport par mer entre le Brésil et Toronto. Des actes de procédures ont été déposés, des docu ments ont été échangés, et des interrogatoires préalables et d'autres procédures préalables à l'instruction ont eu lieu par la suite. Lorsque la demanderesse a appris que la défenderesse Armadaores Lara S.A. avait l'intention de vendre le navire Lara S, son seul actif connu, la demanderesse a fait saisir le
navire en Grèce. La demanderesse soutient que la suspension devrait être annulée parce que l'action intentée devant les tri- bunaux grecs ne fait pas double emploi avec les présentes pro- cédures et ne vise qu'à assurer la garantie du paiement du mon- tant adjugé par un jugement que cette Cour pourrait rendre, qu'une suspension lui causerait un préjudice substantiel et que permettre à l'action dont est saisie cette Cour de suivre son cours sans exiger un choix n'entraînerait pas d'injustice à l'égard des défendeurs. Ceux-ci font valoir que la décision de suspendre les procédures ne reposait pas sur un chevauchement possible des procédures (alinéa 50(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale), mais sur le motif que, en l'espèce, «l'intérêt de la justice l'exige» (alinéa 50(1)b)). Ils prétendent qu'il est dans l'intérêt de la justice que les procédures soient suspendues parce que la demanderesse n'a pas fait de démarche pour saisir le navire lorsqu'il se trouvait dans des ports canadiens, et qu'il est maintenant trop tard pour le faire parce que le délai d'un an a expiré. Il est allégué que la vente s'effectuait dans le cours ordinaire des affaires et que la demanderesse a commis un abus en intentant une action qui faisait obstacle à cette opération lorsqu'aucune tentative n'a été faite pour faire saisir le navire plus tôt.
Jugement: l'appel devrait être accueilli.
Les arguments invoqués par les défendeurs n'étayent pas une décision selon laquelle il est dans l'intérêt de la justice que les procédures soient suspendues. 1) Tant que le navire appar- tient à la défenderesse Armadaores Lara S.A. et que celle-ci est une partie défenderesse active dans la présente action, la demanderesse pourrait ne pas avoir à obtenir une garantie pour son action en poursuivant directement le navire. Mais une fois que la demanderesse a appris qu'Armadaores Lara S.A. voulait vendre son seul actif, la situation a changé. 2) Il n'existe aucune jurisprudence qui étaye l'idée que si le navire se trou- vait dans les eaux canadiennes, il ne pourrait maintenant être saisi. 3) L'action en Grèce n'est pas une tentative de contour- ner les exigences du droit maritime canadien. 4) L'avocat de la demanderesse n'a pas fait valoir que son client ne poursuivrait pas le navire lui-même.
Le critère permettant de déterminer quand il y a lieu d'ac- corder une suspension d'instance est énoncé dans l'affaire Pli- brico (Canada) Ltd. c. Combustion Engineering Canada Inc. (1990), 30 C.P.R. (3d) 312 (C.F. lie inst.). Une suspension ne devrait pas être accordée à moins que la poursuite de l'action ne cause un préjudice à la défenderesse ou représente une injustice à son égard et que la suspension ne représente une injustice à l'égard de la demanderesse. Une ordonnance portant suspension des procédures jusqu'à ce qu'un choix ait été fait causerait un préjudice substantiel à la demanderesse. Si on choisissait d'agir au Canada, les «mesures conservatoires» obtenues des tribunaux grecs devraient être abandonnées, et, sans ces mesures, un jugement rendu par cette Cour pourrait n'être qu'un jugement sur papier.
Les défendeurs ne subiraient pas de préjudice par suite des deux actions puisqu'il ressort de la preuve que la demande- resse n'a pas l'intention de contraindre les défendeurs à répon-
dre deux fois à l'égard des questions de fond. L'omission par la demanderesse de faire saisir le navire auparavant ne cause pas d'injustice aux défendeurs.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Plibrico (Canada) Ltd. c. Combustion Engineering Canada Inc. (1990), 30 C.P.R. (3d) 312; 32 F.T.R. 30 (C.F. 1*e inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Le Jala Godavari c. Canada, A-112-91, juge Hugessen, J.C.A., jugement en date du 18-10-91, C.A.F., encore iné- dit; Atlantic Lines & Navigation Company Inc. c. Navire «Didymi», [1985] 1 C.F. 240 (ITe inst.); The Hartlepool (1950), 84 LI.L.Rep. 145 (Adm. Div.); The Soya Marga- reta, [1960] 2 All E.R. 756 (P.D.A.); Aetna Financial Ser vices Ltd. c. Feigelman et autres, [1985] 1 R.C.S. 2; (1985), 15 D.L.R. (4th) 161; [1985] 2 W.W.R. 97; 32 Man.R. (2d) 241; 29 B.L.R. 5; 55 C.B.R. (N.S.) 1; 4 C.P.R. (3d) 145; 56 N.R. 241; Nisshin Kisen Kaisha Ltd. c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1981] 1 C.F. 293; (1980), 111 D.L.R. (3d) 360 Ore inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
The Vasso (formerly Andria), [1984] 1 Lloyd's Rep. 235 (C.A.).
APPEL d'une décision de suspension d'instance. Appel accueilli.
AVOCATS:
Christopher J. Giaschi pour la demanderesse. Richard L. Desgagnés pour les défendeurs.
PROCUREURS:
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour la
demanderesse.
Ogilvy Renault, Montréal, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version francaise des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La demanderesse interjette appel de la décision en date du 24 mars 1992 du protonotaire en chef portant suspension des procédures en l'espèce
en attendant que la demanderesse décide de poursui- vre son action ou bien devant cette Cour ou bien devant les tribunaux grecs.
Il importe tout d'abord de déterminer le statut d'un affidavit en date du 11 mai 1992 signé par Pierre G. Côté et qui a été déposé le 11 mai 1992 pour étayer la position des défendeurs. L'avocat de la demanderesse soutient que cet affidavit ne devrait pas être accepté dans les présentes procédures parce que: (1) la preuve y contenue n'est pas nouvelle—elle était disponible au moment des procédures devant le protonotaire en chef—et (2) elle a été déposée si tardivement que l'avocat de la demanderesse n'a pas eu le temps d'y répondre d'une manière mûrement réfléchie. L'avo- cat des défendeurs prétend que le nouvel affidavit vise à appuyer d'une façon plus complète les rensei- gnements présentés devant le protonotaire en chef. Il prétend que cela place la Cour dans une meilleure position pour examiner la décision du protonotaire selon le principe énoncé par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Jala Godavari (Le) c. Canada (A-112- 91, décision rendue le 18 octobre 1991) [aux pages 2 et 3]:
... contrairement à ce que la Section de première instance ([1984] 1 C.F. 856) a exprimé à quelques reprises, le juge saisi d'un appel d'une décision du protonotaire sur une question mettant en cause l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire et n'est pas lié par l'opinion du protonotaire. Il peut, évidemment, choisir d'ac- corder une importance considérable à l'opinion exprimée par ce dernier, mais les parties ont droit, en dernière analyse, à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge et non d'un fonctionnaire judiciaire subalterne. La situation est de toute évidence différente lorsque l'arbitre (qui peut être un protono- taire) a entendu les témoins et tiré des conclusions de fait fon- dées sur son évaluation de leur crédibilité (voir Algonquin Mercantile Corp. v. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 C.F. 305 (C.A.)).
Je ne trouve pas nécessaire de trancher la question de savoir si et dans quelles circonstances il convient de déposer de nouveaux éléments de preuve à l'occa- sion d'un appel formé contre la décision d'un proto- notaire. Aux fins de l'espèce, il suffit de dire que, à mon avis, la demanderesse ne devrait pas se trouver devant un nouvel affidavit le jour même de l'appel.
Au cas j'aurais tort en ce qui concerne la pro duction de nouveaux éléments de preuve, j'ajoute que je n'interprète pas la lettre du 13 août 1990, y jointe, de la même façon que l'avocat des défendeurs. J'es-
time que la qualification que l'avocat des défendeurs cherche à faire de la lettre du 13 août 1990 de l'avo- cat des demanderesses' est d'une portée trop géné- rale. L'avocat des défendeurs cherche à qualifier cette lettre d'observation par les demanderesses selon laquelle elles ne voulaient pas poursuivre le navire Lara S. Certes, il existe une certaine ambiguïté dans la formulation de la lettre; mais je ne l'interprète pas de cette façon. Il me semble clair que les proprié- taires du navire Lara S ayant reçu une signification et que les demanderesses les ayant poursuivis, les autres défendeurs mentionnés dans la lettre contre qui des actions n'allaient pas être intentées étaient Lucky Star Shipping S.A. et Byzantine Maritime Corp. Je n'in- terpréterais pas la lettre comme exprimant l'intention de ne pas poursuivre le navire Lara S.
La demanderesse soutient que la décision portant suspension des présentes procédures devrait être annulée parce que: (1) l'action devant les tribunaux grecs ne fait pas double emploi avec la présente action et ne vise qu'à assurer la garantie du paiement du montant adjugé par un jugement que cette Cour peut rendre; (2) la suspension des présentes procé- dures en attendant que les demanderesses fassent un choix entre les deux tribunaux causera un préjudice substantiel à la demanderesse; (3) permettre à l'action dont est saisie cette Cour de se dérouler sans exiger un tel choix n'entraînera pas une injustice à l'égard des défendeurs.
Le critère bien connu permettant de déterminer quand il faudrait accorder une suspension d'instance est énoncé par le juge Strayer dans l'affaire Plibrico (Canada) Ltd. c. Combustion Engineering Canada Inc. (1990), 30 C.P.R. (3d) 312 (C.F. 1re inst.), à la page 315:
La jurisprudence précise clairement qu'une suspension ne devrait pas être accordée aux termes de l'art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, à moins que l'on puisse démontrer (1) que la poursuite de l'action va causer un préjudice à la défenderesse ou représenter une injustice à son égard (et non seulement causer des désagréments et des frais supplémentaires) et (2) que la suspension ne représentera pas une injustice à l'égard de la demanderesse ... Il incombe à la défenderesse qui demande une suspension d'établir que ces conditions sont respectées et au juge d'accorder ou de refuser la suspension.
Antérieurement au 30 avril 1992, il existait deux demande- resses dans la présente action. À cette date, la seconde deman- deresse a déposé un désistement.
En l'espèce, l'action quant au fond concerne des avaries causées à une cargaison de ficelle d'embal- lage transportée par mer entre le Brésil et Toronto (Canada). La demanderesse Canastrand Industries Ltd. était l'acheteuse et la consignataire de la cargai- son. Les marchandises avariées auraient, prétend-on, été livrées à la demanderesse en mai 1988. La décla- ration de la demanderesse a été déposée le 28 avril 1989. Cette déclaration a été signifiée aux proprié- taires du navire Lara S, Armadaores Lara S.A., et à la défenderesse la Kimberly Line Navigation Company Limited. Ils ont déposé une défense le 9 septembre 1990. L'échange des documents, les interrogatoires préalables et d'autres procédures préalables à l'ins- truction ont eu lieu par la suite. Le 14 février 1992, le juge en chef adjoint a tenu une conférence préalable à l'instruction pour discuter de la date, du délai et du lieu éventuels de l'audience du procès.
Le 15 janvier 1992, l'avocat de la demanderesse s'est rendu compte que la défenderesse Armadaores Lara S.A. voulait vendre le navire Lara S. Compte tenu des documents versés au dossier, il semble que le navire Lara S soit le seul actif connu de la défende- resse Armadaores Lara S.A. L' avocat de la demande- resse a donc consulté des avocats en Grèce et leur a donné l'instruction de faire saisir le navire Lara S. Ce navire était à l'époque en Grèce. L'avocat de la demanderesse atteste que cette action visait et vise uniquement à assurer l'existence d'une garantie en vue de l'exécution d'un jugement qui pourrait être rendu relativement à l'action concernant la cargaison dont est saisie cette Cour. L'affidavit de l'avocat de la demanderesse qui a été déposé en réponse à la demande présentée par la défenderesse devant le pro- tonotaire en vue de la suspension des présentes pro- cédures se lit notamment:
[TRADUCTION] L'instruction de faire saisir le navire «LARA a été donnée en réponse au conseil reçu de Me Voutsinos selon lequel le navire «LARA se trouvait au Pirée et allait être vendu à une compagnie appelée Ilios Shipping du Pirée (Grèce). Puisque le navire «LARA est le seul actif connu de la défenderesse Armadaores Lara S.A., sa vente pourrait causer un sérieux préjudice à la demanderesse au cas elle aurait gain de cause dans la présente action.
Une copie d'une lettre jointe à l'affidavit en date du 26 février 1992 de Johanne Gauthier, qui a été déposé par les défendeurs pour étayer leur demande
présentée devant le protonotaire en vue d'une suspen sion d'instance, dit ceci:
['TRADUCTION] ... nous avons parlé à notre avocat en Grèce qui a donné l'explication suivante:
a) les requérants n'ont pas l'intention de commencer ici une nouvelle instruction de l'affaire.
b) les requérants, par l'entremise de leurs avocats, deman- daient seulement des «mesures conservatoires» pour garantir l'effet du jugement d'un tribunal canadien.
moyens:
1.- interdiction faite au propriétaire de vendre le navire avant la décision du tribunal canadien, ou
2.- la banque du propriétaire garantisse le montant réclamé.
À l'évidence, le fait pour un demandeur dans une affaire maritime d'intenter une action devant une ins tance afin d'assurer la garantie d'une action dont une autre est saisie n' a rien de foncièrement vexatoire ni de fâcheux. L'avocat de la demanderesse prétend que la situation de fait de l'espèce est l'image inversée de celle de l'affaire Atlantic Lines & Navigation Com pany Inc. c. Navire «Didymi», [1985] 1 C.F. 240 tire inst.). Cette idée se trouve également étayée par les décisions The Hartlepool (1950), 84 L1.L.Rep. 145 (Adm. Div.) et The Soya Margareta, [ 1960] 2 All E.R. 756 (P.D.A.).
L'avocat des défendeurs cherche à distinguer ces affaires en disant que l'affaire Atlantic Lines & Navi gation portait sur la question de savoir s'il s'agissait d'une action dans laquelle la saisie d'un navire avait à juste titre été pratiquée et que les deux affaires Hartlepool et Soya Margareta portaient sur des situa tions il n'existait dans l'action correspondante aucune demande in rem. Il s'appuie également sur l'arrêt Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman et autres, [1985] 1 R.C.S. 2 pour préconiser l'idée que saisir l'actif d'un défendeur avant qu'un jugement n'ait été rendu est une procédure rare et inhabituelle. Je ne pense pas que les distinctions qu'on cherche à tirer des affaires maritimes résistent à un examen rigoureux. L'affaire Atlantic Lines & Navigation avait trait à une demande de suspension d'instance et, comme en l'espèce, les défenderesses sollicitaient une suspension d'instance afin d'éviter de fournir un cautionnement pour tous dommages-intérêts qui pourraient en fin de compte être adjugés à l'occasion du règlement de la question de fond qui sous-tendait l'action de la demanderesse. Bien que les affaires
Hartlepool et Soya Margareta (et l'affaire Atlantic Lines & Navigation) puissent porter sur des situations dans lesquelles des procédures in rem dans l'action initiale n'étaient pas ou bien possibles ou bien inclu- ses, je ne pense pas qu'il s'agisse de la seule circons- tance dans laquelle une action correspondante en cau- tionnement puisse être intentée. Ces affaires reposent sur un principe d'une portée plus générale. Pour ce qui est du recours à la décision Aetna, le droit mari time connaît depuis longtemps un principe selon lequel les navires qui, de par leur nature, passent con- tinuellement de compétence en compétence peuvent être saisis avant jugement pour garantir l'exécution des obligations éventuellement dues en ce qui les concerne.
L'avocat des défendeurs prétend que, en tout état de cause, la décision du protonotaire en chef ne repo- sait pas sur un chevauchement possible des procé- dures devant cette Cour et devant le tribunal grec, mais plutôt sur le motif que, en l'espèce, [TRADUC- TION] «l'intérêt de la justice l'exige», c'est-à-dire qu'il soutient que la décision du protonotaire se fon- dait sur l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédé- rale [L.R.C. (1985), ch. F-7], et non sur l'alinéa 50(1)a). Le paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale est ainsi rédigé:
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire:
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige. [Soulignement ajouté.]
Il est allégué que, en l'espèce, il est dans l'intérêt de la justice que les procédures soient suspendues parce que la demanderesse n'a pas agi pour faire valoir plus tôt ses droits in rem contre le navire Lara S. Il est allégué que le navire s'est trouvé dans des ports canadiens à plusieurs reprises depuis le com mencement de l'action et qu'on n'a pas fait de démarche pour le faire saisir. Il est allégué qu'il ne pourrait maintenant être saisi s'il se trouvait dans les eaux canadiennes parce que le délai d'un an a expiré et que, en tout état de cause, la lettre susmentionnée envoyée par l'avocat de la demanderesse dit expres- sément que celle-ci n'avait pas l'intention de poursui- vre le navire. Il est allégué que la vente du navire s'effectue au profit d'un tiers acquéreur sans lien de
dépendance, les défendeurs n'ayant nullement l'in- tention de frustrer les créanciers ni de se soustraire à un jugement, et qu'il s'agit d'une vente effectuée dans le cours ordinaire des affaires. Il est allégué que la demanderesse commet un abus en intentant une action qui fait obstacle à cette opération lors- qu'aucune tentative n'a été faite pour faire saisir le navire plus tôt.
Je ne suis pas persuadée que ces arguments étayent une décision selon laquelle il est dans l'intérêt de la justice que les procédures devant cette Cour soient suspendues. En premier lieu, tant que le navire appar- tenait à la défenderesse Armadaores Lara S.A. et que celle-ci était une partie défenderesse active dans la présente action, la demanderesse pourrait ne pas envisager la nécessité d'un cautionnement pour son action en poursuivant directement le navire. On peut comprendre que cette situation changerait une fois que la demanderesse aurait appris que Armadaores Lara S.A. avait l'intention de vendre son seul actif, le navire. En second lieu, je ne suis pas persuadée que si le navire se trouvait dans les eaux canadiennes, il ne pourrait maintenant être saisi. On ne m'a renvoyé à aucune jurisprudence pour étayer cette idée. En con- séquence, on ne m'a pas persuadée que l'action en Grèce est une tentative de contourner les exigences du droit maritime canadien. De même, comme je l'ai indiqué, je ne suis pas persuadée que l'avocat de la demanderesse ait fait remarquer que sa cliente n'avait nullement l'intention de poursuivre le navire lui- même.
Pour ce qui est du préjudice respectif que les par ties peuvent subir, j'accepte l'argument de l'avocat de la demanderesse selon lequel une ordonnance por- tant suspension des présentes procédures jusqu'à ce qu'un choix ait été fait causera un préjudice substan- tiel à la demanderesse. Si l'on choisissait d'agir au Canada, cela nécessiterait l'abandon des [TRADUC- TION] «mesures conservatoires» qui ont été obtenues d'un tribunal grec. Sans ces mesures, il y a lieu de craindre qu'un jugement de cette Cour ne soit qu'un jugement sur papier. Je fais remarquer que si les défendeurs voulaient assurer la demanderesse que tel ne serait pas le cas, il leur est toujours loisible de déposer une garantie au moyen d'un cautionnement ou d'un autre acte devant cette Cour, à condition que l'action en Grèce soit abandonnée. Si la demande-
resse devait choisir de poursuivre l'action en Grèce, le temps et l'argent consacrés aux procédures et à la préparation préalables à l'instruction devant cette Cour constitueraient un gaspillage. Qu'une action sur le fond puisse en fait, à ce stade, se dérouler en Grèce est une question sur laquelle je ne me prononce pas puisqu'il s'agit d'une question mettant en cause le droit grec sur lequel je ne dispose pas de témoignage d'expert.
En ce qui concerne le préjudice éventuellement causé aux défendeurs, compte tenu de la preuve solide et sans équivoque selon laquelle la demande- resse n'a nullement l'intention d'intenter des actions qui font double emploi ni de contraindre les défen- deurs à répondre deux fois à l'égard des questions de fond en cause, il est difficile de voir comment un pré- judice découlerait de deux procédures. Pour ce qui est de l'action intentée en Grèce et qui a pour consé- quence d'empêcher la vente du navire, l'avocat de la demanderesse fait valoir que la demande de sa cliente constituerait en tout état de cause un privilège mari time sur le navire et deviendrait donc, à un stade, une pomme de discorde entre le vendeur et l'acheteur indépendamment de la question de savoir si le navire faisait ou non l'objet de mesures conservatoires en Grèce. Il soutient que c'est un principe général de droit maritime. Que ce soit le cas ou non, je ne suis simplement pas convaincue que l'omission par la demanderesse de faire saisir le navire auparavant soit une circonstance dont on peut dire qu'elle fait subir une injustice aux défendeurs. Il ne s'agit pas d'une décision telle que celle rendue dans l'affaire The Vasso (formerly Andria), [1984] 1 Lloyd's Rep. 235 (C.A.) que l'avocat des défendeurs a citée. Il s'agis- sait d'une affaire les demandeurs avaient obtenu un mandat de saisie sans qu'il y eût divulgation com- plète, la délivrance du mandat n'avait pas été divulguée aux propriétaires du navire qui entamaient des négociations de bonne foi concernant la demande et les brefs n'avaient pas été signifiés avant que le navire ne se trouvât aux mains d'un tiers.
Le protonotaire en chef a cité la décision rendue dans l'affaire Nisshin Kisen Kaisha Ltd. c. La Com- pagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1981] 1 C.F. 293 (ire inst.), à la page 301. Le prin- cipe dont il a fait mention dans cette citation se rap- porte au pouvoir de la Cour d'imposer à une personne
plaidant devant elle de ne pas plaider la même cause d'action ou question devant un autre tribunal. Il s'agit indubitablement d'un énoncé exact du droit. Je ne suis toutefois pas persuadée que, en appliquant ce principe, le protonotaire ait examiné les critères appropriés pour déterminer si une telle ordonnance devrait être rendue en l'espèce.
Je ne saurais conclure que les faits de l'espèce jus- tifient l'octroi d'une suspension d'instance. Les deux actions ne mettront pas les défendeurs dans l'obliga- tion de répondre deux fois devant deux tribunaux dif- férents à l'égard de la même preuve et des mêmes procédures. La demanderesse subira un préjudice important en devant choisir de renoncer à l'une ou à l'autre des actions. On ne saurait qualifier d'injustice la conséquence du fait pour les défendeurs de permet- tre à la demanderesse de maintenir les deux actions.
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