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T-1004-87
Redpath Industries Limited (demanderesse)
c.
Le navire Cisco et Kim -Crest S.A. (défendeurs)
RÉPERTORIA' RF,DPATH INDUSTRIES LTD. C. C/SCO (LE) (Ire /MT.)
Section de première instance, juge Rouleau—Mont- réal, 7, 21, 22 et 23 janvier; Ottawa, 12 juin 1992.
Droit maritime Transport de marchandises Action en dommages-intérêts suite à la livraison d'une cargaison de sucre brut partiellement avariée Selon le contrat, la polarité du sucre ne devait pas être inférieure à 93° La polarité du sucre contaminé par l'eau de mer était inférieure au minimum prescrit La demanderesse a refusé d'accepter le sucre La seule solution était de le vendre, à 25 % de sa valeur, à des producteurs d'aliments pour animaux A la suite de négocia- tions avec l'assureur, la demanderesse a acheté le sucre à 50 % de sa valeur et l'a transformé en l'incorporant en petites quantités à du sucre non avarié Calcul des dommages-inté- rêts Les dommages-intérêts doivent être évalués au moment survient la perte, c'est-à-dire à la date de livraison de la cargaison avariée Le fait que la demanderesse soit parve- nue à raffiner le sucre est sans importance La règle de la «valeur marchande saine à destination» moins la «valeur mar- chande avariée à destination» a été appliquée La demande- resse est tenue de minimiser les dommages-intérêts Les dommages-intérêts ont été évalués à 50 % de la valeur factu- rée, plus les dépenses supplémentaires occasionnées par le déchargement de la cargaison avariée.
Il s'agissait d'une action intentée contre un navire et son propriétaire à la suite de la livraison d'une cargaison partielle- ment avariée de sucre brut en vrac, expédiée du Guyana à Toronto. L'acheteur du sucre était la demanderesse, Redpath. Deux autres demandeurs, le vendeur et son représentant, se sont désistés de l'action avant le procès. Le sucre brut est négocié en fonction de sa polarité (teneur en sucrose), et la norme reconnue est un facteur de polarité de 96°. Le 21 octo- bre 1986, la demanderesse a acheté environ 10 000 tonnes métriques de sucre brut, au prix de 246,29 $ la tonne métrique. Le contrat précisait que le sucre brut aurait une polarisation garantie d'au moins 97,5°, et des déductions étaient prévues pour chaque degré en deça de ce niveau. Il était de plus prévu «qu'aucune quantité de sucre ayant un facteur de polarisation inférieur à 93° ne serait livrée à moins d'un escompte fixé d'un commun accord par le vendeur et l'acheteur.» Le navire a été endommagé par de la glace rencontrée sur sa route; une partie du sucre a été contaminée par de l'eau de mer, réduisant sa polarité en deçà du minimum garanti. En vertu des clauses C.A.F. types, Redpath avait assumé le risque de perte au moment du chargement du navire. Elle était donc tenue de payer le coût intégral de la cargaison comme si elle l'avait reçue en état sain. La demanderesse a refusé d'accepter le
sucre avarié, ce qu'elle avait le droit de faire selon les clauses du contrat. Il n'y avait aucun débouché pour le sucre avarié, hormis des fabricants d'aliments pour animaux, qui étaient dis- posés à payer le sucre au quart de sa valeur. Vu les circons- tances, la demanderesse et l'assureur ont négocié l'acceptation de la cargaison avariée, à 50 % de sa valeur marchande saine. La demanderesse est parvenue à la longue à transformer la totalité du sucre avarié en l'incorporant en petites quantités à du sucre non avarié.
L'unique point en litige était le calcul des dommages-inté- rêts. La demanderesse a soutenu que, dans les causes relatives au transport des marchandises, la formule classique que l'on emploie pour évaluer les dommages-intérêts est «la juste valeur marchande des marchandises en état sain au point de destination moins la juste valeur marchande desdites marchan- dises en leur état avarié» (la règle de la «valeur marchande saine à destination ou V.M.S.D.»). Les défendeurs ont allégué pour leur part qu'étant donné que la demanderesse avait été capable de raffiner la totalité du sucre avarié, elle n'avait subi aucun préjudice financier et qu'il n'y avait donc pas lieu d'ad- juger des dommages-intérêts, ou, subsidiairement, que le mon- tant adjugé devrait être le plus bas possible. Ils ont aussi fait valoir que l'évaluation des dommages-intérêts devrait reposer sur le principe de la restitutio in integrum (l'objet de tout dédommagement étant de mettre la partie innocente dans la position qu'elle aurait occupée si les deux parties avaient exé- cuté le contrat comme prévu). Si l'on appliquait la règle de la juste valeur marchande, la demanderesse serait dans une posi tion plus favorable que celle elle se serait trouvée si l'inci- dent ayant donné lieu à l'action n'était pas survenu, ce qui va à l'encontre du principe de la restitutio in integrum.
Jugement: la demanderesse devrait toucher une somme équi- valente à 50 % de la valeur facturée, ainsi qu'une somme représentant les dépenses supplémentaires occasionnées par le déchargement de la cargaison avariée et des intérêts composés au taux de 9 % par année.
Les dommages-intérêts doivent être évalués au moment la perte survient. Cette dernière est calculée à la date la car- gaison aurait da arriver, qu'elle ait été perdue ou livrée en retard ou non; et, lorsque la cargaison est livrée dans un état avarié, à la date de livraison effective. Une fois qu'il est établi qu'une perte est survenue, des circonstances propres à la partie demanderesse, non communiquées à la partie défenderesse, sont exclues de l'évaluation du montant des dommages-inté- rêts. Le fait que la demanderesse ait finalement pu raffiner le sucre avarié était sans rapport avec la question du montant des dommages-intérêts. La règle de la V.M.S.D. s'appliquait.
Ce critère est sujet à des exceptions, dont l'obligation qu'im- pose la loi aux demandeurs lésés de minimiser leurs dom- mages-intérêts. Le sucre avarié n'a pas été vendu à un produc- teur d'aliments pour animaux à 25 % de sa valeur, mais à Redpath à 50 % de sa valeur marchande saine. En agissant de la sorte, la demanderesse minimisait les pertes potentielles, ce qu'elle se trouvait dans l'obligation de faire. On ne pouvait demander aux défendeurs de payer des pertes qui étaient évi- tables et n'avaient pas été subies.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Rodocanachi, Sons, and Co. v. Milburn Brothers (1886), 6 Asp. M.L.C. 100 (C.A.); Czamikow (C.) Ltd. v. Koufos, [1969] 1 A.C. 350 (H.L.); The «Arpad» (1934), 49 L1.L. Rep. 313 (C.A.); Obestain Inc. v. National Mineral Devel opment Corporation Ltd. (The Sanix Ace), [1987] 1 Lloyd's Rep. 165 (Q.B.); Jamal v. Moolla Dawood, Sons & Co., [1916] 1 A.C. 175 (P.C.); Red Deer College c. Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324; (1975), 57 D.L.R. (3d) 386; [1975] 5 W.W.R. 575; 75 CLLC 14,280; 5 N.R. 99.
DECISION EXAMINÉE:
Amstar Corporation v. MN Alexandros T, [ 1979] A.M.C. 1975 (U.S. Dist. Ct.).
DÉCISION MENTIONNÉE:
Wertheim v. Chicoutimi Pulp Company, [1911] A.C. 301 (P.C.).
DOCTRINE
Carver's Carriage by Sea, Vol. 2, 13th ed., London: Stevens & Sons, 1982.
Tetley, William Marine Cargo Claims, 3rd ed., Montréal: Éditions Yvon Blais, 1988.
ACTION en dommages-intérêts à la suite de la perte d'une partie d'une cargaison de sucre brut en vrac. Action accueillie et valeur de la cargaison ava- riée évaluée à 50 % de la valeur facturée.
AVOCATS:
Vincent M. Prager et Mireille A. Tabib pour la demanderesse.
Victor DeMarco et David G. Colford pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Montréal, pour la demande-
resse.
Brisset Bishop, Montréal, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ROULEAU: La demanderesse, Redpath Industries Limited (ci-après appelée «Redpath»), cherche à obtenir des dommages-intérêts de la défen- deresse Kim -Crest S.A., du fait de la perte d'une par- tie d'une cargaison de sucre brut en vrac expédiée du Guyana à Toronto, à bord d'un navire de Kim -Crest, le Cisco. Par la voie d'un avis daté du 20 décembre
1991, les demanderesses Guyana Sugar Corporation Ltd. et Bookers Sugar Co. Ltd. se sont désistées de leur action.
À l'ouverture du procès, les avocats de la deman- deresse ont demandé que la déclaration soit modifiée par l'ajout d'une demande de paiement d'intérêts composés si elle obtenait gain de cause. Les défen- deurs ne s'étant pas opposés à cette demande, la modification est accordée.
Pour des raisons qui seront évidentes plus tard, il est nécessaire de donner quelques explications sur le sucre brut et ses propriétés, et, à ce sujet, je fais réfé- rence aux remarques du juge suppléant Harvey dans l'affaire Amstar Corporation v. MN Alexandros T, [1979] A.M.C. 1975 (U.S. Dist. Ct.), à la page 1982:
[TRADUCTION] Le sucre à l'état brut se compose de sucrose (ou saccharose), de sucre inverti et de solides autres que du sucre. Lorsqu'une raffinerie comme Amstar achète du sucre brut, c'est le sucrose qu'elle achète qui l'intéresse et non les autres éléments. L'opération de raffinage sépare le sucrose des autres éléments du sucre brut et l'utilise ensuite pour obtenir des produits en sucre raffiné. Le prix du sucre brut est donc fonction du pourcentage de sucrose qu'il contient. Le mot «polarité» désigne le pourcentage de sucrose présent dans le sucre brut. Plus cette polarité est élevée, plus le pourcentage de sucrose est important.
Les experts qui ont témoigné au procès sont d'ac- cord que le sucre brut est négocié en fonction de sa polarité et qu'un facteur de polarité de 96° (teneur en sucrose de 96 %) constitue la norme reconnue. Il con- vient toutefois de noter que la polarité du sucre brut peut varier, en plus ou en moins, par rapport à ce fac- teur. La plupart des contrats types contiennent une clause qui permet de rajuster le prix convenu, à la hausse ou à la baisse, suivant la teneur du sucre en sucrose et le poids à la livraison. Au moment elle est déchargée à une raffinerie, chaque cargaison de sucre brut est donc pesée et des échantillons sont pré- levés à intervalles réguliers afin d'en déterminer la polarité à l'aide d'analyses de laboratoire.
Le 21 octobre 1986, Redpath a acheté de la deman- deresse Bookers Sugar Co. Ltd. (agissant comme représentant de la demanderesse Guyana Sugar Cor poration Ltd.) environ 10 000 tonnes métriques de sucre brut à expédier au cours des mois d'avril et de mai 1987. Selon les clauses du contrat, Redpath devait payer la somme de 246,29 $ C.A.F. bord à
bord la tonne métrique, et ce montant comprenait le coût, l'assurance et le fret. Le contrat précisait que le sucre brut aurait une polarisation garantie d'au moins 97,5° au moment de son expédition. La clause sui- vante portait sur la polarité du sucre et le prix facturé définitif:
[TRADUCTION] Pour chaque degré entier au-delà de 96°, ajouter 1,4 %
Pour chaque degré entier entre 96° et 95° inclusivement, déduire 1,5 %
Pour chaque degré entier entre 95° et 93° inclusivement, déduire 2 % de plus
Calculer les fractions de degré dans les mêmes proportions.
Aucune quantité de sucre ayant un facteur de polarisation infé- rieur à 93° ne sera livrée à moins d'un escompte fixé d'un commun accord par le vendeur et l'acheteur. [Les souligne- ments sont de moi.]
Le 12 avril 1987, 5 444,56 tonnes métriques de sucre brut ont été chargées dans deux cales du Cisco à Georgetown (Guyana), et le navire a levé l'ancre à destination de Toronto. Conformément aux clauses C.A.F. types, Redpath a assumé le risque de perte au moment du chargement du navire au Guyana. Il n'est nullement contesté que la cargaison était en bon état au moment du chargement. Le navire a rencontré sur sa route de la glace flottante, et l'on a plus tard découvert que la cale 1 avait été endommagée et que de l'eau de mer y avait pénétré jusqu'à une pro- fondeur d'environ 2,4 mètres. Ce fait a été aussitôt communiqué par radio à toutes les parties intéressées et à leurs assureurs.
Le Cisco est arrivé à Toronto le 27 avril 1987, à 00 h 47 approximativement, et s'est amarré au poste de déchargement de Redpath. Peu de temps après, deux personnes représentant les parties sont montées à bord: M. Tsang, un inspecteur de navires engagé par la compagnie Lloyd's of London, l'assureur de la cargaison, et M. J. Digby, un inspecteur représentant la société Shipowners Assurance Management Ltd. Les deux hommes avaient pour tâche de faire enquête sur la nature, l'étendue et la cause des dommages.
Comme la cargaison de la cale 2 n'était pas ava- riée, le déchargement a commencé. Les dommages qu'avait subis la cargaison de la cale 1 étaient visibles au premier coup d'oeil. Plusieurs photogra- phies de la cargaison avariée ont été produites en preuve.
En fin de compte, 4 219,135 tonnes de sucre en bon état (en état sain) ont été déchargées du Cisco et livrées à Redpath. Des analyses de laboratoire ont révélé que le facteur de polarisation moyen de ce sucre était de 97,980°. Environ 1 214,485 tonnes métriques de sucre avarié ont été déchargées de la cale 1. La polarité moyenne de ce sucre était de 92,563°. Des analyses ont confirmé que de l'eau de mer avait contaminé le sucre. Malgré ces dommages, le paiement que Redpath était tenue de verser à la société Bookers Sugar Corporation était fondé sur le fait qu'elle recevait 5 433,791 tonnes métriques de sucre en état sain. La facture définitive, qui porte la date du 19 juin 1987, indique que Redpath a payé la somme de 1 371 776,48 $.
Il est indubitable que le transporteur est responsa- ble des dommages. Les défendeurs ne contestent pas la preuve qu'étayent les photographies et les rapports présentés par les deux inspecteurs de navires.
Tous semblent être d'accord que la demanderesse a le droit de se faire rembourser les dépenses supplé- mentaires occasionnées par le déchargement de la cargaison avariée. Comme l'a écrit M. Digby à la page 5 de son rapport:
[TRADUCTION] Par la suite, les débardeurs ont entrepris de décharger la quantité avariée de sucre de la cale 1, un travail qui est devenu lent et laborieux parce qu'une quantité considé- rable d'eau était manifestement entrée en contact avec le sucre. Au cours du déchargement, il a fallu interrompre de temps à autre le travail pour nettoyer les bandes transporteuses et les zones adjacentes, parce que le sucre humide avait tendance à surcharger les moteurs électriques et les autres appareils.
Redpath réclame, de pair avec les dommages subis par la cargaison, la somme de 25 990,89 $ pour frais de déchargement supplémentaires; cette somme est calculée comme suit:
[TRADucrioN] Coût du nettoyage des balances
et bandes transporteuses 6 162,72 $
Frais supplémentaires (débardeurs Empire et
terminaux Seaway) pour le déchargement
du produit avarié 18 675,51 $ Frais supplémentaires (personnel préposé
aux balances) 693,66
Frais supplémentaires (Burns Security) 459,00
TOTAL DES DÉPENSES 25 990,89 $
C'est le calcul des dommages-intérêts à adjuger pour le sucre arrivé à destination en état avarié qui est l'objet du litige.
Dès le départ, Redpath avait adopté la position qu'elle n'accepterait pas le sucre avarié, ce qu'elle avait le droit de faire en vertu des clauses du contrat reproduites ci-dessus, qui précisaient qu'aucune quantité de sucre dont le facteur de polarisation était inférieur à 93° ne serait livrée. Redpath a avisé M. Tsang, qui représentait l'assureur de la cargaison, de chercher d'autres acheteurs. L'inspecteur a confirmé ce droit de refus à ses supérieurs par télex ainsi que dans une lettre datée du 6 mai 1987. M. Makin, qui occupait alors le poste de vice-président chargé des achats de sucre brut au sein de Redpath, a déclaré qu'à cette époque la raffinerie fonctionnait à 120 % de sa capacité, que les stocks de sucre brut dont elle disposait suffisaient pour répondre à ses besoins et qu'elle n'était donc pas intéressée à accepter la car- gaison avariée.
A l'appui du témoignage de M. Makin, M. Hug- hes, vice-président chargé des achats de sucre brut au sein d'une société concurrente, Sucre Lantic Ltée, a déclaré en faveur de Redpath qu'il était au courant que la raffinerie de Redpath fonctionnait à 120 % de sa capacité et qu'il aurait été malavisé d'intégrer du sucre avarié au processus de raffinage. Une telle mesure pouvait faire abaisser le «taux de fusion», diminuer vraisemblablement le rendement et aug- menter sans aucun doute les coûts de production. Il a aussi fait remarquer que ce sucre saturé pouvait créer un danger de fermentation et faire courir à Redpath des risques injustifiés.
L'assureur de la cargaison, la compagnie Lloyds of London, se retrouvait donc effectivement en posses sion du sucre et avait le droit d'en disposer comme bon lui semblait. Il y avait plusieurs options pos sibles. Comme l'a expliqué à la page 2 de son affida vit le témoin expert des défendeurs, M. Calder, un courtier en marchandises des États-Unis ayant plus de 40 années d'expérience:
[TRADUCTION] ... lorsque, comme dans ce cas-ci, c'est-à-dire des dommages causés par de l'eau de mer, les substances étrangères (impuretés) ne sont pas nocives ou dangereuses, la compagnie d'assurance et le raffineur peuvent négocier l'ac- ceptation du sucre avarié en convenant d'un escompte raison- nable d'un point de vue commercial. A défaut de cela et/ou
subsidiairement, la compagnie d'assurance peut tenter de négo- cier la revente ou la livraison du sucre à un raffineur situé tout près, s'il en existe un, à un prix escompté de la même façon, fixé d'un commun accord. L'assureur peut aussi chercher d'autres acheteurs, comme un utilisateur de remplacement, par exemple: un fabricant ou producteur d'aliments pour animaux et/ou un récupérateur commercial.
M. Hughes a déclaré de plus que Sucre Lantic Ltée possédait une raffinerie à Oshawa, mais que celle-ci n'était pas capable de traiter du sucre dont le facteur de polarisation était inférieur à 99°. Sa raffinerie de Montréal, qui aurait pu traiter le sucre dans son état avarié, fonctionnait à 100 % de sa capacité; une grève d'une durée de six semaines et demie venait tout juste de prendre fin et les stocks étaient fort élevés. M. Digby, un inspecteur représentant la société Shipow- ners Assurance Management Ltd., a indiqué dans son compte rendu à ses supérieurs que la dépréciation pourrait fort bien atteindre 75 % de la valeur. Il n'était pas autorisé à négocier un règlement, mais il considérait qu'un chiffre de 50 % était raisonnable car la réclamation avait atteint la somme d'environ 300 000 $.
La preuve non contestée révèle qu'il n'y avait aucun débouché pour le sucre avarié, hormis des fabricants d'aliments pour animaux qui étaient dispo- sés à payer le sucre au quart de sa valeur. Vu les cir- constances, Redpath et l'assureur ont pu négocier l'acceptation de la cargaison avariée, qui avait été déchargée et mise dans un entrepôt séparé. Par un fac-similé daté du 8 mai 1987, Redpath a avisé les représentants de l'assureur qu'elle était disposée à payer la somme de 125,52 $ la tonne métrique, somme représentant 50 % de la valeur marchande saine C.A.F.F.A.B. Toronto (prix indiqué le 27 avril 1987, moins les dépenses relatives au déchargement de ce sucre). L'assureur a officiellement accepté cette offre le 15 mai 1987. Redpath est parvenue à la lon- gue à traiter la totalité du sucre avarié en l'incorpo- rant en petites quantités à du sucre non avarié.
La demanderesse cherche maintenant à se faire dédommager des pertes qu'elle a subies par la faute du transporteur. Les avocats de la demanderesse sou- tiennent que la formule classique qui sert à évaluer les dommages-intérêts dans les causes relatives au transport de marchandise est [TRADUCTION] «la juste valeur marchande des marchandises en état sain au point de destination moins la juste valeur marchande
desdites marchandises en leur état avarié» (Carver's Carriage by Sea, 13e éd., Stevens & Sons, Londres, 1982, Vol. 2, aux pages 1501 et 1502). Selon l'ou- vrage de W. Tetley, intitulé Marine Cargo Claims, 3e éd. aux pages 323 et 324:
[TRADUCTION] Les parties à un contrat de transport sont cen- sées savoir que, dans le cas la cargaison est endommagée ou perdue, le réclamant devrait être dédommagé de la valeur de la cargaison avariée ou perdue au moment et au lieu de la livrai- son ou au moment ladite cargaison aurait être livrée. La règle qui précède est appelée «valeur marchande saine à desti nation (V.M.S.D.) moins valeur marchande avariée à destina tion (V.M.A.D.) et cette restitutio in integrum ne requiert aucune «circonstance spéciale», les parties l'ayant manifeste- ment envisagée raisonnablement au moment de conclure le contrat.
On a fait valoir par ailleurs que ce critère convient particulièrement bien dans les cas une denrée telle que le sucre brut est en cause, car cette denrée est négociée tous les jours à la bourse et son prix comp- tant quotidien peut être facilement déterminé (Amstar Corporation v. MN Alexandros T, affaire précitée).
Les défendeurs rétorquent que la demanderesse n'a subi aucun préjudice financier, qu'elle a été capable de raffiner tout le sucre avarié et qu'il n'y a donc pas lieu d'adjuger des dommages-intérêts, ou, subsidiai- rement, s'il faut en évaluer, les dommages-intérêts devraient être le plus bas possible.
Les avocats des défendeurs ont aussi fait valoir que le critère de la juste valeur marchande ne devrait pas s'appliquer dans la présente espèce et que l'évalua- tion des dommages-intérêts, s'il y en a, devrait repo- ser sur le principe de la restitutio in integrum. Ce principe reflète la thèse voulant que l'objet de tout dédommagement est de mettre la partie innocente dans la position qu'elle aurait occupée si les deux parties avaient exécuté le contrat comme prévu (Wer- theim v. Chicoutimi Pulp Company, [1911] A.C. 301 (P.C.). A l'appui de cette prétention, les avocats des défendeurs m'ont renvoyé au passage suivant de W. Tetley, qui est tiré de son ouvrage Marine Cargo Claims, précité, à la page 324:
[TRADUCTION] «V.M.S.D. moins V.M.A.D.» n'est qu'une règle empirique et elle est soumise à de nombreuses exceptions afin de la faire correspondre au principe fondamental du restitutio in integrum.
Il a été soutenu que si l'on appliquait le critère de la juste valeur marchande en l'espèce, la demande-
resse serait dans une position plus favorable que celle elle se serait trouvée si l'incident ayant donné lieu à l'action n'était pas survenu, ce qui va à l'encontre du principe du restitutio in integrum.
Sauf le respect que je leur dois, il me semble que les avocats des défendeurs ne tiennent pas compte du principe prépondérant selon lequel les dommages- intérêts doivent être évalués au moment la perte est survenue.
Dans l'affaire Rodocanachi, Sons, and Co. v. Mil- burn Brothers (1886), 6 Asp. M.L.C. 100 (C.A.), l'ar- mateur n'avait pas livré la cargaison. La Cour a con- clu que la formule qui convenait pour évaluer les dommages-intérêts était la valeur marchande des marchandises au lieu et au moment elles auraient être livrées, moins ce que la demanderesse aurait eu à payer pour les obtenir.
Dans Czarnikow (C.) Ltd. v. Koufos, [1969] 1 A.C. 350 (H.L.), une cargaison avait été livrée, mais en retard. Le navire, en violation de la charte-partie, avait dévié de sa route et, de ce fait, était arrivé à sa destination finale le 2 décembre au lieu de la date d'arrivée prévue, le 22 novembre. Le prix comptant du sucre avait chuté durant les mois d'octobre et de novembre, atteignant son point le plus bas en décem- bre. La Chambre des lords a jugé qu'il y avait eu vio lation du contrat du navire et que les affréteurs avaient le droit de recouvrer à titre de dommages- intérêts la différence entre le prix du sucre au moment il aurait être livré et son prix au moment il avait été effectivement livré.
Dans l'affaire Amstar Corporation v. MN Alexan- dros T, précitée, une cargaison de sucre avait été livrée à temps, mais dans un état avarié. Les dom- mages-intérêts ont été évalués en prenant pour base la juste valeur marchande du sucre en état sain, c'est-à- dire le prix comptant à destination moins la juste valeur marchande du sucre en état avarié. La deman- deresse a aussi été dédommagée des dépenses supplé- mentaires qui avaient été engagées pour décharger la cargaison avariée.
Ces arrêts étayent le principe selon lequel la perte doit être calculée à la date la cargaison aurait arriver, qu'elle ait été perdue ou livrée en retard ou
non; et, quand la cargaison est livrée dans un état avarié, à la date de livraison effective.
En outre, une fois qu'il a été établi qu'une perte est survenue, des circonstances propres à la partie demanderesse, non communiquées à la partie défen- deresse, sont exclues lorsque l'on évalue le montant des dommages-intérêts: The «Arpad» (1934), 49 Ll. L. Rep. 313 (C.A.). C'est ce principe que l'on a suivi dans l'affaire Rodocanachi, précitée. Les proprié- taires des marchandises avaient vendu à l'avance la cargaison à un prix en-deça du prix du marché à l'ar- rivée au point de déchargement. Dans ses motifs, lord Esher, M.R. a déclaré ce qui suit, à la page 103:
[renoucnox] La règle générale est de nos jours la suivante: il ne faut prendre en compte aucune vente ou aucun achat inter- médiaire des marchandises, et considérer plutôt cette vente ou cet achat comme un fait accidentel n'ayant pas d'incidence sur le contrat original. M. Bigham soutient que c'est le prix du marché qu'il faut utiliser si le demandeur a vendu les marchan- dises à un prix plus élevé, mais que, s'il a vendu les marchan- dises à un prix inférieur, il ne peut alors recouvrer plus que le prix contractuel. Il s'agirait d'une règle inégale. La façon d'estimer la valeur des marchandises est d'utiliser le prix du marché, indépendamment de toute circonstance propre au demandeur. Cela indique la valeur des marchandises, et non les dommages-intérêts. Il faut ensuite évaluer ces derniers. Le demandeur obtiendrait les marchandises d'une certaine valeur, mais, pour cela, il aurait à payer le frais de transport dus, pour lesquel il existe un droit de rétention sur les marchandises. Les dommages-intérêts ne seraient donc pas le prix auquel le demandeur avait convenu par contrat de vendre les marchandi- ses, moins les frais de transport dus, mais le prix du marché moins les frais de transport dus. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'affaire Obestain Inc. v. National Mineral Development Corporation Ltd. (The Sanix Ace), [1987] 1 Lloyd's Rep. 465 (Q.B.), les affréteurs transportaient une cargaison de 7 558 tonnes de pas- tilles combustibles. Celles-ci étaient fort sensibles à l'eau et, si elles étaient mouillées, elles se réoxyde- raient et engendreraient de la chaleur, ce qui pouvait déclencher une combustion spontanée. Les affréteurs avaient vendu la cargaison à onze utilisateurs ultimes. Aux termes des contrats, le droit de propriété n'était pas cédé, mais le risque inhérent aux marchandises vendues était transféré au chargement. Le contenu de deux cales s'était avarié parce que de l'eau s'y était inflitrée par des panneaux d'écoutille corrodés. En fin de compte, seules 2 000 tonnes étaient récupé- rables. Les armateurs soutenaient que les affréteurs n'avaient le droit de recouvrer que des dommages-
intérêts symboliques parce que, ayant pu obtenir des utilisateurs ultimes le prix des marchandises, ils n'avaient subi aucune perte recouvrable. La Cour a statué que le fait que les utilisateurs ultimes aient payé le demandeur n'empêchait pas ce dernier d'ob- tenir des dommages-intérêts complets, basés sur la valeur saine des marchandises à destination. Si le demandeur avait libéré les utilisateurs ultimes de leurs contrats et décidé plutôt de faire affaire directe- ment avec l'assureur de la cargaison, les transpor- teurs n'auraient pas pu se plaindre.
Les avocats de la demanderesse ont fait valoir que le fait que l'on a finalement pu raffiner le sucre ava- rié n'a aucun rapport avec la question du montant des dommages-intérêts. Je suis d'accord. Voici ce que dit lord Wrenbury dans l'affaire Jamal v. Moolla Dawood, Sons & Co., [1916] 1 A.C. 175 (P.C.), à la page 180:
[TRADUCTION] La perte subie par le vendeur, à la date de la vio lation, était la différence entre le prix contractuel et le prix du marché à cette date. Lorsque l'acheteur a commis cette viola tion, le vendeur avait toujours droit aux actions, et il est devenu admissible à des dommages-intérêts comme la loi l'autorise. Il a gardé pendant un certain temps le premier de ces deux biens, c'est-à-dire les actions, et les a vendus par la suite lorsque le marché était à la hausse. Il en a tiré un bénéfice, mais ce fait n'a pas eu d'incidence sur la perte subie à la date de la viola tion.
Je suis convaincu que la V.M.S.D. [valeur marchande saine à destination] est le critère qu'il convient d'ap- pliquer. La question qui se pose maintenant consiste donc à savoir quelle était la juste valeur marchande de la cargaison avariée?
encore, les parties ne s'entendent pas. Les avo- cats des défendeurs ont soutenu qu'il était facile de déterminer la valeur du sucre au moyen d'une échelle mobile. À cet égard, ils ont produit une preuve d'ex- pert sous la forme d'un affidavit et d'un témoignage de M. Calder. Voici ce que dit ce dernier à la page 3 de son affidavit:
[rttneucriox] La polarisation du sucre avarié ayant été évaluée à 92,5 degrés, un règlement juste et raisonnable, reposant sur le contrat modifié, aurait pour base l'échelle susmentionnée, c'est-à-dire 1,5 % (du prix contractuel de base, pour 96 degrés, de 246,298833 $ la tonne métrique) pour le degré situé entre 96 degrés et 95 degrés, un pourcentage supplémentaire de 4 % pour les deux degrés situés entre 95 degrés et 93 degrés et un escompte supplémentaire pour les demi-degrés situés entre 93 degrés et 92,5 degrés (0,5 % des 2 % prévus par degré pour les
degrés situés entre 95 degrés et 93 degrés jusqu'à un pourcen- tage possible de 0,5 de 5 % ce qui, à ce niveau, est l'échelle qu'appliquent les raffineurs américains). Je crois donc que l'escompte admissible maximal devrait être l'équivalent de 35 895,15 $ CAN, conformément au calcul ci-joint.
En arrivant à cette conclusion, M. Calder a reconnu qu'il avait résumé la formule type employée aux États-Unis pour l'achat de sucre. Cette formule n'a pas été intégrée au contrat relatif à l'achat de la cargaison de sucre dont il est question en l'espèce. En fait, la formule à utiliser, reproduite plus tôt dans les présents motifs, était bien précise et, en contre-inter- rogatoire, M. Calder a reconnu que la formule préci- sée dans le contrat empêchait d'appliquer toute for- mule au sucre dont la polarité était inférieure à 93°.
Ainsi qu'il a été dit plus tôt dans les présents motifs, on s'est efforcé de trouver un acheteur pour le sucre avarié. L'unique débouché que l'on a trouvé était celui de la nourriture pour animaux. Les parties sont d'accord que la valeur du sucre utilisé comme nourriture pour animaux aurait été de 43,93 $ la tonne métrique. La demanderesse suggère maintenant que l'on calcule comme suit la valeur de la cargaison avariée:
Valeur marchande saine moins valeur marchande avariée:
a) Valeur saine:
225 $/tm 96°) x 1 214,04 tm 273 159,00 $
plus
1,7° polarité x 0,014 (prime)
x 225 $ x 1 214,04 tm = 6 501,18 $
279 660,18 $
moins
b) Valeur avariée:
43,93 $/tm x 1 214,04 tm = 53 332,78 $
226 327,40 $
Je ne suis pas convaincu que Redpath a droit à des dommages-intérêts de 226 327,40 $. Ainsi qu'il a été indiqué plus tôt, la règle de la V.M.S.D. moins la V.M.A.D. [valeur marchande avariée à destination] est sujette à des exceptions, et l'une d'elles est l'obli- gation qu'impose la loi aux demandeurs lésés de minimiser leurs dommages-intérêts. Comme l'a noté la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Red Deer College c. Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324, à la page 330:
Dans une affaire d'inexécution contractuelle, la règle fonda- mentale qu'un demandeur lésé a le droit d'être mis dans une
position aussi favorable que s'il y avait eu exécution régulière de la part du défendeur, est sujette à la réserve que le défendeur ne peut être appelé à défrayer toute perte évitable qui résulte- rait en une augmentation du quantum des dommages-intérêts payables au demandeur. C'est dans ce sens que doit être inter- prétée l'expression «obligation» de minimiser dont fait état la jurisprudence.
Dans la présente espèce, le sucre avarié n'a pas été vendu au prix de 43,93 $ la tonne métrique à un pro- ducteur d'aliments pour animaux. L'assureur a pu négocier avec Redpath une entente par laquelle celle- ci a acheté le sucre à 50 % de sa valeur marchande saine. Je suis persuadé qu'en agissant ainsi, la demanderesse minimisait les pertes potentielles, ce qu'elle se trouve dans l'obligation de faire. On ne peut donc demander maintenant aux défendeurs de payer des pertes qui étaient évitables et qui, en réa- lité, n'ont pas été subies. En conséquence, la valeur de la cargaison avariée doit être calculée comme suit:
50 % de la valeur facturée convenue entre l'assureur et Red- path:
valeur facturée (pièce P-1, par. 9)
304 927,24 $ x 50 % = 152,463,00 $
De plus, la demanderesse a droit à la somme de 25 990,89 $, qui représente les dépenses supplémen- taires qu'elle a engager pour décharger la cargai- son avariée.
La demanderesse a aussi réclamé des dépenses accrues pour l'incorporation du sucre avarié dans le système de raffinage. Je ne dispose d'aucune preuve précise indiquant que cette opération a occasionné des dépenses supplémentaires et, pour ce motif, aucune somme ne sera accordée. Au début du procès, les avocats de la demanderesse ont demandé de modifier la déclaration pour pouvoir obtenir des inté- rêts; des intérêts composés sont adjugés au taux de 9 % par année, depuis la date de la perte jusqu'à la date de paiement du présent jugement. La demande- resse a droit à ses dépens.
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